vendredi 2 décembre 2016

UNE ÉTRANGE NUIT


Bonjour à tous !

Je reviens ici sur cette nuit de lundi à mardi.

Je vous ai dit un peu plus haut comment, ces derniers jours, mon vénérable père, affaibli par un gros rhume, se retirait dans sa tanière d'Agorreta.
Cet homme a toujours la même attitude face à la maladie.
Il ne déclare son malaise et ses douleurs que quand ils deviennent impossible à ignorer.
Je lui ai vu un pouce jaune violacé, enflé au point d'éclater, sur une épine fichée près de l'ongle qu'on aurait très facilement pu extraire bien avant.
Il a supporté des séances de kinésithérapie pendant des mois, sur une cheville rongée par la tuberculose. Se plaignant seulement  que ça ne lui faisait pas "tant de bien que ça "... Tu m'étonnes !
Il s'est couché un soir après la traite des vaches, laissant juste les bidons par terre, au lieu de les suspendre à leur emplacement. Oh, il n'était pas si mal, non... Son cœur était juste sur le point  d'exploser...

Voici le genre de l'homme.
Dernièrement, je vous ai raconté qu'il a eu l'occasion de voir sa dernière heure arrivée plus d'une fois.
Autant il ne se plaint pas facilement, autant il s'alarme vite.
Il est persuadé à chaque alerte d'être atteint d'un cancer quelconque. Je crois bien qu'il les a tous eus, à un moment ou un autre de ces quarante dernières années !
Le fatalisme le gagne vite, comme la marée montante investit la plage plane.

- Oh, dit-il, je sais bien, va... en haussant les sourcils et les épaules d'un mouvement résigné, mais toujours dirigé vers le haut. Un élan spirituel, en quelque sorte.

Ce premier cap de désespérance passé, il se montre par contre vaillant combattant, et adhère avec enthousiasme à toutes les mesures propres à le sortir de ce si mauvais pas.
Mon père est un malade actif, et plein de bonne volonté.

La nuit de lundi à mardi faisait suite à une série de plusieurs nuits tracassées, entre douleurs et angoisses.
Une sale toux l'empêchait de respirer à son aise. Il ne faisait pas le plein d'air.
Sans être membre active du corps médical, j'ai quand même la prétention depuis ces trente-cinq dernières années, d'avoir acquis quelques bases et connaissances non négligeables.
Je sais qu'il convient avec les gens de grand âge de ne pas s'affoler outre-mesure, d'entretenir une atmosphère calme et sereine, et de soulager les maux sans se montrer plus interventionniste qu'il ne le faut.
Un peu comme avec les bêtes, tiens !

J'ai appliqué, cette fois encore.
Cure intensive de lait chaud parfumé au miel d'acacia,  repos, compagnie rapprochée et lutte intensive contre les pensées négatives.
Des plages de sommeil brèves, en position presque assise, entrecoupées de conversations et bavardages autour d'un breuvage fumant gentiment.
Lui assis sur le lit, moi installée sur la chaise percée, ma foi tout à fait confortable, nous avons devisé, aimablement, de choses et d'autres.
La "voix" du système de télésurveillance sollicité inopinément par un réflexe d'appel, quand j'étais pourtant à portée de voix moi-même, nous faisait un contrepoint amusant, venu du monde extérieur.
Mon père s'étonnait de cette intervention étrange dans le silence de la ferme. Il pensait presque que c'était Saint-Pierre qui le hélait, depuis les portes du paradis !

Mardi, au mitant de nuit, autour des trois heures du matin, mon père manifesta une douleur inhabituelle, dans le ventre.
Il me montrait un point quelque part vers le foie, se tenant les côtés en grimaçant.
Sa respiration se fit oppressée, il ne trouvait plus son souffle.
Je tentai d'apaiser son angoisse, le fit s'asseoir, l'aidait à se lever.
Il chancelait, manqua tomber, et se pliait en deux comme sous le coup d'une lame de poignard planté dans le ventre.
Je sentais que quelque chose clochait. Je ne supportai pas l'idée de le laisser ainsi s'étouffer et souffrir.
Je pensai la dernière heure de mon pauvre père arrivée. Il le pensait aussi.
J'ai accompagné l'agonie de ma mère. J'ai trouvé le moment bien pénible, évidemment.
Dans l'idée de soulager au mieux cette souffrance insupportable, j'appelai à l'aide.

Très vite, une ambulance arriva dans la cour de la ferme.
Un infirmier jeune et doux prit les premières mesures. Une ou autre constante un peu vitale semblait poser problème. Il fallait attendre, avant de transporter mon père à la polyclinique.
Le moment était critique.
La douleur semblait avoir reflué. Nous étions dans la chambrette paisible, plutôt calmes. Nous parlions bas.
J'étais reconnaissante de ce répit accordé. Rassurée de voir mon père se détendre, moins douloureux et respirant mieux.
Je me disais que le moment était sans doute venu pour mon père de mourir. Que cela se passait plutôt bien. J'étais dans un état étrange, détachée et pourtant pleinement consciente de cette réalité là.
Je ne sais plus quel taux dans le sang bascula à un moment dans le bon sens.
On pouvait maintenant transporter mon père.
Les deux hommes le placèrent sur la civière étroite roulée près de son lit.
Son bras droit pendait en dehors.
Voulant le lui glisser sous la couverture,  je tendis ma main vers lui.

Et là, mon père, ne comprenant pas le sens de mon geste, mais sentant la solennité du moment, me tendit la main à son tour, pour me la serrer en adieu !

 - Adio ! me dit-il très urbainement, comme on quitte un ami à la fin d'une conversation banale.

Ma foi, c'était sobre. Pas de crises de larmes, d'étreintes désespérées. Non, non, non...

Adio, sur une poignée de mains !

Je ne pus retenir un sourire, et lui fit remarquer que cet "adio", il me l'avait dit plusieurs fois, déjà...

Nous installâmes mon père dans l'ambulance.
J'allais suivre après.
Je devais soigner les bêtes.
Imaginez, vous pensez votre père mourant, mais bon, il faut donner à manger aux vaches, faire téter la velle...
C'est ainsi, par chez nous !

Je m'acquittais de mes tâches méthodiquement, m'étonnant à peine de me sentir si froide.
Je ne suis tout de même pas complètement insensible, me disais-je. Je devrais être émue, au moins, bouleversée, même. 
Mon père est vieux, certes. Depuis ces dernières années, nous avons eu plusieurs alertes très sérieuses. Nous nous sommes préparés plusieurs fois pour sa mort annoncée. Tout de même !
De son temps, ma mère déjà m'avait fait nettoyer la parure mortuaire plusieurs fois. Au point que je lui prédisais que nous allions l'user avant d'avoir à l'utiliser...
Vaquer ainsi, comme si de rien n'était, à un moment aussi particulier me semblait anormal.
Pourtant, je faisais comme je le sentais. Je suis construite de cette façon. Je suis telle que l'on m'a faite, aussi.

Au tout petit matin, à la polyclinique, je retrouvais mon père couché dans un lit, plus du tout souffrant, et se demandant pourquoi il était là.
Les ambulanciers s'étaient arrêtés chez le cousinou, dans la nuit.
Il n'y a pas trop de numéro de rue et d'indication précise pour arriver à Agorreta.
La famille était alertée, et sans doute persuadée elle aussi de la fin prochaine du patriarche d'Agorreta.
Je fis le tour informatif avec les éléments dont je disposais, et la perplexité attenante.

Pour le soir, je ramenai mon père à la ferme.
La douleur vive qui l'avait suffoqué prenait racine dans deux ou trois jolis calculs biliaires.
Comme s'il avait besoin de ça, en plus du reste, le pauvre homme !
Ce n'était donc pas encore pour cette fois-ci...
Décidément, mon père et la mort s'amusent et se taquinent.
De tragédie, cette mort, plutôt bonne fille, finalement, se fait farce.

Pour nous, nous apprenons à nos dépens la sagesse d'une fatalité imposée.
Ce n'est pas toujours très confortable à vivre, ni facile à suivre. 
Il faut se laisser porter, sans résistance ni révolte. Un coup à prendre !

De son séjour à la polyclinique, mon père a fait une petite aventure.
Il nous raconte comment des pompiers lui ont demandé de rester sur le bateau.
Comment il a cherché le couteau de ceux qui voulaient le tuer pour le cacher.
Pourquoi il faut vite ferrer la vache, et comment les foins sont coupés trop haut.

Mon père revenu des portes dernières a sublimé sa peur en en faisant des contes imaginés, et pourtant ancrés dans son histoire.
Il a dépassé les limites du temps et de l'espace, s'est presque décroché de ses ancrages.

Petit à petit, il est revenu, à lui et à nous.
De son séjour dans le presque au-delà, il a ramené un sourire encore plus apaisé, entre deux regards mauvais parfois, aussi.
Il a retrouvé un sommeil de bébé, et en a gardé quelques gestes, dans cette façon d'attraper le bord du drap, du bout des doigts, en le triturant doucement.

Il a retrouvé les deux rives de nos vies rassemblées.
Là, il prend le bon soleil, entre ses deux chiens à caresser.

Une alerte de plus, et, encore une fois, un pied-de-nez comme après une bonne farce !




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire