vendredi 12 décembre 2014

Si vous en voulez, en voilà !



Bonjour à tous !

En ce vendredi, il fait beau. Ma pause sera courte. Et pourtant...

Je suis comme la plupart d'entre vous, j'aime parler de moi, j'aime qu'on m'écoute, qu'on s'intéresse...   Et, comme la plupart d'entre vous, je n'ai rien de bien particulier pour mériter cette attention et cet intérêt ! Alors, que faire ?

Et bien, moi, je raconte des histoires. Des histoires de toutes sortes. Des histoires sur moi, mais pas seulement. Je peux très bien vous raconter une histoire sur vous qui passez, la feuille sèche qui tourne et boule sur le chemin caillouteux menant à la ferme. Une histoire sur Madonna et sur la vache qui est chez moi. Des histoires, quoi.

Curieusement, on me croit mieux quand je raconte des histoires inventées. Peut-être parce-que la réalité est plus ordinaire. Mon quotidien est des plus simples. Ma vie des plus moroses. C'est de là que vient sûrement mon imaginaire débordant. C'est par nécessité que j'agrémente la réalité. 

Aussi, ne cherchez pas de vérités pures, dures et vraies dans ce que j'écris. Je vous l'ai dit, ce sont des histoires. Mes histoires. Il y a de moi, du moi de la vraie vie, du moi comme je me voudrais, et des autres, tels qu'ils sont...ou pourraient être.

Comme c'est pratique n'est-ce pas ? Je raconte, je me livre, ça me fait du bien. Ces épanchements me dégorgent l'âme et me laissent les humeurs légères et le tempérament clair. Mais, comme je ne garantis aucunement la véracité de ce que je dis, je peux tout aussi bien me protéger derrière ces fictions comme on se cache derrière un masque. Je parle, mais à l'abri, sans me mettre trop en danger.

Vous savez, ces tragédies grecques où les passions les plus vives mises en scène exultaient dans le sang et les cris, c'était bénéfique, aussi. De vivre si intensément par réalité décalée aidait sûrement à mieux canaliser des émotions légitimes mais parfois destructrices dans la vie réelle.

Enfin bon, je ne suis pas meilleure psychanalyste que photographe ou informaticienne. Alors je laisse là ces réflexions nébuleuses et stériles pour en revenir... à moi !

Il y a une demi-douzaine d'années, un hiatus dans mon parcours professionnel me laissa désemparée. J'étais assez mal.

Pour alléger ce malaise, je décidai d'entreprendre un récit. Ce récit, je vais vous le livrer. Oh, ne vous attendez à rien d'extraordinaire. Je l'ai déjà donné à lire à un ou autre. Et, pour certains, ils en ont abandonné la lecture assez vite, tellement ça devait les passionner...

Tranquillisez-vous. D'abord, vous pouvez toujours faire l'impasse et attendre de voir si la chronique suivante vous distrait mieux. Je ne le saurai même pas ! Voyez, en plus de pouvoir me cacher derrière le masque de l'écran d'ordinateur et de mes histoires, je peux en plus m'éviter la cinglante déception d'un jugement défavorable. Que du bonheur, ce Veb...

Alors, voici ma prose. Si vous avez deux trois soirées mortelles à combler, elle peut faire votre affaire. Et si vous avez mieux à vous mettre sous la dent, j'en suis contente pour vous. Retrouvons-nous donc plus tard.

Je vous livre le colis, et vais de mon côté promener ma mini-meute :




Ils attendent à mes pieds. L'après-midi est douce et nous allons la savourer par les chemins creux et encore boueux des dernières pluies.


Pour vous, voici le pavé en question :







LA    PAUSE





J’en suis à ma troisième semaine de chômeuse avérée, après près de trente années d’une carrière de travailleuse acharnée.
Le premier saisissement passé, je vais me tourner vers les opportunités de ma nouvelle condition. Beaucoup de retours en arrière, pour le moment, inévitables sans doute et peut-être même bénéfiques. Jusqu’ici toujours, j’en retire plus d’amertume et de rancune que de joie et de sérénité. Il faudra du temps pour envisager l’avenir sans se retourner et sans regretter la perte du passé.  
Je n’ai jamais été d’un naturel triste ou geignard. J’ai plutôt eu la fâcheuse tournure de chercher à « voir la vie en rose »,  quitte à forcer un peu le sentiment. J’ai toujours trouvé les choses amicales au moins, quand je n’avais pas carrément l’impression d’être chanceuse.
Je me plains très rarement. Pas pour ne pas faillir à ma réputation de pugnacité et d’optimisme. Parce-que je ne me sens pas de raisons de me plaindre, tout bêtement.
Ma situation présente est loin d’être enviable, sans doute. Mais bon, je ne me vois pas  non plus si mal lotie.
Je ne suis pourtant pas tout à fait imperméable au regard des autres. Et ce regard là me dit bien que je fais plus pitié qu’envie. Bien. Je le note, sans pouvoir trop m’en féliciter.
Pour me remonter le moral, puisque je suis censée avoir besoin de me le faire remonter, ce moral, on me présente cette triste situation comme passagère. Les plus toniques y voient même l’occasion rêvée d’un changement de cap salutaire.
Bien, bien, bien.
Surtout, surtout, il faut vite faire quelque chose, ne pas se laisser engluer. Il y a danger, chaque jour passé est une défaite. Il faut lutter pied à pied pour remonter dans le bateau des gens actifs, acteurs estimés d’une société en marche accélérée.
D’accord, d’accord, je comprends.
Et je vois bien la part de vrai dans ce discours là.
Mais, moi, là, maintenant, j’ai besoin d’une pause.
Et, même si je m’en sens un peu coupable, je vais me la faire, cette pause, justement.












Je ne suis pas devenue fainéante, profiteuse, assistée larvaire, du jour au lendemain.
J’ai été écartée.
Je pensais tenir honorablement  mon rôle, et on est venu me dire que la partition avait changé. Je jouais avec conviction et envie, mais je jouais seule, sans m’en rendre compte, et on m’a coupé le micro.
Que faire d’autre que se lever, ranger son instrument, s’il vous est laissé, et quitter l’orchestre ?  Ca m’a paru l’attitude la plus naturelle. J’ai fait ce qui m’a semblé bien. Et, quoi qu’il se  passe ensuite, du moins jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas pu me convaincre que j’aurais mieux fait de m’assoir trois rangées derrière pour jouer autrement, moins fort, moins moi.
Je n’écarte pas l’idée que les semaines à venir me feront regretter cette belle dignité préservée. Je dis juste, à aujourd’hui, je me soutiens sans réserve. Et pour demain, s’il n’en reste qu’un pour le faire, il faudra bien que je sois celui-là.
J’ai envie de me refaire une autre vie, tranquillement. Jusque là, les choses m’ont toujours bousculée, poussée au train. Comme toutes les femmes de ma génération, entre famille et travail, je me perdais, je m’oubliais.
Je me justifiais de ce que je faisais pour les autres.
Et bien, maintenant, je vais faire moins, beaucoup moins.
Et je vais faire pour les autres, oui, mais aussi pour moi. Sans en être à d’abord pour moi, encore, mais bon, en chemin quand-même…
On avance, on se tient droit, on essaie de temps en temps de repérer un chant d’oiseau dans le tumulte d’une rue de grande ville, on donne un peu du coude quand ça bouscule en trop grande presse.
Et puis, au détour d’une impasse, on prend la tangente, on pousse un portail vermoulu, et on s’assoit dans l’herbe maigre d’un jardin oublié.
Le soleil caresse amicalement le dos de la main, une fourmi affairée court dans l’herbe. Le bruit de la ville s’assourdit. Un peu de paix descend sur terre.
On n’est pas trop mal, et même, on est, presque, carrément, bien.
En pause.












Ma culture de base fût des plus classiques.
J’ai vu le jour, il y a presque un demi-siècle déjà, dans une honnête famille paysanne du beau Pays Basque. Je me suis épanouie entre bêtes dans les champs. Peu de contact avec la gente humaine au demeurant.
Nous vivions assez isolés, et à mon entrée dans la vie sociale, à l’école maternelle, je ne comprenais pas un traître mot de la langue française. Il m’a fallu quelques temps pour nouer de maigres relations amicales avec mes camarades de classe.
Rien de bien marquant puisque je serais bien incapable de citer ne seraient-ce que trois noms d’élèves de ma classe. A peine si quelques silhouettes me sont restées, floues et muettes toujours.
J’ai traversé une scolarité sans histoire, sans trop de mal ni grand mérite.
J’aimais bien apprendre, j’ai toujours aimé ça, mais j’oubliais aussi vite ou presque. Des résultats suffisants pour nourrir un orgueil bien emplumé depuis le départ.
Pas assez brillants pour me laisser croire que j’irai bien loin. De la facilité, pas grand talent. Ma croix à porter en ce bas monde. Avoir l’idée de ce que peut-être la réussite, l’approcher suffisamment pour en percevoir l’éclat.
Et puis reculer pour ne pas risquer de connaître ses  limites et les trouver bien étroites.
Plusieurs me l’ont dit, et j’ai la faiblesse de le croire, sans ironie, « Tu aurais pu faire quelque chose, toi ». Oui, peut-être, je ne sais pas, mais de toute façon, je ne l’ai pas fait, ce « quelque chose » que d’ailleurs je détermine mal.
C’est vrai, ça, c’est quoi « quelque chose », quand on parle de faire une vie. Une belle carrière professionnelle ? Et vous mesurez ça à quoi, vous, au juste ? Au salaire ? A votre contribution positive à la marche universelle des choses ? Tiens, dites-moi donc combien il y en a qui peuvent prétendre avoir réellement fait avancer les choses. Et quelles choses ? Et vers quoi…
Tout ça me dépasse un peu. Encore une question de limites d’entendement sûrement. Je suis quelqu’un de plutôt pratique. Les théories, je saisis difficilement. Et puis, y réfléchir m’amuse très moyennement. Alors, je laisse ça à d’autres, et je me contente de collecter l’information à titre général, sans rien en tirer pour mon particulier.
Et puis, à ne surtout pas négliger, mon petit égo y trouve bien son compte, lui ! Je n’ai rien fait de remarquable, d’accord, je reconnais bien volontiers. Bien obligée.
Mais bon, si, par cas, j’avais « voulu », faire quelque chose, si j’en avais eu l’ambition, l’envie, le goût, et bien, j’aurais sûrement pu !
Du moins, c’est ce que je me dis. Je n’ai pas réussi, pas parce-que je n’aurais pas eu la capacité de le faire, non, du tout, mais bien parce-que mon naturel ne me porte pas à ce genre de défi, voilà tout. Avec tout ça, je me suis déjà fatiguée à tourner en rond avec ces histoires de pouvoir, vouloir, et encore, on n’en est pas à devoir.
Brisons là et avançons. Où j’en étais, donc ?
J’en étais à dire que je n’ai jamais rien fait de remarquable. Je me suis toujours tenue dans l’honnête moyenne des gens ordinaires. Ordinairement contente de moi. En bonne intelligence avec le monde autour et surtout moi en dedans. Satisfaite de n’être que moi, mais moi quand même et pas plus mal qu’une autre.
Ca me suffisait, comme sans vouloir prétendre être une grande sociologue, j’imagine que ça suffit à une belle majorité. Bien.
Les choses semblaient parties pour continuer sur la même lancée pendant un bout de temps encore. Et cette étendue morne et grise devant moi ne me désespérait nullement. Au contraire elle me rassurait. J’y trouvais grande aise et confort assuré.
A ce printemps encore, j’étais on ne peut plus « insérée » dans la vie active. Sans m’en rendre même trop compte, j’y étais presque noyée. Chaque journée était une petite course contre la montre. Lever aux aurores, coucher jamais assez tôt pour une fatigue chronique qui ne disait pas son nom.
A tel point qu’il a fallu que j’arrête de me démener pour m’apercevoir que j’étais pratiquement sur les rotules. Prise dans mon quotidien ordinaire, je ne me sentais jamais submergée. Je vaquais vaillamment et en grande efficacité. Ca me tenait droite et contente. La satisfaction de mener à peu près bien, enfin, pour ce que j’en pensais, le train.
Aujourd’hui, je ne suis plus rien. Je n’existe au jour que par une inscription encore perçue comme honteuse aux Assedics. Jusque-là, le mot seul suffisait à me faire pincer les lèvres. Une zone inconnue et si possible à ne jamais connaître.
C’était bon pour les autres, pour d’autres du moins auxquels je n’avais ni l’envie ni trop l’occasion de me mêler. Une classe intermédiaire entre les gens « biens », ceux qui travaillent, et les autres, les marginaux, limite délinquants.
La considération de ce qu’on est par le ce qu’on fait. Très classique, très répandu au moins. Ceux qui avancent contre ceux qui regardent passer. Et les premiers paniqués à l’idée de se retrouver débarqués.
Moi, je ne vivais pas du tout dans cette panique.












Je m’occupais depuis vingt ans et plus de la petite ferme familiale, quelques vaches boiteuses et trois lopins de terre broussailleux. J’aimais ce que je faisais, je travaillais dans la joie. Jamais dans la réussite.
Tout ce que je parvenais à faire, c’était ne pas perdre trop d’argent dessus. Mais tous les matins, je faisais le tour de mon maigre et triste cheptel avec le sentiment gratifiant de mériter la confiance de mes bêtes. J’en retirais une jolie satisfaction, toute simple et saine. Sans compter la perpétuation d’une tradition familiale ancrée sur plusieurs générations, l’idée de continuer ce que mes parents et grands-parents avant moi avaient fait toute leur vie.
A côté de ça, et parce-que de toute façon je n’aurais pas pu en vivre, je travaillais pour un groupe coopératif, toujours dans le milieu agricole, où j’étais salariée depuis plus de vingt ans là aussi.  Un petit parcours sans histoire, gentillet, de la conscience et toujours un bel enthousiasme à bien faire ce que j’avais à faire.
Des collègues plutôt sympathiques dans l’ensemble, une activité variée et plaisante. Je vendais dans un magasin de jardinage de moins en moins agricole. J’œuvrais avec bonheur entre les fleurs et les sacs de maïs. Je tâchais de satisfaire des clients sans y perdre patience, et j’y arrivais, je crois.
Je croyais.
En plus de ces deux activités menées en parallèle, j’avais depuis plusieurs années en  charge une mère invalidée par une série d’attaques cérébrales. La maladie et sa souffrance, la vieillesse et ses misères, le handicap et son aliénation.
Là encore, je m’acquittais, sans me demander si j’aurais pu  faire autrement. Un devoir à accomplir, une destinée filiale à vivre dans la fatalité. Des heures à trouver dans des journées déjà bien resserrées.
Au milieu de tout ça, j’avançais tranquillement, exonérée de doutes et assurée de mériter ma place à la maison, à l’étable, et au magasin. Je faisais ce qui était à faire. Je le faisais de mon mieux. Et je pensais simplement que ça suffisait à satisfaire les autres, comme ça me satisfaisait moi-même.
Par un clair matin de printemps,  je me suis fait démontrer que je n’y arrivais pas.
Une prise de conscience brutale et une décision spontanée de laisser tomber, dans l’heure. Je me suis repassée la scène depuis.
Sur le moment, les choses m’ont prise par telle surprise que je n’ai pas pu en retirer grand-chose. Le saisissement, l’impression de n’avoir rien vu venir.
En même temps, fugitivement en trouée entre deux crises d’angoisse, l’idée aussi d’un avenir nouveau, la curiosité de ce qui peut arriver.
Mon ordinaire volait en éclat, j’étais prête pour autre chose, et je voulais prendre le pari que cet autre chose pouvait me plaire.
Un sacré méli-mélo de choses contradictoires, entre abattement, dégoût, rancune et aussi l’envie de saisir une opportunité aussi « impromptument »  présentée.
C’est arrivé très vite, mais très sûr. Après ne pourrait plus rien avoir à voir avec avant.
Un moment charnière. Un moment intense. De belle élégance.
Le moment où pour la première fois, la petite image oubliée est remontée à mon esprit toute brouillée, revenue de très loin depuis les années passées.
      











C’est arrivé par un beau vendredi du mois de mai dernier. Rien de particulier ne me signalait une journée particulière. Mes petits quotidiens à la ferme et à la maison assurés, nous avions avec mon bel amour pris le chemin du travail.
Parce-que je n’avais rien trouvé de mieux depuis le temps que de traverser le département pour aller gagner ma vie.
Cent-cinquante kilomètres et près de deux heures de trajet tous les jours. Je n’avais ni haute situation ni salaire à l’avenant. Les frais de route, et Dieu sait si ces derniers temps ils commençaient à se faire sentir avec la flambée du prix des carburants, me laissaient à peine un smic.
J’ai toujours mené un train de vie modeste, pour ne pas dire spartiate.
Avec mon petit salaire d’employée de base, je couvrais même ce que la ferme me coûtait dès qu’il y avait un imprévu.
Mes comptes agricoles étaient au plus juste. Si tout tournait rond, vêlages réguliers, vaches à peu près en forme sans ration alimentaire de luxe, cultures honnêtes compte-tenu de moyens mis en œuvre au minima, je bouclais à peu près mon petit budget.
L’effroi me prenait à chaque début de saison culturale.
Qui dit travaux dans les champs, dit matériel agricole. Et, automatiquement, qui dit matériel agricole, dit panne mécanique.
Et là, là, c’est tout de suite à coups de centaines, voire très vite, de milliers d’euros. Evidemment, mon « parc » de matériel agricole était à l’avenant du reste. C’est-à-dire, quasiment en ruine.
Il suffisait de jeter un œil dans le hangar, même un œil totalement novice et non averti, pour comprendre que de là-dessous ne sortirait rien de bon.  A part un amateur de brocante ou un artiste féru de soudure sur grosses pièces, personne ne pouvait regarder cette ferraille amassée avec la moindre considération.
Tout y était, pourtant, de l’ensileuse à la presse, de la charrue trois socs à l’épandeur d’engrais. Mais dans le désordre le plus déconcertant.
Pas une machine d’origine ni même complète. On retrouvait partout l’ingéniosité mécanique de la famille. Je pense que chacun de mes quatre frères s’y est amusé un jour où l’autre, avec plus ou moins de bonheur.
Tout était recomposé, de bric et de broc. Des machines uniques, multicolores, improbables, dignes d’imaginaires avant-gardistes. Un morceau de l’une adapté à un fragment de l’autre, une défaillance réparée par une excroissance tumultueuse, des appareillages audacieux sur des bâtis ahuris.
Je me souviendrai longtemps de ce matin où l’un de mes frères cherchait partout le manche métallique de son cric sur roulettes. Un tube d’une soixantaine de centimètres de long, rouge,  destiné à relever le dispositif sans avoir à se baisser.
Très commode et indispensable d’après les dires du chercheur.
Les parages étant passablement encombrés, de choses hétéroclites de toutes sections et dimensions, la tâche était ardue. Mais il tournait et retournait, truffe au sol, sourcils froncés et marmonnements prononcés. Un coup de pied ici, un lancer de ferraille par là,  il faisait grand bruit pour peu de résultat.
Bonne fille et sœur attentionnée, je me proposai de l’aider. Je me fis présenter le cric invalidé, orphelin pathétique d’un accessoire fantôme.
Dans un souci louable d’efficacité, et pour me tenir un peu éloignée de récriminations un peu trop orientées sur cette « putain de ferme où tout est en bordel », je vaquai dans une zone jusque là inexplorée.
Au détour de la grande remorque à plancher de bois, aussi lourde à vide que chargée, je me heurte douloureusement contre la belle oreille presque neuve de la charrue.
Cet engin, tel qu’il était calé là, était une vraie bombe à retardement. Un seul souffle de fourmi fatiguée  aurait suffi à le faire basculer, puisque le pied de maintien était depuis longtemps tombé de son logement et gisait à terre, déjà à demi recouvert de poussière et détritus les plus indéterminés.
Le frisson de la peur rétrospective me courait encore sur l’échine, quand mes yeux aux pupilles  dilatées de frayeur glissèrent sur un appendice manifestement rajouté sur le système de retournement de la charrue.
Dans un premier temps, glissèrent sans s’arrêter, fouaillant la poussière et les détritus divers sus cités à la recherche de l’objet à trouver.
Puis, remontèrent, obéissant aux ordres subconscients de l’alerte donnée par cette vision incongrue.
Incongrue par l’association de ce rouge encore presque rutilant, avec l’éclat lisse et puissant de la longue lame incurvée. Deux images de matériaux ni rouillés, ni tordus. Une rareté. Fallait-il que je sois choquée pour avoir pu passer là-dessus !
Il ne manquait plus que la vision de la pochette avec les papiers d’identification et instructions diverses accrochée gracieusement sur l’axe, comme chez le marchand, pour me faire tomber par terre de saisissement.
Le dernier matériel entré chez moi avec son catalogue doit dater du temps des débuts de l’impression moderne…
Revenue de ma surprise, je ne mis pas longtemps à identifier le manche recherché.
L’ennui résidait dans l’épaisse boursouflure de soudure maladroite qui le liait intimement et brutalement à la charrue massive et hostile. Cette petite chose innocente n’existait plus en dehors du monstre qui se l’était approprié. Vouloir l’en détacher équivalait à une condamnation sans appel.
Je voyais bien l’utilité de cette rallonge sur le petit levier court d’origine. Pour quelqu’un d’un peu bref en taille, et il n’en manquait pas dans les environs, c’était l’accessoire idéal pour manier le retournement de la bête depuis le tracteur, en bout de rang, sans risquer le tour de reins ou l’élongation de l’épaule.
L’idée n’était pas mauvaise. Elle ne tenait pas compte de l’invalidation irrémédiable du cric-mère.
Mon frère, toujours sur sa piste, s’approchait, intrigué de mon immobilité. Arrivé sur les lieux du crime, il comprit dans la seconde, fit son deuil à peine moins vite.
Il retourna dans son coin de garage, à peine abattu et même pas récriminant.
J’entendis aussitôt  le grincement hargneux d’une meuleuse lancée à pleine puissance. Il revenait, son arme à la main, faisant suivre la rallonge électrique à petits coups de mollet alternatifs. C’était plutôt gracieux comme mouvement, sorti de son contexte pré-délictueux.  
Dans une gerbe semi-circulaire d’étincelles bleutées, je vis tomber un des pieds du cadre de la bineuse tractée. Elle eut un petit mouvement de protestation, penchée en avant, puis rétablit son équilibre sur ses trois appuis restants.
Je m’éloignai, tournant le dos à ce nouveau carnage. Il serait temps d’aviser au moment où nous en serions à vouloir biner le maïs,  quelques mois plus tard. Une éternité.
D’ici là, de l’eau aurait coulé sous les ponts, et d’autres amputations et greffes auraient supplanté celle-là.
Le plus étonnant était de voir la première mise en route de ces amas mécaniques. Plus exactement, les premières tentatives de mise en route.  Je ne me souviens pas d’avoir une seule fois vu une de ces machines fonctionner à sa sortie d’hivernage.
Ca n’empêchait que nous attendions toujours le dernier moment pour nous inquiéter de savoir si l’engin était en état. Et, bien-sûr, il ne l’était pas ! Le contraire aurait tenu du miracle…
Avec la meilleure volonté du monde, de telles constructions ne pouvaient donner que de piètres résultats.
Très régulièrement, à la saison de fauche, alors que la météo des semaines précédentes nous laissait, piaffant d’impatience, devant les bulletins télévisés, à espérer l’annonce confirmée de quelques jours ensoleillés, alors que nous aurions eu cent fois le temps de vérifier l’état des lames de coupe ou l’embrayage de l’accouplement, et bien non, chez nous, confiants en notre bonne étoile ou innocemment convaincus de la compétence de nos mécaniciens avertis, nous attendions le matin du premier jour de beau temps pour approcher du hangar à matériel, extirper à grandes manœuvres hasardeuses la machine expressément nécessitée du milieu d’autres machines inutilement parquées en première position, pour finalement nous lamenter immanquablement de telle ou telle défaillance rédhibitoire.
Et repousser à après une possible, éventuelle, mais toujours espérée réparation de fortune, le début des travaux, quitte à manquer la seule période favorable pour les faire correctement.
Ainsi allait notre train. Je dois dire qu’étant tributaire des connaissances de mes frères dans ce domaine particulier, et de leur bonne volonté à faire, je ne pouvais que déplorer en silence, puisque je n’aurais jamais eu les moyens de faire suivre les machines par un professionnel, encore moins bien-sûr de les changer pour des neuves, assurément moins aléatoires.
D’un côté, ça avait une tournure sympathique en harmonie avec le reste.
Pour purger ce chapitre mécanique, il faut bien parler du fuel, plus précisément, de son prix.
On n’en est plus au temps de la charrette à bœufs.
Dans les champs maintenant, on entend vrombir du moteur. Et, si possible, du gros moteur. Du moteur gourmand. Il suffit de regarder la taille des réservoirs de ces engins. Puissance et gloire demandent carburant en abondance et sans regarder à la dépense.
La vue d’une cuve pleine de fuel est chose rare et précieuse de nos jours.
Quand le camion citerne du distributeur local allongeait sa lance sinueuse et amoureuse, je me préparais à allonger de mon côté un joli chèque ravageur pour ma comptabilité sinistrée.
Comme je comprends ces pêcheurs et autres consommateurs de profession. Et comment faire autrement ? Une fatalité, une calamité… Parmi tant d’autres !
Dans le même esprit,  je pratiquais le « bio » économique.
De l’engrais sporadiquement, des pesticides uniquement s’il n’y avait pas moyen de faire autrement. L’aliment seulement à titre de récompense, en dehors du fourrage servi à volonté.
Mes bêtes vivaient comme moi, de peu, mais sans se plaindre. Elles gagnaient en rusticité ce qu’elles perdaient en performances. Evidemment, à la moindre anicroche, c’était le trou assuré dans un bilan équilibré au plus juste.
Un simple appel au vétérinaire, le museau conquérant du long 4x4 avancé dans la cour de la ferme, signifiait immédiatement ponction douloureuse sur mon salaire. C’est dire si je ne l’appelais qu’en dernier recours, celui-là !
Mais bon, une bête souffrante, en dehors de l’affectif, même muselé par le portefeuille mince, c’est aussi une production diminuée. Alors, dans la droite ligne de mes cultures « bio-économiques », je pratiquais l’élevage « vigilance préventive ». 
Un suivi quotidien, une observation constante, me garantissaient l’optimisation de l’état sanitaire de mon cheptel. De petites interventions paramédicales de base, d’ailleurs assez controversées, quelques audaces parfois chèrement payées, cahin-caha, je me débrouillais.
Il y a eu évidemment quelques ratés notoires. Et notoirement retenus par des indélicats décidés à ternir ma réputation…
Un agnelage par exemple me revient de triste mémoire.
C’était une belle après-midi de fin d’hiver, je pense. J’approchais de la bergerie, mon petit seau de maïs et de vieux pain tranché sous le bras.
Les moutons adorent ce mélange. Il remplace avantageusement luzerne déshydratée et autres granulés sûrement de meilleure valeur alimentaire, mais tellement coûteux ces derniers temps qu’ils mériteraient d’être placés dans des vitrines barricadées sur des étagères tendues de velours pourpre, à l’égal des bijoux de luxe, chez les distributeurs dont le premier travail du matin est de changer les étiquettes tarifaires.
Autant il y a quelques années l’affichage prix s’empoussiérait tristement au coin des rangées de palettes de sacs, autant là, ce sont les sacs qui commencent à pâlir sous les écriteaux bien souvent renouvelés.
C’est devenu un luxe de nourrir quatre poules et une chèvre à l’aliment, de nos jours ! D’ailleurs, après la folie de la vache, la fièvre jaune de la volaille grippée  et la langue bleuie du mouton,  la flambée du prix de la céréale a fini de décimer les trois-quarts des petits élevages familiaux.
Et de ruiner les petits agriculteurs dans mon genre…
Bah ! L’amour du métier me tenait tant et si bien que l’évidence financière admise ne me décourageait pas. Je n’ambitionnais pas de m’enrichir sur mon exploitation. Ca tombait bien. Je me contentais de ne pas y laisser plus que ce que mon salaire ne me le permettait. Et j’y arrivais.
Sur ce point au moins, je n’ai pas à douter. Le sentiment de bien faire son travail est chose subjective. Le jugement de mes responsables me l’a démontré, si besoin en était. Mais le solde de mon compte en banque est une petite réalité dure et ferme. On peut s’y fier sans se poser cinquante questions. J’ai toujours pu payer ce que je devais. Ca me suffisait.
Cette digression m’éloigne de mon anecdote. J’y reviens.
C’était donc une belle après-midi froide et claire, un soleil pâle dans un ciel tendu sans faux-pli.
Je marchais d’un bon pas, les chiens trottinaient autour de mes jambes. La demi-douzaine de moutons que je qualifie avantageusement de troupeau m’avait repérée depuis le bout du champ où ils broutaient mollement une cime d’herbette aride.
Ils s’avançaient, au rythme irrégulier de leurs sabots chroniquement ulcérés. Là encore, je soignais comme je le pouvais, à coup de remèdes de grand-mère, là où un bon désinfectant aurait sûrement eu bien meilleur résultat. A vingt-quatre euros la bombe, je préférais la garder intacte sur l’étagère…
Une bête manquait à l’appel. Une vieille brebis éthique, mère et grand-mère de la moitié des autres, l’ancêtre vénérable et respectée. La veille, je l’avais regardée de près. Elle était pleine, et approchait de son terme. A son âge, c’était un défi osé, mais le bélier ne l’entendait pas de cette oreille.
Je suis d’avis qu’il faut laisser faire la nature. Et intervenir le moins possible quand il s’agit de décider de ce qu’un animal peut encore donner.
Ma vieille brebis se trouvait encore amoureuse à la fin de l’été. Le mâle, peu regardant sur l’allure de ses partenaires, l’avait honorée. Elle portait le fruit de ces amours. Jusque là, elle avait chaque année agnelé sans souci, et élevé très régulièrement une paire d’agneaux sans faire d’histoire. Je la respectais comme elle le méritait.
Ne pas la voir m’alertait. J’imaginais qu’elle était en travail dans la bergerie, puisque aucun bêlement ne me signalait un nouveau venu, ou deux, comme je l’espérais.
Je hâtais le pas, impatiente de savoir où en étaient les choses. Tout éleveur connaît cette émotion. Une naissance est toujours un évènement attendu avec un peu de crainte. Le miracle de la vie est naturel mais la mort l’est aussi. Et dans ces occasions, les deux s’entrelacent très vite.
Le portail grinçant, l’entrée étroite, la bergerie sombre après le grand soleil.
Je ne la vis pas immédiatement. Elle, me reconnut, et bêla un appel à l’aide.
Les autres se présentaient déjà, attirés par la pitance annoncée. Pour les éloigner de ma bête en détresse, je distribuai dans la mangeoire du fond. Sans plus de manières, elles se mirent à l’œuvre, craquant les grains en contorsionnant leurs lèvres mobiles. Des grimaces de vieille femme qui a oublié de remettre son dentier.
Le monde animal ne connaît pas la pitié. Le besoin de manger passera toujours avant la curiosité, souvent avant la peur, et sans l’ombre d’un doute avant tout lien filial rompu par plus d’un cycle de procréation.
Mes brebis comme mes vaches surveillent leur petit et les défendent s’il le faut. Tant qu’elles n’en ont pas un autre. Le dernier-né reste le seul à protéger. Un agneau ou un veau de l’année précédente deviendra un ennemi s’il essaie de s’intercaler entre sa mère et le dernier petit. La bête ne reconnaît pas ses aînés, semblerait.
Je me demande d’où les humains tiennent cette mémoire de filiation. Des papiers d’enregistrement, peut-être…
Bref, je m’approchais de ma brebis parturiente. Son bêlement m’avait paru alarmant. Au-delà de la souffrance normale d’un agnelage sans problème.
Je m’accroupis. Elle roulait des yeux affolés. Le mouton est bête vite effarouchée. La panique monte immédiatement dans ces cervelles étroites. Mais là, il y avait de la peur, oui, mais surtout beaucoup de mal.
Je me suis souvent trouvée en empathie avec mes bêtes. Ce jour là, je sentis mes entrailles se crisper. J’adoucis la voix et le geste, tâchai de rassurer, d’apaiser. Le tableau se présentait mal. La brebis couchée sur le flanc haletait en grande difficulté. Elle se contorsionnait sans pourvoir se redresser. La litière malmenée autour d’elle témoignait de ses efforts avortés. Elle avait expulsé la matrice, et l’agneau à naître ne paraissait pas.
Il fallait vite intervenir.
J’avais déjà vu faire le vétérinaire, avec des vaches, dans le même cas. Mais ma vieille brebis ne valait pas le prix d’une visite de professionnel. Dans ces moments, le sentiment ne peut pas avoir sa place. Plus exactement, si l’on n’a pas les moyens de se le payer. C’était mon cas.
Mon neveu appelé au secours se présentait déjà,  le fusil à la main, pour abréger des souffrances inutiles.  
Dans l’urgence, et parce-que je ne pouvais pas me résoudre à cette triste extrémité, j’ai voulu essayer de faire quelque chose. Beaucoup de bergers le font. Avec succès souvent. Pas toujours évidemment.
Les augures ne m’étaient pas spécialement favorables. Une brebis vieille, fatiguée, un travail trop avancé. J’ai fait ce que j’ai pu.
J’ai remis la matrice en place, ou du moins, je l’ai réintroduite sans trop savoir où elle devait se loger. J’ai cherché ensuite l’agneau dans ce magma chaud et glissant. Je l’ai trouvé. Je l’ai tiré à grand peine avec l’assistance de mon neveu.
Le pauvre garçon a manqué vomir ses trois derniers repas. Mais il a tenu bon, s’est attelé à la tâche ingrate les yeux à demi fermés. Grâces lui soient rendues de cette valeureuse abnégation.
Au bout de quelques minutes intenses, nous avions sorti un petit agneau crème, vivant, de longues pâtes emmêlées autour d’une tête engluée. J’ai regardé tout de suite si c’était un mâle ou une femelle, comme le font tous les éleveurs-naisseurs, je pense. Une femelle induit souvent la promesse fructueuse d’une augmentation du cheptel, pour peu que la souche soit bonne. Et là, une petite de ma vieille et si méritante brebis, je l’aurais choyée en mémoire de sa génitrice.
La génitrice en question soufflait toujours, mais un peu moins fort. J’ai voulu prendre cette atténuation pour du soulagement.
Nous étions heureux, avec mon neveu. L’entreprise tournait bien. Nous revenions de loin.
Entre congratulations et émerveillement, nous avons pourtant  vite du déchanter. Le petit animal ne respirait pas correctement. Immédiatement, nous mîmes en œuvre les premiers gestes de survie préconisés dans ces situations. Soufflage dans le museau, petite coulée d’eau fraîche dans l’oreille, remuage synchronisé des membres. Malgré toute notre bonne volonté  et à notre grand désespoir, rien n’y fît.
La petite agnelle s’éteignait sous nos yeux avant même d’avoir ouvert les siens sur le monde.
Une déception aigüe, mais connue déjà. Je me tournai vers la brebis, lui caressai le chanfrein incurvé et soyeux. Elle releva la tête, ne parvint pas à se redresser davantage, et reposa lourdement son museau dans la paume de ma main. Son souffle pénible présageait mal de la suite. Je savais à quoi m’attendre alors.
Mon neveu reparti, je m’assis dans la fougère souillée, soutenant la tête de ma vieille mourante. Elle aussi avait compris.  Sa respiration s’apaisa, sa tête s’alourdit encore, elle étendit ses pattes, et exhala un dernier souffle résigné. Enfin libérée de tant de douleur inutile. La fin difficile d’une vie bien remplie.
Je me souviens de cet instant de peine, mais de peine douce, presque de sérénité. Des larmes tièdes me coulaient sur les joues. Je ne sanglotais pas. Je laissais aller la tension de la lutte contre la mort. Il faut savoir reconnaître le moment où l’on a perdu, pour le vivre au mieux.
A chaque fois, j’ai essayé d’accompagner mes bêtes dans la mort. On partage des années avec un animal, on l’élève, on le nourrit, on le soigne. On apprend à le connaître au fil du temps. On vit chaque jour dans la même odeur lourde et chaude.
En principe, un éleveur voit naître plus qu’il ne voit mourir. Les bêtes en fin de carrière quittent la ferme sur pied. C’est une réalité économique rude sans doute, mais incontournable.
Même après une honorable carrière, l’animal sera encore appelé à payer sa tête, au prix du kilo, aussi maigre soit-il. Pour les vaches, c’est la règle. Celles qui meurent à l’étable le font par accident ou euthanasie à la suite d’une maladie  qui rend leur viande impropre à la consommation. C’est toujours un moment pénible. Mais il fait partie du métier.
Les brebis, chez moi du moins, meurent de leur belle mort, si elles ont été destinées à la procréation.  Dans les fermes alentours, certaines finissent dans la marmite à « tripox » des fêtes de Biriatou.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas, s’il s’en trouve, le « tripox » est un boudin confectionné à base de viande de mouton de réforme. C’est le plat traditionnel et réputé des fêtes locales du petit village de Biriatou, autour de la Saint Martin du mois de novembre.
Le bélier est sacrifié au bout de quelques années, au profit d’un plus jeune, plus vigoureux. Là encore, c’est la dure loi de la jungle. Dans une cour de ferme, il fait meilleur être une femelle bien bâtie pour donner la vie. Le mâle, quel qu’il soit, ne fait jamais longue carrière.
Dans nos sociétés humaines, nous nous sommes éloignés de ces primaires naturels. J’imagine que beaucoup y trouvent leur compte… Moi la première d’ailleurs, vieille femelle stérile et improductive !
L’attitude face à la mort est différente, quand on côtoie régulièrement le monde animal. Pas seulement du fait de l’évidence de la relation vie-mort. Mais plutôt par l’observation de l’indifférence de la bête vivante pour la bête morte.
Une vache privée de son veau mené loin d’elle va l’appeler, plusieurs jours durant parfois. Elle le cherchera, le réclamera, à longs meuglements désespérés qui la laissent enrouée.
Cette même vache, si elle flaire le cadavre refroidi de son petit, s’en détournera très vite et ne se plaindra pas de son manque. Je tiens ça de mes fines observations sur plusieurs décennies tout de même et quelques têtes de bétail.
Je ne prétends à aucune connaissance scientifique de la psychologie animale. Simplement à une observation attentive et confirmée par une expérience suivie.
Cette cohabitation avec la bête et ses usages modifie la perception humaine de la mort, plus précisément, du mort. Autant le vivant jusqu’à son dernier souffle reste l’homme ou la femme connu, estimé, respecté, ou alors  haï, méprisé.
Il représente, véhicule, nourrit tout un flot d’émotions, d’images, de souvenirs. Et suscite, au moment de la séparation définitive, après la terreur du gouffre noir et béant ouvert si près, la sérénité de la résignation, du renoncement final et fatal.
C’est ce moment par définition unique, le relâchement après la lutte, l’acceptation après le refus et la révolte. J’ai toujours essayé de le partager, de l’accompagner. L’occasion m’en a été donnée parfois. Et j’en ai toujours été reconnaissante au destin.
Quand mon heure sera venue, j’espère me souvenir de ces instants et en retirer la sagesse de ne pas essayer de me dresser  contre l’inéluctable, par effroi. Mais je laisse venir ce moment sans impatience. La curiosité de la vérification ne me tenaille pas à ce point là !
Pour en finir avec ma démonstration un peu perdue de vue dans ces méandres flous, je disais que ma perception du mort est différente après ces années passées auprès des bêtes.
Maintenant, le mort devient dans l’instant du trépas un cadavre. Inanimé et complètement détaché du défunt. Je respecte une mémoire, une histoire. Je n’ai pas de sentiment particulier pour un gisant.
Le culte autour d’un corps froid et raide ne me touche pas. Il me dérange presque. Mais je m’abstiens en général de faire des commentaires en ces occasions.
Chacun cherche à apaiser la douleur  du manque et la peur de sa propre mort, je suppose. Et il le fait comme il le peut.













Je me rends compte que je deviens très funéraire, à défaut d’être funèbre. Ce n’était pourtant pas mon terrain de jeu de départ. Les théories n’ont jamais été mon fort.
J’aime ce qui se touche, ce qui se sent. Le cérébral me plaît peu. Encore le  symptôme d’une trop longue relation à la bête. Instinctive et sensitive, je réfléchis peu, et, bien souvent, en pure perte.
Pour ne pas rester sur cette touche sombre, j’ai quand même des histoires plus gaies que celle de ma vieille brebis défunte.
Il me revient par exemple cette nuit de Saint-Valentin.
Sur le coup de minuit, mon frère vient toquer à la porte de ma chambre. Mal réveillée, pensant immédiatement à ma mère, je me précipite en bataille. Le temps de traverser la grange, je comprends qu’il est question de la naissance d’un petit veau.
Rentré tard, mon frère l’a trouvé dans la fougère, encore prisonnier de sa poche placentaire. Il a eu la bonne idée de la percer avant de venir me chercher. Bien.
Et puis, je calcule que le prochain vêlage n’est pas prévu avant deux bons mois. J’avais bien noté une petite congestion du pis de ma grande normande, mais je ne m’attendais pas à un prématuré de sept mois, au lieu des neufs usuels.
Je descends à l’étable. La faible ampoule éclaire à peine les bêtes couchées. Elles tournent des têtes intriguées par cette intrusion au milieu de la nuit. Les rassurant de la voix, je m’avance.
La normande est allongée, tranquille. Elle a bien vêlé, tout paraît normal de son côté. Entre ses pattes, une petite chose rousse git, toute emmêlée dans la membrane gluante maternelle.
Ca remue, assez vigoureusement.
Je suis ahurie de voir un veau aussi petit, et vivant. J’écarte doucement les viscosités bistrées, je soulève une tête qui ne remplit même pas ma main. Les sabots et les poils ne ressemblent pas à ceux d’un animal né à terme. C’est un pelage de petit rat que je dégage. Et un corps à peine plus gros.
Le petit, ou plutôt la petite, est pourtant bien vivante et s’agite. La mère la flaire, la lèche, l’essuie, et la pousse du museau vers le pis gonflé dont le lait coule déjà. La vêle est tellement menue qu’elle ne peut pas téter. Le trayon est presque aussi gros que sa tête entière !
Je l’écarte pour traire à la main, sans mal. Et je fais couler le lait tiède sur la langue de ma petite miraculée à travers un biberon pour agneau. Elle a du mal à déglutir, il faut y aller tout doucement. Mais, gorgée après gorgée, elle boit un peu. Je la laisse près de sa mère attentive, persuadée de ne pas la retrouver vivante au matin. Recouverte de foin, calée contre la normande, elle est minuscule et parait tellement vulnérable ! Au moins elle repose calmement. Je ne peux rien faire de mieux. Je monte me recoucher.
Je me lève quelques heures plus tard, impatiente quand même de voir si par extraordinaire je ne la retrouverais pas vivante.
Sans trop oser y croire, j’allume et je m’approche.
Et là, les larmes me montent aux yeux instantanément.
Ma petite vêle redresse sa tête miniature ! On dirait un petit chien ! Elle ouvre des yeux encore voilés, bleutés d’un monde intérieur trop tôt quitté. Mais elle s’accroche, la toute  petite, et se met très vite à sucer mon doigt tendu. Emue de la voir si courageuse, je la nourris comme la première fois.
Je ne sais même pas au juste combien elle a besoin de boire. Je ne voudrais pas risquer de la suralimenter, et  de la perdre. Je dois aller travailler. Je laisse la consigne à mon père de lui redonner à boire toutes les trois heures, un décilitre à la fois.
Au soir, la bête a bu, est debout, fièrement campée sur des pattes stratégiquement écartées. Toujours aussi petite et fragile. Elle attendrit tout le monde. Je lui passe un vieux pullover de ma mère qu’elle gardera quelques semaines, le temps que son poil se fournisse. La vache la couve en grande délicatesse, avec des petits murmures sourds de gorge.
Quelques mois plus tard, notre « Titulette » ingrate nous bouscule sans ménagement. Elle est devenue une bête massive et ébouriffée. Son caractère craintif et brutal la perdra. Je pensais la garder, ma petite prématurée miraculée. Il a fallu la tuer.
Je sais, j’avais dit que c’était une histoire plus gaie, au départ. Mais les choses vont ainsi. La vie est dure, et, à la fin on meurt, comme disent les anglais.
Ma « Titulette » a eu une jolie vie, choyée et caressée par tout le monde. Et je la garderai en tête longtemps, même si elle n’en fait pas grand profit.  Elle restera un joli moment, la preuve de la force de vie têtue et inattendue. De quoi espérer même quand tout semble pousser à ne plus y croire. Ca peut aider, à l’occasion,  d’engranger de tels instants, dans une vie.
Avec tout ça, je me perds. Mon histoire court sur à peine deux mois. Entre la mi-mai et la mi-juillet de cette année. Je vais reprendre dans l’ordre de l’évènement.













Ce matin du milieu de mai, j’arrivais donc comme tous les matins pour entamer ma journée au magasin. Comme je l’ai dit plus haut, mon bel amour m’accompagnait. Nous faisions route ensemble, dans la vie comme au travail. Les trajets en devenaient des moments privilégiés. Nous roulions en belle allure et grande commodité sur notre moto grise.
Je n’ai jusqu’à ces dernières années pas seulement su me tenir sur un simple vélo. L’amour des cycles ne m’a pris que bien tard, et c’est l’amour du cyclomotoriste qui m’y a menée. Expérience faite, je ne regrette pas d’avoir avec lui essayé. Bien accrochée derrière son dos penché, ses hanches serrées contre mes cuisses, je me laisse mener en toute confiance. Plaquée, protégée, enlevée, totalement livrée à sa maîtrise,  je retrouve le sentiment de fatalité qui me conduit vers lui.
J’ai toujours senti que cet homme m’était destiné. Je l’ai vu, je l’ai voulu.
Et quand il a pris ma main dans la sienne, j’ai su que lui seul pourrait me la faire lâcher. J’ai confiance, comme jamais. Il m’emporte derrière lui et je ne me pose aucune question. Je suis bien, le buste collé à son dos, ma tête penchée vers la sienne.
J’ai la sensation paradoxale d’être complètement protégée, dans la bulle de mon casque. Les bruits assourdis me parviennent feutrés. Les paysages défilent, amicaux. Les petits matins brumeux, les douces collines des Pyrénées venues se coucher dans l’Atlantique émergent en masses sombres et rondes des volutes languides allongées à leur pied.
La force tranquille de la vieille roche d’une montagne fatiguée mêlée à l’évanescence de coulées fragiles et vulnérables au soleil vite monté. Des silhouettes d’arbres isolés dans les prés, des groupes de maisons lovées dans le matin pur. Je laisse défiler les paysages, aller les pensées.
Le moteur vrombit sous moi.  La vitesse me resserre autour de mon partenaire.  Je rentre la tête dans les épaules, mes cuisses sous les siennes, les coudes contre ses flancs. Nous entrons ensemble dans le vent.
Les accélérations me tireraient en arrière, je résiste des reins. Il freine, le poids me pousse  contre son dos.
La machine avale les kilomètres sans peiner. Avant celle-ci, nous avions une moto plus étroite,  moins confortable. Le cliquetis de la chaîne couvrait le hurlement aigu d’un moteur en bout de course. Maintenant, cette puissance en marche glisse sans bruit sur le revêtement lisse de nos belles autoroutes du Sud de la France.
Certes, s’en approcher, c’est tout de suite porte-monnaie débourser, mais pour un confort assuré. Alors, nous nous ruinons, mais en grande aise, nous roulons.
La moto, nous dira-t-on, c’est bien joli quand il fait beau. Par temps de pluie, non merci !
Et bien, moi, je ne suis pas de cet avis. Je parle facilement puisque depuis le temps, j’ai quand même eu l’occasion souvent renouvelée d’en faire l’essai. Evidemment, l’équipement doit être à l’avenant.
Dans ces cas là, on ne peut pas, au débotté, se dire, tiens je vais faire un tour de moto ! Et se lancer, tête baissée. Du tout, du tout.
Il convient de prévenir les pénétrations sinueuses et insidieuses. D’assurer par un vêtement correctement ajusté isolation thermique et imperméabilité garantie.
Pour prendre route par mauvais temps, nous nous y prenons un bon quart d’heure avant. C’est tout un ballet, très synchronisé, mais pas du tout gracieux à regarder.
D’abord, nous passons le pantalon de pluie par-dessus celui que nous portons. Déchaussés, nous sautillons périlleusement, nous soutenant l’un l’autre, pour glisser péniblement une jambe après l’autre. Ces vêtements de pluie ne sont guère accommodants. Ils chiffonnent, ronchonnent, se braquent. Présentés en bout de pied, ils refusent de contourner la cheville sans en grosse épaisseur se coincer. Passé ce premier cap en difficulté, en général, jusqu’à la remontée, ça peut encore aller. La ceinture plissée fermement empoignée, on ajuste tout ça en liant un petit cordon souvent difficile à démêler.
C’est le moment où il ne faut surtout pas penser à se regarder. Le vêtement de pluie est une protection, pas une parure. Il est là pour servir, par pour avantager. Et, en effet, il n’avantage pas ! Je n’ai jamais vu un motard élégant en telle tenue. De volume doublé, la démarche empêtrée, le chuintement désagréable de la toile crissée  à chaque pas, nous n’en avons pas pour autant terminé.
L’étape suivante est l’enfilement de la botte de pluie. Souvent haute, étroite, et dure. La position assise est expressément requise. La jambe levée autant que le permet une souplesse depuis trop longtemps perdue, on essaie d’introduire son pied dans ce réceptacle hostile. Dents serrées, nuque ployée, on finit haletant par y arriver. A ce stade, on transpire déjà comme un bœuf à l’attelage forcé. Mais on avance, et on n’est pas peu fiers de pouvoir se redresser, la moitié du corps déjà bien équipée.
Le blouson, c’est un plaisir. Une ou autre fermeture, deux trois scratchs, et nous voilà parés.
Restent les gants, à bien enfiler, à passer sous les manches à resserrer. L’ennui avec les gants vient du temps qu’ils mettent à sécher quand ils ont été mouillés. Pas question de les approcher trop près d’une source de chaleur  vive. Le cuir ne saurait supporter.
On peut juste espérer que les jours de pluie ne se succèdent pas sans une trêve sèche. Ou alors avoir un roulement suffisant pour attendre le ressuyage complet des premiers avant d’avoir trempé les derniers. Nous ne sommes pas suffisamment  achalandés. Certains matins, les petites mains de cuir nous tendent des doigts humides et froids. La paume se contorsionne douloureusement pour trouver son chemin dans ce dédale récalcitrant. Mais là encore, à grands coups de pousser et de tirer, on finit par y arriver.
Manque le casque. C’est la partie la plus aisée. Déjà la chose se présente avec bonhomie. Un casque, c’est rond et lisse. Ca appelle un geste amical en caresse. Ca glisse sous la main, et en même temps, ça se prend bien. Toujours, une sangle solide et franche vous tend sa languette en confiance. Vous maintenez avec efficacité, vous présentez sans risquer de vous tromper. Une tête et un casque, ça se reconnaît. Ca ne demande pas à réfléchir au sens, à la tournure. Ca se pose bien et ça se cale ferme. Un clic de verrouillage, une visière à baisser, un petit appel d’air à régler, et vous voilà prêts !
Pour le coup, on peut y aller, si la moto enfourchée veut bien démarrer. Quelques manœuvres pour se dégager du stationnement, une ou autre rectification de position, et c’est parti.
J’enlace mon homme, il me serre le genou à travers les multiples épaisseurs, et nous partons, têtes baissées, affronter les trombes obliques.
C’est un grand moment, la chevauchée sous l’averse drue. Le crépitement des gouttes enragées, le paysage noyé derrière le rideau de pluie, le chuintement feutré du pneu sur la chaussée détrempée.
On se serre tant qu’on peut, on vérifie qu’il n’y a pas d’entrée d’eau dans la carapace. Quand le trajet dure longtemps, l’humidité finit souvent par se frayer un chemin. On sent d’abord le froid contre soi, le mouillé vient après. Mais si l’équipement est de qualité, ça reste très localisé. Pour le coup, on apprécie davantage encore la chaleur sèche sur le restant du corps, et on rend grâces aux matériaux modernes d’être si performants. Assurés de ne pas être davantage incommodés, heureux de se sentir libres et droits  face aux éléments hostiles, on roule, on file.
Derrière, je ne vois pratiquement rien. Je ne peux qu’avoir la foi et me laisser mener.
Il y a eu une nuit particulièrement, où nous avions du faire route pendant trois heures, pour aller porter un double de clefs  à un étudiant bloqué près de sa voiture verrouillée.
A l’aller, il faisait très bon, calme, doux. Une belle promenade dans la nuit déjà tombée. Les villages endormis traversés, des bois sombres alignés en fûts réguliers, peu de circulation. Arrivés à bon port et notre jeune ami dépanné, nous nous étions arrêtés dans un petit restaurant de bord de route pour dîner.
Il était tard, il nous fallait près de deux heures encore pour rentrer. Un petit air de vacances en milieu de semaine. Une récréation d’écoliers en échappée. Très gais et contents de nous, nous repartîmes, le ventre repu et les jambes délassées. La tête toute en fête.
Nous nous engagions  sur l’autoroute à Pau, quand les  premières gouttes s’écrasèrent sur nos visières, lourdes et larges. Arrêtés sur le bas côté, nous nous étions habillés en conséquence.
Tout motard transporte avec lui son petit nécessaire de survie.  Nous nous dépêchions, poussés au train par l’averse impérieuse. Nous nous remîmes en selle, notre belle humeur même pas altérée par ces vilains augures.  Le vent se mit de la partie, sûrement mécontenté par notre désinvolture.
Il n’y avait personne sur les larges voies. Le faisceau lumineux  balayait loin les lances blanches et drues. Les coups de vent nous déportaient par saccades violentes. Nous étions unis comme jamais, et presque euphoriques. Je tenais mon homme,  il me protégeait, me conduisait. Nous luttions ensemble contre les éléments déchainés. Une nuit d’apocalypse. Le tumulte, les poussées, la nuit désertée, et nous, rivés l’un à l’autre et à la machine.
Les kilomètres défilaient. Je ne reconnaissais rien. Seuls, quelques panneaux effarés se laissaient cueillir dans le noir. Je suivais notre avancement, j’étais mouillée, j’avais un peu froid, mais je n’étais pas pressée d’arriver. J’aurais voulu prolonger encore cette sensation d’union avec l’homme que j’avais choisi. Cette idée de solidarité face aux dangers à affronter me plaisait.  
Un peu romantico-bêbête, quand on le raconte, sans doute, mais réellement intense à vivre. Je le sais, j’y étais !  Et je m’en souviendrai longtemps, je crois.
Bien, je disais que j’allais en rester à l’ordre des évènements. Je reprends à ce vendredi de mai, laissé en plan un peu plus haut.
A ce moment là, je ne savais pas encore que la petite image allait remonter à la surface. Je ne savais d’ailleurs même pas que je l’avais dans un coin de tête. Elle dormait là, et attendait sans impatience d’être rappelée, un jour, peut-être.













Ce matin là, mon fier motard me déposait devant le portail pour repartir de son côté. C’était son jour de congé, et il devait retourner sur Bayonne pour faire réviser sa moto. Il repasserait le soir, à la fermeture du magasin, et nous reprendrions ensemble la route vers le sud. Comme à l’ordinaire.
Il faisait beau, clair et frais. Après presque une heure de route, la vitesse, la force du vent contre nous, je descendais un peu engourdie, prenant un dernier appui sur l’homme et sa machine. La pratique de la moto nous rapproche toujours. La sensation de ne faire qu’un se nourrit de la nécessité de faire corps. La pratique de la moto en couple est chose bien agréable… Il me semble en avoir longuement parlé il y a peu…  Bref, je descends, j’enlève mon casque et j’ébouriffe très classiquement mes cheveux aplatis. Mon homme relève sa visière, se tourne vers moi :

-           Ca va mon cœur ?  

Ce «mon cœur» dans sa bouche me noue toujours le ventre. Je sais bien  que ça n’a rien de particulièrement original. Je l’entends à tous les coins de rue. Mais celui-là, il est pour moi, et il vient de celui que j’aime. Ca fait une sacrée différence !  Emue, attendrie, amoureuse,  j’enlace mon motard,  je l’embrasse.

-           Je reviens te chercher ce soir, travaille bien.

L’échange rituel de tous nos matins quand il me déposait. Il  manœuvre pour repartir, pousse de ses grandes jambes la lourde bête empêtrée à l’arrêt, un dernier mot d’amour, et je le suis des yeux jusqu’au moment où il prend le rond-point,  un peu penché sur le côté.
J’aime cet homme, je le sens, je le sais.
Revenue de mes rêvasseries attendries, j’introduis la clef dans son logement. Comme tous les matins et chaque soir qui les suit, je déplore la négligence de celui ou celle qui pourrait donner un coup de meule sur la gâche pour qu’elle glisse plus facilement. Ce pourrait être moi, bien-sûr, mais à quoi sert d’être une équipe si ce n’est à mettre sur le dos des autres ce qu’on n’a pas envie de porter soi-même ? Ca a ses limites…
Cette petite contrariété chaque jour renouvelée relègue vite et loin mes sentiments « amour et paix » de l’instant d’avant. Je secoue ce qui peut l’être. La lourde structure de fer ne se laisse pas vraiment impressionner, mais, brave et conciliante, accepte de libérer le système de fermeture. D’un coup de reins, encombrée de mon casque passé sur le bras, les clefs dans une main, un vieux sac sur l’épaule, je repousse le lourd portail blanc. Il recule sur son rail, butte en sursaut contre le poteau d’arrêt. Le même bruit chaque matin, la journée qui démarre sans surprise.
Le magasin où je travaillais toutes ces dernières années est un bâtiment en longueur, amical, de proportions agréables. Il s’allonge gentiment derrière un parking modeste mais suffisant. Un petit parc de liquidambars et chênes d’Amérique le sépare de la route. L’endroit est très agréable, bien calme, un peu trop pour le succès d’un commerce florissant. La proximité d’un supermarché ne nous a jamais attiré le flot d’une clientèle convoitée.
C'est que notre boutique est un peu en retrait, lovée derrière le Mac Donald local. Pour l’apercevoir, il faut vraiment tomber dessus. Les gens affluent, pas loin, si l’on veut, et l’éclat métallique des centaines de voitures parquées à quelques dizaines de mètres de nous, souligne cruellement un potentiel de fréquentation frôlé, mais jamais réalisé.
Nos habitués nous trouvent quand même. A la belle saison printanière, nous sommes, ah, je ne m’y fais pas encore, je devrais dire, nous étions, même, parfois, contraints d’aller faire un peu de circulation sur le parking trop plein. Encore qu’avec notre clientèle un peu âgée, il fallait peu de choses pour se retrouver vite coincés !
Quoi qu’il en soit, en dehors de cette courte période faste de plantations jardinières, nous étions, à la grande désolation de nos dirigeants, assez peu visités. Les journées les meilleures nous amenaient quelques chalands désœuvrés. Nous faisions de notre mieux pour leur soutirer un peu d’argent frais, de quoi gonfler un peu un chiffre d’affaire trop souvent en retrait.
Le commerce est rude de nos jours. Il faut aller chercher le client vite détourné par une concurrence canaille. Séduire, attirer, et surtout garder le quidam par hasard chez nous arrivé. Il faudrait trouver plus de fantaisie, plus d’imagination dans nos façons de travailler.
La routine est sournoise. Elle s’installe insidieusement et fissure à bas-bruit. Quelques mutations intempestives censées redonner de l’allant ne suffisent pas. Les clients changent mais les vendeurs restent les mêmes. Ils reproduisent seulement quelques kilomètres plus loin ce qui ne marchait pas mieux là où ils étaient.
La société pour laquelle je travaillais était à taille et à méthodes humaines. On ne nous envoyait pas nous perdre trop loin de la base initiale. Je devais être l’une des rares à couvrir tant de route pour gagner ma pitance. Mais ça ne me gênait pas. J’avais accepté d’être déplacée. Je n’en gardais pas d’amertume en bouche. J’étais contente de travailler dans un magasin aussi agréable.
Avant ça, j’avais connu la vieille bâtisse de Bayonne, long pavé gris secoué par le trafic sur l’autoroute juste au dessus. Plus d’une dizaine d’hivers à grelotter d’un froid humide, les tempes serrées pour la fin de journée dans un étau glacé.
Là encore pourtant, je ne me plaignais pas. J’aimais ce que je faisais,  je m’entendais très bien avec mes collègues, mes responsables se disaient satisfaits. Je n’en demandais pas plus.
Après Bayonne, on était venu me chercher pour me faire aller à Saint-Vincent de Tyrosse. Depuis Hendaye, soixante quinze kilomètres, évidemment, ça n’était pas la porte à côté. Mais j’étais allée visiter le magasin à son ouverture une ou deux saisons avant. Et j’avais été charmée par cette ambiance paisible, verdoyante. Je sortais d’un tombeau long, sombre et froid. Je voyais un antre tiède et lumineux, un grand silence au lieu du vacarme de l’autoroute, des rayons propres, du matériel tout neuf. C’était suffisamment tentant pour compenser l’éloignement.
Chaque matin je poussai la porte métallique du magasin et je pénétrai dans une atmosphère paisible, très accueillante.  Je m’y sentais bienvenue. J’appréciais beaucoup ce moment, quand j’arrivais la première dans la belle bâtisse déserte et sombre. Je faisais un petit tour de piste avant d’aller allumer les rampes de lumière et la radio. Le magasin prenait alors sa tournure grand  jour, prêt pour les clients, quand ils s’en trouvaient.
Remarquez, à la première heure du matin, il s’en trouvait toujours un ou autre. Même si nous passions ensuite la journée à arpenter des allées vides à la recherche d’un toujours espéré futur acheteur à renseigner, à l’ouverture, il y avait tous les jours quelqu’un !
Je me souviens d’un matin d’hiver à Bayonne. La neige était tombée dans la nuit. Par nos contrées, c’est déjà assez remarquable en soi. Par là-dessus, le petit matin parfaitement dégagé scintillait de l’éclat féérique d’un verglas craquant à souhait.
J’arrivais retardée par la circulation ralentie. Mais, bon, j’arrivais.
Je sors de la voiture, le parking brille sous le soleil pâle. Je marche avec précaution sur le sol glissant.
Une mobylette est calée devant le portail. Je me dis que quelqu’un a du l’abandonner là dans la nuit, pour se faire reconduire par un moyen plus sûr sur les routes enneigées. Placée comme elle l’est, elle gêne l’ouverture de la grille, je vais devoir l’écarter. Toujours hésitante sur le verglas, j’entreprends de la pousser.
Aussitôt, je me fais héler :

-          Qu’est-ce que vous essayez de faire ?

Je me retourne en sursaut. Je n’avais entendu personne arriver.
Je n’ai toujours pas compris comment cet homme s’est matérialisé comme ça dans mon dos, sans bruit. J’avais marché sur la glace et constaté la difficulté d’approcher sans faire crisser chaque pas. Sans tenir compte des glissades et rétablissements subséquents accompagnés de jurons et de cris de protestation contre des éléments si instables.
Et là, devant moi, se tenait un vieil homme chenu de plus de quatre-vingts ans, courbé mais debout au beau milieu d’un parking verglacé. Il tenait à la main un petit sac de toile, avec d’après ce que j’en voyais, quelques boîtes métalliques de conserve, qu’il devait vouloir faire sertir chez nous.
Il faisait froid. Il portait un vieux pull aux manches relevées sur des avant-bras noueux et tavelés. Un pantalon de travail bleu rapiécé retourné à mi jambes lui laissait les mollets découverts. Aux pieds, par ce petit matin de neige glacé, des sabots de jardin, et pas de chaussettes.
Une vision fantastique qui me laissait sans voix. Mais l’homme n’était pas content, et sa voix à lui ne souffrait d’aucune défaillance :

-          Ca fait une demi-heure que ce magasin devrait être ouvert ! J’ai mes foies à faire stériliser, moi ! Qu’est-ce que vous voulez à mon vélo ? Laissez-le là où il est et dépêchez-vous de me servir, nom de Dieu !

Il ne se contentait pas de vociférer sa contrariété. Il joignait vigoureusement le geste à la parole. Secouant sa tête auréolée d’une chevelure encore abondante, dont seul l’éclat de la neige ternissait la blancheur, il m’écarta pour s’entreposer entre son engin motorisé baptisé vélo, sans doute en mémoire de son jeune temps, et moi.
Son regard n’était guère amical. Ses prunelles claires roulaient vite sous les sourcils froncés. Le teint encore frais, le menton conquérant, l’homme devait avoir l’usage du commandement. L’incongruité de la situation me tira un sourire.

-          Vous n’avez pas eu peur du verglas ? lui demandai-je.

-          Qué verglas ! Ca, du verglas ? Si vous m’aviez vu, l’hiver cinquante-six, là, oui, c’était du verglas ! Et bé, je distribuais le lait avec mon âne té, et là, oui, j’ai manqué tomber et renverser tous mes bidons plus d’une fois. Mais avec ma bête, on s’y était habitués, à force à force. Et alors maintenant, j’ai le pied fait, té !


C’était convaincant, en effet. Et force était de s’incliner devant une telle facilité à fouler les plaques glissantes.
Mais le brave homme n’était pas là pour me conter sa jeunesse. Il avait ses « foies à faire stériliser ». Il ne se priva pas de me le rappeler, et ne voulut pas plus longtemps patienter.
Je me dépêchai de le contenter. Le geste vif et la langue alerte, il s’en retourna sur sa mobylette. En quelques embardées miraculeusement rattrapées, je le vis s’éloigner, son sac passé sur le guidon.
Le restant de la matinée, je ne vis que quelques marcheurs précautionneux et émerveillés devant la magie du spectacle de la neige étincelante de givre. Les plus sérieux redevenaient enfants.
Mon client du matin, lui, devait hausser les épaules et surveiller la cuisson de ses boîtes, en repensant à son âne patineur…
Il est offert à chacun de croiser des personnages. Le métier de vendeur en offre l’opportunité. La clientèle est une population diverse et variée. Chaque branche de distribution doit avoir ses particularités. Mais dans l’ensemble, en dehors de la variation des proportions, il est donné à tous les commerçants d’observer les échantillons les plus éclectiques de la population. Il existe des études poussées dans ce domaine. Je dois avouer que je ne m’y suis pas assez  intéressée…












Mon point fort était l’organisation dans le travail, et l’efficacité dans les relations professionnelles, y compris et en priorité d’ailleurs, avec le client. En gros, dans la vente, ce qui me faisait vibrer, c’était le tintement du tiroir caisse.
Que pour en arriver là, il faille un minimum s’intéresser à celui ou celle qui tenait le porte-monnaie, ne m’a pas complètement échappé, quoi qu’on en dise.
J’admets que la relation pure et dure, ciselée, affûtée, marchande et économique, soit un peu crue à la sensibilité ordinairement répandue chez nos clients. Il y faut un peu d’habillage. Quelques méandres, formules et circonvolutions. Mais je reconnais que ma nature profonde ne m’y porte pas. Je préfère le droit au but. Je suis vendeuse, je suis payée pour vendre.
Le client est un outil de mon travail. Il est censé entrer dans mon magasin pour acheter. Si je fais bien mon métier, je dois arriver à lui vendre ce dont il a besoin, ce dont il pourrait avoir besoin, et même ce dont il n’a aucun besoin mais qu’il peut vouloir acheter pour son plaisir.  Et mon intérêt.
Je ne suis pas pour autant adepte de la vente pour la vente. Pas par moralité. Mais parce qu’un client qu’on a mal aiguillé ne revient pas. Pas pour acheter, du moins. Alors, un coup réussi, s’il reste sans suite alors qu’il aurait pu en avoir si l’on avait considéré les choses dans la durée, est un échec.
J’ai toujours fait mon métier en conscience. La vente est aussi un jeu où on peut pour gagner amener l’autre à perdre un peu. Mais c’est avant tout une question d’équilibre, et la loyauté y a sa part. Je pense avoir été une vendeuse efficace, un peu trop expéditive sûrement.
Mon célèbre : « Vous le voulez ou quoi ? » lancé assez vite dans l’échange n’a pas toujours eu le succès escompté. Ca a « eût marché »… Et ça a aussi cassé ! C’est la règle, je m’y plie, ou plutôt, je m’y pliais en bonne joueuse.
La vie en magasin est très formatrice. J’ai aimé observer les gens. J’ai aimé en approcher quelques uns suffisamment pour leur parler d’autre chose que de ce que j’avais à vendre.  Mais, «  un magasin n’est pas un salon de thé », comme je le disais souvent…
Je ne garde pas la nostalgie de ces contacts. En général, j’étais peu causante. Je croisais les gens sans trop les regarder. Je ne donnais que ce que mon rôle demandait. Pas seulement avec les clients.  Avec les collègues et les dirigeants aussi. J’estimais que mon travail devait me nourrir avant de m’épanouir. Même si, de mon point de vue, sans « m’épanouir » dans le magasin, j’y récoltais quand même plaisir et reconnaissance.
J’étais contente de prendre mon poste le matin, et mes journées me semblaient très agréables.
Je connaissais quand même des moments d’ennui. L’enthousiasme ne me soulevait pas à chaque instant au dessus d’un quotidien parfois morne et plat.
Mais je ne me suis pas sentie usée, fatiguée, lassée, sur une période donnée. Des moments vaseux, oui. Mais toujours un petit projet venait me remettre  l’envie à l’endroit.
Et je repartais, avec entrain.
Le vendredi matin dont je parle, j’avais quelques petits aménagements de rayon en tête. Ca a toujours été mon dada, l’aménagement de rayon. La perspective de démonter, monter, replacer, modifier, bouger, m’a toujours titillée agréablement le neurone. J’aime le travail physique. Remuer du poids ne m’effraie pas. Je ne suis, non, je n’étais, jamais aussi performante, que quand je me mettais en tête de refaire une partie du magasin. J’étais connue pour ça, d’ailleurs, et diversement estimée à ce titre, je dois dire.
Feu mon regretté collègue de l’époque, Jean-Michel, pour qui je garde une amicale pensée au passage, m’appelait « Tzunamigaray ». Joli sens de la formule, je trouvais. Encore là, ça me fait rire de bon cœur.
J’arrivais, toute occupée de plans, d’agencements. Je voulais refaire une partie de la pépinière. Le début du mois de mai nous avait amené une belle fréquentation. Nous avions eu du monde et peu de temps pour autre chose que la vente. Les chiffres en étaient même encourageants. La veille encore, nous nous congratulions de ces résultats positifs, quand depuis bien longtemps, nous trainassions dans le marasme d’un difficile rééquilibrage.
Le magasin avait démarré fort à son ouverture, puis chuté en deuxième année. A l’exercice précédent, nous étions déjà bien contents  d’avoir jugulé la baisse.  Pour l’année en cours, nous visions la consolidation, voire le léger redressement de situation. Le pic d’activité était juste derrière nous. Les journées s’annonçaient  propices à la remise au clair des rayons dévastés.
Nous étions quatre, à travailler dans le magasin. Mon bel amour, dont je n’ai pas envie de parler dans ce cadre, Florence, Frédéric, et votre serviteur. J’imagine que c’est le moment de les présenter.
Ces lignes sont celles que j’écris. Ce sont les miennes, j’en fais ce que je veux. Je fais cette mise au point comme avertissement à la population.
Il y a bien peu de chances que les gens cités ici tombent sur mes écrits. Si par extraordinaire, ça arrivait, je veux quand même dire que je m’accorde après délibération à huis-clos avec moi-même, toute licence et toute liberté.
Je vais écrire les choses comme j’ai envie de le faire, comme peut-être j’ai besoin de le faire pour me faire du bien.
Je me fous bien d’être objective, de coller à la réalité des faits et autres rigidités. Je raconte comme je veux, ce que je veux. Je n’écris pas pour plaire à ceux que je cite. Ni pour leur déplaire, d’ailleurs.
Le seul objectif de ces pages, leur seule justification, est, je le répète, de me faire du bien en ce moment où j’en ai besoin. J’ai  tendance à me mettre en lumière avantageuse. Et qui le fera, si  je ne le fais pas ?
Je suis la mieux placée pour me dire ce que j’aime entendre, en totale partialité.  Je ne vais pas m’en priver. Alors, qu’on ne vienne pas me chercher des poux sur la tête. Si quelqu’un ne se reconnait pas dans la description que je fais d’une situation donnée, et bien, libre à lui ! Je suis quand même autorisée à dire ce que je sens, et comment je le sens.
Bon, maintenant que j’ai fini de me défendre alors que personne ne m’attaque, et sans doute, ne m’attaquera jamais sur ce chapitre, je reprends le cours de ma présentation.












Pour commencer, les quotidiens attachés au magasin. A savoir, Florence et Frédéric.
Honneur aux dames et privilège de l’âge, je vais ramener à moi Florence. « Florencina », comme je l’appelais, je ne sais d’ailleurs pas au juste en référence à quoi. Un petit quelque chose d’italien, peut-être. De la gouaille de poissonnière des halles, la gestuelle des latines exubérantes. Ou tout bêtement l’ « italisation » outrée de son prénom.
Une belle pomme mûrie au soleil, à chair ferme et pleine. Une peau veloutée, des cheveux clairs frisotés, un regard azur et de petites dents blanches acérées. Le sourire vite crispé, tôt grimacé et grinçant coincé. Un très joli ton de voix, tonique et gai.
J’ai connu Florence à mon arrivée à Saint-Vincent de Tyrosse. Elle travaillait déjà dans la société depuis plusieurs années. Je l’avais croisée à une ou autre réunion, mais sans jamais lui avoir parlé. Elle est petite, ronde, ambrée comme un petit pain cuit à point. Joli visage, port de tête fier et droit. Elle marche un peu raide à petits pas ouverts, sans balancer les bras. Elle attache souvent ses cheveux en une petite couette dansante et follette.
Florence rit souvent. Elle montre beaucoup ses jolies dents très blanches. Mais juste au dessus, la plupart du temps, son regard reste dur. Je l’ai quand même vue prendre de vrais fous rires souvent, et nous les avons partagés. Elle a les yeux mobiles et regarde volontiers en coin, tête penchée sur une réflexion mal rentrée.
Il y avait de la complicité entre nous, des plaisanteries, des allusions. Je me suis confiée à elle parfois, et l’ai trouvée de bon conseil. De la justesse et une vraie finesse de perception. Une délicatesse que j’appréciais.
Elle se souvenait longtemps après de choses que je lui disais, et qui ne la concernaient pourtant pas spécialement. Des histoires de parcours de vache, de travaux dans la ferme, qu’elle écoutait d’un air distrait et que pourtant elle enregistrait, puisqu’elle me les rappelait après des mois. J’en étais touchée. Je le lui ai dit. C’était étonnant. Je la voyais occupée de sa petite vie, un peu égoïste. Et pourtant, elle avait cette capacité d’écoute. Une ambivalence sympathique.
Elle se racontait aussi très sainement et sans pudeur. Des histoires de femmes ou autres, où elle ne cherchait pas à se mettre forcément en valeur.
A côté de ça, je lui sentais une rigidité de vieille fille. Elle s’accrochait à des principes surannés. Florence est bien plus jeune que moi. Elle paraît ouverte, liante, très à son aise. Et dans le même temps, elle s’enferme dans des carcans étroits et rébarbatifs. Quand elle pince ses lèvres minces sous ses lunettes d’institutrice, il n’y a plus rien à en tirer. Elle se braque comme une mule rétive et rien ne la fait avancer. « C’est comme ça, on a toujours fait comme ça » scande-t-elle alors.
Surprenant et très énervant surtout.
Quand on veut faire bouger et qu’elle résiste de toute sa masse de vierge « encarapaçonnée ». Une vraie catastrophe quand il serait pourtant si simple d’évoluer sans s’accrocher au passé.  Avec elle, on ne glisse pas d’une méthode de travail vers une autre sans histoire. On lui soumet une idée nouvelle, elle flaire, de loin, tout de suite méfiante. Elle ne veut pas passer pour une rétrograde. Elle accepte d’examiner, d’étudier, mais, très vite, elle expose mille arguments contraires à l’idée avancée. « Pourquoi pas, mais quand même… »
Et c’est parti pour des discussions à n’en plus finir, des points de détails rameutés en renfort, des objections, des interrogations, et puis quelques lamentations, plaintes, récriminations.
Pour finir invariablement par un « Et pourquoi on change ? » C’est sûr, à la vue du plat présenté par elle, on se le demande ! Tout était mieux avant. La seule chose, c’est qu’avant ne dure qu’un temps. Mais là, elle bloque, et si possible, elle bloque tout le monde. Une vraie vieille fille. Mariée maintenant et mère de famille, mais dans l’âme, par essence, une vraie vieille fille. Rien n’y fera, jamais, j’en mettrais ma main à couper.
Notre principale pierre d’achoppement venait de l’appréciation que je portais sur son travail. Ou plus précisément sur son absence de travail. Mieux dit, sur sa fainéantise intrinsèque. Nous eûmes de vives discussions. Et chacune resta sur sa position.
Le travail en équipe suppose un partage des tâches. Une organisation bien entendue mobilise tout le monde. Chacun contribue selon ses compétences et capacités. On ne demande pas à tous la même chose. Mais un petit fond commun de bonne volonté est appréciable.
Nous étions quatre, dans ce magasin. Et nous étions censés avoir tous à nous occuper, chacun dans son domaine.
Florence connaissait le métier aussi bien que moi, depuis le temps. Elle savait parfaitement ce qu’il y avait à faire, et comment il fallait le faire. Je ne lui ai jamais contesté cette science. Par contre, j’ai toujours déploré les limites qu’elle invoquait pour expliquer l’impossibilité où elle se trouvait chroniquement de mener sa tâche à bien.
Elle s’occupait des végétaux, et de la décoration.
S’occuper de la décoration signifiait passer deux à trois commandes dans l’année, une paire d’heures d’intense concertation avec un représentant quelconque. Quelques semaines plus tard, nous débarquions deux ou trois palettes. D’un empilement incertain de cartons de toutes tailles, nous extirpions tout un tas de breloques que nous disséminions avec plus ou moins de bonheur dans un coin de magasin. Ce joli matériel s’empoussiérait là jusqu’aux soldes.
A moitié prix, quelques bricoles finissaient par trouver le chemin du comptoir de caisse. Une partie non négligeable filait en douce dans les grands sacs ou sous les jupes d’indélicates, que nous suivions d’yeux suspicieux sans jamais arriver à les décourager, ni surtout les prendre en flagrant délit. C’est un métier, ça aussi. L’inventaire annuel nous laissait dégoûtés.
Cycliquement, nous parlions de liquider ce rayon controversé, mais comme notre Florencina s’y accrochait, on continuait de se faire plumer sans rien y gagner.
Cette corde à son arc ne la mobilisait pas à plein temps. Elle passait entre ses brocantes de temps en temps, nonchalante et rêveuse. Et revenait songeuse comme de retour d’un monde lointain. Ca lui faisait un but de promenade, par les fins de journées désœuvrées.
L’essentiel de l’activité de notre jolie blonde était dehors.
Nous n’avions pas de marché couvert. Les tablettes sur lesquelles nous présentions les barquettes ou pots de plants à repiquer étaient à ciel ouvert, au grand soleil ou sous la pluie. La partie pépinière avec les arbustes en conteneurs était assez réduite. Quand on sortait du magasin pour y aller, les grandes silhouettes des chênes du parc voisin se dressaient majestueusement  en fond. C’était une surface de vente très agréable, de bonne proportion, et très commode à travailler.
J’aimais bien y aller. J’ai le goût de l’extérieur et des plantes. J’y faisais de fréquentes incursions. Et mes observations me portaient à intervenir souvent.
Avant d’arriver sur ce magasin, j’avais un long passé dans l’entretien et la maintenance de plantes à vendre. Et une certaine compétence reconnue sur ce rayon. J’avais en partie été mutée à Tyrosse pour y mettre aussi mon grain de sel.
Je ne m’en privais pas, et, légitimement, Florence, seule maîtresse à bord avant moi, n’appréciait pas. J’admettais sa réaction. Mais j’étais sûre d’avoir raison et je voulais imposer mes méthodes.
Je l’ai dit plus haut, Florence est très sympathique, mais pas spécialement malléable. Sous la pression, elle résiste.
Je lui reprochais en particulier son manque de suivi sur un produit vivant à toujours présenter impeccable. Je demandais des plantes belles, saines, fraîches. Des présentations marchandes, rigoureuses, souvent renouvelées. Les bases du métier.
Florence approuvait chaudement mes recommandations. Elle partageait tout à fait mon point de vue. Mes théories lui parlaient, elle adhérait. Aux théories. Le souci naissait dès qu’il était question de mettre en pratique.
Un bon vendeur de végétaux dans nos magasins ne se contente pas de conseiller le client par les après-midi de beau temps, confortablement appuyé sur le bord d’une tablette bien rangée par un autre.
Il ne se retire pas religieusement dans le bureau chauffé pour passer trois lignes de commande pendant toute une journée, parce-que dehors il fait un peu mauvais.
Non, un bon vendeur de végétaux dans une jardinerie doit aimer toucher la plante. Il doit aimer gratter le terreau, racler la tablette et remuer les pots. Il doit avoir le réflexe de regarder ses produits, et ne pas se contenter de les regarder, non, les arroser, les nettoyer, les retailler si besoin.
Un bon vendeur n’erre pas dans sa pépinière le nez en l’air. Il se penche, il redresse, il désherbe. Le bon vendeur n’ignore pas la triste crevure desséchée dans son pot renversé. Il intervient, tout de suite. Il ne laisse pas croupir dans un fond de jauge des invendus oubliés là par flemme de les porter jusqu’à la benne à déchets.
Le vendeur, même le vendeur moyen, ne présente pas sur ses tablettes des plants fondus de pourriture,  des fleurs fanées au bout de tiges desséchées. Il ne laisse pas le temps aux racines de s’installer dans les nappes feutrées. Il retire l’adventice avant qu’elle n’étouffe son hôte, en principe. Et j’en passe et des meilleures.
Je revenais de chacune de mes tournées dehors assez remontée. J’aurais cent fois préféré faire les choses moi-même. Mais je devais respecter l’organisation en place et tâcher d’y apporter ma contribution sans imposer unilatéralement.
Une vraie fatigue, beaucoup de temps perdu, de nerfs vrillés et de discussions inutiles. Il fallait tenir compte de l’existant, d’accord. Mais là, on m’opposait des arguments qui me laissaient perplexe.
Florence admettait sans peine le bien-fondé de mes observations. Elle reconnaissait ses négligences et me promettait très régulièrement de s’amender. Nous avions des prises de becs de mégères hystériques. Par réaction, elle se mettait à l’ouvrage. Quelques temps. Et puis, l’énergie la quittait, elle reprenait ses usages.
D’un côté, j’aurais eu du mal à le lui reprocher. Elle me démontrait qu’elle ne pouvait pas y arriver, dans le temps demandé.
Florence est de constitution solide. Petite, râblée, on lui attèlerait  une belle charrue à tirer. Des épaules larges, un centre de gravité bas. Une conformation idéale pour du travail physique au sol. Une fabrication en force, à défaut d’être en grâce.
On ne décèle aucune fragilité dans cette belle masse dense. Le tout est lisse, bien rempli, condensé. Pas la souplesse d’un long délié, mais l’agilité suffisante pour se remuer.
Et bien, dans les faits, notre petite Florence est une mécanique à petit rendement. Elle ne supporte que des conditions si particulières qu’on peut difficilement espérer les voir réunies une seule journée.
Par exemple, ce beau fruit à peau doré ne supporte pas la trop longue exposition au soleil. Trop longue s’entendant par une période excédant la paire d’heures en début d’après-midi estivale normale, hors canicule. C’est ennuyeux pour quelqu’un censé travailler dehors. On peut difficilement lui prévoir de l’ombrage à disposition.
A l’autre bout de l’échelle des températures, elle souffre d’engelures chroniques du bout du nez. Le petit matin frais hivernal nous la ramène très vite violette de cette extrémité.
En gros elle peut travailler à son rayon un peu en milieu de matinée, s’il fait entre dix-huit et vingt-trois degrés.
La pluie, même légère, lui est prohibée. Ses cheveux frisottent vite à l’humidité, elle ne peut plus rien en faire après.
La fin d’après-midi, des après-midis tièdes et secs, s’entend, elle pourrait aussi tenter, oui, mais bon, quand la journée a basculé dans sa seconde moitié, le cœur n’y est plus, il vaut mieux laisser tomber.
Tout ça limite assez son spectre d’activité. Et on ne s’en tient là qu’aux restrictions climatiques.
S’il faut aborder les problèmes de santé, c’est encore une autre histoire ! Notre si vigoureuse Florence n’a vraiment pas été par les fées penchées sur son berceau avantagée.
Elle paraît saine et solide. Saine, elle l’est. Du moins je le lui souhaite, en dehors de mes moments mauvais… Mais solide, du tout, du tout !
Florence est jeune encore, je l’ai déjà dit. Elle a une bonne douzaine d’années de moins que moi. Et tout autant de kilos de plus. Sans être grosse, elle est un peu enveloppée. De bons bras, des jambes bien plantées. Et bien cette avantageuse tournure ne la sert pas autant qu’on le penserait.
Dans notre magasin, nous vendions plusieurs tonnes d’aliment par semaine, toutes bêtes à nourrir confondues. Ca supposait quelques sacs à remuer. A charger dans quelques coffres ouverts bien hauts.
Nous étions en parité totale dans la boutique. Deux femmes, deux hommes. Il arrivait que nous soyons toutes les deux pour la journée. Des clients demandeurs de sacs se présentaient forcément. Et bien, notre bonne Florence, à ces moments, n’avait aucun scrupule à venir me chercher pour me demander de servir le client à sa place. Trop lourd, trop dur, pour elle, bien-sûr ! Pour moi, il fallait bien que ça fasse.
Ma foi, sur ce point particulier, je ne récriminais pas. J’empoignais le brout et enfilais l’allée. Je lui en ai touché mot, une ou autre fois. Ca ne l’a pas inquiétée. Entre une sciatique douloureuse, un poignet handicapé et que sais-je encore, on ne pouvait décemment pas lui en demander tant ! Bon, d’accord.
La cerise sur le gâteau pour quelqu’un officiant dans les fleurs, quelqu’un amené tout au long de l’année à tripoter, remuer, renifler, s’imprégner, du végétal, quelqu’un du matin au soir destiné à travailler dans la plante, c’était son allergie. Et oui, une allergie !
Florence développait une allergie à certaines espèces végétales, et pas des raretés qu’on ne croise que de fortune, non, non, des variétés très ordinaires, communément présentes partout. Et comme ailleurs aussi chez nous. Que faire ?
On  ne pouvait pas lui demander de risquer de mourir étouffée par un œdème, par pure conscience professionnelle tout de même !  
Son allergie était bien réelle, je l’ai vérifié à l’occasion d’une Toussaint où elle avait déballé quelques chrysanthèmes. Le lendemain matin, elle avait les yeux bouffis, les mains gonflées. Ca n’était pas un prétexte, elle portait les stigmates de la souffrance bien en apparence. Imparable. Mais là encore, bien embêtant pour les collègues qui devaient assurer sans elle.
A aucun moment, elle n’a remis ses choix professionnels en question, pourtant. Je n’ai jamais compris pourquoi, étant à ce point invalidée, elle s’entêtait dans ce métier. Elle aurait très bien pu faire autre chose, même dans le magasin. Mais non, elle avait toujours fait ça et voulait continuer. Etonnant.
Je ne me privais pas de lui dire ma façon de penser. Et aussi de lui expliquer en quoi j’y étais autorisée, puisque ce qu’elle ne pouvait pas faire, pour les milles bonnes raisons qu’elle savait si bien m’exposer, il fallait bien que quelqu’un d’autre le fasse. Et ce quelqu’un, généralement, c’était moi. J’étais pour le coup en droit de lui demander quelques comptes.
Et bien, c’est là que la belle s’offusquait. En gros, j’aurais du faire à sa place, et m’en cacher, presque m’en excuser.
Puisqu’elle ne pouvait pas supporter de se voir en face, il fallait lui laisser l’illusion intacte de l’employée diligente. Elle devait être persuadée d’être vaillante et courageuse dans le travail. Et d’être suspectée de fainéantise la blessait, sans doute.
Elle tenait ferme à son personnage exemplaire de petite mémère méritante.
Je la bousculais sans jamais réussir à le lui faire lâcher. Il est trop tard maintenant pour que l’occasion m’en soit encore donnée. Mais je pense que j’y aurais gâché mes meilleurs nerfs sans être sûre de jamais y arriver. Un échec, un de plus, à avaler.












Le second acolyte se prénomme Frédéric. Beaucoup plus jeune, les vingt ans à peine dépassés. Il est arrivé l’année dernière.
D’entrée en contrat à durée indéterminé, quand chez nous il faut avoir longuement mérité avant de se voir consacré. Nous le regardions arriver avec tous les préjugés nourris à l’encontre du « pistonné ». Il ne démarrait pas avec un capital sympathie intact.
Pour commencer, le jour où il devait se présenter, il ne se présenta pas. Bien. J’enquêtais auprès de mon responsable pour savoir où ce garçon avait bien pu aller s’égarer. 
La semaine précédente, par une étouffante après-midi qui devait séquestrer nos clients chez eux puisque visiblement, ils n’étaient pas dans nos rayons déserts, le futur engagé s’était pourtant matérialisé devant moi.
Je rangeais quelques vêtements, histoire d’occuper mon temps, quand je perçois du coin de l’œil une silhouette près de moi. Tiens, un client, enfin ? Je me retourne, prête à assurer mon service au mieux.
Devant moi, un jeune homme poupin, blond, avec le regard noir sous des sourcils froncés. Un air trop sérieux pour un  si jeune visage.

-          Bonjour, je suis Frédéric, dit-il.

La voix annonce une belle maturité. A l’entendre sans le voir, on lui donnerait facilement plus de trente ans. Il se tient les bras ballants, et je note la mollesse de sa silhouette. Une chair féminine, des membres lourds, sans muscles, une impression de poids difficile à bouger. Rien de tonique dans ce corps avachi. L’attitude est fatiguée, sans goût ni envie.
Et pourtant, le visage serait plaisant, sans ces yeux qui glissent sans jamais se fixer dans les miens. Il parle, tourné vers moi, et il regarde mon épaule. Je n’aime pas ça. Ca donne l’impression que quelque chose cloche de ce côté-là. On vérifie, il n’y a rien pourtant. Alors, qu’est ce qu’il cherche  par là, si ce n’est à éviter de vous regarder en face, de vous laisser le regarder aussi ?
J’ai connu d’autres personnes qui faisaient la même chose. Elles m’ont toujours causé un malaise. Mais bon, les gens que l’on croise ne doivent pas nécessairement nous séduire, non plus. Alors, on remarque, et on laisse ça de côté.
Son annonce faite, il semble considérer que des choses importantes ont été ainsi établies. Il attend que je réagisse.
L’ennui, c’est que son prénom ne me dit rien de plus que ça. Qu’il s’appelle Frédéric ou Balthazar m’importe finalement assez peu. Ce que je veux savoir, c’est ce qui l’a amené jusqu’ici, quel est l’objet de sa visite. S’il y a moyen par lui d’espérer faire prospérer le chiffre d’affaire calamiteux d’un samedi caniculaire de début septembre. Le reste, peu me chaut.

-          Bonjour, réponds-je, toujours urbaine et civile.

Je mets une petite pointe interrogative dans mon salut. Je le considère,  j’attends la suite.
Imperturbable, il attend aussi, semblerait. Ca peut durer longtemps.
Le silence dans une conversation ne m’a jamais gênée. Je supporte facilement de laisser un blanc sans chercher à le remplir, quitte à dire n’importe quelle ânerie sans intérêt. Je suis connue pour ma sobriété d’expression. D’aucuns diront même mon côté ours. Les mal disant…
Pour l’occasion, la scène prenait étrange tournure. Ce petit jeune homme résistait bien. Je n’allais quand-même pas, avec plus du double de son âge, me laisser démonter. Je me taisais. Je le regardais.
Il parcourait de ses yeux noirs coulants et fuyants mon front, mon buste, limitant ses pérégrinations à la moitié haute de ma personne. Il évitait toujours soigneusement mes prunelles, zone sans doute interdite.

-          Ca ne vous dit rien ?

-          Ca devrait ?


Petit échange vif et nerveux. Ca me plaisait davantage. Je commençai à m’y amuser. Et puis, par cette après-midi désœuvrée, il ne me distrayait pas d’une tâche plus prenante.
J’avais du temps, il était là. Autant s’en divertir. Les clients ne nous dérangeaient pas. Nous étions bien tranquilles, debout dans l’allée centrale, large et vide.
Le garçon était assez statique. Tout son tonus avait migré dans sa seule voix, claire et plutôt forte. Il reportait son poids d’une jambe sur l’autre, imperceptiblement. La longue station debout ne devait pas lui être familière.
Il commençait à m’intriguer, avec tout ça. Un bon point pour lui, quoi qu’on en dise. Il captait l’attention des ses interlocuteurs. J’ai pu le vérifier par la suite.

-          Je viens travailler ici la semaine prochaine.

Beaucoup d’assurance et de gravité dans ses paroles. Frédéric au premier  abord respirait les certitudes et la confiance en soi. Si l’on faisait abstraction de son regard dans les coins, il aurait convaincu les plus sceptiques. Il y avait aussi cette opposition entre ce qu’il disait, le ton dont il le disait plutôt, et sa contenance, son allure.
Ce corps lourdaud démentait la dynamique chaleureuse de sa voix.
Tout en le détaillant sans vergogne, je collectai l’information. Nous étions en effectif réduit à ce moment là. Un prompt renfort était le bienvenu. Et là, il y avait deux bras et deux jambes, même si l’atonie musculaire de l’ensemble ne présageait pas d’une contribution des plus efficaces.
Je décidai de ne pas me laisser arrêter par les apparences. Durant toutes ces années, j’ai vu autant d’athlètes fainéants que de freluquets motivés, et inversement. La bonne nouvelle était que quelqu’un se présentait. Nous verrions par la suite ce que ça donnerait.
Notre petit nouveau savait donc où nous trouver. Son absence du premier jour n’était pas la résultante d’une désorientation géographique qui l’aurait mené vers d’autres contrées.
Mon responsable interrogé ne savait pas plus que moi ce qui pouvait bien lui être arrivé. Il me rappela dans la matinée, après avoir contacté le perdu de vue. Je reviendrai plus tard sur le personnage de mon petit patron. Il était nouveau dans sa fonction et ne voulait pas être pris en défaut. Ce petit raté d’organisation le contrariait un peu. Il était un tantinet agacé.

-          Frédéric va me rappeler pour me dire quand il pourra  commencer à travailler. Il doit d’abord trouver à se loger. Je te tiens au courant.

Il parlait vite, d’un débit saccadé. C’était assez coutumier chez ce petit nerveux. Je n’y prêtais pas attention. Mais j’étais quand même étonnée par le contenu de son message.

-          Trouver à se loger, tu dis ? Et il avertira quand il voudra bien commencer à travailler !  Dis-moi, c’est qui ce petit jeune homme ? C’est le fils du PDG ou quoi ?

Je n’ai pas souvent pratiqué la diplomatie dans mes relations avec mes supérieurs. Je sais me taire s’il le faut, mais les idées me viennent à l’esprit comme des fusées mal maîtrisées et les paroles ont déjà franchi mes lèvres quand j’essaie de les diriger.
Un peu spontanée, je l’ai toujours été. C’est dans ma nature, comme qui dirait…

-          Comment ?

Mon jeune chefaillon ne l’entendait pas de cette oreille. Je ne voulais pas envenimer les choses. Juste savoir quand je pourrai compter voir arriver l’annoncé. Je radoucis mes propos malvenus à la sensibilité exacerbée de mon dirigeant.

-          T’a-t-il dit combien de temps ça lui prendrait ?

Mon acte d’allégeance à son autorité avait eu l’heur de complaire à mon interlocuteur. Grand seigneur, il voulait bien ne pas revenir sur mon impertinence.

-          Oui, je sais, c’est un peu particulier, mais ça ira vite, je te préviendrai.

Trop aimable. Je pris congé, informai Florence des derniers développements, et me remis au travail, puisque c’est ce qu’il y avait de mieux à faire en ces circonstances.
Frédéric ne profita pas trop de la situation. Le jour même je crois bien, il était là. Il nous expliqua son cas, la difficulté de s’héberger, la drastique sélection des nombreux candidats aux appartements trop rares ou trop chers. Le coût de la vie, le peu de moyens d’un jeune en tout début de carrière, l’isolement d’un expatrié loin de son nid…
Je le laissai là, à l’oreille compatissante de ma toujours très maternelle Florence. A l’arrivée des courses, ce jour là, nous étions bien une personne supplémentaire en effectif, mais dans les faits, j’avais perdu ma collègue, trop mobilisée à l’écoute du nouvel arrivé pour pouvoir travailler. Je maugréai, ronchonnai et pestai.
Et compensai par une activité multipliée.
Les jours suivants, je me surpris à écouter notre nouvelle recrue avec plaisir. Le garçon avait une voix décidemment très agréable à l’oreille. Un timbre bien posé, une élocution claire et de bon débit. Il se laissait entendre, et aimait l’audience. Quand il était sûr d’avoir l’attention de la foule, ses yeux  devenaient même moins fuyants. Il n’arrivait quand même pas à fixer celui qui l’écoutait.
Vraiment, je trouvais ce regard glissant dommageable. J’essayais pourtant d’accrocher, de maintenir, de ne pas laisser courir ces pupilles trop mobiles. Rien à faire !
Il se laissait presque apprivoiser, je voyais entre ses cils un regard moins coulé, presque prêt à se laisser capturer. Et puis, pffuit ! Sans que je détermine où j’avais failli dans mon approche, il avait filé ! C’était terriblement frustrant…
Frédéric marchait à pas fatigués, rejetant nerveusement sur le côté une mèche trop longue sur son front, par un petit mouvement latéral de tête. Sa silhouette était lourde. Il n’était pas petit, mais le paraissait. Ses membres étaient trop courts pour son buste mal posé. Il se dandinait presque péniblement pour avancer.
Avec ça,  aucune force physique. Soulever le moindre sac l’épuisait. Quand nous recevions la livraison d’aliments du bétail par exemple, il lui fallait récupérer de son effort en une longue pause assise dans la salle de vie.
Là, il se remettait religieusement, perdu dans la fumée odorante de petites cigarettes qu’il se roulait.
C’était un adepte du bio-vivre. Il m’a fait partager des infusions de plantes aromatiques censées apporter sérénité, lucidité ou vitalité, selon les mélanges. J’y goûtais avec plaisir. Nous avions notre petit cérémonial. Nous partagions un peu solennellement ces décoctions parfumées. Il aura au moins eu le temps de m’initier aux vertus de ces breuvages exotiques…
Dans ses propos, Frédéric ne se montrait nullement méfiant ou renfermé. Il parlait de tout, de choses très personnelles parfois, sans retenue, et même je crois avec complaisance.
Il semblait souffrir de solitude. Son emploi à Saint-Vincent de Tyrosse l’éloignait de sa famille et de ses amis. Il était jeune encore et c’était sa première expérience de vie loin de chez lui, je crois. L’ennui le gagnait.
J’ai pu mesurer le vide de sa vie sociale quand je l’ai vu acoquiné avec un stagiaire des environs. Mikael de son prénom. Un grand adolescent brun et mou. Gentil mais bavard. Très bavard. Trop bavard.
Je crois qu’il n’a pas fait une quinzaine dans le magasin. Et ce temps a suffi pour nous le rendre insupportable. Ses discours nous lassaient si vite que nous nous le refilions à la première occasion. Un jeune mal écouté sûrement. Il aurait peut-être mérité meilleure oreille que la mienne. Mais le fait est qu’il ne s’en donnait pas grande chance. Je l’aimais bien quand-même, tel qu’il était, et je lui souhaite bonne continuation pour sa suite, mais loin de moi.
Frédéric, lui, par le grand vide autour de lui sidéré, s’en était accommodé.
Notre dernier vendeur était arrivé en début d’automne. L’hiver dans une petite bourgade rurale n’offre pas de multiples possibilités de sortie à un jeune homme, pas trop dégourdi qui plus est.
Parce-que notre Frédéric, malgré tout le respect que je lui dois, j’ai toujours pensé et dit que c’était un vrai manche patenté. Brouillon, maladroit, désordonné, il multipliait les initiatives foireuses et les tentatives invariablement vouées à l’échec.
Il collectionnait les emmerdements de toute sorte. Il avait toujours maille à partir avec une quelconque administration, un service fiscal, un bureau d’assurances. Il se noyait dans des démarches avortées promises à des complications incroyables. Toutes les difficultés prenaient pied dans ses affaires. Il cultivait l’os en tout genre, l’ennui, le petit truc qui bloque à chaque fois.
Il n’était pas avare de ses aléas. Il nous faisait volontiers partager ses déboires. Je comprenais mieux son allure générale. Un tel réceptacle à calamités ne pouvait pas mieux présenter !
Comment se tenir fier et droit quand le sort vous est à ce point contraire ! Ses lourdeurs lui venaient des pressions extérieures. Sa chair n’était pas molle de nature. Elle était fatiguée par la conjoncture.
Frédéric, en plus de sa malchance et de sa solitude, souffrait de son genou. Sur la pourtant courte période où nous nous sommes croisés au magasin, il a cumulé plusieurs semaines d’arrêt. A tel point qu’il fallait vraiment avoir le hasard de son côté pour le trouver présent à son poste.
Il nous avertissait de son indisponibilité, à un moment ou un autre de la journée qu’il avait déjà manquée.
Il devait juger inutile de se réveiller tôt le matin pour passer un coup de fil et nous prévenir à la première heure. Après tout, il ne manquait pas de bon sens. A quoi bon se priver d’une belle grasse matinée, puisque de toute façon son absence serait forcément remarquée, constatée, et par le fait même, avalisée. Et puis, nous commencions à devenir usagers de ses manquements. Nous nous étonnions seulement de le trouver là, de temps en temps.
J’ai pu lui dire au revoir le jour où j’ai été virée. Une chance. Je lui dois certaines connaissances informatiques qu’il a bien voulu me partager. Il n’était pas avare de sa science et j’en ai profité. Ca m’aurait embêtée de ne pas avoir pu l’en remercier.
Il était à la veille de partir pour un nouvel arrêt. A l’heure qu’il est, j’imagine qu’il n’est pas encore remis de ses ennuis, s’il l’est un jour jamais…












Je suppose que ma vision des ces deux collègues est entachée par ce que la suite m’a montré. Avant ça, je les regardais sûrement d’un œil plus amical.
Je ne cultive pourtant pas une rancune tenace à leur encontre. Je suis même persuadée qu’ils n’ont pas forcément cherché ce qui est arrivé. Ils y ont eu leur part, je le sais. Mais combien de choses se dessinent ainsi par nous sans que nous maîtrisions leur finalité ?
Nous sommes plus souvent utilisés que nous n’utilisons, sans doute. Et s’inscrire dans un schéma est inévitable dans une vie en société. Je garde ferme l’idée que les gens ne sont pas foncièrement mauvais.
Ils ne luttent pas par haute moralité contre des penchants naturellement présents. Ils se fatiguent seulement de les cultiver.  Et préfèrent garder leurs forces pour juste s’occuper de vivre au mieux leur quotidien souvent bien chargé.
Garder intacte une animosité pleine et acérée ne se fait pas sans peine.
Sous le coup de l’évènement, de la contrariété, de la blessure ou de la douleur, là, oui, la hargne s’anime et se nourrit, vive et puissante. La vague de fond la porte vite et loin, sans participation du visité.
La haine vous prend et vous dépasse, vous porte au-delà de la raison vers des contrées extrêmes. Elle balaie large sur son passage et emporte devant elle tout ce qui tempère, modère, et la freine.
Il lui faut du pointu, du mordant, du coupant. De l’exacerbé, du nerveux, du poussé à bout. A bas les courbes douces et les mollesses. La hargne demande du pur, du dur. Elle veut du sommet vigoureux, de l’élan fougueux. Elle ne peut pas supporter la fatigue, le relâchement.
C’en est épuisant, à la longue, évidemment.
Alors, passés  les premiers assauts à chaud, on laisse retomber le soufflé. Quelques aigreurs remontent crever à la surface d’une eau moins tumultueuse. S’étonnent de trouver les choses si calmées quand du fond d’où elles venaient elles ramènent le souvenir de sentiments encore à vif.
Et, le temps coulant emporte avec lui l’acidité d’une rancœur usée. Le tout s’apaise et se dilue dans une histoire mieux distancée.
Rares sont ceux qui s’accrochent à leur ressentiment, et le maintienne bien affûté. Quelques grands blessés arrimés à un passé impossible à digérer. Et d’autres pas particulièrement affligés, mais bien décidés à se complaire dans de petits malheurs pour mieux exister. Chacun fait à sa guise…
Je suis de ceux qui passent vite, même s’ils n’oublient pas comme ça. Je ne pardonne pas, je laisse en arrière ou de côté. L’envie de ne pas perdre la chance d’améliorer mon sort me tire en avant. Je ne veux pas m’engluer.
Je m’écarte de ce qui me blesse, et je referme doucement derrière moi les portes. Jamais de scandale. Inutile et dégradant. Je ne sais pas exulter dans les cris. Je m’y écorche les cordes vocales et les nerfs. Je ne discute que tant que je pense avoir quelque chose à changer. Si la décision est prise de prendre une nouvelle route, je ne sens pas le besoin de revisiter celle que j’ai quittée, avec ceux qui me l’ont partagée.
Je pratique l’introspection en solitaire. Ces pages en sont une manière. Commenter, expliquer, convaincre ceux qui m’ont quittée ou que j’ai quittés, je m’en fatigue avant même d’avoir essayé. Je préfère laisser complètement tomber.
Surtout, je n’en vois pas la finalité. C’est moi que je dois continuer de croiser. C’est mon bon jugement que je dois me gagner. Ca ne passe pas par celui des autres, même si leur éclairage ne m’est pas indifférent tout à fait. S’ils se sont éloignés de moi, c’est bien que je ne leur plaisais pas, ou plus. Alors, je n’ai pas envie d’aller me chercher une image dévalorisée. Et de me blesser aux regards inamicaux. Je préfère voiler ces miroirs peu flatteurs et me radoucir des contours plus confortables. Une lâcheté de plus, sûrement, mais tellement commode…
On ne refait pas son passé. Il ne faut pas vouloir s’y rouler et s’en relever tout pané de milles histoires mal décollées. Pour en retirer le bénéfice, l’expérience utile, il faut bien le rincer, et en ôter les troubles limons. Plus facile à dire qu’à faire. Mais bon, on peut tendre vers, à défaut d’y arriver.
Ma petite image elle, s’était laissée oublier. Figée dans la gangue épaisse des souvenirs perdus, elle aurait pu y rester momifiée à jamais. Comme le génie au fond de la bouteille, il a fallu que quelqu’un vienne ôter le bouchon pour la faire à nouveau respirer. Et lui donner l’occasion de doucement se défroisser au grand jour.












Vendredi seize mai deux-mille huit, première partie de matinée.
La journée entamée comme toutes les journées, quelques clients décidés à jardiner. Je suis à la caisse, j’encaisse.
Mon patron et son responsable se sont annoncés depuis quelques jours. Rien de spécial, pour ce que j’en sais, à débattre. Une visite « sur le terrain », pour ces gens un peu isolés dans leurs bureaux moquettés.
Je les vois arriver, paire mal assortie de pieds nickelés morcelés. Un grand, un plus petit. Deux silhouettes errant dans les allées.
Je suis occupée, ils me salueront après.
Ces deux là se sont bien trouvés. Deux jeunes ambitieux et un certain talent. Le grand est le bras droit du directeur. Haute taille, un peu voûté déjà. Rires d’hyène à tout bout de champ.
Il est décourageant à écouter, tant il bouscule les mots, à trop les presser. Il parle comme on court quand on est perdu, en désordre et sans cadence. Ce garçon, il est jeune encore, partage avec Frédéric ce fâcheux regard coulé. A y repenser, ils ont d’ailleurs la même forme de tête. Mais celui-ci sait maîtriser ses errances. Et il accroche bien par moments son vis-à-vis. J’ai peu eu à faire avec lui. Juste assez pour savoir que je n’aurais pas eu l’envie de le connaître davantage.
Le directeur lui-même, dans nos murs depuis plusieurs années quand-même, j’ai du échanger trois phrases avec lui. Nos magasins côtiers sont un peu éloignés de la base béarnaise. Et ces gens trop occupés pour s’en venir souvent promener de notre côté.
Tout ce que j’ai retenu de notre haut dirigeant, ce sont ses phrases nettes et ses idées limpides. Cet homme pense et parle clair. J’aimais beaucoup l’entendre, lors des réunions.
Il soliloquait souvent assis sur un coin de table, la tête penchée sur le côté, comme le moineau sur un coin de gouttière. Il en avait l’ossature légère et pointue. Sa petite formule fétiche me restera longtemps en tête, avec le demi-sourire qui va avec.
Parlant des vendeurs des magasins, il disait, haussant les sourcils en signe de soumission à la fatalité : « Ah, c’est sûr, ce ne sont pas tous des avions de chasse ! » Quelle justesse dans ce simple propos…
Pour le reste, je n’ai pas grand-chose de plus à en dire. Si ce n’est qu’un cintre devait mieux habiter ses pantalons que lui dedans. Mais là, c’est une petite méchanceté sans intérêt. Sauf à le faire changer de modiste.
Le second de mes deux visiteurs m’est plus familier. J’ai eu travaillé avec lui dans mon jeune temps. J’en garde le souvenir d’un bon élève, très sérieux, très décidé à bien apprendre, et vite. Il y arrivait d’ailleurs et n’a pas tardé à le montrer par un joli parcours professionnel.
Je lui souhaite juste de ne pas avoir oublié son goût pour les bandes dessinées.
Quand nous travaillions tous les deux dans le magasin de Bayonne, nous mangions sur place. Nous venions de trop loin pour nous retirer à la pause déjeuner. Nous nous installions dos à dos dans le bureau, pour ne pas nous gêner.
J’ai longtemps fait mon ordinaire de pain et de fromage. La seule variation dans le menu tenait dans le fruit. Orange l’hiver, pomme l’été. Je m’en suis toujours très bien portée.
Dans mon dos, mon jeune collègue extirpait de sa besace pansue force gamelles et gobelets. Il était impeccablement équipé. Tout y était. L’assiette faïencée, les couverts bien alignés de part et d’autre, et je crois bien me rappeler aussi d’une serviette fraîchement repassée.
La panoplie complète, que sa grand-mère je crois lui préparait chaque jour. A côté de mon fromage sec et de mon pain presque rassis, ses repas fleuraient bon la cuisine traditionnelle et variée. Et surtout, on y sentait l’affection d’une cuisinière bienveillante. Il mangeait derrière moi dans un silence religieux. De rares commentaires ne nous distrayaient pas de nos mastications appliquées.
L’ambiance était très paisible dans le bureau sombre. Quelques arbres élevés masquaient l’autoroute proche. Le bruit à cette heure là était aussi bien atténué. C’était très reposant. Une pause-déjeuner tout à fait profitable, dans le calme et le silence.
Nous lisions tous les deux, en mangeant. Et c’est de là que m’est resté cet attendrissement pour ce garçon si décidé à percer, et en même temps si attaché aux histoires dessinées pour les enfants.
Il feuilletait ses albums colorés lentement, la fourchette relevée. La concentration lui fronçait les sourcils. Il en était touchant. Et je pense sincèrement que c’est ce qui le sauve.
Mon ex petit patron n’est pas, et ne sera jamais taillé pour la réussite froide et efficace. Il a la pugnacité de ceux qui veulent arriver. Il en a je crois les capacités. Mais derrière ses lunettes, il cligne trop des yeux pour impressionner par une autorité qu’il voudrait s’approprier sans avoir l’envergure de la posséder.
Lors des réunions, ses tics de langage le trahissent. Il parle bien, agréablement, et dit des choses sensées. Mais ceux qui l’écoutent sont trop occupés à compter ses « donc » et ses « de toutes façons » pour bien l’entendre. Il est jeune encore, et saura sûrement se corriger.
Je l’ai retrouvé dernièrement quand il a pris ses nouvelles fonctions dans notre région. Depuis nos années à Bayonne, il a pris quelques kilos, perdu quelques cheveux. Un diabète précoce lui a bouffi les traits. Gageons que s’il retrouve le plaisir des bandes dessinées, ses humeurs trouveront à plus sainement se désengorger.












Je m’attendais à une visite de courtoisie, ce matin là.
Florence dûment mandée pour me remplacer me releva de mon poste. Il y avait un peu de monde. Je supposai que mes deux visiteurs comprendraient que notre entrevue ne pouvait pas trop durer, et je me préparai à les écouter.
Je n’avais pour ma part rien de particulier à leur dire, ça ne devait pas traîner.
Et ça ne traîna pas, en effet.
Nous avions à disposition une petite salle attenante au bureau. Une table ronde, quatre chaises sous une fenêtre haute. Il fallait d’ailleurs prendre garde de ne pas aller se heurter douloureusement le crâne contre l’arête traîtresse de ladite fenêtre entrouverte en se relevant.
Toujours cordiale avec mes supérieurs, je servis le café fraîchement passé. De ce côté-là, on pouvait compter sur Florence. Il y a eu bien des matins où elle n’a pas pu trouver une minute pour aller  faire le tour de ses tablettes pourtant bien nécessiteuses.
Pas un seul jour ne l’a vue manquer au rite sacré du café du matin. Je dois dire que j’appréciais, dans le même temps que je récriminais. Hypocrite que j’étais !
Nous n’étions pas encore tous installés que je compris qu’il y avait de « l’onde négative » dans l’air.  Et le café fumait encore dans les tasses à peine touchées que j’en eus très nette confirmation.
Je n’ai pas envie de me refaire ce film. Autant les premiers jours je revenais avec complaisance me vautrer dans le détail de chaque réplique, autant là j’ai synthétisé ce moment en quelques mots.
Je me croyais aimée, je ne l’étais plus. J’en voulais encore, et ils n’en voulaient déjà plus.
Ca ne tient  guère à plus que ça. Le saisissement m’a figée dans ce décalage entre ce que je croyais être pour eux, et ce qu’ils m’ont dit penser de moi. Je ne me suis pas reconnue dans leur analyse, je me suis un instant perdue.
C’est douloureux, cette distorsion imposée. On n’y est pas préparée, les articulations souffrent et l’esprit s’y égare.
Il m’est revenue la vision de ces femmes africaines auxquelles on ajoutait chaque année un collier supplémentaire autour du cou, à partir du moment où elles étaient pubères, je crois. Elles se retrouvaient avec une tête posée sur un cou disproportionné en longueur, tenue par l’armature des colliers superposés.
Si d’aventure elles trompaient leur compagnon, la tradition ancestrale voulait qu’elles soient chassées dans la forêt, après qu’on leur eût enlevé d’un seul coup tous leurs colliers. Leur tête subitement privée de tout maintien ballotait horriblement entre leurs épaules, elles hurlaient d’affolement autant que de douleur sans doute. Leur cou dévertébré ne leur servait plus à rien. Elles avaient perdu la seule structure qui les maintenait droite.
J’imagine qu’elles devaient mourir très vite, je ne me souviens pas de ce que le reportage disait là-dessus.
Evidemment, ma souffrance n’avait rien de comparable. Pourtant, je me suis sentie moi aussi un peu dévertébrée. On m’enlevait une reconnaissance qui me tenait debout jusque là. Et ce défaut soudain me laissait chancelante.
Je me suis demandée ensuite comment j’avais pu ne rien voir venir. J’ai tenté de repérer quelques signes annonciateurs que j’aurais pu négliger de considérer. Mais rien ne m’est venu.
Je me pensais pourtant assez clairvoyante, fine et subtile. Et bien, je me trompais ! Non seulement je suis tombée des nues quand j’ai entendu qu’on ne m’appréciait plus, mais j’ai même un moment pensé que je faisais une fausse interprétation du discours que j’entendais.
A la décharge de la partie adverse, je dois dire qu’ils se sont empressés de m’éclairer sans ménager leur peine.
Que l’on vous dise que vous ne plaisez plus, bon. Que voulez-vous y faire, ces choses là arrivent. Votre pouvoir de séduction diminue, vos performances s’émoussent sans doute, le désamour s’installe. C’est presque une fatalité. Le temps use et vous use aussi. Il faut savoir laisser la vedette à d’autres.
Mais là où vous en prenez un coup, c’est quand on vous pousse dehors avec autant de sollicitude, quand on vous propose de vous aider à disparaître de la circulation, quand on y met les moyens sans barguigner.
On ne me trouve plus au goût du jour, bien, c’est déjà une jolie déconvenue. J’accuse le coup et je me retire sans faire d’histoire. Vous ne me voulez plus, je m’en vais. C’est bien comme ça, non ? Je ne donne pas dans le mélodrame, je ne tente pas de raccrocher les morceaux, je ne suscite pas une scène pénible de séparation douloureuse.
Je m’en vais, que tout le monde se rassure, je m’en vais. Ca me laisse l’illusion que je suis un peu maîtresse de la situation, que c’est encore moi qui décide. C’est moi qui ai choisi, aurais-je pu penser… si on ne m’avait pas avec tant de presse et d’insistance polie poussée vers la sortie !
Là, non seulement on a l’indélicatesse de se féliciter ouvertement de mon départ spontané, quand on pourrait avoir la décence d’attendre que j’aie le dos tourné pour se réjouir, mais en plus on m’en rajoute une couche en me proposant un plan de licenciement censé rendre mon départ plus confortable. Bravo ! C’est le pompon !
On veut vous voir partir, et on le veut tellement que l’on est prêt à vous payer grassement pour le faire. Non, vraiment, faut-il à tout prix  s’acharner à faire de la peine aux gens qui partent sans rien demander ? Est-on obligé de leur faire autant sentir ce désir de se débarrasser d’eux ? C’en est très désobligeant, et je dois dire que j’en ai été effectivement très désobligée.
J’ai eu la présence d’esprit malgré mon ahurissement ce jour là de le faire remarquer à ce jeune indélicat de petit patron inexpérimenté. Je ne suis pas sûre qu’il en ait retiré toute la science des relations humaines qu’il aurait pu y récolter. Je le regrette pour lui, mais bon, je ne peux pas aller au-delà des limites de son entendement. Paix à son âme.
J’ai au moins eu la chance de ne pas avoir à supporter le désagrément d’un préavis de démission. Parce-que, évidemment, non contents de me dire que mon départ les arrangeait, ces bougres ont enfoncé le clou en m’autorisant à partir dans l’heure !
Si avec ça, on ne se sent pas définitivement indésirable, je ne sais pas ce qu’il y faut !
Je n’écarte pas la possibilité que les deux compères aient agi sous le coup de la surprise, qu’ils aient pensé faire au mieux pour me ménager, que mon « je m’en vais » les ait saisis peut-être autant que leur « on ne t’aime plus » m’a détruite.
Mais je sais bien que je me dis ça pour adoucir la blessure et tâcher d’endormir mon égo douloureusement hérissé.
Aujourd’hui, je suis moins à vif.
Ma petite image encore perdue alors est devenue belle et forte. Elle me montre autre chose qui me tourne les yeux ailleurs. Je regarde ces péripéties d’un œil rincé à eau claire. Et si je me souviens encore bien de mon désarroi d’alors, je n’en comprends déjà plus le mécanisme.
Et je n’ai aucune envie de retourner y voir de plus près.













A partir de là, j’ai quitté le chemin si bien tracé de la salariée modèle. Et j’étais encore sur le parking quand une si soudaine vacuité professionnelle m’a parue abyssale. Seuls les regards de mes anciens collègues et supérieurs me tenaient debout et m’empêchaient de succomber à un vertige soudain.
La fierté est chose puissante, quoi qu’on en pense par ailleurs. Elle vous bâtit vite fait une sacré belle armure. Je me serais tuée de flancher à ce moment. Dieu merci, je suis partie la tête haute, et le regard sec. Ca ne devait tromper personne, mais bon, les apparences étaient sauves.
Je partais comme j’avais travaillé, dignement et sans faire d’histoires. On ne pouvait quand même pas attendre que je le fasse gaiment et en dansant ! « En chantant », dit la chanson… Je me suis raccrochée à cette attitude, puisque c’est tout ce qui me restait !
Je n’avais qu’une envie : retrouver au plus vite les bras de mon bel amour et y rester lovée pour le restant de mes jours.
Je repris le chemin du sud vers Bayonne où je savais le trouver. Ce petit imprévu dans l’organisation de ma journée me parût fugitivement sympathique. Je goûtais tout simplement ma liberté nouvelle. Elle me parût finalement attirante, cette perspective de disposer d’une journée sans avoir à me tenir à un quelconque horaire.
C’était suffisamment rare dans mon emploi du temps pour me le faire apprécier à sa juste valeur. L’impression de laisser derrière moi une tranche de vie chronométrée m’allégeait notablement l’humeur. Je n’avais pas envie de penser plus loin pour le moment. Juste savourer une journée d’écolier fugueur et insouciant.
Mon motard m’attendait au pied de sa machine. Comme j’y avais aspiré depuis mon départ du magasin, je me serrai dans ses grands bras accueillants, et tout me parut dans l’instant moins important.
Nous sommes allés prendre un café sous l’ombrage d’une terrasse calme, et j’ai du faire un rapport assommant de « alors, je lui ai dit » et de « et lui, il m’a dit » pendant tout le restant de la matinée.
J’avais besoin de me refaire cette scène, de la tourner à mon avantage, sous l’œil complaisant et à l’oreille toute acquise de mon homme. Il connaissait tous les protagonistes et n’économisa pas les commentaires que j’avais envie d’entendre.
Je me libérai de la tension qui me nouait quand même le ventre. En voulant rassurer mon compagnon de route et de vie, je me rassurai moi-même. Il ne fallait pas s’en faire, nous nous en sortirions toujours. Je ferais autre chose et voilà tout ! C’était peut-être mieux comme ça, il fallait le voir comme une chance, et patati et patata…
Il abondait dans mon sens, il me soutenait vaillamment. J’avais bien fait, tout était parfait dans le meilleur des mondes. Si bien ravigotés, nous ne pouvions que fêter l’évènement autour d’une bonne table.
Il serait temps plus tard d’apprendre à vivre plus pauvres. Pour le moment, nous étions sur la même lancée, avec de mon côté un sacré temps libre devant moi.












Mon bel amour ne se contente pas de travailler sa petite semaine à trente-cinq heures. Pour améliorer notre ordinaire, nous nous chargeons de petits travaux de jardinage. Nous aimons tous les deux ces activités en extérieur et évidemment, nous ne crachons pas sur les petites rémunérations complémentaires qu’elles amènent.
L’avènement du chèque-emploi service a permis à bien des travailleurs de l’ombre de pouvoir œuvrer en meilleure légalité. Le célèbre et controversé « travaillez plus pour gagner plus » a fait des adeptes. Sans rendre le paresseux vaillant, il a quand même rendu le courageux plus entreprenant.
Finis les regards baissés et les épaules voûtées du « travailleur au noir ». Le « chèque-emploi-service » nous a remis dans la lumière et nous avançons maintenant tête haute et conscience éclaircie. Alléluia !
Je suis aussi spécialiste de l’économie et de la politique du travail en France qu’un cochon portugais. Aussi, je vais vite fait refermer cette parenthèse. Je prétendais seulement justifier de notre statut irréprochable…
Cette après-midi là, l’homme de ma vie avait prévu d’aller tondre sur Dax. Il faisait tellement beau, j’avais tellement besoin d’être avec lui, je l’y accompagnai. Et puis, je n’avais rien de mieux à faire ! Alors…
Gentiment repus et tout contentés de nous sentir toujours solidaires, nous sommes retournés dans les Landes quittées le matin même. Je l’ai dit, les trajets longuets ne nous arrêtaient pas. Nous rayonnions large, à grands frais évidemment, mais bon, notre horizon s’en enrichissait aussi, sans doute.
Les fières silhouettes sombres des pins maritimes tendaient haut leurs cimes pour mieux griffer l’azur tendu d’un ciel sans défaut. Le soleil déjà chaud mais pas encore écrasant me caressait la bande de nuque découverte sous le casque.
Je ne pensais plus à mon travail perdu. J’étais juste bien d’être là où j’étais. Et je voulais surtout ne pas raviver les inquiétudes que je sentais prêtes à me fondre dessus.
Nous étions arrivés sur chantier en tout début d’après-midi. Nous formions une sacrée équipée quand nous travaillions dans nos jardins.
La mise en scène fait partie du jeu et nous la soignions.
Je vous raconte le tableau.
Comme tout travailleur manuel, nous avons besoin de notre outillage. Nous sommes ma foi correctement équipés. Evidemment, nous ne saurions rivaliser avec une entreprise spécialisée, cela va sans dire, et se voit sans nécessité de commentaires supplémentaires. Mais bon, tels que nous sommes, nous assumons, nous assurons, et sans doute cela tient-il aux tarifs très attractifs que nous pratiquons, nous ne sommes jamais à court de petits travaux à réaliser.
Notre base est à Rivière, petit village fort sympathique de la périphérie de Dax. Remorque, tondeuses et autres accessoires indispensables à tout jardinier averti attendent sagement sous des abris de bois paysagers que nous venions les chercher.
Nous sommes depuis le temps très aguerris à la manœuvre. Marche arrière dans la cour devant le garage principal, nous bondissons de chaque côté de la voiture. Chacun sait quelle est sa partie dans la chorégraphie. Olivier, oui, il s’appelle Olivier, le bel amour de ma vie, c’est vrai que je ne l’avais pas encore dit, Olivier donc, ouvre grand les portes en bois un peu écaillées, saisit le timon de la remorque à sa portée présenté, et tire l’ensemble pour l’accrocher à la camionnette avancée.
Pendant ce temps, je contourne lestement le bâtiment, pour aller quérir les tondeuses nécessitées. Une fourche, un pic, deux corbeilles, un balai et autre pelles glissent déjà à grand fracas sur le plancher métallique. Nous ajustons le restant de l’équipement suivant le chantier programmé. Assez régulièrement, dans la précipitation, nous oublions une ou autre pièce maîtresse. Les voisins nous voient faire le tour du pâté de maisons pour revenir chercher les manquants. C’est l’occasion de saluer ceux que nous aurions pu ne pas voir au premier passage…
La remorque attelée et ainsi chargée ne passe pas inaperçue. L’échelle érigée en figure de proue retournée, les outils brinqueballés par une suspension malmenée, nous ruinons à notre passage le calme de ces quartiers paisibles. Mais bon, le travailleur doit bien s’en aller travailler, et le citoyen dans sa maison retiré le conçoit souvent bien, quand lui-même à pareille enseigne est abonné…
Ce vendredi, nous devions tondre autour d’une villa blanche posée en crête d’une pente assez prononcée. Le pays landais est connu pour être assez plat, mais on y trouve aussi de sacrés talus, par endroits. L’entretien de ces surfaces accidentées demande une certaine technique en plus d’un outillage adapté. Quand le propriétaire est un peu âgé, il préfère déléguer. Et quand la propriété est un peu exigüe, l’entrepreneur jardinier n’est pas trop intéressé. Beaucoup de temps à passer, pour peu d’argent à gagner. Pour des artisans en électrons libres dans notre genre, un excellent créneau.
Avec la même efficacité et presque la grâce d’un ballet parfaitement orchestré, nous déchargeons le matériel aussi rapidement que nous l’avons au préalable chargé. Le même ordre pour les mêmes gestes. Nous sommes dans le travail très synchronisés, mon bel amour et moi-même. Nos mouvements sont vifs et nous y mettons de l’allant. Ces activités nous plaisent, nous sommes attachés à bien faire ce que nous faisons, et nous apprécions de laisser derrière nous un jardin propre et net.
J’imagine que ces saines dispositions se sentent et que nos clients apprécient de voir des gens simplement contents de travailler.
Le jardinier est maintenant parfaitement mécanisé. Le chapeau de paille, le tablier vert, le sécateur et le panier passé au coude, c’est dépassé ! Il arrive que quelques travaux de taille et nettoyage requièrent un tel équipage, mais bien plus souvent, le jardinier œuvre dans un strident vrombissement de moteur lancé à pleins gaz.
Nous avons chacun nos machines de prédilection. Je tonds, il débroussaille, je souffle, il taille. Peu de place pour la conversation dans ces conditions. Juste une œillade ou une gentille bousculade quand nous nous croisons au détour d’un buisson. Le travail est toujours rondement mené. Nous dédaignons ces jardiniers dolents et fatigués appuyés sur les manches de leurs outils arrêtés. Loin de nous les pauses interminables en recul d’une haie pour vérifier la ligne de taille ou l’arrondi d’un massif. Non, nous, nous avançons, nous travaillons, et nous nous y amusons.
Il nous arrive même certains dimanches de préférer à toute sortie aller faire quelques travaux légers dans une villa désertée. Les jardins sont souvent beaux, nous y sommes bien.
On ne s’imagine pas facilement avant de l’avoir expérimenté, le plaisir simple et franc qu’il peut y avoir à pousser une vaillante tondeuse sur une belle étendue de gazon à couper. Je dis pousser pour l’image, puisque tout professionnel et la grande majorité des amateurs avec, ne pratiquent plus que la machine tractée, bien plus agréable à manier. Et tellement moins fatigante à utiliser, surtout sur certains faux plats sournois où pousser demanderait un effort assez conséquent !
J’utilise une belle petite tondeuse robuste et courageuse. Elle est loin d’être neuve, mais elle et moi nous travaillons en bonne entente. Quand l’herbe humide et trop haute lui tire un ronronnement pénible de fatigue et de découragement, je l’exhorte de mon mieux à ne pas baisser les bras. Je la soulage autant que je peux, je prends moins large, je tonds plus haut, je vérifie souvent le dégagement de l’embouchure du carter de lame. Elle me rend toujours bravement ma peine et repart de plus belle après quelques toussotements et crachats de dégorgement libérateurs. C’est bien simple, je suis persuadée de sentir une âme derrière cette mécanique. C’est sans doute une réminiscence atavique du paysan au travail derrière sa bête attelée à la charrue. Une équipe en marche, homme et machine unis dans le même combat.
Le bruit isole, on garde les yeux rivés sur la ligne de coupe, on marche sans effort au grand soleil. Ou empêtré sous un ciré si par hasard la pluie se met de la partie. Ce qui par force, arrive aussi. Ca à son charme, si on veut, mais bon, tant que faire se peut, c’est à éviter, si l’on tient à faire un travail de qualité. La tonte se pratique autant que possible par temps sec, et là, c’est tout du bonheur.
Vous arrivez, vous mettez en marche votre partenaire d’un bon coup de lanceur. Elle est brave, elle se met en route sans faire sa mijaurée. Après ça, il n’y a plus qu’à laisser aller. Certains jardins alambiqués autour de multiples massifs mal disséminés sont moins relaxants. Il faut manœuvrer souvent, dévier sa course, faire marche arrière. Il s’agit de passer au plus près des plantations sans bien-sûr en décapiter les bords. Un petit coup de main à prendre.
Nous revenons régulièrement dans les mêmes jardins. Nous les connaissons bien. Nous pourrions presque nous y lancer les yeux fermés… Mais nous évitons. Le circuit de tonte est établi après deux ou trois passages, de façon à ramener chaque vidage de bac au plus près de la remorque. L’apprentissage se fait très vite. Les paniers pleins pèsent juste assez pour qu’on s’attache vite à éviter de les porter. La tondeuse fait ça très bien toute seule, à partir du moment où le chantier est bien mené. En bonne fainéante, je consacre toujours quelques minutes de réflexion à calculer la meilleure façon d’œuvrer pour me fatiguer le moins possible.
Je garde ainsi tout le plaisir en m’épargnant la plus grande partie de la peine. Tracer des lignes bien droites, dessiner des bandes de gazon coupé net et régulier, rattraper toutes ces irrégularités d’une herbe indisciplinée qui s’entête à pousser anarchiquement en tiges disgracieuses, me donne la satisfaction immédiate de la vision de mon travail.  Sans oublier l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, la sensation voluptueuse de fouler un tapis épais, et j’en passe et des meilleures, qui me laissent toujours gratifiée au dernier coup d’œil jeté sur une pelouse que je viens de tondre.
On retrouverait, le grand air et le ciel ouvert en moins, un peu la même chose sur une moquette épaisse que l’on vient de passer à l’aspirateur. Les striures sur la laine finement peignée, la vague dessinée derrière la brosse… Comme quoi, le plaisir est parfois là où on ne l’attend pas !  C’est tout simple, pas bien difficile à réaliser, mais peut-être pas suffisamment exploité ! J’invite chacun à considérer ses petites corvées de fin de semaine comme une source de satisfaction facile et à la portée de tous.
Mais j’ai quand même besoin que pour certains cela reste un travail à faire faire à d’autres, et à moi en particulier, histoire de continuer à collecter quelques billets…











Olivier devait ce soir là rester dans les Landes où il a une maison. Mes bêtes m’appelaient dans mon Pays Basque. Nous étions rarement séparés, mais cette fois là, je ne voulais pas changer nos plans spécialement, même si je sentais que la soirée en solitaire ne serait pas fameuse. Revenus à notre base, contents d’avoir bien travaillé, nous nous sommes quittés sur des dernières paroles réconfortantes.
Je n’avais pas enclenché la vitesse pour démarrer que je sentis un premier sanglot nerveux me secouer. Tout l’après-midi, je n’avais pas eu besoin de contenir un malaise que je ne sentais pas. Toute à ma tâche et au plaisir du grand air, j’en avais laissé le reste de côté. Mais j’ai vite été rattrapée au tournant. Les larmes me coulaient sur les joues, je respirais par à coups désordonnés.
J’ai failli m’arrêter sur le côté tant je me sentais misérable. La vraie crise de nerfs. Mes émotions s’étaient laissées museler jusque là. Je ne les sentais pas si exacerbées. Je trouvais même que ça se passait très facilement, toute cette histoire, qu’il n’y avait vraiment pas de quoi en faire un plat. A partir du moment où je me suis autorisée à me laisser aller, quand je n’ai plus cherché à refouler ce que je sentais, et bien ma foi, je me suis laissée aller, carrément aller, et tomber, plonger, enfoncer.
Le trajet jusqu’à Hendaye fut une succession de séquences de pleurs et d’autres, un peu plus apaisées, où je tâchais de retrouver assez de souffle pour supporter la prochaine salve. Une vraie pauvre et misérable chose. Je me faisais peine, je compatissais, je souffrais pour moi-même de me voir si malheureuse. Je me suis plainte, sincèrement, mais je n’ai pas pu me consoler.
Je voulais juste essayer de retrouver assez de nerfs avant de me présenter à la ferme devant mes parents. Je rentrais à peu près à la même heure que les jours où je revenais du magasin. Je préférais remettre au lendemain l’annonce de ma nouvelle situation professionnelle. Je ne me sentais pas capable de le faire dans la foulée de ma  trop dure journée.
Je n’avais quand même pas l’intention de dissimuler ma triste et honteuse condition de « sans travail ». J’ai entendu parler de ces gens qui continuent de partir le matin comme s’ils allaient au bureau, et rentrent le soir comme d’habitude, histoire de ne pas avoir à dire à leur entourage qu’ils ont perdu leur emploi.
Je peux le comprendre. La honte ressentie est pénible à supporter. La culpabilité difficile à raisonner vous rend trop vulnérable au jugement des autres. La tentation est forte de masquer sa disgrâce, de continuer à donner le change et garder l’apparence du travailleur méritant et bien considéré.
Un emploi vous détermine, vous place. Vous êtes beaucoup ce que vous faites. Alors forcément, quand il se trouve que vous ne faites plus, le pas est vite franchi de se dire que vous n’êtes plus non plus.
Je n’ai pas eu l’idée de me raccrocher à ce rôle perdu. Je voulais juste une soirée de répit. Rentrer chez moi, m’ébouillanter sous la douche, et me cacher sous les draps. La honte d’avoir démérité. Et la peur d’avoir en plus à essuyer le jugement défavorable des miens, attachés aux valeurs du travail et adeptes fervents de l’emploi salarié, en plus abrité, quand le monde paysan est  trop souvent tributaire d’aléas climatiques et autres pour compter sur un revenu jamais assuré.
Telle que je vivais, paysanne et employée à revenus fixes, je représentais un petit modèle dans mon milieu. Il ne fallait pas compter ses heures, mais tous les avantages se cumulaient. Le plaisir de faire ce que l’on aime, la garantie de voir tomber à la fin du mois un petit salaire sans problème. 
Sans être spécialement frileuse et anxieuse, j’appréciais ce petit confort pépère. La situation me semblait parfaitement établie. Tant d’années, tout ce temps coulé sans heurt, avaient complètement endormi ma vigilance. J’étais persuadée d’être parfaitement bien installée dans ce système, et je ne voyais pas pourquoi les choses changeraient.
J’entendais évidemment autour de moi les gens parler de chômage, de difficultés financières. Je savais moi aussi qu’il fallait compter, tenir un budget. Mais très classiquement, je regardais autour de moi, et je ne me sentais pas concernée par les ennuis des autres. Il me semblait même que chacun avait sa part à assurer, et que ceux qui n’y arrivaient pas ne devaient pas se donner suffisamment de peine pour le faire. Moi, je travaillais, je travaillais beaucoup, et rien de tout ça ne m’arriverait jamais. J’en étais persuadée.
Je me trompais. Et puisque je savais comment j’avais moi-même regardé ceux dont le parcours capotait, je ne pouvais pas m’attendre à plus de mansuétude de la part des autres maintenant. Je n’en demandais pas, non plus. Je voulais juste retrouver un peu de paix, avant d’avoir à me justifier, à expliquer. Ce que je ne comprenais pas bien encore.
Je suis depuis longtemps adulte. Je ne devrais plus chercher à plaire à mes parents, depuis le temps. Mon jugement devrait primer sur le leur. Ils sont vieux, ma mère est malade, c’est à moi de les accompagner maintenant. Ca fait bien des années que j’ai lâché leur main pour faire ma route.
Et bien, ce soir là, j’étais avant tout peinée de les décevoir. Je redoutais de perdre leur estime. A croire que j’étais encore la petite fille qui n’avait pas eu la meilleure note à l’école. Le reste-t-on donc toujours ? Ou ai-je manqué une étape de mon évolution ? A bientôt cinquante ans, il serait temps que je considère les choses autrement ! J’y travaille, sans y parvenir encore.
J’arrivais dans la cour de la ferme et garais ma voiture comme d’habitude. Je passais toujours par l’étable avant d’entrer dans la cuisine familiale. La vue de mes bêtes me réconforte, et ce soir là, j’en avais un peu besoin.
Dans nos fermes traditionnelles, l’étable fait partie de la maison. Elle jouxte les pièces à vivre. C’est une communauté ainsi établie, avec ses avantages et ses inconvénients.
Dans les fermes modernes, le bétail est relégué dans de longs hangars métalliques. L’éleveur dispose d’instruments de surveillance sophistiqués lui permettant d’avoir l’œil depuis la maison d’habitation.
Beaucoup de barrières, du galvanisé, de la surface dure et lisse facilitent la maintenance et améliorent les conditions d’hygiène. Les bêtes évoluent dans des parcours rigoureux, se parquent mécaniquement et peu de fantaisie entre dans ces élevages voués à la performance.
Chez nous, c’est un peu différent. D’abord, l’échelle est toute autre. Mon cheptel bovin, ne compte jamais plus de la douzaine de têtes, mères et veaux confondus. L’étable est vieille, vétuste et sombre. Des râteliers de bois édentés, des auges en vieilles pierres mal jointes. La litière est de fougère épaisse. Mes vaches ne connaissent pas les caillebotis modernes durs sous leurs sabots. Elles s’affoleraient à être contenues dans les encagements sans âme. Mes vaches vivent à l’ancienne, elles prennent leurs aises comme le faisaient leurs ancêtres.
Je conserve cet équipement antédiluvien par économie d’abord, mais aussi par esprit de convivialité. En dehors du fait que je n’aie sûrement pas les moyens de me faire construire une étable moderne, j’apprécie de vivre si proche de mes bêtes. Sans sortir de chez moi, je suis avec elles. Je vis avec elles et à leur rythme. Elles s’éveillent à mon contact d’être si souvent sollicitées. Dès qu’elles me sentent, elles tournent leurs grosses têtes vers moi. Je caresse un flanc au passage, je lance un morceau de pain. Quelques mots dans notre langage convenu, elles me soufflent leur chaleur et j’aime à les sentir tranquilles.
Le tableau ne serait pas tout à fait complet si l’on ne parle pas de l’odeur. L’odeur animale, chaude, puissante et prenante de l’étable traditionnelle. L’effluve omniprésent de la bête. Tout le monde n’aime pas. Certains même ne supportent pas. Plus d’uns froncent le nez en se sentant imprégnés de fragrances si riches et pénétrantes. Le mélange fumier-ensilage, un peu acide et gras, attaque particulièrement vite certaines sensibilités peu accoutumées à être aussi rondement assaillies. D’autres disent aimer. Ils retrouvent des odeurs de leur enfance.
Le désagrément majeur est à mon avis la présence de la mouche, aux jours chauds. Une vraie plaie. Des nuées de mouches vrombissent dans notre étable durant tout l’été. Nous avons la joie de recevoir de nombreuses familles d’hirondelles. Il doit y avoir près d’une vingtaine de nids accrochés aux poutres vénérables. Les couvées de quatre ou cinq oisillons alignent une rangée de petits becs largement ouverts sur les bords tressés de terre et de foin mélangés.
Les adultes filent en tout sens et gobent force insectes pour assurer la pitance de leur progéniture. J’imagine qu’ils contribuent largement à la désinsectisation des locaux. Je me demande quand même comment il serait possible qu’il y ait encore plus de mouches, à voir les amas grouillants et toujours en mouvement. De véritables hordes guerrières lancées à l’assaut des bêtes à piquer.
Une fois par an pourtant, nous avons la visite d’un agent des services vétérinaires, tout vêtu de blanc tel un cosmonaute. Il officie de sa lance télescopique pour asperger les surfaces de produits censés nous débarrasser des parasites en tous genres.
Effectivement, le jour même, nous constatons un silence sidéral dans l’étable blanchie. Les vaches de retour du pré s’ahurissent de cette ambiance radicalement différente. Elles n’apprécient pas la nouveauté. La nuit se passe. Le lendemain, l’étable s’éveille au jour nouveau. Et déjà, dans les recoins, on entend quelques mouchettes voleter. Les premières, les plus aventureuses sans doute, suivies bien vite d’autres, à peine dérangées par la lueur diaphane du traitement qui s’écaille déjà, mal retenu par les poutres mitées.
A la fin de la semaine, l’étable a retrouvé sa couleur et ses mouches. Les hirondelles continuent leur chasse. Les vaches agitent plus que jamais leurs lourdes queues pour tenter de se débarrasser des importunes. Et la vie a repris son cours.
La modernité ne se concilie pas facilement avec la vieillerie. Elle fait table rase ou renonce. Chez nous, elle a renoncé. J’imagine qu’elle guète à la porte. Ce n’est pas moi qui vais la faire entrer.
Ca n’est pas faute pourtant de me désoler à regarder l’installation  précaire et même dangereuse. Les câbles électriques d’un autre temps serpentent le long des pannes vérolées. Le moindre court-circuit, et c’est le risque d’un incendie dévastateur. Ca grésille ici ou là, on pare au plus urgent à coups de réparations de fortune. Le moins regardant des artisans électriciens mandés chez nous se fige d’un saisissement professionnel qui ne trompe pas. Tout est à refaire, rien ne peut se rattraper en l’état. J’entends bien, j’approuve, et je me dis qu’il faudra bien y penser, ou y passer, un jour… Et ça en reste là. Honte à moi !
Ce soir de vendredi, je suis comme tous les jours donc, passée par l’étable pour rentrer dans la maison. Et la vue de mes bêtes a dénoué mes entrailles. Je me suis sentie mieux. La petite distribution rituelle d’aliment, quelques tapes bien senties sur les cuisses musculeuses, les mêmes gestes chaque soir. Des mâchonnements concentrés d’animal contenté. Les dos alignés à pelage colorés s’animent en lents mouvements ondulés. Tout va bien de ce côté. Je peux maintenant rentrer.
Une porte donne directement de l’étable dans la cuisine. Les chiens venus me faire fête jappent autour de moi. Avec eux aussi, nous avons un langage particulier, assez déconcertant à entendre d’après les réactions de ceux qui nous voient faire pour la première fois. Un échange très bariolé de mots souvent déformés.
Mes vaches parlent basque. Mes chiens eux, entendent le français. Ne me demandez pas pourquoi. C’est une question d’éducation ainsi établie. Le respect d’une tradition inter générationnelle. Et tous les habitants de la ferme s’y laissent prendre. Chaque animal a droit à son intonation attitrée, ses tournures de prédilection. Quand j’entends mon père par exemple soliloquer au milieu de la cour, sans voir à qui il s’adresse, je peux sans me tromper identifier son interlocuteur animal d’après le ton de ses paroles, sans même avoir besoin d’en connaître le sens. Une forme de reconnaissance du caractère de chaque bête nous les rend particulières. Et nos rapports à chacune d’elles en sont différents, forcément.
Certains sourires ou regards ahuris nous disent que c’est notre rapport à l’animal, qui est particulier, sans être loin de penser que, en fait, c’est plus précisément nous, qui le sommes, particuliers, dans le sens d’un peu dérangés. Mais amusants, au moins, et c’est déjà appréciable en soi.
Dans la cuisine, il n’y avait que mon frère, absorbé dans son feuilleton télévisé quotidien. Ce « Plus belle la vie » nationalement connu d’après les conversations de coins de rues.  Comme je rentrais souvent trop tard pour le regarder, je n’en avais que des échos. Mais je savais au moins qu’il devait être très prenant, d’après le regard noir que jetait mon frère sur tout arrivant qui le distrayait de sa télévision à ce moment là.
Mes parents étaient déjà couchés. Depuis quelque mois, une infirmière venait soigner ma mère tous les jours. Elle la couchait le soir. Après plusieurs années à m’en charger moi-même, j’appréciais à sa juste mesure d’être soulagée de ce qui devenait une corvée. L’amour filial, c’est bien joli, mais ça a ses limites. Et si je n’ai jamais rechigné à m’acquitter d’une tâche que j’avais acceptée au départ, j’en avais sûrement sous-estimé la portée, et je n’ai jamais eu de scrupule à dire que je me passais volontiers de tout devoir assumer seule.
J’aimais autant ne pas les voir ce soir là. Je l’ai dit, mon frère n’était pas friand de conversation à cette heure. Je n’avais pas besoin de faire de discours, ça m’allait très bien.  Je dois dire qu’en règle générale, j’en faisais déjà assez peu. Nous ne sommes pas très bavards en famille. Nos échanges se limitent à quelques informations et observations succinctes. Nous dissertons peu, et la tablée familiale est souvent silencieuse.
Les réunions dominicales sont l’occasion de revisiter l’actualité de la semaine sous l’éclairage complet de tous les membres du clan. Nous débattons alors plus librement. Mais, si le voisinage est souvent passé au crible, nous faisons assez peu dans le débat intime. Chacun garde ses affaires pour lui. Nous vivons côte à côte mais finalement assez peu au courant de ce qui se passe chez l’un ou l’autre.
Toutes les maisons sont regroupées autour du corps de ferme. Nous nous voyons tous les jours. Mais nos échanges restent superficiels. Et je trouve que c’est bien comme ça. Il ne me viendrait pas à l’esprit de confier mes doutes, mes inquiétudes, mes espoirs ou mes joies à mes frères. Je n’ai pas de sœur, mais je ne suis pas sûre que ça y change grand-chose. Nous faisons partie d’une famille, mais une grande réserve nous maintient à distance les uns des autres.
J’allais annoncer que je ne travaillais plus au magasin. On ne me verrait plus partir tous les matins. Pour le reste, je savais que mes frères ne me demanderaient rien, et je n’avais pas envie d’aller me confier à eux davantage. Seuls, mes parents seraient inquiétés, et je devrais les rassurer.
Je laissai ça pour plus tard. Un tour de piste pour vérifier le courrier, ajuster l’intendance pour le lendemain, et je rentrai chez moi.
J’habite moi aussi dans la ferme. Je me suis fait construire un petit nid en bout du grenier. Sans être séparée de ma famille et de mes bêtes, j’y ai ma petite indépendance. On peut m’appeler si besoin, je suis au plus près de l’étable, mais je me sens juste à la bonne distance pour me préserver une intimité. Depuis que je partage ma vie avec Olivier, j’apprécie de pouvoir refermer ma porte sur nous deux, et de laisser le reste dehors.
Les chiens me suivent chez moi. Ils ne se calment que quand j’ai enlevé mes chaussures, signe que je ne sors plus. Alors seulement ils se couchent et posent le museau sur leurs pattes allongées, tout en me suivant du regard et en remuant la queue à chaque fois que je m’adresse à eux. Toutes les bêtes rentrées et soignées, la ferme s’apprête à la nuit, je me prépare à la soirée.
Tous les soirs sont une petite fête avec Olivier. Nous dressons la table, nous préparons le dîner en bavardant. Nous sommes assez silencieux, quand nous travaillons ensemble. Pendant les trajets à moto, nous ne pouvons pas non plus parler. Alors, c’est le soir que nous nous commentons la journée. Nous parlons, nous rions. Nous ne sommes sérieux ni l’un ni l’autre. Tout ou presque est sujet à plaisanteries. Et nous partons souvent dans de petites saynètes délirantes. Le petit vin que nous buvons nous rend un peu gais, sans doute…
Ce vendredi soir retour d’infamie ne ressemblait pas à ça. Loin de là ! Quelle tristesse dans ce décor vide et silencieux ! Je n’avais envie de rien, pas faim, un peu froid. Les chiens ne m’égayaient pas. J’étais mal. J’étais seule, j’avais perdu mon travail. Je ne valais plus rien, je n’étais plus rien. Je ne savais pas ce que je ferai le lendemain. Moi qui jusque là bêlais du manque d’un moment pour moi, j’étais tétanisée de tout ce temps vide à occuper. J’étais perdue.
Je sentais bien que réfléchir dans ces conditions ne me mènerait à rien. Je me douchai sans dîner et me couchai dans le lit déserté.
Après un premier sommeil, je me réveillai sur le coup de minuit. Les yeux grands ouverts sur le noir, l’avenir me parût plus sombre que jamais. Je me sentais tomber, sans rien pour me rattraper.
Le travail perdu, c’était fait, de là, je passai à mon bel amour. Lui, ce grand gaillard lumineux, cet homme qui marchait à grandes enjambées décidées, qu’aurait-t-il à faire d’une chômeuse en rade ? Pourquoi resterait-il avec une épave à se traîner derrière ? J’étais persuadée de le perdre lui aussi très vite. Il resterait chez lui dans les Landes, et referait sa vie là-bas en m’oubliant ici.
Après ça, ma famille se détournerait de moi, je ne pourrais plus garder les bêtes puisque je ne pourrais plus payer les aliments pour les nourrir. Privée de mon salaire, la ferme n’était plus économiquement viable.
Si je n’avais pas été capable de garder un emploi, je ne voyais pas comment je serais plus capable de m’en trouver un autre. Je n’étais plus bonne à rien, personne ne voudrait de moi.
Je m’avisai aussi à ce moment que je n’avais plus de statut social. Je n’étais plus salariée. Je ne pourrais plus payer les cotisations agricoles. Je perdrais la fameuse « couverture sociale ». J’allais errer à nu, offerte sans défense à tous les aléas. A la moindre maladie, au premier accident, j’étais foutue. Je n’avais plus qu’à aller crever dans un coin.
Un bien triste tableau qui me vidait de l’intérieur. Je me sentais de verre creux. Prête à me briser en éclats au moindre choc. Je ne contenais plus rien, plus rien ne me tenait. Je ne pleurais pas, je ne gémissais même pas. Je respirai doucement, calmement. J’avais touché le fond. Je me rendormis désespérée.
Quelques heures plus tard, la petite aube me cueillit doucement, amicalement. Elle me prit dans sa chaleur comme je le faisais quand je ramassais un caneton perdu hors de la couvée. La ferme dormait encore, le jour pointait à peine. Je sentais la tiédeur du sommeil lovée au fond de mon lit. Et mon gros chagrin de la veille bercé dans ce bien-être retrouvé.
Mes visions de la nuit me firent presque sourire. Tout me paraissait plus clair, plus loin de mon centre nerveux. Les choses m’arrivaient, elles ne me tombaient plus dessus. J’avais quitté mon travail, j’avais décidé de le faire sans y être obligée. D’autres avaient plié aux mêmes incitations, et accepté d’être rétrogradés. J’avais refusé de le faire, je pensais avoir eu raison. Je retrouverai un travail, je n’étais pas à la rue. J’avais un toit sur la tête et de quoi garnir les assiettes.
Olivier m’avait approuvé. S’il devait me quitter là, c’est qu’il ne m’aimait pas comme on doit aimer. Cette péripétie ne nous séparerait pas si notre histoire était celle que je voulais. Et d’autres que celle là,  j’en avais déjà connues, j’y avais déjà renoncé. Et chaque fois, je m’étais relevée. Alors…
Non, au petit matin, la vie me paraissait bien plus souriante. J’allais faire autre chose, j’en étais capable et j’en avais l’occasion. Autant dire, la chance.
Je me levai ragaillardie, creusée d’un bel appétit. Il était trop tôt encore pour descendre à l’étable. Je me préparai un solide petit déjeuner. Je mangeai avec plaisir, et m’offris même le luxe de prendre tranquillement le thé sur le balcon, en regardant les lumières du port scintiller dans l’eau noire de la baie endormie.
Un bien bon moment, je m’en souviens bien.
La petite image revenue écarta alors le rideau de mes souvenirs perdus. Une longue silhouette encore floue émergea d’une brume grise. Un homme en marche. Un homme grand et très mince. Un bandeau sur le front, des lunettes rondes et épaisses. Il marche, des bottes militaires aux pieds, un long bâton à la main, il marche. Des mèches de cheveux lui tombent sur les épaules. Il porte un vieux sac à dos. Il marche à grands pas et me fais un signe du bras.












L’heure était venue de m’occuper des bêtes. Presque étonnée de me sentir si sereine après le pénible tumulte de la veille au soir, je descendis à l’étable. En passant dans le grenier, je poussai les tas de foin préparés à l’avance. Notre installation, aussi antique soit-elle, est plutôt bien pensée. Le grenier sert comme il se doit à stocker le fourrage, entre autres. Les vaches sont dessous. De petites ouvertures rectangulaires aménagées le long du mur donnent directement sur les râteliers penchés devant les bêtes, à l’étage inférieur. Pour garnir toutes ces mangeoires, il suffit de passer le foin ou l’herbe dans ces trappes. Tout à fait pratique, quand on voit la manutention mécanique nécessaire dans les élevages où l’agriculteur traverse la cour pour piquer une balle de foin dans un hangar distant d’autant, avant de le hisser à la fourche dans les grilles prévues à cet effet.
Ce samedi matin, comme tous les matins, je descendais à l’étable, vers les six heures passées. Là encore, quelques mois auparavant, je devais démarrer bien plus tôt. Notre ferme était la dernière à pourvoir le lait cru en vente directe au porte à porte. Ca demandait une traite au tout petit matin, puis la mise en bouteilles du lait collecté, avant d’aller jusqu’à la ville toute proche distribuer les dites bouteilles à une clientèle de plus en plus rare.
Quelques vieilles femmes s’entêtaient à vouloir consommer du lait cru. Elles déposaient chaque jour leur bouteille vide devant la porte, et je l’échangeais chaque matin pour une pleine, encore tiède du liquide fraîchement trait. Le lait de mes vaches ne subissait aucun traitement conservatoire. Il fallait le faire bouillir avant de le consommer. Comme au bon vieux temps.
Pas si lointain que ça, ce temps où de chaque ferme hendayaise, pas loin d’une dizaine, partait une petite équipée de distributeurs laitiers. Une coquette fourgonnette pour les plus modernes, une mobylette tirant une modeste carriole pour le voisin.  Une femme déjà plus toute jeune venait même depuis Biriatou, juchée sur un vélo déséquilibré par deux paniers remplis de bouteilles qui s’entrechoquaient à chaque coup de pédale. Quand on connaît la topographie montagneuse du coin, on admire…
De notre côté, ma mère arrivée en France en mille-neuf-cent-trente-six, poussée hors d’Espagne par la guerre civile, cheminait dès son adolescence auprès d’un âne bâté de quatre bidons emplis de lait frais. A chaque porte, une femme attendait, casserole en main. Chaque paysanne, c’étaient le plus souvent les femmes qui se chargeaient de cette corvée quotidienne, avait sa clientèle et son circuit. Elles se croisaient souvent et se saluaient en bonnes concurrentes mais néanmoins amies. C’était à peu près leur seule occasion de relations sociales, et ma foi, elles ne s’en privaient pas.
Ma mère tombée malade, je perpétuais la tradition familiale. J’avais à ma disposition les derniers temps une petite Clio rouge, et je sillonnais nerveusement les rues désertes de fin de nuit. J’étais la dernière, les autres avaient capitulé, faute de combattants. Sur Hendaye, il y a moins de fermes que d’églises maintenant. Et les vaches rescapées sont toutes cousines.
Les conditions de traitement de ce produit on ne peut plus frais ne correspondaient depuis longtemps plus aux normes en vigueur dans le monde moderne laitier. Je le savais, quelques courriers officiels m’en avaient alertée. J’ai même eu la visite d’un ou autre contrôleur des services vétérinaires.
Très aimablement, le premier ahurissement passé de se croire transportés cinquante ans en arrière, ils m’ont bien avisée que mon activité devait cesser. Ou alors que je devais réaliser deux ou trois travaux de remise à niveau. Pas grand-chose, l’affaire de quelques dizaines de milliers d’euros. Une salle de traite, un tank à lait conventionné, une salle de conditionnement appropriée, un véhicule réfrigéré… Ils m’ont mis dans les mains une liasse de papiers répertoriant tout ce qui me manquait pour faire de ma petite ferme sympathique un véritable laboratoire.
A les entendre, j’étais un vrai danger public, et si je ne voulais pas avoir sur la conscience la mort par empoisonnement de la demi-douzaine de vieilles que je desservais, il me faillait arrêter. Consommer moi même une telle collection de bactéries et autres dangereuses substances était la preuve de mon peu d’attachement à la vie.
En résumé, moi et mes vaches, nous n’avions pas notre place dans l’agriculture d’aujourd’hui. Le mieux était d’envoyer toutes ces tristes bêtes à l’abattoir, et de me prendre un peu de bon temps pour aller me promener, au lieu de passer mes journées à travailler.
J’ai bien entendu, mais je n’ai pas écouté. Au début.
Quand les visiteurs sont devenus plus précis, quand ils ont commencé à me souligner quelques chiffres sur les papiers qu’ils s’entêtaient à me mettre dans les mains, quand le mot « amendes » est venu fleurir deux trois fois dans nos conversations, j’ai compris que mon maigre bénéfice ne valait pas la peine de s’obstiner contre eux.  Avant de me ruiner tout à fait à payer le prix d’une sanction de plus en plus souvent annoncée, j’ai préféré arrêter.
J’ai averti mes vieilles clientes que le temps du lait cru avait cessé. Et je leur ai souhaité une jolie fin de vie, à  chercher la crème disparue du lait ensaché dans des berlingots plastiques. Je connaissais les dosettes de produits ménagers ainsi présentées. Le lait, moi, je continue de le boire tel que la vache me le donne. Jusqu’ici, on ne m’a pas dit que c’était interdit…
En attendant, mes vaches sont toujours là. Et elles continuent de faire du lait. Peu, d’accord, mais bon, du lait quand même. Alors, j’ai changé l’orientation de ma production.
Puisque le temps du lait cru en bouteilles est révolu, je me suis tournée vers le petit veau sous la mère élevé.  C’est un autre métier, bien moins contraignant, et à mon avis plus gratifiant. La tradition familiale m’avait tenue dans la filière de la vente de lait jusque là. Je n’avais pas spécialement réfléchi à d’autres possibilités de production. L’occasion a fait le larron. Et je m’en suis ma foi trouvée bien mieux. 
Une vache en bonne santé et d’humeur égale fait un veau chaque année. Elle produit le lait pour nourrir ce veau nouveau-né. Suivant sa race, elle aura de quoi élever un autre petit à côté.  La chose paraît simple et bien entendue. Quand tout se passe bien, d’ailleurs, elle l’est. Le veau naît, au bout de quelques heures il se dresse sur ses pattes écartées, et se dirige en droite ligne vers le pis de sa mère tout gonflé de bon lait à téter. Quelques mois passent, la bête grandit, on la vend. On peut présenter à la mère privée de son petit un autre veau à nourrir.
Si elle est accommodante, bien disposée, elle va l’accepter et lui donner son lait. Le veau nouvel arrivé doit de son côté se montrer un peu entreprenant et ne pas se laisser décourager par quelques coups de sabots destinés à lui apprendre la discipline. Quand les choses se passent au mieux, ces deux là finissent par s’entendre, et la vache bonne laitière élèvera deux veaux dans l’année. Ensuite, il faudra la laisser reposer et se reconstituer pour donner naissance à celui qu’elle a dans le ventre pour la prochaine saison.
Dans le quotidien, les choses sont parfois plus compliquées. Certaines bêtes n’acceptent que leur petit, et parfois, même celui là, elles ne le veulent pas trop. Se laisser téter paraît chose naturelle quand on est une vache à lait. Il faudra aller l’expliquer à certaines qui envoient vite et loin le sabot dès qu’on approche de leurs mamelles pourtant gonflées. Le pis d’une vache est stratégiquement placé. Bien à la portée d’un petit veau à la tête dressée. Mais bien gardé aussi sous le ventre entre quatre pattes solidement bottées.
Un coup de sabot de vache, même nonchalamment envoyé, est toujours difficile à encaisser. Quand on est là, péniblement courbé, à essayer de guider le jeune veau maladroit vers le trayon convoité, le front appuyé contre la cuisse de la bête inquiète d’être assaillie contre son gré, il est bien désagréable de se faire envoyer valser dans le fumier par un coup vite et mal arrivé.
Très mauvais dans ces cas de s’énerver, de prendre un bâton et de frapper. Inutile et tout à fait improductif. La bête apeurée ne va sûrement pas se montrer plus conciliante, bien au contraire ! Et le prochain coup sera plus appuyé que le premier. Le petit veau ne comprendra pas cette hostilité ambiante et refusera de se laisser apprivoiser. Et chaque tentative recommencée dans cet esprit guerrier sera avortée.
J’ai appris la patience au contact de mes vaches. La patience et la ténacité. Pour le moment, je suis toujours arrivée à ce que je voulais par la douceur. La force contre une bête de plusieurs centaines de kilos, je n’y crois pas. Alors, autant que je le peux, je rassure, je calme, et je reviens à la charge.
Et quand, au bout de parfois plusieurs heures, quand ce ne sont pas plusieurs jours, le veau vient doucement du bout d’une langue câline happer le trayon, quand la vache le laisse faire sans trop bouger, alors, je sais que j’ai bien fait. Et je sens beaucoup moins les reins me tirailler et les bleus des coups me lancer. Un grand moment de satisfaction…
Depuis que je ne vais plus livrer le lait le matin, je me lève donc plus tard. Les bêtes connaissent l’heure et n’aiment pas les rythmes irréguliers. Je nourris toujours aux mêmes moments. Tous les jours se ressemblent et les caprices du calendrier ne perturbent pas nos journées.
Les changements de saisons modifient seuls les usages. La sortie pour aller aux champs aux beaux jours, l’hivernage qui garde tout le monde à l’intérieur, le fourrage différent, les cycles de lumière, les écarts de température. Tout lie l’homme, la bête et la nature dans une harmonie lente et profonde. Le temps coule, il ne se scande pas en séquences artificielles.
J’aime cette ambiance et ce climat. J’y retrouve un bien-être menacé ailleurs. J’espère en garder quelque chose, même si la vie m’en éloigne.











Je reviens à mon samedi. Je suis descendue, les chiens sur mes talons. Mes pas sur les planches et le foin tombé dans les râteliers donnent le signal du lever dans l’étable. Les vaches se relèvent plus ou moins vite selon leur âge et leur agilité. Elles secouent leur chaîne, creusent le dos, s’étirent en se battant les flancs de leur queue. J’allume la lumière. La faible ampoule éclaire mal. Les remugles riches de la nuit investissent l’espace.
Tous les matins, je fais les mêmes gestes dans le même ordre. Ce jour là aussi, j’ai poussé le lourd vantail en bois de la porte, j’ai fait quelques pas dans la cour pour regarder le ciel. Le soleil incendiait déjà la pinède du haut de la colline, quelques stries laiteuses s’allongeaient  languides dans le ciel pur.
Derrière moi, les deux chèvres naines s’approchaient de la sortie. Olivier nous les avait ramenées des Landes. Les premiers mois, elles nous avaient donné du fil à retordre. Nous avions voulu les parquer dans un champ en contrebas et leur avions même construit un bel abri. Evidemment, les parages ne leur plurent pas à leur arrivée. Aucune clôture ne réussit à les contenir. Elles trouvaient toujours un moyen de s’échapper. Heureusement elles n’allaient pas bien loin. La compagnie des moutons proches leur plaisait, et elles restaient auprès d’eux. Nous les rentrions à l’étable pour la nuit, et les libérions le matin. Elles acceptaient avec des airs de grandes princesses offensées ce compromis entre leur liberté et notre volonté.
Les chèvres sorties, caressées au passage, je revins dans l’étable sombre. Ma petite combinaison raidie de crasse m’attendait suspendue à son clou. Je l’endossais en hélant mes bêtes les unes après les autres.
Les vaches sont parquées à une place bien définie. Il peut y avoir des modifications, suivant les vêlages, les départs ou les arrivées. Là encore, j’évite de trop souvent changer pour ne pas perturber.
Comme je l’ai expliqué, j’essaie de faire téter tous les veaux. Je m’épargne ainsi la contrainte de la traite, deux fois par jour. Il me reste encore une vache à « éduquer ». Elle doit vêler en fin d’été et en mai dernier, je l’avais déjà tarie, c’est-à-dire que je ne la trayais plus. Le travail consistait donc uniquement à nourrir les bêtes avant de les sortir pour la journée. Une distribution bien orchestrée, l’affaire d’une demi-heure à peine. L’occasion de vérifier l’appétit de chacune, signe de bonne santé.
J’élève aussi deux cochons et quelques poules. Un petit tour de la basse-cour pendant que les vaches nettoient consciencieusement leurs mangeoires, et c’est le moment de la sortie de ces demoiselles. Je délie les chaînes, elles quittent l’étable, sans se presser, cherchant au passage ici ou là s’il n’y a rien de meilleur à brouter. Elles vont paître à côté, je referme derrière elles la longue grille sur un claquement de loquet.
Ce matin là comme souvent, je ne croisai personne dans la cour de la ferme. Après la sortie des vaches seulement, un peu de mouvement se manifesta chez les humains. Les uns et les autres s’en allaient vaquer à leurs activités. Les jours de semaine, il arrivait que quelques coups de klaxons impatients tentent de presser l’allure trop désinvolte des vaches arrêtées au milieu du passage. Elles consentaient à avancer mollement, toujours dignes et presque hautaines.
Ma belle sérénité de fin de nuit s’effritait à la perspective des rencontres que je ne manquerais pas de faire très vite. En principe, je travaillais le samedi. Je partais juste après avoir sorti mes bêtes. On me demanderait forcément ce que je faisais ce jour là. Je ne pourrais que répondre que je travaillais plus. Et il faudrait bien un petit minimum d’explication. Que je n’avais toujours pas envie de donner. Bah, la première annonce serait la plus difficile à sortir, les autres couleraient après. Un sale malaise me tenait. Je me sentais désœuvrée, sans l’envie de faire quoi que ce soit, quand d’ordinaire j’étais toujours très affairée.
Quand je revins dans l’étable, mon frère sortait de la cuisine. Il me marmonna :

-          Il y a des messages pour toi.

Et me tourna le dos sans plus amples commentaires.
Une petite crispation me tordit le ventre. Des messages ? Mon patron peut-être ? Stupidement,  j’espérais qu’on reviendrait me chercher. Que la scène de la veille pourrait s’effacer et que je pourrais continuer comme si de rien n’était. Bien-sûr…
La brutalité dans mon changement de situation me laissait penser que ce changement ne prenait pas place dans la réalité. J’imagine le même ahurissement quand on se réveille avec un membre amputé. Le refus, le déni. Mais bon, on peut bien ne pas vouloir voir, un temps, mais on ne peut quand même pas continuer de vivre les yeux fermés !
Cette petite lâcheté écartée, je passais dans la cuisine. Intriguée mais déjà résignée à ne pas être « repêchée », j’écoutai.
Nous n’avions qu’un seul téléphone dans la ferme. Je n’ai fait que tout dernièrement l’acquisition d’un portable, pour pouvoir être jointe quand je travaille dans les jardins. Le répondeur était encore tout récent en mai. C’est mon frère qui le réclamait, persuadé sans doute qu’il manquait de nombreux appels.
Le standard était jusque là assuré par mon père, seul présent valide toute la journée dans la maison. Il vient de fêter ses quatre-vingts printemps. Son oreille n’est plus ce qu’elle était. Il tient quand même à recueillir les messages, quitte à ne pas trop les comprendre, sans trop se formaliser de ne pas pouvoir correctement les transmettre.
Au mieux, on apprend que quelqu’un a appelé, à la limite on peut arriver à savoir qui il demandait. Pour le reste, ça devient vite très aléatoire. J’ai souvent suggéré à mon père de se contenter de dire à son interlocuteur de rappeler à un moment où il trouverait là le concerné. Sans succès. Mon vénérable géniteur se sent encore tout à fait capable de faire un brin de conversation. Il aime d’ailleurs bavarder à bâtons rompus et se plait à faire durer l’échange, peut-être plus que ne le souhaiterait le malheureux pris au piège à l’autre bout du fil et trop civil pour couper court sans autre forme de procès.
Pour moi, ces « messages manqués » ne me perturbaient pas. Les gens ont toujours réussi à me joindre, ici ou là. Nous sommes les uns et les autres suffisamment localisés pour pouvoir être trouvés. La Côte Basque n’est pas la jungle africaine. Quand on cherche quelqu’un, on y arrive, généralement.
Mon frère, lui, est plus inquiet. Il craint que quelqu’un puisse avoir ponctuellement l’idée de lui parler, et renoncer parce qu’il n’aurait pas réussi à le contacter à ce moment fugace et précis. Le message espéré et attendu serait ainsi irrémédiablement perdu dans les limbes d’un espace-temps décalé.
Dès qu’il rentre après s’être même brièvement absenté, mon frère compose immédiatement le fameux trente-et-un trente-et-un. Il écoute religieusement la « voix ». Son regard se perd dans le vague d’un espoir vite déçu le plus souvent. Si un numéro d’appel inconnu lui est indiqué, il interroge immédiatement la cantonade pour tenter d’identifier l’appelant. Invariablement, le numéro ne nous dit rien, nous lui conseillons de le rappeler s’il tient à ce point à connaître son « propriétaire ». Et tout aussi invariablement, inhibé par un quelconque processus psychologique compliqué, il renonce, après avoir tant espéré.
C’est un sujet de plaisanterie familiale. Nous voyons bien qu’il attend un appel, qu’il le souhaite et le désire ardemment. Mais nous ignorons la provenance et le contenu éventuel de ce message si assidûment recherché. Chacun ses affaires…
Les messages avaient déjà été écoutés, évidemment. Je les recueillais de seconde main. Le petit boîtier sombre me parla. J’ai eu une jolie émotion en reconnaissant la voix de mes tout juste anciens collègues. Les uns après les autres, ils me demandaient si tout allait bien et m’assuraient de leur amitié. C’était vraiment gentil à eux.
Ca me faisait du bien d’entendre ces gens me dire qu’ils pensaient à moi. Ils atténuaient l’impression de rejet que je ne pouvais pas encore avaler sans mal. J’étais trop émue pour leur parler tout de suite. Je ne voulais pas les embarrasser d’une émotion difficile à contenir. Mais leurs appels me faisaient réellement beaucoup de bien. Et j’allais les rappeler, plus tard dans la journée, pour le leur dire.
Mon frère était revenu dans les parages. Il avait écouté les messages et était donc au courant de ce qui m’arrivait. D’un côté, ça m’évitait d’avoir à le lui annoncer.
La veille au soir, il savait à quoi s’en tenir, puisque mes collègues avaient appelé dans l’après-midi. Il avait sûrement interrogé le répondeur dès son retour du garage où il travaillait.
Ce garçon était tout de même délicat. Il avait compris qu’il me fallait du temps, et me l’avait préservé. Ou alors, il était tellement pris dans son feuilleton qu’il aurait pu apprendre que je vivais mes derniers instants sans s’en alarmer… Mieux vaut ne pas trop gratter, parfois ! J’en resterai à la version qui me plaît le mieux, comme ça.











L’avantage de la vie en communauté comme nous la pratiquions est qu’il n’est pas besoin de multiplier les effets d’annonce. L’information se propage instantanément selon un réseau bien établi et parfaitement performant. D’un frère à l’autre, d’une belle-sœur à la nièce, tout le monde sait dans un ordre de préséance bien organisé.
Ca me soulageait. Le travail était fait. Il ne leur manquait que ma réaction à connaître. J’allais tâcher de faire bonne figure pour éviter qu’ils s’en inquiètent. Ils seraient là s’il le fallait, je le savais et ça me suffisait.
Mon image dans la famille est depuis longtemps établie. Je suis celle qui assure, sans faire d’histoires. Je ne me raconte pas, et on ne me demande rien. Ca ne signifie pas que l’on ne s’intéresse pas à moi. Je n’ai jamais eu le sentiment d’être au service d’une famille indifférente à ma petite personne. Je fais parce que je veux bien faire. Je sais que si besoin, je trouverai de l’aide auprès des miens, de la même façon que si l’occasion s’en présente, je leur offrirai la mienne.
Mais les rôles sont tôt posés dans une communauté, et solidement arrimés à un ensemble de relations figées dans le scénario admis. Je suis celle qui mène, je n’ai besoin de rien ni de personne, je ne demande rien. Je ne pourrais pas changer la partition sans bouleverser un ordre de choses qui satisfait l’ensemble, et moi avec.
L’équilibre est assuré et ne doit pas être menacé intempestivement. C’est la préservation de cette harmonie qui m’importait. Et le souci de ne pas perturber un ordre confortable pour tout le monde.
J’avais aussi en tête évidemment mon devenir particulier. J’étais quand même la première concernée par ce qui m’arrivait. Mais ma préoccupation allait d’abord vers la conservation de cette image qui me plaisait, à laquelle je tenais. D’avoir été dévalorisée par mes employeurs écornait mon personnage, sérieusement.
Je l’ai déjà dit plus haut, un travail salarié est chose précieuse chez nous. J’imagine qu’ailleurs aussi sans doute. La fonction, le métier, le rôle actif joué dans la société me structuraient en grande partie. La perte ne se limitait  pas à celle d’un revenu, même si cet aspect ne pouvait pas se négliger, elle était plus largement diffuse et touchait plus loin la personne bâtie dans son milieu de vie.
Je ne voyais pas plus loin que cette perte. Je n’étais pas capable d’envisager le reste, si je me laissais aller à y penser.
Décidée à me raccrocher à ce que je pouvais, je me lançais dans l’activité. J’ai toujours apprécié les vertus thérapeutiques du travail. Le corps et l’esprit concentrés à la tâche donnent moins prise aux tracas. Une journée bien remplie, des muscles suffisamment sollicités, une saine fatigue me garantissent toujours un repos sans tourments. Je l’ai souvent pratiqué avec succès, à des époques où la vie me bousculait un peu.
Je crois avoir su séparer les choses sur lesquelles je pouvais agir de celles que je devais subir. J’ai toujours essayé de ne pas me fatiguer à lutter inutilement contre les secondes, histoire de préserver intacte l’énergie de mieux conduire les premières. Mais tout ne se choisit pas.
On dirige difficilement ses pensées parfois. Elles vous assaillent et vous écrasent. Se débattre ne sert à rien. J’ai juste la prétention d’avoir appris à les écarter suffisamment pour ne pas les laisser me prendre complètement le dessus. Du moins, je l’ai fait jusqu’ici. Je sais bien que rien ne me dit que je saurai encore le faire plus avant.
Savoir ce qui est à faire ne suffira jamais à pouvoir le faire. Mais bon, c’est quand même un meilleur point de départ que d’ignorer cette première et incontournable étape.
J’ai passé une journée de samedi très bizarre ce jour là. Des heures très disparates, des passes paisibles, presque sereines, entrecoupées de moments flous, pénibles. Je me sentais terriblement vulnérable à tout, les nerfs à fleur de peau.
Depuis que ma mère avait besoin d’aide pour tous les gestes de sa vie quotidienne, nous avions à la maison une dame, une « auxiliaire de vie » comme il est précisément dit, les jours où je travaillais. Elle arrivait peu après mon départ et partait en milieu d’après-midi. Ce jour là, elle était venue, puisque moi j’étais censée être partie.
Nous en avions connu plusieurs sur les dernières années. Des femmes de tous âges et de tous genres. Certaines expérimentées, d’autres pas du tout. Des quinquagénaires un peu matrones qui voudraient tout régenter, qui prennent en main la malade, sa famille, la maison et tout ce qui gravite autour. D’autres, qui s’excusent d’exister, qui osent à peine respirer et ont besoin d’autorisations pour mettre un pied devant l’autre. Toute une palette de tempéraments bien différents. Trouver quelqu’un de compétent, de confiance, et doté d’un caractère suffisamment conciliant est un sacré parcours du combattant.
Le métier est assez ingrat, aussi. Souvent, les personnes en demande d’aide sont vieilles, malades, affaiblies. La souffrance leur aigrit l’humeur. Chaque jour qui passe les rapproche du dernier terme, elles le savent bien et la désespérance les habite continuellement.
Partager ce quotidien est difficile. On ne peut pas ne pas penser à sa propre décrépitude à venir. Avoir constamment devant les yeux la réalité de la dépendance, la misère de la vieillesse en douleur, ne nourrit pas grassement l’optimisme et la joie de vivre.
Il faut arriver joliment armé pour ne pas se laisser gagner par la morosité et la résignation.
La vieillesse est souvent mesquine aussi. Le petit vieux est plein de malice, et pas toujours de la meilleure. Il est là, allongé dans son lit ou assis dans son fauteuil. Chaque mouvement lui coûte, le temps s’égrène en longs moments indifférenciés. Il regarde l’heure souvent, se désespère de la voir avancer si lentement quand dans le même temps il s’affole de sentir le temps qu’il lui reste couler entre ses doigts déformés d’une arthrose douloureuse. Il s’ennuie.
Sa mobilité est réduite, il s’intéresse à moins de choses chaque jour. Il voit le monde autour de lui réduit à ce qu’il peut en parcourir. Ca se limite souvent à l’espace où il peut encore se mouvoir. La chambre, un bout de couloir sombre, un fauteuil dans un coin de pièce où il gênera le moins possible.
       Les journées du vieux malade gravitent autour de préoccupations basiques qui l’enferment encore plus en lui-même. Une défécation réussie est souvent le clou de la journée. Le petit vieux se resserre autour de ses entrailles devenues fainéantes. Suivant son degré de dépendance, suivant ce qui lui reste de sa dignité, il ressent plus ou moins l’humiliation de redevenir aussi larvaire qu’un nourrisson, la projection d’un avenir prometteur en moins.
Il sait que la régression est inéluctable, que chaque jour qui passe va l’amoindrir. On le nourrit, on le lave, on l’essuie. Sa vieille peau parcheminée est exposée à des regards étrangers qui ne le voient même pas. Quand il se souvient si bien d’avoir été désiré, admiré, aimé, d’avoir connu sur son corps dénudé des mains amoureuses, il est devenu un paquet de chair à manipuler, à conserver à peu près propre.
Son corps inutile est devenu l’ennemi de son esprit d’adulte, il l’encage tant et si bien que les souvenirs du temps où il « vivait », ce qui s’appelle vivre et non pas végéter comme il le fait maintenant, seuls ces souvenirs trouvent encore le chemin de son cerveau. Ce cerveau nécrosé autour d’une vie réduite à rien.
       Alors bien sûr par moment la tentation est forte de faire souffrir un peu. De partager à un autre ce désespoir trop pesant. Et cet autre, c’est celui qui passe à portée, quand il s’en trouve encore.
       Je parle de ce que je connais : le vieux resté chez lui. J’imagine que le vieux en institution n’est pas mieux. Seulement plus désorienté à son arrivée dans un espace qu’il ne connaît pas, entouré de gens tout aussi étrangers.
       J’ai vu ma mère diminuer après chacune de ses attaques. Elle est devenue une pauvre chose livrée à la bonne volonté des uns ou des autres. Il lui remonte des relents de son autorité passée, quand elle pesait le double de son poids actuel et donnait avantageusement de la voix pour distribuer des ordres à la ronde.
Maintenant, elle sait que pour le plus simple, le plus modeste geste de sa vie, il lui faut quelqu’un à ses côtés. Elle attend d’être délivrée d’elle-même par la mort. Elle dit en avoir assez.
       Pourtant, elle s’accroche encore à de petits plaisirs. Elle s’intéresse à nos histoires de famille. Quand je la mène à l’étable, elle regarde toujours les vaches en connaisseuse. Quand la maladie enfonce un peu plus profond sa griffe en elle, elle se débat pour tenter de lui échapper. La peur de la mort est encore plus forte que le dégoût de la vie, aussi misérable soit-elle.
       Elle m’a demandé plusieurs fois déjà de préparer le linge pour sa dernière heure. J’ai du porter au pressing trois ou quatre fois la parure de lit brodée destinée à la couche du défunt.  Elle finit de jaunir dans l’armoire, jusqu’à la prochaine alerte.
       A une de ces occasions où un malaise lui avait fait craindre que sa dernière heure fût arrivée, je préparais le dîner. Elle gisait dans le fauteuil, près de la vieille cuisinière à bois, les yeux fermés sur cette dernière heure supposée.

-          Cette fois c’est fini, je meurs.

Elle exhalait ces dernières paroles dans un souffle déjà presque éteint. J’avais dans la journée remarqué sa fatigue. Il y avait dans la maison une petite batterie d’instruments semi-médicaux à disposition pour vérifier à la demande les premiers paramètres, avant d’appeler le médecin. Rien de très particulier ne m’alarmait. J’étais quand même attentive. Ma mère ne se plaignait pas sans raison d’ordinaire. Je ne pouvais pas ignorer ses inquiétudes.
Je m’apprêtais à appeler notre docteur des familles. J’éteignis le feu sous la poêle. Des tranches de ventrèche croustillantes à souhait grésillaient gaiment. J’allais les recouvrir pour les garder chaudes.

-          C’est de la ventrèche que tu fais cuire ?

Elle gardait les yeux fermés, la tête penchée en arrière. Mais je notais un peu de rose revenu sur ses joues.

-          Tu en veux ?

-          Un peu

Pour une mourante… Je glissai une tranche dorée dans un peu de pain, et le lui présentai. Elle dut s’animer à l’odeur. Toujours est-il qu’elle happa de bon appétit les morceaux que je lui coupais au fur et à mesure. Elle mâchait consciencieusement chaque bouchée, mastiquant bruyamment mais avec envie.

-          Dis-moi, si tu dois mourir, tu pourrais en laisser un peu pour les autres !

Un petit gloussement de contentement me renseigna mieux qu’un long discours. Je pouvais laisser le médecin rentrer chez lui en paix. Nous n’en avions pas besoin dans l’immédiat.
Ce genre de petites anecdotes illustrent les bons côtés. Ceux qui vous mettent le sourire au coin des lèvres. On est vieux, on est malade, la vie n’est qu’une morne suite de jours sans surprise et de petits ou de grands maux. Mais il reste le goût d’une bonne tranche de ventrèche à suçoter, le plaisir d’un moment à se réchauffer au soleil amical. La curiosité de connaître, l’envie de savoir.
J’ai partagé avec ma mère de tels moments, et nous nous en sommes trouvées très bien toutes les deux.
Il y a eu aussi des crises d’agacement, des instants ou j’ai du contenir des gestes presque violents. On s’offusque, et avec raison, des mauvais traitements infligés aux pensionnaires de certaines maisons de retraite. Je n’approuve sûrement pas cette violence, surtout à l’encontre de ceux qui ne sont pas en état de s’en défendre.
Mais j’avoue que je comprends l’exaspération de ceux qui s’y livrent. Parce-que les journées sont longues et pénibles, quand on est entouré d’une cour de vieillards geignards. Je n’approuve pas, je condamne, mais j’ai connu, et je sais que parfois le geste n’est pas aussi doux qu’il devrait l’être, je sais que la patience se perd et que la tentation est grande de laisser là la misère et sa représentation trop insupportable.
Je m’occupe de ma mère depuis longtemps maintenant. Mais je ne suis pas sûre de pouvoir le faire continuellement. Quand je travaillais, la question ne se posait pas. Je me faisais remplacer auprès d’elle. J’avais une raison légitime de « l’abandonner » à d’autres mains. Je partais travailler, il fallait bien que je gagne ma vie, je ne pouvais pas faire autrement. Et ça m’arrangeait bien, parce-que, de toute façon, je ne voulais pas, non plus, faire autrement. Passer mes journées à tourner autour de ma mère, à l’assister chaque instant, merci bien !
J’aurais pu choisir cette option à partir du moment où je n’avais plus d’emploi. C’était une possibilité, je la connaissais, et je n’en voulais pas. Ca au moins, c’était tout à fait clair dans ma tête. Je ne savais pas ce que je ferai la semaine suivante, mais je savais que je ne resterai pas là tous les jours à veiller sur ma mère malade.
Je respecte le choix de tout le monde. Je trouve très louable de se consacrer totalement au bien-être des siens. Si l’on est capable de le faire dans de bonnes conditions. Moi, j’y perdrais patience, je le ferais mal. Agir par sentiment de devoir n’a jamais été mon credo.
Je tiens à assurer les derniers jours de mes parents au mieux, mais je ne vais pas y laisser mes nerfs. Je prendrai les dispositions nécessaires, je l’ai toujours fait, mais tant que j’en aurai le choix, je délèguerai une partie des corvées. La petite infirmière, l’auxiliaire de vie, me rendent la tâche bien plus légère. Je ne me prive pas d’en profiter.











       Ce samedi là, Caroline, c’est son prénom, arriva chez nous. Elle s’étonna de me trouver là, je lui expliquai mon cas. Et je remontai dans mon petit antre.
J’ai commencé par élaborer un CV percutant. Dans l’état d’esprit désastreux où j’étais, ça n’était pas gagné d’avance ! Mais au moins j’avais l’impression de faire quelque chose. De ne pas rester immobile. J’allais chercher du travail. Ca me sonnait bien à l’oreille, ça me donnait une perspective, ça me distrayait de la sensation d’échec cuisant.
Je me mis à l’œuvre. Ma carrière professionnelle était des plus simples. Près de trente ans dans la même entreprise, avec une petite évolution de poste et quelques mutations. Ma formation de base n’est pas  non plus très notablement particulière. Le très classique bac plus deux, juste de quoi dire qu’on a fait des études « supérieures », sûrement pas de quoi s’en vanter.
Tout de même, de tracer comme ça en quelques lignes claires mon parcours de vie me réconforta. J’étais ce que j’étais, rien de terrible, d’accord, mais bon, ça n’était pas non plus si désastreux. Je me vis sur le papier, j’essayai d’imaginer ce qu’en penserait celui qui me lirait. Et je me plus. Voilà, on ne peut pas dire plus simplement ni plus honnêtement : je me plus.
Je n’ai jamais je crois souffert de me manquer de considération. Je me suis même entendue dire que je suis d’un orgueil imbuvable. Trop sûre de moi, persuadée que je sais tout faire mieux que tout le monde, pleine de suffisance. J’ai essayé de me voir avec les yeux de ceux qui me disaient comme ça.
Je ne suis pas certaine que ce soit un exercice réalisable. J’ai plutôt le sentiment que tout un chacun voit ce qu’il veut voir, ce qui l’arrange, lui va le mieux, et dans ces conditions la même réalité pour tous n’existe pas. Surtout concernant l’estime des uns et des autres. La désignation d’une chose toute concrète est déjà affaire de convention, alors l’évaluation d’une personnalité, bonjour !
Pour ma part, mon principal objectif est de me sentir bien. Si après ça, je peux contribuer au bien-être d’autrui, j’en suis très gratifiée. J’ai d’ailleurs la très ancrée conviction que la seconde phase ne se fera jamais au détriment de la première. Ce qui m’allège considérablement l’état d’âme. Je ne m’occupe pas d’abord de moi par pur égoïsme, je le fais parce-que c’est le préalable indispensable à ce que je puisse bien m’occuper des autres.
Le problème vient du fait que ma propre considération ne m’est pas automatiquement et inconditionnellement acquise. J’ai des doutes, parfois. Et si je surmonte le dépit de ne pas plaire à mon prochain, j’ai du mal à passer outre ma propre désapprobation.
Je me sens très mal quand je ne m’aime pas. Mon désamour m’est très pénible. Pour amorcer une espèce de système de vase communicant, je tente de rechercher dans ces moments l’amour des autres, en compensation du mien qui manque. Et bien, malheureusement, c’est précisément dans ces occasions que les autres en question me désavouent de plus belle. Et aggravent mon mal-être…
Je suppose que la demande n’est pas séduisante. On n’attire pas à soi en proposant ce qu’on n’irait pas chercher chez l’autre. C’est un mécanisme producteur de solitude. Vous vous sentez bien, vous n’auriez pas spécialement besoin du soutien des autres, et c’est alors qu’ils vous viennent. Vous allez mal, vous manquez d’amour, on vous fuit comme la peste.
En général, je surmonte ces phases de petite dépression par une cure de recentrage drastique. Je ferme les écoutilles, je coupe les ponts, je me tais. Je cherche dans la fatigue physique d’une saine activité la porte de sortie. Ne pas se poser trop de questions, faire le dos rond et tâcher d’avancer. Jusque là, ça a plutôt bien marché.
Ce CV m’ouvrait l’avenir et me le rendait plus accessible. L’étape suivante consista en la collecte d’une douzaine d’adresses de magasins susceptibles d’être intéressés par mes services. Une lettre de motivation claire et concise par là dessus, et je pouvais considérer avoir fait de mon mieux dans la situation donnée.
La dernière enveloppe soigneusement refermée, je me sentis tout à fait bien. La petite pile de rectangles blancs me rassurait. J’allais envoyer tout ça dès le lundi matin, et quelque chose en sortirait forcément. Je ne pouvais rien faire de plus en attendant.
Je redescendis. J’allais déjeuner en famille, l’occasion de rendre les choses officielles. Tout le monde était déjà réuni autour de la table. En fin de semaine, mes frères mariés viennent volontiers prendre un verre avec nous. Ils étaient là, je m’assis à ma place après avoir mis la dernière main à la préparation du repas. Caroline vaquait de son côté.
Les premières phrases furent consacrées à des thèmes plutôt anodins et généraux. La météo, l’activité dans le voisinage. Je ne participai pas activement à la conversation. C’était mon attitude habituelle, elle ne devait étonner personne. Je laissais les choses aller leur train. Je me sentais mieux de ma matinée, ma situation professionnelle ne me paraissait pas devoir être un sujet prioritaire.
Ce fût Caroline qui me posa la question :
                   

-          Alors, vous ne travaillez plus ?

J’imagine que, légitimement, elle s’inquiétait pour son propre emploi. Elle me remplaçait quand je partais travailler. Si je restais à la maison, elle devait se demander ce qui se passerait pour elle. En toute simplicité, elle se renseignait. Je n’aurais pas mieux fait, à sa place.
Autour de la table, les conversations se turent.  Tout le monde attendait ma réponse. Je ne me sentais pas mal. J’avais surmonté le premier cap en me tournant vers une nouvelle recherche d’emploi. Je n’étais plus celle qui avait perdu son poste. J’étais déjà celle qui en cherchait un autre. Ca avait meilleure allure. Ca me maintenait les épaules larges et droites.


-          Non, Caroline, j’ai quitté le magasin hier matin.

-          Qu’est-ce que vous allez faire maintenant alors ?

Mes parents trouvaient Caroline un peu molle, dolente, dans ses mouvements. Elle se déplaçait avec la lenteur d’un marsupial, effectivement. Mais elle avançait efficacement dans son travail. Et je pouvais constater qu’elle avançait tout aussi efficacement dans ses raisonnements. Elle continuait d’aller et de venir dans la cuisine, à petits pas rapprochés.

-            Pourquoi vous me demandez ça Caroline ?

Comme si je ne le savais pas ! Mais bon, un peu de mesquinerie sous couvert d’innocente taquinerie est une petite consolation, dans les moments tendus. Je l’ai souvent noté, et en ai fait les frais aussi…

-           Pour savoir, c’est tout.

Je fréquentais peu Caroline, puisqu’en principe, elle venait quand je n’étais pas là. Je la croisais de temps à autres. Nous n’avions pas trop eu l’occasion de nous parler.
J’avais quand même remarqué son élocution précise, un peu décalée par rapport à celle des autres personnes venues travailler à sa place avant elle. Ces femmes ont rarement fait de hautes études, elles sont issues de classes moyennes et leur langage est comparable à celui des membres de ma famille. Un vocabulaire réduit, une élocution bousculée et confuse, parasitent la transmission d’une pensée pourtant claire.
J’ai souvent déploré en écoutant les gens de chez moi, qu’ayant des idées plutôt pertinentes, nous ayons tant de difficultés à les mettre en mots judicieux. Et que nous nous attachions si mal à bien prononcer ces quelques tristes mots qui nous viennent, qu’ils en perdent encore à l’écoute la moitié de leur valeur.
Au final, du message pensé, même bien pensé, ne reste qu’un succédané pauvre et vidé de sa meilleure substance. Le fameux « ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement, et les mots pour le dire viennent aisément » souffre de la méconnaissance de ces fameux mots, justement. Et quand bien même les mots sont connus, le hachis inconfortable à l’écoute d’une élocution approximative les prive de leur impact.
Caroline, elle, parlait bien. Elle avait les mots justes, le débit lent et percutant. Elle concentrait avec une dépense d’énergie minime un résultat optimal. C’était remarquable, et je le remarquais, encore une fois, à cette occasion.
J’en étais un tantinet agacée. Je savais que la justification de cet agacement n’était pas louable. J’enviais Caroline, j’aurais voulu savoir utiliser les mots comme elle, dans une conversation courante. Et cette envie ne me servait pas. Elle me désavantageait, et je n’avais pas besoin de ça !
Ma réaction à cette petite morsure d’amour propre fût des plus classiques. Je me montrai désagréable, sans aucune raison particulière, juste pour m’alléger l’humeur mauvaise :

-          Vous vous inquiétez pour votre place ?

Même avec le sourire forcé que je grimaçais, ça n’était pas bien reluisant !

-          Je devrais ?

Si encore elle s’était démontée, j’aurais pu me satisfaire de sa déconvenue et m’en contenter. Mais elle gardait son aplomb, la bougresse ! J’étais forcée de m’avouer vaincue. Après tout, depuis la veille, je commençais à en prendre l’usage…

-          Non, Caroline, non. Soyez tranquille, je vais chercher du travail à l’extérieur. Je ne prendrai pas votre place.

-          Oh, je ne m’inquiétais pas. Je voulais juste me montrer gentille.

Pour le coup, mon annonce était faite avec cet échange. Je me détendis. Tout le monde le sentit, et je répondis de façon bien plus décontractée aux quelques questions qui suivirent.
Ma situation était clarifiée. J’allais trouver un nouveau travail, et les choses reprendraient leur cour, gentiment. On ne m’en demandait pas davantage. J’étais celle qui avait toujours su ce qu’il fallait faire, je saurai tout aussi bien faire pour moi que je l’avais su pour d’autres.
Cette belle confiance renforça mon assurance. La conversation retourna vers des thèmes différents. Le sujet était clos.
Nous avons déjeuné ensemble, et Caroline nous conta ses déboires avec son ex-compagnon et père de sa fille. Nous avons analysé finement les tenants et aboutissants des séparations, les conséquences pour les enfants, pour les nouveaux partenaires de vie, et autres problèmes de société majeurs. Comme toute discussion chez nous, ce furent des observations cent fois rebattues, des remarques on ne peut plus banales, mais heureusement, des rires, des anecdotes amusantes, un bon moment  au demeurant. Juste la chaleur d’une famille décidée à vivre dans la gaîté.












J’étais dispensée à partir de ce moment du souci de la réaction de mes parents à mon nouveau statut. J’avais fait bonne figure, je semblais confiante, ils le seraient aussi.
C’est un effet notable de propagation positive d’un ressenti à une situation donnée. Puisque la principale concernée ne s’en fait pas, il n’y a pas de raison de s’en faire à sa place.
Cette disposition peut être mise à mal si le personnage central est habituellement controversé dans ses comportements. Elle peut même être négativement inversée si ledit personnage est connu pour ses erreurs de jugement, quand il n’est pas carrément réputé pour prendre invariablement la mauvaise option.
Et ils s’en trouvent, à tort ou à raison, jugés incapables de mener leur vie. Autour d’eux gravite une population inquiète de proches bien intentionnés, toujours décidés à conseiller dans un premier temps, et si le supposé défaillant se laisse faire, diriger très vite après.
C’est une tendance bien répandue. On est souvent persuadés de savoir ce qu’il faut faire, quand il s’agit des autres. Ce détachement nous rend clairvoyant, sans doute. Plongés dans une situation complexe, noyés dans les tracas divers et les choix difficiles à démêler, on se perdrait, s’il s’agit de réfléchir à son propre cas.
Le point de vue distancé du bienveillant familier conseilleur est débarrassé de ces parasites, puisqu’il reste hors de la sphère brouillée où est plongé l’intéressé. Alors, c’est, sûrement partant d’un bon sentiment, la litanie des « je n’ai pas à te dire ce que tu dois faire, mais… » ou l’inusable « à ta place, je… ».
Par expérience, pour l’avoir bien souvent entendu, je sais quelle aide toute relative on peut attendre d’une démarche ainsi initialisée. Pour autant, je n’en fais pas l’économie dès que l’occasion de donner mon précieux avis m’est donnée.
Si l’on vient à moi dans les affres de l’indécision, je donne mon plein. J’écoute, au début, histoire de me faire au moins une petite idée de la situation envisagée. Mais le demandeur n’a pas terminé de dévider son histoire, souvent longue, que je sais déjà très bien ce qu’il aurait du faire, ce que j’aurais fait, « à sa place », et, si je le laisse aller encore avant de le couper pour lui exposer mes raisonnements précieux, c’est juste parce-que je connais les bienfaits de la parole libérée. Sûrement pas par manque d’informations, puisque, moi, je sais. Comme savent tous ceux qui disent savoir…
La parade à cette annexion serait évidemment de ne jamais sembler douter. Celui qui sait apprécie jalousement d’avoir l’exclusivité de la connaissance revendiquée. Savoir est une belle chose quand les autres ne savent pas. C’est un avantage à précieusement sauvegarder de la convoitise.
Etre sur le même plan de connaissance que tout le monde ne présente aucun intérêt. Je sais ce que tout le monde sait. La belle affaire ! Qu’est-ce que vous allez bien pouvoir en faire, de cette information universellement connue déjà ?
Le partage en la matière profite exclusivement au partageur. Les « partageants » en tirent bénéfices passifs au mieux, mais jamais gloriole. Ils ont su ce qu’on leur a appris. Il a fallu venir leur porter, leur donner, ce savoir qu’ils n’auraient pas été capables d’acquérir par eux même.
Une relation de dépendance pour le nourri, de domination pour le pourvoyeur. Bien loin des liens équilibrés et adultes, trames d’une société d’égalité.
Quelle idée curieuse d’instaurer cette valeur d’égalité comme fondement d’un système de vie en communauté. Quand si peu de choses se font dans l’union angélique d’un groupe dédié à offrir la même chance à chacun.
Sortis des liens affectifs, je connais peu de rapports autres que de force. L’indifférence à l’extrême nie l’autre dans son existence. Je ne le vois même plus. Je n’ai pas besoin de l’écraser parce-que je l’ignore. Il ne représente rien pour moi, ni danger, ni attrait. Tout le reste est une petite lutte. Quand j’aime, j’oublie que je me bats. Mais dès que j’ai peur de ne pas être aimé à hauteur de ce que j’aime, je repars en guerre.
Pour le coup, je ne sais plus où j’en suis. Je me suis perdue, encore une fois. Je sais bien pourtant que je ne vaux rien dans les raisonnements abstraits. Je suis bien incapable de sortir des sentiers de la matérialité pure et dure. Tout ce qui ne se touche pas, ne se pèse pas, ne se sent pas, me glisse des doigts très vite.
Je ne sais vraiment pas pourquoi je me laisse encore tenter par les sirènes séduisantes des théories. Elles doivent me tirer l’œil malgré moi, comme une lueur prometteuse. J’ai l’envie de m’y frotter, d’y aller voir de plus près.
Et, immanquablement, au bout de trois enchaînements approximatifs d’idées reçues et de banalités affligeantes, je suis en panne. Je me demande comment j’en suis arrivée là, d’où je partais, et surtout, où je comptais bien arriver. Ce doit être un petit esprit étriqué d’aventurière manquée qui m’entraîne comme ça hors de mes pas.
Résultat des courses, je perds complètement mon fil, j’ennuie ceux qui par extraordinaire me suivaient, et je n’aboutis à rien…
Allez, soyons raisonnables et revenons à nous.
J’en étais je crois à expliquer que mes proches étaient rassurés de me voir assurée. C’est ça, j’y suis. J’étais juste partie faire un tour du côté de ceux qui laissent tous les gens autour d’eux perplexes, quand ce n’est pas angoissés, dès qu’ils prennent une position face à la nouveauté. Et je voulais dire que je n’étais pas de ceux là. On ne s’inquiète pas pour moi, en général. On a confiance en mes aptitudes.
Je n’ai pas la prétention de dire que je ne me trompe jamais. Je suis comme tout le monde dans le doute bien souvent. Mais je le montre peu, et ça ne doit pas se sentir. Coincée dans ce personnage, attachée à tenir mon rôle, j’habite au mieux ma partition. Je garde mes questions pour moi. Je me prive ainsi de conseils sûrement judicieux. Mais je me dispense aussi de bien des recommandations poisseuses de bons sentiments.
L’un dans l’autre, je ne m’en tire pas trop mal. Puisque ma démonstration édifiante de tout à l’heure a clairement prouvé que la sollicitude gratuite n’existait pas. C’était sûrement la conclusion logique de mes explications alambiquées. Vous ne voyez pas comment ? Rassurez-vous, moi non plus. Alors laissons tomber ça et continuons comme si de rien n’était.
Beaucoup de choses se suffisent de l’attitude affichée. Une assurance ferme vaut confiance. Et à force d’afficher, on finit par y coller. Tant et si bien qu’on devient ce qu’on voulait paraître.
Ce samedi là, je me suis rendue compte que ma famille n’avait pas besoin de mon statut social pour croire en moi. Ma sérénité seule lui suffisait. J’avais suffisamment intériorisé mes inquiétudes. Je les avais reléguées assez loin pour qu’elles ne transparaissent plus.
Tout ça était trop frais pour que mes pensées soient aussi cohérentes. J’étais encore malmenée. Si je relâchais mon attention, mes idées revenaient à mon travail perdu, à la nécessité d’en retrouver un très vite. Le malaise me reprenait et je m’engluais dans une vase désagréable.
Lutter contre ce penchant pour ne pas faillir au regard des miens a été salutaire. J’ai essayé de ressembler à ce qu’on attendait de moi. J’y suis arrivée.












Les jours passant, ma première idée du réveil a cessé d’être « je me suis fait virer ». J’ai commencé à considérer mon avenir en m’y intéressant, et pas seulement pour ne plus penser à ma déconfiture mal digérée.
Dès le lundi, mes CV étaient partis à l’assaut. En attendant qu’ils aient atteint leurs objectifs respectifs, je tâchais de réfléchir aux autres possibles voies de recyclage professionnel.
Mon métier ne me déplaisait pas. Pour autant, l’idée d’en changer ne m’était pas du tout désagréable. Si les magasins contactés n’étaient pas intéressés par mes offres de service, il faudrait bien envisager de changer de carrière. Après tout, je n’étais pas une candidate très attractive pour des recruteurs. J’étais déjà vieille pour la profession. Certes, j’avais de l’expérience, mais quelques années suffisaient pour vous déclarer « optimalement » formé. Avec vingt ans de moins, ça aurait été mieux.
Je devais raisonnablement faire le tour de la question.
Les travaux de la ferme requéraient sainement mon attention. Un élevage, aussi modeste soit-il, est affaire quotidienne.
Tout en m’occupant de mes bêtes, je tâchais de faire le point de mes possibilités. Ma situation n’était pas catastrophique. Je n’avais pas pris le temps de la réflexion en donnant ma démission ainsi sur le champ. Je l’admettais. Mais je n’étais pas non plus une tête brûlée intégrale. Si j’avais eu la charge d’une famille à élever, la pression d’un lourd crédit à rembourser sur les épaules, j’aurais sûrement agi différemment.
Je me savais libre de ne pas plier. J’avais comme la majorité des employés besoin de mon salaire, je ne travaillais pas pour le seul loisir d’occuper mon temps. Mais le niveau de ma rémunération grevée des frais de route conséquents engagés, ne justifiait pas que je m’accroche à mon poste. Un salaire minimum sur Hendaye me suffirait. Je me savais travailleuse, pas du tout exigeante. Je me doutais que je pourrais toujours décrocher un petit boulot alimentaire, même à mon âge.
Partant de là, je devais sans m’affoler étudier les différentes options.
J’avais déjà décidé que je ne resterais pas à plein temps chez moi pour m’occuper de ma mère. Je ne voulais pas m’enfermer dans ce quotidien là.
Il y avait la ferme. Même s’ils sont de moins en moins nombreux, ou de plus en plus rares, des gens vivent de leur travail à la ferme, même à petite échelle. Par vivre, j’entends qu’ils arrivent à payer leurs frais, et se nourrir. J’étais bien placée pour savoir ce que je pouvais espérer comme revenus. Je n’ai jamais fait appel aux subventions et autres primes ou aides. Je veux vivre de ce que je fais. Et tant que je pourrai le faire, j’en resterai là.
Je fis donc ce lundi là l’inventaire de mes richesses agricoles, et la projection du mode de vie que je pourrais en sortir.
Mon étable, je l’ai dit plus haut je pense, compte une moyenne d’une douzaine de têtes, avec des variations dues aux vêlages. En visant au plus optimiste, je pouvais produire plus de dix veaux par an. Evidemment, je devrais inclure les aléas inévitables à l’élevage. Les vaches ne sont pas des machines. Un veau par an pour chaque vache, c’est quand tout va bien. Mes bêtes, sans être des phénomènes de concours, loin s’en faut, sont d’honnêtes laitières. Elles produisent suffisamment de lait pour nourrir deux veaux dans l’année, quand elles y consentent. Aussi, mes prévisions étaient-elles réalisables.
Dix veaux par ans, élevés sous la mère, vendus en direct à des bouchers locaux, ne suffiraient pas à couvrir l’ensemble des charges à mettre en œuvre.
Les vaches demandent à être nourries. Le bon foin réclame chaque fin d’hiver épandage conséquent d’engrais. Cette dernière année, ledit engrais a doublé de prix. Le bon foin réclame aussi travaux de fenaison appropriés, avec outillage adapté et carburant à volonté.
Le fourrage seul n’a jamais suffi à nourrir correctement une bête. Il lui faut aussi du grain. Les semences coûtent, cher, là aussi la fertilisation se paie, cher, toujours, sans parler du désherbage, et de la récolte encore. Quelques cultures accessoires, un peu de navet frais en hiver, un petit silo de betteraves, pourquoi pas quelques charretées de féveroles protéagineuses, et j’en passe et des meilleures… Evidemment si par là-dessus, on peut de temps à autres distribuer une petite casserole de luzerne déshydratée, avec pour mettre un peu de couleur une once de tourteau de soja floconné, c’est toujours bienvenu. Les vaches adorent être ainsi récompensées.
Il faut penser aux frais d’insémination, une petite cinquantaine d’euros par tête, de vaccinations, obligatoires, et de plus en plus nombreuses et coûteuses, cela va de soi. Quand avec tout ça vous ne vous retrouvez pas une bête morte dans l’étable, soit un petit capital traîné tristement par la grue du camion d’équarrissage, sans aucune indemnisation, vous pouvez compter et recompter les maigres revenus de vos dix veaux vendus, vous ne vous y retrouverez pas.
Et vous chercherez l’argent pour payer les cotisations à la mutualité sociale agricole, qui vous rappellera aimablement que vous avez aussi obligation de contracter une énième assurance pour l’exercice de votre activité, génératrice de plus en plus d’accidents chaque année.
J’imagine que le pauvre agriculteur distrait par ses comptes toujours refaits mais jamais bouclés manque de la vigilance indispensable au maniement de ses engins dont il n’arrive plus à payer les traites.
J’avais depuis longtemps choisi de limiter les frais dans ma ferme. Je n’achetais que ce dont je ne pouvais pas me passer. L’ingéniosité mécanique de mes frères parait à la vétusté du matériel utilisé. Je refusais tout investissement d’équipement, même si parfois le piètre état de la structure en place faisait froid dans le dos.
Je connaissais l’état de mes comptes agricoles. Je n’avais pas besoin de m’y pencher longtemps pour savoir je ne pourrais pas vivre de ma ferme.
L’idée de cette vie me paraissait attrayante pourtant. J’aimais ma ferme, j’aimais mes bêtes et j’y travaillais avec plaisir. Ce n’était pas une projection bucolique imaginée et idéalisée. Je connaissais ce métier, je le pratiquais depuis longtemps.
Je me demandais quels aménagements pourraient me permettre d’en faire ma vie, sans devoir aller travailler à l’extérieur. L’équation était on ne peut plus simple. Il fallait en augmenter le rendement, pour couvrir les charges et en sortir un petit revenu alimentaire. L’orientation de l’élevage pouvait être revue. La production laitière demandait un investissement de base pour remettre l’installation aux normes, trop lourd. J’écartai l’option aussitôt qu’énoncée. En dehors de ça, si je persistais dans la commercialisation de veaux, il me faudrait augmenter mon cheptel de mères. L’étable étant ce qu’elle était, ça s’avérait difficile.
Toutes ces profondes réflexions, je les menais dans l’étable, justement. Je vaquais comme à l’ordinaire. Les bêtes étaient sorties. J’enlevai le fumier, éparpillai de la litière fraîche et propre. Je curai les mangeoires où ses dames laissaient traîner quelques refus, rinçai les abreuvoirs. J’aimais ces travaux simples, un peu physiques aussi. J’aménageais les meilleures conditions à mes vaches. Je travaillais à leur bien-être et j’avais plaisir à le faire. J’appréciais cette ambiance, je goûtais cette odeur avec gratitude. La cohabitation avec les bêtes m’était chose familière et rassurante. J’ai toujours trouvé là l’apaisement et le réconfort.
La journée s’avançait. Je regarnissais les râteliers et les auges pour la rentrée du soir. Tout était prêt, je pouvais aller ouvrir la barrière. Les vaches attendaient pour revenir à l’étable, têtes dressées au dessus du portail galvanisé, rassemblées comme en file d’attente devant un guichet.
Les journées chaudes du plein été les lassaient. Elles s’éparpillaient contentes à la sortie pour aller brouter consciencieusement l’herbe riche. La panse remplie, elles préféraient retrouver l’ombre fraîche de la vieille ferme sombre. Les mouches les harcelaient au plein soleil, elles se fatiguaient de les chasser à longueur de journée. En ce printemps, déjà, elles ne s’attardaient pas plus que le temps dévolu à paître.
Je soulevais le lourd loquet, repoussais le vantail. Elles s’avançaient, toujours dans le même ordre. Je les flattais au passage et rentrais avec elles pour les attacher. Elles connaissaient leur place et allaient s’y ranger en bon ordre. Un rituel tout à fait rôdé et sans surprise, s’il n’y a pas d’élément perturbateur. Les vaches satisfaites de trouver leurs mangeoires garnies soufflent d’aise et ne s’occupent de rien d’autre. Je leur passe leur chaîne au cou, contournant chacune avec une tape au passage, quelques mots dans notre langage.
Les jeunes veaux profitent de ce moment pour téter les mamelles gonflées. Ils déglutissent bruyamment, collés contre le flanc de leurs mères, agitant haut leur queue de contentement. Les ventres s’arrondissent à vue d’œil, ils ferment les yeux, relâchent leur succion quand la satiété leur convient. Deux ou trois sauts de délassement, et ils se couchent dans la fougère propre, repus. Les mères les reniflent rassurées et soulagées de leur lait lourd. Très vite, les vaches se couchent, soufflent, s’étirent, et se mettent à ruminer, le regard dolent coulé à travers leurs cils épais.
Je parcours l’étable derrière elles, tout aussi satisfaite.
J’ai considéré mes vaches une à une. J’ai essayé de les regarder avec l’œil froid de la gestionnaire. Je n’y suis pas arrivée. Mes bêtes seront toujours mes partenaires de vie.
Ce jour là, il y avait dix têtes dans l’étable.
En première position, une vache de type Holstein, la seule du cheptel à ne pas être croisée d’une autre race. Une bête très élégante, toute en jambes. Elle était alors pleine de six mois. C’était la seule à ne pas avoir élevé son veau au pis. Je devais lui faire son apprentissage. Mon père n’y était pas du tout favorable. Il était adepte fervent de la traite traditionnelle à la machine. A son idée, les veaux ne pouvaient être nourris qu’au biberon. Il avait toujours fait comme ça, ça marchait très bien et il fallait continuer.
Je ne discutais pas. Je le laissais dire, courbée mal commodément sous une vache rétive à se laisser téter. J’évitais comme je le pouvais les coups de sabots envoyés sans sommation. Le veau nouveau-né apeuré reculait. Il fallait le maintenir, lui présenter une tête qu’il s’obstinait  à vouloir relever sous le ventre de sa mère agacée. Un moment difficile, quand simultanément vous entendez les remarques désobligeantes de votre géniteur en âge avancé.
Vous auriez envie de lui dire d’aller voir ailleurs si vous y êtes. Mais vous savez pertinemment qu’il se fait un malin plaisir de rester là. Vous n’allez pas lui donner celui supplémentaire de manifester que sa présence vous insupporte. Il le sait bien, vous le savez, il sait que vous savez, alors, c’est bien suffisant comme ça. Les transmissions d’élevage sont affaires délicates, c’est bien connu !
Je la prénommais Ttip-Ttip, cette première de rang. Abréviation de Trip Haundi Lepo Mehe. Soit, dans le texte intégral, gros ventre et collet mince. Une vache encore assez jeune. Elle en était à son troisième vêlage. Une très bonne laitière. Elle nous avait gratifiés à son dernier veau de quarante litres de lait sur une seule journée. Un record jamais égalé chez nous, ni même approché ! Notre fierté. Ttip-Ttip était vive, alerte et malicieuse. Sa position en tête d’étable, et sa qualité incontestable de grande productrice lui valait tous les compliments et toutes les flatteries. Elle en devenait cabotine, mais gardait douceur et simplicité. Tête fine, robe joliment dessinée, c’était la chef de file dans les sorties et les rentrées.
Ensuite, il y avait une dynastie de deux normandes, mère et fille, avec chacune leur petit à leur côté. Les deux étaient boiteuses, et voûtées. La vache de race normande a une coupe un peu fuyante, étroite d’épaules et de hanches. Elle se tient habituellement tête basse, augmentant encore cette allure soumise. En contrepartie, son front se garnit d’une très coquette frange épaisse et blanche, entre deux cornes royalement incurvées. C’est aussi la seule vache que je connaisse à siller. Dans les moments de fatigue ou de rêverie, la vache normande resserre ses paupières, sans les fermer tout à fait. Elle rêve souvent d’ailleurs.
C’est une bête d’une nature assez paresseuse, vite couchée, et pour longtemps. Elle s’étire voluptueusement, dort volontiers la tête posée par terre, quand il est rare de voir une vache ainsi allongée de tout son long. Pour se relever, elle se donne d’ailleurs beaucoup de peine. Elle redresse sa lourde tête, et avant de décoller l’arrière train, il lui faudra plusieurs tentatives infructueuses et pénibles, à se lancer en avant sur les rotules et retomber épuisée sans avoir pu trouver l’élan suffisant à se soulever du sol. Elle y arrive enfin, et se délasse langoureusement les articulations en enroulant d’un côté à l’autre sa longue queue à la terminaison aussi richement garnie que l’est sa frange.
La normande est de fort belle parure, gaiment piquetée de roux et blanc. Sa robe joyeuse compense son allure triste.
Les nôtres sont mère et fille. La vieille s’appelle Haundi. Ca signifie grande. Elle ne l’est pas spécialement, mais sa dolence avait quelque chose de condescendant qui nous a intimidés à son arrivée. C’est une sorte d’hommage à sa majesté de l’avoir baptisée ainsi.
Sa fille est née chez nous. Elle ressemble à sa mère, en plus tordue. Elle a une anomalie des hanches qui la fait marcher en crabe. Elle est poltronne et ne supporte pas d’être brusquée. Elle est capable de meugler à vous serrer les entrailles, dans un registre dramatique étonnant. Celle-ci, c’est Antoinette, en mémoire d’Antton, son parrain d’occasion en quelque sorte. Cet Antton était un peintre qui travaillait à la ferme le jour où Haundi a vêlé. Nous l’avions sollicité pour tirer au jour la petite normande. D’où Antoinette, qui préfère répondre à Toiny-Toinette, plus amical à son oreille velue, sans doute.
Des deux veaux, je ne parle pas. Ceux-là nous quittent trop tôt pour qu’on s’y attache. Pourtant, ils ont leur personnalité aussi. Et pas un ne ressemble à son voisin. Il y en a de très dégourdis. Ils se redressent sur leurs pattes chancelantes dans les deux heures, et suçotent la mamelle dans la troisième. De petits battants qui tracent leur chemin de vie sans l’aide de personne.
D’autres au contraire demandent assistance pour démarrer. Ils sont timorés, dubitatifs. Le monde leur semble hostile et il faut les accompagner un peu. Ils donnent plus de travail que les premiers bien-sûr, mais je les préfère. Ils me suivent d’un regard implorant quand je passe dans leur champ de vision. Je les aide à se nourrir, je suis leur mère de substitution. Ils tendent leur cou soyeux vers moi pour que je les caresse, et se lovent contre mes jambes.
Evidemment, quand ils ont quelques semaines, leur tendresse devient difficile à contenir. Et quand ils veulent jouer à me donner des coups de tête qui manquent me renverser dans le fumier, je les trouve tout de suite moins attachants.
Après cette belle famille rousse et blanche, nous avons la longue silhouette gris sombre de Gaberdi. Gaberdi se traduit par minuit. Tout bêtement parce-que cette belle brune est née en milieu de nuit. Nous l’avons avec Olivier attendue toute la soirée. Sa mère, la blanche Ederra que je présenterai plus tard, n’était guère pressée. Elle se couchait, se relevait, ne se décidait pas. Nous étions dans l’étable, tous deux silencieux et attentifs.
Gaberdi est arrivée sans souci, aussi sombre que sa mère est claire. Elle avait cet été un an. Une génisse sans histoire, satisfaite sitôt nourrie. Une belle tête un peu brève, avec un presque sourire de vache qui rit sur sa boîte. Elle n’est pas très extravertie de nature. Les basiques fondamentaux lui suffisent. Elle s’intéresse à ce qu’on lui met dans sa mangeoire, et hors de là, la planète l’indiffère. Dans le champ, elle est capable de quelques galopades un peu lourdes mais pleines d’entrain. Sa silhouette tout en rondeurs massives se prête peu aux mouvements très alertes. Mais elle est jeune et gaie, sans doute.
J’ai en fait assez peu d’échanges très aboutis avec elle. Elle vit dans son monde et n’a pas besoin de moi pour lui tenir compagnie. On la distingue à peine, noire dans l’étable sombre. Mais elle est là, très présente d’une belle assurance. Toute la prestance de race de la Bleue, Blanc Belge court dans ses veines de croisée.
De même patrimoine génétique, mais de robe toute mouchetée, nous avons ensuite Pamposa. La Pamposa est une petite coquette, toute en mines et manières. La nôtre est maintenant trop imposante pour être gracieuse et coquine. Mais elle a été une petite bête malicieuse et fière de sa jolie parure. Ca lui a valu ce nom qui la suit quand sa grâce s’est perdue dans les masses de muscles ramassés sur des volumes épais.
Je soupçonne Pamposa de n’être pas bien maline. Elle est pleine de bonne volonté pourtant et essaie de se concentrer sur l’ordre donné en ouvrant grand ses prunelles sombres. Mais la lueur en est minérale, et l’information se heurte sans pouvoir avancer vers des zones mieux perméables. Ma Pamposa est une bûche, et le restera. Elle arrive quand même à se tourner, si je le lui demande, toujours par le même côté. Pour le reste, elle ne saisit pas, et lève haut sa lourde tête bigarrée sans savoir où la diriger. Je l’aime bien quand même. Elle est douce à caresser, et son dos large et bien incurvé se prête bien à la main qui flâne. Après tout, on ne lui demande pas des prouesses intellectuelles, alors… Ma Pamposa vivra béatement et sans comprendre.
Histoire de varier les couleurs, deux croisées limousines se côtoient dans la deuxième partie de l’étable. La vénérable Monumento, et sa fille, Lucie. Leurs robes fauves ondoient richement sur les flancs longs. La mère est striée de noir sur le dos. Elle porte de larges tâches blanches sur la tête et jusque sur les naseaux. C’est une bête vraiment monumentale, longue, large et lourde.
Elle est vieille maintenant, mais toujours aussi belle, à mes yeux. C’est sûr, elle a une implantation de cornes un peu particulière. C’est-à-dire que ses deux appendices sont tournés dans la même direction, curieusement. Le côté droit, où une flèche horizontale dardait raide, a souffert des conséquences d’une chute contre une maçonnerie de qualité éprouvée à cette occasion. Il y reste un moignon atrophié, pas très décoratif sans doute, mais bon, moins gênant que l’attribut précédent. En vis-à-vis, c’est tout à fait autre chose. La corne est bien là, solidement implantée, et même très joliment incurvée, en un ample mouvement délié. Seulement, l’angle de la courbe est dirigé en droite ligne vers la joue de la bête. La pointe cornée s’avance inexorablement vers la mâchoire de ma belle rousse. C’est tout à fait pratique pour lui faire tourner le mufle, par exemple. Cette anse s’agrippe en grand confort et la prise est bien assurée. Simplement, il faut penser à scier la corne avant qu’elle ne touche la peau. Une corne n’est pas une liane de la jungle amazonienne. Elle croît en quiétude et à bas-bruit. Il faudrait être vraiment négligent pour ne pas intervenir avant la perforation.
Dieu merci, une fois par an en gros, mon frère muni d’une scie à métaux s’attelle à ma Monumento. Ahanant, poussant et tirant, bien appuyé sur l’épaule de la vache patiente, il œuvre dans la stridence de la lame peu accoutumée à cette matière cornée. Après quelques minutes d’effort, et dans un nuage de poussière odorante comme du vieux cuir tanné, la pointe tombe à terre, et habituellement, nous la récupérons pour la laisser quelques jours à l’intention des curieux.
Comme si cette petite anomalie ne suffisait pas, ma Monumento a les sabots déformés. Ils lui poussent eux aussi de telle façon qu’ils gênent considérablement sa marche. Elle pose ses grosses pattes un peu sur le côté du pied, au détriment de l’élégance de son allure, et de sa rapidité. Inutile d’essayer de presser Monumento. Elle va son train, et rien ne la fera aller plus vite.
Quand elle vous passe devant, on dirait une montagne en mouvement. Elle vallonne de toute sa longueur, ondule de ses larges épaules comme les vagues de fond. Cette bête avance en roulis lents et lourds. Elle porte en elle l’ancestrale mémoire d’un cétacé flottant entre deux eaux. Elle en a la grâce lourde et puissante. Tête baissée, concentrée, elle se tire en avant dans un bel ondoiement fauve. On la regarde comme on contemple un vallon large entre de vieux monts sages arrondis autour. Elle repose à la vue.
Plusieurs fois, nous avons parlé de la vendre. Elle est vieille, elle pèse lourd, elle ferait un joli profit, après tous les veaux qu’elle a régulièrement élevés chaque année. Mais je la fais ré-inséminer chaque fois, en repoussant d’un cycle l’échéance dernière. Monumento est née chez nous. Nous avons eu sa mère longtemps aussi. Et je la garderai autant que je le pourrai.
La dernière de l’étable est Ederra, la mère de Gaberdi. Elle aussi est née chez nous. C’est une vache magnifique, blanche, fière et forte. Tout en elle est vigoureux. Elle est placide heureusement. De la pointe de sa queue à son naseau tacheté, elle respire la pleine santé. Ses yeux sont un peu exorbités et lui donnent un air ahuri. Elle regarde d’ailleurs souvent vers le haut, sans doute parce qu’elle m’entend arriver par le grenier. Elle pousse périodiquement un meuglement puissant venu de loin. Elle le fait durer longtemps et reprend de profondes inspirations entre deux élans sonores. Après une série de quatre ou cinq, elle attend, les yeux au ciel, comme si elle se demandait si elle avait été entendue. Le silence ne la décourage nullement, elle recommence. Et s’arrête après trois séquences. C’est alors deux ou trois raclements de sabots, à la manière du taureau dans l’arène. Et puis plus rien.
Ceux qui la voient faire sont impressionnés par ces manifestations, au point de me mettre en garde quand je m’approche d’elle. Mais Ederra est bien tranquille. Elle montre, mais n’use pas de cette force qu’elle s’amuse à sentir.
La particularité d’Ederra est qu’elle ne supporte pas les veaux nouveau-nés. Y compris les siens. Et par nouveau-né, doit s’entendre le veau de moins de six semaines. Alors, il faut jusqu’à ce terme avancé, accompagner le vulnérable nourrisson durant la tétée, à défaut de le voir valdinguer jusque sous la mangeoire. Ederra ne consent à nourrir que si je reste à ses côtés, avec le veau turbulent entre nous. Je ne fais bien-sûr pas l’économie de quelques coups de sabots destinés à ce malotru, et douloureusement court-circuités par ma pauvre petite personne. Ainsi va le métier de l’éleveur…
Ainsi, mon étable était certes très attachante, mais sûrement tout aussi affligeante pour l’œil de l’économiste. Des bêtes peu performantes, peu poussées en production, en un mot comme en cent, bonnes à rien.
Et bien moi, ces bêtes là, je les aimais bien telles quelles. Je ne leur en demandais pas plus que ce qu’elles me donnaient. Je trouvais que c’était déjà bien. Non, je ne pourrais pas vivre de ma ferme. Non, je n’allais pas investir mes économies et bien au-delà pour me lancer dans une course perdue d’avance.
Je continuerai. Autant que je le pourrai. Mon père m’aidait encore. Mes frères n’approuvaient pas mon obstination, mais prêtaient quand même main forte à l’occasion.
Si je me débrouillais à ne pas perdre d’argent dessus, mon étable vivrait encore.
Ca n’était peut-être pas la solution la plus raisonnable, mais c’était celle qui me satisfaisait le mieux.












J’avançai dans mes réflexions. Je ne voulais pas rester à temps plein au service de la mère. Je voulais garder mes bêtes. Je ne voulais pas me lancer dans des investissements pharaoniques pour essayer de rentabiliser mon étable.
Après tout, savoir ce qu’on ne veut pas, c’est déjà prendre le bon chemin pour trouver ce qu’on veut, n’est-il pas ?
J’essayai au moins de m’en persuader. Sans y arriver tout à fait.
Avec tout ça, lundi est arrivé. J’ai confié à la poste mes candidatures spontanées. Et j’ai continué mes investigations sur mes possibilités d’avenir.
Je devais penser à ce que je pourrais faire en dehors du secteur d’activité de mes trente dernières années de carrière.
Me restait toujours l’opportunité des métiers alimentaires ouverts à tous les mal qualifiés courageux. Je connaissais par ma mère les emplois de service à la personne. J’y avais même une compétence avérée. J’avais toujours la ressource de m’inscrire à l’une des nombreuses associations fleuries après la canicule de deux-mille trois.
Cet été là, les nombreux vieux retrouvés morts dans leurs logements, loin de toute famille et privés de la plus nécessaire assistance avaient secoué nos consciences endormies. Pour le coup, on se souvenait que dans une société civilisée, on pouvait difficilement fermer les yeux sur quelques milliers de morts de solitude dans la désespérance la plus complète.
A grands renforts de plans et de budgets votés dans le sillage de cette prise de conscience alarmée, on encourageait, soutenait, finançait à tours de bras. Et les bonnes volontés, peu entendues jusque là, trouvaient enfin un écho à leurs cris restés lettres mortes avant. L’argent arrivant, les structures prenaient place. Toute une flottille de femmes parcourait les rues de la ville, de maison en maison, à la rescousse de vieux isolés tout étonnés de prendre ainsi la vedette.
Depuis ce sursaut de solidarité avec nos vieux, le temps passant, les alarmes étaient retombées à leur niveau antérieur. C’est-à-dire que tout en sachant bien que la vieillesse est chose bien triste, on compatissait bien volontiers, mais en resserrant les cordons de la bourse. Les allocations dépendances et autres aides du même acabit retombaient comme soufflé refroidi.
Heureux les demandeurs de deux-mille trois. On pouvait raisonnablement espérer qu’ils ne dureraient quand même pas trop longtemps, même mieux assistés puisque financièrement soutenus. Il ne s’agissait pas de verser des rentes durant des décennies, l’économie nationale avait mieux à faire de ses deniers.
Ma mère avait eu la bienheureuse idée de se retrouver suffisamment invalidée au bon moment pour prétendre au statut de personne à aider. Ses revenus d’épouse d’agriculteur à la retraite ne lui auraient sûrement pas permis d’engager une auxiliaire de vie à ses frais. Et mes frères et moi, ses enfants, n’en aurions pas volontiers fait la dépense, même partagée, enfants ingrats que nous sommes.
Elle se serait retrouvée ballotée d’hôpitaux en hospices. Nous serions allés la voir de temps en temps, puis de moins en moins. Mon père serait mort de chagrin mal noyé dans les fonds de bouteille d’un mauvais vin acheté bon marché.
Au lieu de ce triste scénario, ma mère connait depuis sa dernière grosse attaque cérébrale, le bien-être d’être assistée à domicile. Elle reçoit plus de visites qu’elle n’en a jamais eues. Une infirmière tous les jours, ladite auxiliaire, le kiné, plusieurs fois par semaine.
Notre vieille ferme était un bâtiment perdu au bout d’un chemin caillouteux peu fréquenté. Elle est devenue une gare routière, avec tous ces passages. Le long couloir au plancher de bois inégal qui dessert les chambres craque au rythme du pas des unes et des autres. Les portes grincent, les volets claquent, tout un courant de vie nouvelle souffle dans les parages.
Nous nous y sommes très bien faits, tous.
Chez nous, avant, la seule pièce où le visiteur était admis à la réception était la cuisine. Le chemin des chambres était interdit à tout autre que l’usager. Seul, le médecin avec sa sacoche passait ces portes sacrées. Et si son intervention sollicitée à un stade déjà bien trop avancé s’était avérée inutile, le défilé des veillées mortuaires franchissait solennellement le sas exceptionnellement ouvert entre les deux mondes.
Nous même, du temps de notre enfance, n’étions pas admis dans ces lieux de nuit. A peine si une fois à la quinzaine, à l’occasion d’un ménage rapidement survolé au demeurant, nous nous étonnions de ce cadre presque étranger. Nous ne connaissions de nos chambres que le petit matin où il fallait se dépêcher d’enfiler nos frusques sous la lumière maigre d’un plafonnier ombré sur le plâtre comme une immense araignée tapie. Nous recouvrions le lit d’un bel envol du lourd édredon raidi de son poids de laine et de crasse. Nous étions les uns et les autres de bons dormeurs et nous ne nous tirions d’entre les draps qu’à contre cœur.
Chacun de nous avait une tâche impartie, dès le petit matin, avant d’aller en classe. Les uns se chargeaient de distribuer le grain aux poules, d’autres nourrissaient les cochons ou les lapins. A tour de rôle, nous nous acquittions aussi du remplissage des bouteilles de lait. Ces fameuses bouteilles que nous posions devant les portes fermées, dans les bonnes rues d’Hendaye au petit matin.
J’étais la dernière de la couvée, j’ai eu le privilège de remplir ma fonction pendant presque vingt ans, puisque personne n’arrivait derrière moi pour prendre ma place. Notre véhicule de livraison étant ce qu’il était, nous nous entassions tous à l’avant sur le siège du passager. A chaque arrêt, nous nous expulsions tels des parachutistes en bon ordre, et chacun muni de sa bouteille encore tiède, nous trottinions vers la destination assignée. Chaque livreur avait bien-sûr sa clientèle attitrée. Les plus rapides allaient au plus loin. Les plus dolents, déjà là comme ailleurs, vaquaient d’un pas de promeneur.
Au fur et à mesure que mes frères entraient dans la vie active, ils changeaient de statut dans la ferme. Ils étaient relevés de leurs tâches puisqu’ils payaient leur écot en numéraire. Leur goût très modéré pour les études les a conduits très vite à des métiers pratiques de la mécanique. C’est sûrement par manque d’imagination qu’ils ont tous suivi la même filière professionnelle. L’aîné à tracé la route, les autres ont suivi. Pourquoi pas.
Je me suis retrouvée seule avec ma mère pour cette fameuse tournée de lait. Nous ne parlions pas ou peu. Les arrêts auraient haché une conversation que de toute façon nous ne recherchions pas. Je déplorais les rares incursions qu’elle se permettait chez l’une ou l’autre de nos vieilles habituées. Elle se faisait servir un café au lait fumant, et discutait le bout de gras, pendant que je boudais en attendant de repartir.
Je n’étais pas très causante. Et encore moins gracieuse. J’arborais habituellement une mine renfrognée, trois plis serrés sur le front et lèvres pincées. Je souriais peu, et mes éclats de rire intempestifs surprenaient tellement par leur brutalité que je pris l’habitude de les résorber, quand par extraordinaire ils me montaient à la gorge.
J’ai pris l’usage de garder mes humeurs par devers moi. J’aurais quand même pu garder un visage avenant, neutre mais non rébarbatif. Et bien non, mon naturel m’a portée à faire la moue, pratiquement continuellement. Cela m’a beaucoup desservie. Je n’étais pas une jolie enfant. Mais je n’étais pas non plus spécialement laide. Un peu plus souriante, j’aurais pu apparaitre gentille. Dans les faits, j’étais fermée comme une huître, et très peu avaient l’élan de surmonter ce barrage hostile. Je vivais derrière mon expression renfrognée, aussi bien protégée que derrière un mur surmonté de tessons acérés.
Pour revenir à nos chambres dont je me suis me semble-t-il un peu éloignée, nous n’avions pas trop le loisir le matin de les contempler. Je me souviens de ce moment où ma mère me hélait depuis la cuisine proche, pour me réveiller. Elle venait remplir la casserole de lait qu’elle mettait à bouillir sur la cuisinière. Je disposais pour me sortir de mon lit douillet et m’habiller du temps que mettrait le liquide crémeux à se hisser le long des parois pour basculer par-dessus et se répandre désastreusement en dehors.
Nous avions l’usage de mettre au fond du récipient de chauffe ce fameux dispositif censé empêcher le débordement, justement. L’épais cercle de verre ourlé clapotait son désarroi, outrageusement secoué par des remous inquiétants et de plus en plus pressants. J’arrivais en enfilant une manche ou une jambe, toujours en catastrophe, mais juste à temps le plus souvent.
J’ai longtemps déploré ce vice maternel à me gâcher aussi cruellement le moment du lever par une tension quasi insoutenable. Cette sensation de course, cette urgence, me gâtait le contentement dès le coucher, à la seule idée d’avoir une responsabilité aussi mesquine à assumer sitôt réveillée. Je me demande si mes nuits n’en n’ont pas été irrémédiablement marquées, et si je ne vais pas payer jusque dans ma vieillesse le tribut de ce sommeil suspendu à un ultimatum d’avant désastre.
Enfin, pour le moment, et puisque je pratique depuis bien des années le repos du juste et le réveil de l’innocent, j’imagine que les circonvolutions de mon cerveau ont trouvé le moyen de se dégager de ces tensions néfastes et que mes neurones œuvrent dans une ambiance mieux apaisée.
Les mères ne se rendent pas toujours compte du mal qu’elles nous font…
Dans la journée, nous traversions de nouveau nos chambrées au retour de l’école, pour changer de vêtements. Les travaux de la ferme malmenaient nos tenues. Nous disposions de vieilles nippes destinées à cet usage. Nous nous changions au retour de « la ville ».
Pour ceux qui nous croisaient dans nos pérégrinations citadines, nous n’étions déjà pas spécialement soignés, « vestimentairement » parlant. Les habits des uns étaient recyclés chez les autres jusqu’à usure complète, et parfois même au-delà.
En ces temps modernes où il est d’usage de s’inquiéter du développement durable de la planète en évitant d’alimenter outrageusement le volume de nos déchets en tous genres, je me souviens du souci de recyclage que nous avions alors. Sans vouloir forcément revenir aux pratiques de notre enfance de ne pas jeter avant d’être sûrs qu’il n’y avait vraiment rien de plus à en tirer, je pense quand même que nos poubelles regorgent de nos insatisfactions de trop bien nantis. Et ça n’est pas forcément le signe réjouissant d’une trop grande prospérité, à mes yeux. Plutôt la démonstration de notre difficulté à plus justement cerner nos besoins.
Bref, je ne vais pas encore me lancer dans des cheminements où je sais à l’avance que je vais me perdre sans aucun profit. Laissons ça à de plus clairvoyants et revenons à nous.
Nos chambres nous revoyaient au moment du coucher. Et ça ne trainait pas. Le cérémonial était vite expédié et nous ne tardions pas à éteindre les feux sur la nuit à venir.
La maison en journée se vivait dans la cuisine. Et les travaux nous appelaient  plutôt à l’étable, au grenier ou dehors. Nous étions des gens d’extérieur.
Nos intérieurs le prouvaient bien. Nos cadres de vie étaient purement fonctionnels. Peu de tentatives de décorations ou d’aménagement pour le repos. Pas de fauteuils, pas de bibelots. Quelques objets traditionnels de décoration sur le manteau de la cheminée désaffectée, noircis de crasse et maculés de chiures des mouches omniprésentes.
La maison était un abri, un lieu pour manger et dormir. Pas pour y rester à regarder les murs ! Inutile alors d’y prêter une quelconque attention.
L’étonnement nous figeait quand nous pénétrions dans des intérieurs ordinaires. Nous nous sentions très mal à l’aise et ne savions pas trop où nous poser dans ces maisons trop propres. Les décors nous semblaient des expositions et nous ne savions pas comment nous mouvoir.
Chez nous, nous entrions avec nos bottes maculées de terre. Les chiens s’ébrouaient librement sous la table et le chiffon à poussière était un intrus. Pour la vie que nous y menions, ça allait très bien. C’était d’un usage pratique et simplifié. Ca ne manquait pas de chaleur et de joie de vivre, bien au contraire. C’était un lieu de vie libre et très près de la nature. Un peu trop sans doute pour nos idées modernes d’hygiène et de salubrité…
Les choses ont changé depuis ce temps. Ma ferme n’est pas devenue un petit antre douillet et coquet. Loin de là. Mais un peu de modernité s’y est frayé un chemin. Personne ne s’en plaint. L’esprit de fonctionnalité est demeuré pourtant, et pour ce qui est de la décoration, j’ai par souci de commodité supprimé tout ce qui demande à être épousseté, lustré, et plus largement nettoyé.
Par respect dû à ma mère, je n’ai pas jeté ses souvenirs, ses photos encadrées et autres babioles qui encombraient le dessus des quelques meubles. Je les ai soigneusement rangés au fond des tiroirs. Tout y est, mais quand il me prend l’idée saugrenue de m’attaquer à la poussière, je peux tout à mon aise envoyer le chiffon en gestes amples et larges, sans m’inquiéter de rien casser. C’est plus net comme ça, je trouve, et tellement plus facile !
Je n’ai pas encore réussi à faire partager à ma vénérable génitrice mon point de vue. De temps à autres, elle me demande de lui extirper telle ou telle bricole. En maugréant un peu mais dans le souci de ne pas lui ôter les satisfactions auxquelles elle peut encore prétendre, je m’exécute. Je lui mets dans les mains l’objet invoqué. J’avoue m’attendrir un peu avec elle en retrouvant ces vieilleries. Une petite émotion commune nous gagne et nous partageons alors un joli moment. Les retrouvailles nécessitent séparation, forcément.
Ensuite, je refourgue la relique dans son tiroir, très contente de moi et de ma délicatesse d’âme.
Depuis la dernière attaque de ma mère donc, nous jouissons d’une assistance du Conseil Général, ou Régional, je ne sais plus, j’ai toujours confondu les deux. Quel qu’il soit, ce Conseil nous attribue une allocation pour payer les services de notre auxiliaire de vie.
Comme je le disais plus haut, le montant et les conditions d’attribution de ces aides ont connu une embellie notable après la canicule de deux-mille-trois. Nous en avons été les heureux bénéficiaires, et pas un jour ne passe sans que nous y pensions avec gratitude.
Depuis lors, les vieux ont naturellement continué de vieillir et d’être malades et dépendants. Et en principe, celui qui en deux-mille-trois avait besoin d’être assisté, n’a pas moins besoin aujourd’hui de l’être.
Je comprendrais qu’un changement de situation impacte le montant de l’aide attribuée. Un enrichissement subit, un placement dans un institut spécialisé de luxe, une soudaine amélioration d’un état de santé sur le coup des quatre-vingt dix ans bien sonnés, que sais-je encore…
Ma mère a continué de vieillir son train. Depuis l’attaque qui l’a privée de ses jambes et de l’un de ses bras, elle en a eu d’autres, moins sévères, mais toujours plus ou moins invalidantes. Son état de santé s’est détérioré.
Elle ne s’est pas enrichie, n’a pas hérité, n’a pas gagné à la loterie nationale, ni n’a divorcé de mon père pour épouser un riche amant de jeunesse resté amoureux d’elle toutes ces années.
Elle s’est résignée à vivre ses derniers moments dans la souffrance et la dépendance. Elle s’est mobilisée pour ne pas perdre tout à fait courage et garder la force de rire avec nous, lors des réunions familiales.
Et bien, à cette femme là, après avoir évalué, reconnu et estimé sa légitimité à être financièrement soutenue, après lui avoir promis de finir ses jours dans la dignité et dans ses vieux murs, on est venu expliquer la chose suivante :


-          Madame, vous êtes titulaire d’une allocation depuis longtemps. Depuis trop longtemps. Nous ne pouvons pas vous la maintenir. Nous ne pensions pas à l’époque que ça durerait tant.

On a quand même eu la délicatesse de ne pas lui dire : nous ne pensions pas à l’époque que vous, dureriez autant…
La pauvre femme n’a pas tout compris et a hoché la tête, pleine de bonne volonté.
Pour le coup, il nous a fallu prendre des dispositions un peu différentes. La même personne délicate mandatée par le Conseil je ne sais quoi al, m’a expliqué qu’il me fallait recourir à une infirmière. Ma mère y avait droit, la Sécurité Sociale paierait. Nous ne devions nous inquiéter de rien, ma mère serait tout à fait bien soignée. Au lieu d’avoir l’auxiliaire de vie tôt le matin, il suffisait de faire passer l’infirmière. Ca ne coûterait rien, tout irait bien.
Simplement, je ne comprenais pas très bien en quoi ce serait globalement une économie pour la société de payer une infirmière spécialisée pour un travail qui ne l’était pas. Que ce soit la Sécu ou je ne sais quel conseil, l’argent sortirait quand même, et il sortirait plus encore. Par contre, je constatais par force que bien souvent, l’infirmière bousculée dans ses tournées arrivait tard, trop tard. Ma mère avait été levée, soit par Caroline, soit par moi quand j’y étais. En résultat des courses, nous étions certains matins trois autour de ma mère, et d’autres jours, elle attendait au fond de son lit à macérer dans sa couche croupie.
Mais bon, les raisonnements fragmentaires avaient la vie dure, et envisager un problème dans sa globalité dépassait l’entendement. Le mien en tous cas l’était, dépassé. D’un côté, je comprenais bien que les temps étaient durs, la rigueur dans les comptes nécessaire.
J’avais pu constater quand on me réclamait un justificatif d’achat de couches manquant pour trente euros sur une période d’une année, que les affaires étaient suivies de près. C’était rassurant, on vérifiait la destination de l’argent distribué.
Si j’avais été persuadée que les vérifications étaient aussi pointilleuses partout, j’aurais été, effectivement, rassurée. Là, je ne suis pas très persuadée. Alors, je suis juste, perplexe.
Nous étions tributaires des décisions de ces commissions. Et pas suffisamment volontaires pour nous priver de leur aide. Alors…
Les associations d’aide à domicile jonglaient avec les cabinets d’infirmières, de kinésithérapeutes et autres professionnels, dans un beau désordre et une totale désorganisation de castes.
J’avais connaissance de deux ou trois de ces associations. Elles employaient grand nombre de dames de tous âges. J’imaginais que les recrues ne manquaient pas, mais je savais par les commentaires de celles arrivées chez nous que beaucoup se décourageaient vite. Les journées commençaient tôt dans ces métiers, les heures de travail étaient disséminées, souvent à des moments où l’on préfère être chez soi en famille. Tout de même, faute de mieux, je me sentais prête à m’y astreindre, si besoin.
Il ne se passa pas longtemps avant que mes envois de courriers ne portent leur fruit. Je m’étonnai même de la célérité des services postaux, quand, dès le mardi, je reçus deux appels de directeurs de jardineries locales. Ils avaient reçu mes lettres et me proposaient une rencontre. Je programmai ces rendez-vous pour le lendemain.
J’étais très contente bien-sûr d’avoir retenu l’attention de ces gens. En même temps, je me demandais quelle était la part de la seule curiosité là-dedans. La saison pour le surcroît d’activité en jardinerie était trop avancée. Les recrutements étaient bouclés. Nous arrivions en juin. A cette époque de l’année, tous les directeurs de ce genre de magasin en sont à essayer d’évaluer le nombre de saisonniers qu’ils vont débarquer dès la fin du mois.
Je savais pertinemment que j’arrivais au mauvais moment. Il y avait sur les rangs toute une flopée de candidats qui avaient eu le temps de montrer leur valeur sur les mois précédents. S’il y avait une ouverture de poste, ils étaient bien placés pour se positionner.
Bah, je décidais d’arrêter de me poser cinquante questions. Ces directeurs m’avaient rappelée. Ma candidature les avait au moins interpelés. Puisque je n’avais de toute façon rien de particulier à faire, je pouvais aussi bien aller les divertir un moment.
Même si j’évitais de m’emballer, ces coups de fil me remirent du baume au cœur. Quand le lendemain matin, trois autres enseignes me contactèrent à leur tour, je me considérais déjà comme une denrée précieuse et convoitée. Les bienheureux, ils auraient la chance inouïe de faire ma connaissance. Et sûrement, l’un deux aurait en plus la satisfaction inestimable de pouvoir m’embaucher !
Ces magasins étaient bien plus proches de ma ferme que ne l’était Saint-Vincent de Tyrosse. En travaillant dans l’un deux, je réaliserais une économie de coûts de transport très conséquente. Je pouvais pour le coup me contenter d’un salaire moindre. Je connaissais le travail, je ne doutais pas de ma compétence. Si je gardais en tête la possibilité de ne pas retrouver un poste aussi facilement, je refusais d’être systématiquement négative. Je n’avais pas longtemps à attendre, de toutes les façons !
Olivier rentrait pratiquement tous les soirs sur Hendaye. Il était retourné travailler le samedi précédent. Mes anciens collègues s’étaient montrés très réservés. Ils n’avaient pas posé de questions, pas fait de commentaires. J’étais naturellement un peu frustrée de ne pas savoir quelles avaient été les suites de mes frasques. J’étais privée d’une partie du spectacle, en quelque sorte. Mais je ne pouvais légitimement pas m’attendre à ce qu’ils partagent avec Olivier leurs sentiments, sachant quelles étaient nos relations.
Le seul lien établi entre lui et moi par la suite fût une entrevue que mon ex-responsable eût avec mon ex-collègue et actuel compagnon de vie. Ce dirigeant subtil et délicat lui demanda juste s’il se sentait bien, et, aussitôt rassuré par une laconique mais positive réponse, s’en tint là. Pour le reste, jamais il ne fût plus question de moi dans cette boutique, en présence d’Olivier. J’étais devenue tabou, sans doute. Ou oubliée sitôt qu’ôtée de la vue.
Ce soir là évidemment, je lui fis part des derniers développements de mon affaire. J’essayai de me montrer modérée. Il chassa mes doutes et regonfla mon orgueil qui en avait assez peu besoin déjà à ce stade. Une soirée bien agréable, à nous congratuler l’un l’autre. Nous étions persuadés de nos valeurs respectives, rien ne nous arrêterait. Nous saurions toujours nous tirer de tout. Ma foi, vu comme ça, c’est sûr que ça paraissait bien !
Le lendemain, j’entamerais la seconde partie de ma carrière professionnelle. Un petit changement me serait salutaire. C’était décidé, ma démission avait été la meilleure décision à prendre à ce moment là, et, par chance, c’est celle que j’avais prise.
Ma petite image était toujours là, sans doute, mais je ne lui laissais pas assez de champ pour arriver jusqu’à moi. Elle s’était recroquevillée sous la surface de ma conscience. Elle se tenait prête à affleurer de nouveau, ou à s’enfoncer plus loin. A la demande.












Je partis très confiante, ce mercredi matin. Une bien belle journée, encore une fois. Je me sentais l’esprit aussi clair que le ciel au dessus des toits rouges.
Je choisis de passer par la corniche. La côte toute en falaises striées grises et ocres penchées en casquette au devant de la mer émeraude scintillait sous le soleil déjà haut.
Je me sentais bien, détendue et sereine.
Je conduisais avec plaisir, la route glissait sous le châssis, j’entrais dans le paysage brillant offert au travers des larges vitrages incurvés.
Socoa s’éveillait au fond de la baie protégée.
J’étais en avance, je choisis de prendre la nationale jusqu’à Bayonne, en longeant la côte.
Mon premier rendez-vous était à la jardinerie Lafitte, à Bayonne, donc. Une entreprise très connue localement, un passé de pépiniériste solidement établi.
Je me garai sur le parking où quelques voitures s’alignaient. Le magasin était encore fermé. Je consultai les horaires d’ouverture. Neuf heure-trente tous les jours de semaine et quatorze heures le dimanche.
Ces ouvertures le dimanche sont toujours controversées. Certains en tiennent pour travailler le matin, d’autres l’après-midi, des plus entiers prônent la journée complète et les partisans des fins de semaine en famille n’en veulent pas entendre parler du tout.
Du côté du travailleur, même anarchie. Il y a ceux qui regardent le salaire amélioré, le repos en semaine, les réfractaires, les opposés complets. Une belle discordance où tout se fait et un peu n’importe quoi.
Je n’avais pas d’avis particulier là-dessus. En jardinerie, il est commun de travailler les dimanches. Je m’y ferais, sans doute. Jusque là, l’enseigne qui m’avait employée respectait scrupuleusement le repos dominical. Mais, bon.
Pendant que je prenais ces premières informations, une cliente s’approcha de moi. Elle me connaissait du temps où j’étais au magasin de Bayonne, quelques années plus tôt. C’était une agricultrice et nous avions eu l’occasion d’échanger quelques remarques sur le monde agricole du moment.
Je savais qu’elle faisait la tournée du lait, du temps où je l’avais comme cliente. Elle passait chez nous après avoir distribué sa production du jour. Elle avait fait les investissements nécessaires pour mettre son exploitation dans les normes. Nous en avions parlé et c’est en partie d’elle que je tenais quelques chiffres édifiants. Pour moi, prohibitifs. Elle, avait tenté le coup. Les banques l’avaient suivie et elle voulait y croire.

-          Tiens, je me demandais où vous étiez depuis que je ne vous vois plus au Point Vert !

Elle semblait contente de me retrouver, et je l’étais tout autant. C’était une
femme sympathique, à l’allure sèche et réservée. Elle avait une physionomie nerveuse et musclée. On sentait une tension en elle, toute dirigée vers la performance avec la plus grande économie de moyens. Tous ses gestes étaient productifs, resserrés sur l’objectif. Si elle avait été une sportive, elle aurait fait une sacrée championne.

-          J’ai travaillé quelques années à Saint Vincent de Tyrosse. J’essaie de me rapprocher maintenant.

-          A Tyrosse ! Mais c’est très loin d’Hendaye ça ! Au prix où est l’essence, ça devait vous coûter cher ! Il vaut mieux vous rapprocher, c’est sûr !

       C’était sûr, oui. Cette version édulcorée en abrégé tenait la route. Elle m’épargnait les explications que je n’avais pas envie de donner, et se suffisait en elle-même.

-          Et vous, vous faites toujours votre tournée avec le lait ?


       J’aimais autant en revenir à elle. Je n’avais aucune envie de m’attarder sur mon cas. Un reste de malaise me tenait. La honte diffuse de ma situation que je percevais défavorable.


-          Pensez-vous ! J’ai tout arrêté il y a deux ans déjà ! Je ne m’en sortais pas. Bien contente d’avoir pu me dégager sans y laisser la peau encore ! Non, non, je n’ai plus de bêtes. J’ai tout vendu.

-          Vous avez sûrement pris la décision la plus raisonnable. Mais ça n’a pas du être facile.

       Pour avoir dernièrement réfléchi à la question, je pouvais imaginer la difficulté à franchir ce pas. Cette femme et son expérience m’intéressaient d’autant plus.
J’en oubliais presque mon rendez-vous. Les portes automatiques s’écartèrent devant nous dans un chuintement confortable. Des clients pressés nous dépassèrent. C’était dommage, j’aurais aimé en savoir plus. Mais priorité aux priorités, je devais abandonner là mon enquête.

-          C’est la chose la plus difficile que j’ai eu à faire jusqu’ici me confirma mon interlocutrice. Mais bon, je ne pouvais pas faire autrement.

Elle se détournait, le visage plus fermé que jamais. Elle était comme moi de celles qui verrouillent plus volontiers leurs sentiments qu’ils ne les étalent. Décidemment, je me sentais proche de cette femme. Mais elle avait à faire, et moi aussi. Notre échange prit fin là. J’ai souvent repensé à elle depuis, mais je n’ai pas cherché à la rencontrer.
Je m’annonçais à l’accueil et le directeur ne tarda pas à s’avancer vers moi, la main tendue. Un entretien rapide, un tour du magasin, et l’affaire était pratiquement entendue. Il devait faire avaliser sa décision par la direction, mais pouvait d’ores et déjà s’engager envers moi. Le poste à pourvoir était moins bien rémunéré que celui que j’avais quitté. Les responsabilités y étaient moindres, aussi. Pour le reste, rien que je ne connaisse sur le bout des doigts.
Je le quittais en lui précisant que j’avais un autre rendez-vous, mais que j’attendais de ses nouvelles avec intérêt.
Les choses ne se présentaient pas mal. J’étais rassérénée, totalement. La perte de salaire persistait même après la déduction des frais de route. Mais je n’avais jamais été une acharnée du gain. Le directeur du magasin, un peu pâlot mais d’un contact franc, m’avait plu. Les quelques vendeurs croisés dans les rayons ne m’avaient pas fait mauvaise impression non plus.
Je jetai un œil sur les voitures garées sur le parking avant d’entrer dans la mienne. Je ne vis pas mon ancienne agricultrice. Je repris mon chemin.
Le second rendez-vous était à la jardinerie Gam’Vert de Saint-Jean-de-Luz. J’avais beaucoup apprécié la brève conversation téléphonique que nous avions eue, avec son dirigeant, la veille. Il m’avait semblé très dynamique, et sympathique à souhait. Un éclat de vie dans la voix, et un vrai tonus dans les mots.
J’étais encore une fois à l’heure. Toute ragaillardie par la perspective presque assurée d’avoir retrouvé du travail, je me présentais. Une équipe de jeunes poussait des tablettes de fleurs devant l’entrée. C’était la semaine précédant le dimanche de la fête des mères. Des coupes de rosiers miniatures, des compositions florales disposées artistement accueillaient agréablement le chaland.
Je m’étonnais là encore de l’heure d’ouverture tardive : Neuf-heures trente. Ca laissait largement le temps de faire le tour des travaux de la ferme avant d’entamer sa journée de travail !
Je fus reçue rapidement. Et le personnage ne me déçût pas, lui non plus.
Je m’approchai à peine de la caissière que je supposai préposée à l’accueil. Du coin de l’œil, je perçus un mouvement plein d’allant. Je me tournai vers une petite masse puissante, aussi dense qu’une boule de pétanque, et presque aussi ronde.
Un homme petit et terriblement massif s’avançait, ou plutôt déboulait. Il avait dévalé à grand bruit un escalier en colimaçon qui en tremblait encore. Les lacets défaits, un pan de chemise hors du pantalon, il marchait, développant au maximum de ses possibilités malheureusement plutôt réduites ses enjambées. Sa démarche gagnait en vigueur ce qu’elle perdait en élégance. On se demandait comment, lancé tel qu’il l’était, il allait réussir à s’arrêter.
Je m’écartai en me plaquant contre le comptoir de la caisse, dans l’espoir de tenter d’éviter une collision éventuelle. Cet homme tenait du buffle. Il en avait l’encolure lourde et musculeuse. Il tenait ses bras loin du corps, et les doigts largement écartés. Il devait tenir à occuper le plus d’espace possible. Ses mouvements le menaient vite et leur rapidité compensait avec profit la brièveté de ses membres.
Dans une volte-face toute en énergie, il m’invita à le suivre. J’obtempérai. Que faire d’autre, confrontée à un engin pareil ? La montée de l’escalier fût aussi tonitruante que l’avait été sa descente. Je tâchai de suivre le rythme, les yeux happés par les lacets dansant devant moi.
Là encore, l’entretien ne s’éternisa pas. Et celui-ci aussi me laissa entendre que l’affaire était quasiment faite. Je lui avais raconté mon parcours, et sa conclusion.
Il s’en amusa, et me laissa entendre que mon attitude en cette occasion lui était plutôt sympathique. Je l’amusais un peu, mais je l’intéressais aussi. Son équipe était très jeune, et il manquait de compétences dans ses murs.
Sa proposition était financièrement meilleure que celle de son homologue bayonnais. J’étais à dix minutes de chez moi. Si les deux offres se concrétisaient, j’aurais vite choisi. Ce serait Saint-Jean-de-Luz. L’homme semblait bien moins malléable que le paraissait mon premier contact. Je pouvais m’attendre à quelques coups de grisou de la part de ce sanguin qui ne s’en cachait pas.
Mais je me savais capable de tempérer les choses. Sans être coulante, j’étais suffisamment souple pour m’adapter à des tempéraments un peu vifs. Je ne m’inquiétais pas pour ça.
Je n’étais pas encore rentrée à la maison, que le téléphone avait déjà sonné chez moi. Mon père avait recueilli les messages à sa façon bien particulière. En gros, il avait répondu qu’il était trop vieux pour prendre une quelconque commission, que je n’étais pas là pour le moment, qu’il ne savait pas quand je rentrerai, et que le mieux était de rappeler plus tard, il ne savait pas trop quand au juste, mais bon, plus tard, quoi.
Inutile de lui expliquer pour la énième fois que nous avions un répondeur maintenant. Qu’il n’était pas obligé de décrocher. Qu’il vaudrait même mieux qu’il laisse les gens parler à la machine. Qu’au final, au moins on savait de cette façon qui avait appelé, et pourquoi. Alors que lui ne savait que dire que « quelqu’un » avait demandé « quelqu’un », pour il ne savait pas du tout quoi. Mais que sûrement, ce quelqu’un rappellerait…
Moi, très peu sensible à ces manquements jusque là, je compris ce jour là les affres de mon frère en attente d’une communication d’importance, livrée aux aléas d’un secrétariat de cet acabit.
Finalement, et pour donner raison à mon père, je fus rappelée par mes deux interlocuteurs du matin. Et j’eus la joie d’entendre que j’étais embauchée.
Le vendredi suivant, soient huit jours après avoir donné ma démission, je signai mon contrat pour travailler dès le lundi dans le magasin de Saint-Jean-de-Luz.
Je reprenais le collier. J’avais senti le frisson me passer bien près de l’échine. J’avais la sensation d’avoir trouvé le couloir d’air ascendant au moment où je me voyais tomber.
Le soulagement, l’envie de redémarrer, ont muselé ma petite image repartie dans les profondeurs où je ne pensais plus à aller la chercher. Je l’y avais déjà oubliée, sans même me l’être vraiment bien rappelée.













       J’ai laissé là toutes mes réflexions profondes et argumentées sur ce que je pourrais faire, ou ne pas faire. C’était bon quand on n’avait rien de mieux à se mettre dans les neurones. Je n’avais plus à me poser de questions. J’avais à reprendre mon petit rythme de travailleur besogneux.
       Finalement, une grande partie du malaise dans les esprits vient de l’oisiveté. Quand on commence à se demander, c’est qu’on a le temps d’abord, et l’énergie ensuite, de le faire.
       Pour explorer le champ des possibilités, il faut lever la tête, au moins. Pour se rendre compte que l’on n’est pas satisfait de sa situation, il faut encore avoir le commencement de l’ombre de l’idée qu’elle pourrait être différente. Et la préemption de cette différence demande un minimum de distance par rapport à l’existant. Pour comparer, il faut voir, pour voir, il faut regarder, et pour bien regarder, il vaut mieux reculer à quelques pas de l’objectif examiné.
       Posons maintenant l’hypothèse du travailleur travaillant tête baissée à son ouvrage, sans jamais en lever les yeux, ou si peu qu’il consacre ce luxe à quelque divertissement oculaire nécessaire à l’empêchement d’un abrutissement total et complet.
       Cet homme, ou cette femme, se lève le matin. Toujours trop tôt, avec la sensation de ne pas avoir récupéré de la fatigue de la veille, ajoutée à celle de l’avant-veille, et de toutes les veilles précédentes et semblables.
       Pressé par l’horloge, il ou elle avale son petit-déjeuner au coin d’un évier triste dans une cuisine froide et mal ou trop bien rangée, selon.
Il ou elle ne réfléchit pas, il ou elle essaye juste de se sortir de son coma persistant de la nuit trop courte.
       Chacun selon sa vie particulière mais la plupart suivant le même scénario se préparent à la journée. Lever et apprêt des enfants, des parents, descendants ascendants ou suivants, mais toujours assez mal disposés le matin pour gâcher ce qui restait à l’être encore d’une humeur grise.
       En ville ou à la campagne, dans les cités bétonnées ou les lotissements frileusement regroupés dans les zones à habiter, les uns et les autres se dépêchent, se démènent et s’activent.
       Ils ne réfléchissent pas, ils se pressent.
       Quelques claquements de portières mal synchronisés avec les claquements de portes où le petit dernier coince un pan de vêtement qu’il faut à la hâte dégager en maugréant contre le maladroit.
       Les maisons désertées se regardent étonnées le long des trottoirs vides. Elles se souviennent pourtant des rêves qui les ont fait pousser là.
Un homme et une femme se sont aimés et se sont promis une vie douce et joyeuse. Ils ont dessiné des plans en se serrant l’un contre l’autre. Ils se sont imaginés avec deux enfants et un chien, un jardin et une volière sur un coin de terrasse. Des cris, des jeux, des rires. Des enlacements tendres et longs en regardant dans un flamboiement majestueux se coucher le soleil derrière la pinède sombre.
Cet homme et cette femme s’en souviennent. La mélancolie les pince un peu fort parfois de ces rêves là. Ils se regardent sans en parler et savent bien tous les deux qu’ils ont fait de leur mieux. Ca ne ressemble pas à ce qu’ils pensaient. La terrasse est trop encombrée et le jardin mal entretenu. La maison a besoin d’être repeinte mais on verra l’année prochaine.
Les journées sont trop courtes et les rêves perdus. Ils s’aiment encore et s’attellent ensemble à la tâche. Le soir les couche fatigués et ils s’endorment en se tenant la main parfois. Quand la déception n’est pas trop cuisante pour les éloigner l’un de l’autre et enterrer cet avenir avorté.
Un soubresaut les jette alors dans d’autres bras, vers d’autres lèvres murmurantes de promesses d’un bonheur tout neuf. On repart et on se fatigue encore plus vite d’être moins jeune cette fois.
Là encore, on ne réfléchit pas. On se lasse, puis on espère, on y croit, et on souffre un peu plus quand de nouveau le rêve s’écaille au jour.
On garde dans un coin de tête caché les regrets et les espoirs d’un amour toujours attendu. Un peu surpris de s’être enflammé encore, on jure de ne plus s’y laisser reprendre. En suppliant le destin d’en avoir encore l’occasion.
Ces envolées, petites ou grandes, amènent juste assez d’air frais pour ne pas se sentir complètement étouffé. On aime, on souffre, on vit. Ca suffit à continuer content ou à peu près.
Bousculé par l’amoncellement de mille petites choses à faire ou à régler, l’homme ou la femme se jette vaillamment dans une course contre la montre effrénée. Il ou elle lutte pied à pied pour ne pas se laisser submerger. Quand déjà l’horizon s’est reculé si loin qu’on en a oublié s’il avait existé, jamais.
Des instants volés de vague à l’âme coupable, des minutes floues en suspens dans le brouhaha assourdissant appellent au secours l’esprit sain égaré dans les méandres des tracasseries dévoreuses.
Mais la machine reprend possession de l’égaré et le remet dans le rang. A quoi rêver quand le temps vous mord aux trousses ? S’émerveiller du premier chant de grive au printemps, c’est bon pour les poètes dilettantes. Pas tellement pour le smicard qui tente de refaire pour la centième fois le même calcul de ses charges du mois en cours en s’énervant dans un ralentissement sur son trajet domicile-travail.
Celui-là, non plus, il ne réfléchit pas. Celui-là, il calcule. Longtemps, souvent, et sans jamais arriver à boucler correctement ses comptes malades.
Pour le coup, on pourrait se demander comment il se fait qu’il s’en trouve autant pour penser, pour se poser des questions, pour ne pas se trouver de réponses satisfaisantes, tourner en rond douloureusement dans les têtes si mal employées, et finir par s’en rendre malades. Au point d’encombrer les salles d’attente de professionnels de l’écoute eux-mêmes résignés à reconnaître leur désarroi et leur incapacité à résoudre un problème qu’ils ne peuvent pas identifier.
       Le malaise diffus se fraye un chemin dans les têtes vacantes. Des têtes qui ne tiennent que par la pression des préoccupations quotidiennes.
Tant qu’on se bat, contre la montre, son patron, son amour perdu, tant qu’on court, tant qu’on bouge ou qu’on s’agite, la bête n’attaque pas. C’est un prédateur à l’affût, cet animal, pas un léopard lancé en pleine course. La bête attend. Sans perdre attention, ni patience, elle attend son heure.
Le mouvement lui déplaît. L’élan la dessert. Il lui faut une proie fatiguée, à l’arrêt. Une victime vannée qui reprend son souffle perdu dans la course. Une offrande innocente et rêveuse engluée dans un immobilisme vide.
Là, par contre, les choses vont vite. La bête sait bouger prestement comme elle sait attendre longtemps. Dès qu’elle flaire une opportunité, elle approche à pas sournois et tâte le terrain de chasse. Elle est experte et connaisseuse. On ne la trompe pas facilement. Elle repère à coup sûr et quand elle pose sa patte doucement comme on caresse, les jeux sont déjà faits.
La bête séduit, elle n’effraie pas. Elle sait se montrer rassurante et câline. Elle ne mord ni ne griffe. Elle étouffe. Elle enlace, envoûte et ensorcelle. Elle endort et apaise pour mieux emporter et dévorer dans son antre sa proie inerte et docile.
Vous pensez être juste fatigué, avoir besoin d’un peu de repos. Vous vous dites qu’après ça, vous repartirez mieux. Vous avez ralenti votre marche, déjà, vous voyez une pierre moussue sur le bord du chemin et vous avez l’envie de vous y assoir un peu.
Vous allez refaire vos forces et reprendre la route. Peut-être.
Une fois assis, vous serez étonné de voir le monde sous cet angle nouveau. Un peu inquiété par cette vision étrange. Vous arrêté et eux tous en marche. Un décalage pareil va vous donner le vertige, un peu.
Après, ce sera selon. Soit vous vous trouverez finalement bien, assis comme ça. Vous laisserez le poids des choses vous glisser sur les épaules et tomber en pans fracassés autour de vous ramassé là. Le premier bien-être deviendra l’ennui. Vous perdrez le goût, l’envie. Vous n’aurez plus de projets. Demain sera vide et loin.
Vous serez mûr pour la bête.
Elle s’assiera près de vous, amicalement, et vous ne sentirez aucune menace. Elle posera doucement sa main sur votre épaule arrondie. Vous n’aurez sûrement pas l’idée de vous dégager. Ca vous semblera même agréable.
Vous aurez lâché la corde. Cette corde raide et dure à maintenir. Vous vous sentirez soulagé de ne plus avoir à la serrer. Et vous coulerez, tout simplement, sans vous débattre. La glissade sera lente et longue, silencieuse.
Cette chute vous entrainera loin du monde vivant de ceux qui courent. Vous vous étonnerez de les voir tant s’agiter, puis, vous ne comprendrez plus pourquoi vous vous agitiez vous aussi de la même façon, avant. Avant d’oublier cet autre que vous étiez. Pour finir par oublier que vous êtes encore vivant, que vous pouvez encore vous mettre en mouvement.
Mais vous n’en avez plus envie. Vous restez là, lourd et étonné. Assis.
A ce moment, si la bête ne vous a pas saisi et emporté, la petite image peut encore venir vous visiter.
La mienne se tenait prête, elle écartait légèrement un pan de voile pour se faire entrapercevoir. Son ombre m’a effleurée, la longue silhouette a failli s’approcher suffisamment pour que je la distingue dans la brume.
Quand le courant m’a reprise dans son remous, ma petite image n’y avait plus sa place. Trop de mouvement pour elle. Ma petite image est un peu comme la bête, de ce côté-là. Il lui faut du calme pour se laisser apprivoiser.
J’étais repartie en marche trop tôt pour que l’une ou l’autre ait pu m’atteindre, cette fois là.












       Mon nouveau lieu de travail était donc bien plus proche de chez moi. Le premier matin, j’étais prête beaucoup trop tôt. J’avais conservé mes horaires antérieurs, du temps où je devais démarrer de la maison avant les huit heures sonnées. Avec les bêtes et les gens à soigner avant, ça me faisait un petit lever tonique aux aurores.
En cette belle saison printanière, un moment privilégié, dont je profitais chaque jour. Je savourais ces petits matins où j’étais la seule debout dans la ferme, à m’occuper des bêtes avant la montée du soleil. Je vaquais sans perdre de temps, mais sans jamais oublier de lever les yeux vers le ciel ni de humer l’air frais de la nuit finissante.
       Dans mon enfance déjà, je me souviens d’avoir apprécié d’être seule dans la ferme. Les rares fois où mes parents s’absentaient pour la journée en me laissant en garde, je me trouvais parfaitement bien dans les parages désertés. J’aimais cette responsabilité, cette idée d’avoir tout en main et d’être seule à veiller au bien-être de tous les animaux. Je m’acquittais d’ailleurs parfaitement de mes tâches, en grande conscience et plaisir manifeste.
       Les petits matins où tout le monde dormait encore, l’impression était un peu semblable. J’étais la seule éveillée, je passais de grange en étable pour pourvoir au regarnissage des mangeoires, j’apportais la pitance et annonçais le début de la nouvelle journée.
       Je suppose que la plupart des éleveurs connaissent ce sentiment d’exclusivité dans les soins aux bêtes. Quand on s’occupe d’animaux, on aime être le seul à le faire. Abstraction faite du poids de la tâche qu’il faut par force partager parfois, le paysan en charge de bétail n’aime pas galvauder sa relation à la bête.
       D’ailleurs, c’est un pur réflexe de jalousie primaire qui vous titille agréablement l’amour propre quand un étranger se fait rabrouer dans une étable. Je ne suis pas la dernière à me sentir un peu fondre d’une gratitude mesquine quand l’une de mes vaches envoie gentiment le sabot contre un importun persuadé de se faire accepter sans avoir été mieux présenté.
       Je le sais, ça n’est pas bien. Je prends la mine désolée convenable en ces occasions et je me réjouis seulement à bas-bruit, évidemment. Mais bon, tout en m’informant du degré douloureux de l’affaire, je flatte un peu la revêche qui a su remettre en place l’impertinent.
       L’élevage est un métier. Et la conduite d’un troupeau n’est pas une affaire mécanique, loin s’en faut ! Je me sens toute valorisée d’être reconnue et respectée par des bêtes imposantes qui ne se laissent pas approcher aussi facilement par d’autres.
       On trouve sa satisfaction là où on le peut…
       Ce lundi matin donc, je faisais mon tour de piste comme à l’ordinaire, un peu tendue peut-être à la perspective de prendre ma nouvelle embauche. Je ne m’inquiétais pas spécialement, mais je me demandais, comme on se demande quand on ne connaît pas.
       J’avais tout mon temps, je partis tranquillement.
       J’arrivai bien avant l’heure.
Seul le responsable du magasin prenait un café devant la porte de la réserve. Son salut fût tout aussi aimable que l’avait été le premier contact.
       Quelques mots à peine échangés, je m’avançai dans les rayons encore endormis sous les néons éteints. La boutique était grande et bien pleine. J’y retrouvais les relents familiers des aliments pour animaux de compagnie mêlés aux fragrances plus acides des produits de traitement pour les jardins.
       L’ambiance m’était connue, les produits identiques, et j’imaginais bien que la clientèle ne me serait pas plus étrangère.
       Je revenais de ma tournée de repérage quand les premiers collègues se présentèrent en ordre dispersé.
       Ceux que j’avais aperçus lors de ma visite d’entretien préliminaire m’avaient parus jeunes. Ceux que je vis s’avancer timidement vers moi ce premier jour me semblèrent plus près de leurs couches encore. Je m’étonnais d’une moyenne d’âge aussi juvénile. Je comptais sept vendeurs, et le plus vieux ne devait pas avoir vingt-cinq ans. Les autres étaient autour des vingt, et certains, je me serais plutôt attendue à les croiser à une sortie de collège.
       Le responsable du magasin, Jean-Michel de son prénom mais Monsieur Breton pour nous tous, s’approcha de moi et me demanda quelle était ma première impression. Il venait de distribuer quelques ordres tonitruants à la cantonade et toute la valetaille s’était éparpillée en pépiant. Il y avait une majorité de filles dans l’équipe, et elles gloussaient à qui mieux-mieux autour de leur mâle ampoulé.
       Cette image de basse-cour m’est venue instantanément, et ne s’est pas démentie par la suite. Le chef de la troupe en la personne de mon recruteur plastronnait d’aise, s’agitait en grande dépense d’énergie, mais tout aussi grand désordre. Son efficacité y perdait beaucoup. Mais comme il débordait d’une vigueur de raz-de-marée, il ne s’en fatiguait pas.
       Je lui livrai mon étonnement de le voir entouré de tant de jeunesse.

-          - C’est bien pour ça qu’on vous a embauchée ! me lança-t-il dans un franc éclat de rire.

Il riait de façon très communicative, à gorge déployée, en se tapant les cuisses de grandes claques tout en reculant, penché en avant. Une petite danse pas très gracieuse mais très dynamique.
Que voulez-vous répondre à ça ? Je ne pouvais que partager cette gaîté si sympathique, et je ne m’en privai pas.
Les jeunes membres de l’équipe nous regardaient nous tordre sans trop bien comprendre. Puis, ils se joignirent à nous, et l’ouverture du magasin ce lundi là fût des plus plaisantes.
Les premiers clients sentirent cette ambiance animée et la plupart sourirent de nous voir hilares encore.
Je compris vite le bien-fondé de la répartie de ce brave homme. Ces jeunes étaient jeunes, c’était un fait établi. Mais en plus, ils étaient totalement inexpérimentés. Je ne savais pas pourquoi ni comment ils s’étaient retrouvés là. Ce que je pouvais constater sans mal, par contre, c’est qu’ils ne le savaient pas eux-mêmes. Et là, ça me paraissait curieux.
Ils étaient tous pleins de la meilleure volonté. Ils mettaient du cœur à l’ouvrage et tentaient de bien faire. Ils n’étaient ni plus bêtes ni plus maladroits que d’autres. Simplement, on les avait balancés là sans filets ni parachutes.
Affublés du seyant gilet Gam’Vert, ils étaient censés être formés au métier. On les avait décrétés vendeurs en jardinerie, intronisés par la signature d’un contrat de travail en bonne et due forme, et voilà !
Je venais d’une structure concurrente. Les produits étaient les mêmes, les fournisseurs parents et les méthodes de gestion avec leurs outils sans surprise.
Je savais par expérience qu’il ne faut pas être sorti de polytechnique pour exercer la profession. Les rudiments en sont suffisamment simples pour acquérir une compétence honorable en quelques mois, pour peu qu’on y ait une petite aptitude au départ.
J’avais accueilli personnellement du petit jeune débutant, et avait eu l’honneur et l’avantage de guider quelques premiers pas dans la carrière.
Hormis quelques traits de caractère rédhibitoires, du type timidité maladive ou allergie incontrôlable au contact de son prochain en requête, j’avais noté que la plupart, au bout de quelques semaines de formation un peu suivie, arrivaient à satisfaire un client ordinaire, soit par leurs propres moyens, soit au moins en le dirigeant vers une source d’information appropriée.
Pour peu qu’on prenne la peine de le guider un petit peu au départ, n’importe quel jeune, qui plus est un jeune venu là de son plein gré, pour lequel on peut légitimement supposer qu’il manifeste un minimum de goût pour ce qu’il entreprend, devient un collègue efficient, capable de se charger d’une part de travail honnête.
Je ne veux dénigrer personne, et surtout pas moi, aussi je ne dirais pas, même s’il m’arrive de le penser maintenant, que nos métiers sont accessibles aux premiers venus.
Non, je reconnais qu’au bout de quelques années, à force d’accumuler de hautes connaissances et des expériences formatrices, on devient une bête de la vente de belle catégorie. C’est-à-dire qu’on s’approprie des mécanismes froids et dévastateurs qui vous positionnent en observateur inamical d’un client qui devient vite un ennemi, pour peu que sa demande s’écarte légèrement des créneaux établis.
La transaction de vente se complique d’un client fantaisiste. Et un client, en dehors et avant son rôle d’acheteur, est aussi un humain, tout empli de contradictions et d’impondérables. Le vendeur se méfie de ces sources de contretemps et de fatigue.
Bien loin de ses stages de formation qui mettent le client-roi au centre d’une bulle confortable, il perçoit toute approche comme une source d’ennuis, pour peu qu’elle dévie des rails solides de la relation pure et dure de la vente.
Pour le coup, le vendeur expérimenté, se différencie du jeune vendeur juste compétent, uniquement par la seule hostilité à l’encontre de la clientèle ordinaire qu’il a eu le temps de cultiver après avoir acquis les connaissances basiques.
A mon avis, un vendeur vieillit mal. Il faudrait lui prévoir un recyclage loin du client au bout de quelques années d’usure. Avec tout le respect que je dois à tous ceux qui font carrière dans le métier, et dont j’ai été pendant toutes ces dernières années.
Chez Gam’Vert, en ce joli mois de juin franc et clair, l’équipe commerciale ne pâtissait sûrement pas du phénomène d’usure sus cité.
Les vendeurs frais émoulus de leurs langes encore souillées se présentaient au devant du chaland en toute innocence et pureté. Et leur candeur n’avait d’égale que leur incompétence avérée.
Ils n’étaient pas spécialement mauvais, ils ne savaient pas, c’est tout. Et comme si cette ignorance ne les handicapait pas suffisamment, ils devaient en plus porter le poids d’une culpabilité que rien ne venait soulager.
A la première et plus simple des demandes de n’importe quel client, même très bienveillant et tout à fait conciliant, ils devaient par force en référer à leur indispensable « M’sieur Breton ! ».
Ils ne pouvaient pas se passer de lui, et le plus clair de leur activité consistait à le chercher dans le magasin. Le magasin étant grand, la cible très mobile, ces petits jeunes arpentaient les allées en tout sens, à la recherche de leur sauveur, pendant que le client patientait, un peu surpris de se voir entouré d’autant de monde avec personne pour le renseigner.
En nombre, le personnel était en suffisance. Avec la moitié de l’équipe, la surface aurait été largement couverte, à condition qu’il y ait un peu de savoir-faire à l’avenant.
Mais là, les uns hélaient les autres, les autres ne pouvaient que héler un troisième, et toute la troupe y passait sans que l’affaire avance vers une quelconque conclusion.
Jusqu’à ce qu’on ait mis la main sur le si sollicité responsable du magasin, le client ne pouvait qu’assister un peu désarmé aux allers et venues de tous, et attendre, en maugréant plus ou moins selon son degré de patience.
Lorsqu’enfin l’homme convoité se libérait d’une demande à satisfaire pour venir au devant d’une nouvelle requête à examiner, il était accueilli comme le messie, et admiré de toute sa cour autour de lui réunie pour l’admirer en ses œuvres.
Finalement, tous ces petits jeunes ignorants servaient de faire-valoir au maestro tout puissant. Il se rengorgeait devant eux de sa science et se donnait avantageusement en spectacle devant une audience toute acquise.
A mon arrivée, et puisque j’étais capable de prendre en charge la marche du quotidien d’un magasin sans avoir toutes les trois minutes recours à son directeur, les clients et les vendeurs se répartirent très logiquement entre nous deux.
Je ne nie pas la satisfaction éprouvée à se sentir aussi indispensable. On a l’impression de détenir une rareté, quand tout vient ainsi à vous. Je comprenais bien le plaisir d’amour propre manifestement goûté par mon turbulent recruteur.
Il était sur tous les fronts, présent tous les jours, bien avant l’ouverture et jusque très tard le soir. Pas de jours de repos, pas de congés. Omniprésent, omnipotent, partout et toujours.
Je ne pouvais que m’incliner devant un tel sens de ses responsabilités.
Je ne partageais pas cette idée du devoir à accomplir.
J’ai toujours fait mon travail en conscience. On m’a confié la direction d’une équipe de quelques personnes, l’organisation du suivi d’un point de vente, la réalisation d’objectifs économiques.
J’ai fait ça pendant près de trente ans. Et même si on m’a fait comprendre à la fin que mes performances n’étaient pas à la hauteur de ce qu’on en attendait, j’ai eu des résultats honorables, en mon temps.
Jamais pourtant je n’ai considéré devoir tout sacrifier à mon métier. Je comprends que l’on s’engage à fond dans une entreprise que l’on lance, que l’on se passionne pour un projet ambitieux. Je connais moi aussi cet élan qui vous porte quand une idée vous tire en avant et vous éloigne de tout ce qui n’est pas elle.
J’ai essayé d’entrer en empathie avec ce si sympathique Jean Michel Breton.
Je l’ai écouté m’expliquer que le commerce, c’était une philosophie de vie, que la direction d’une petite jardinerie d’à peine deux-mille mètres carré demandait une présence continuelle, que les responsabilités, les décisions à prendre, étaient d’une telle importance et d’un tel enjeu que l’on ne pouvait les confier à personne, que la délégation était une façon de se défausser.
Je l’ai entendu m’exposer avec ferveur qu’il considérait son équipe de travail comme sa famille, que ses vendeurs étaient presque ses enfants, qu’il était investi du devoir de les conduire dans leur future brillante carrière, qu’il était le ciment d’un groupe, le fédérateur d’une unité d’élite.
Je l’ai écouté quand il m’a assuré que ses dirigeants comptaient sur lui au point qu’ils en avaient besoin partout et tout le temps. Je l’ai vu trottiner avec des dossiers sous le bras aux côtés d’un haut directeur affairé qui n’avait le temps de saluer personne.
Je l’ai vu revenir pour l’ouverture du magasin sans avoir pris le temps de déjeuner parce qu’on l’avait appelé au siège, à près de deux heures de route, pour lui demander de vive voix l’explication d’un écart de caisse de quinze euros.
Dans ces conditions bien-sûr, ses journées étaient une véritable course. Il n’avait sûrement pas le temps de former ses vendeurs. Il ne pouvait que parer au plus pressé, toujours accaparé par les uns et les autres, quand il n’était pas sommé de rendre des comptes détaillés à ses supérieurs pointilleux.
On lui laissait la liberté de ses recrutements de personnel, en lui imposant juste un tel niveau de salaire qu’il ne trouvait que des débutants inefficaces. A lui de s’en débrouiller, et il le faisait comme il le pouvait. C’est-à-dire en déplorant quotidiennement leur inexpérience sans jamais prendre le temps de leur montrer les rudiments de ce qu’il en attendait.
Ma candidature avait eu l’heur d’intéresser ces messieurs à tel point qu’ils avaient consenti royalement une rallonge de quelques dizaines d’euros sur le minimum légal.
Mais en contrepartie, je devais me défoncer, comme le faisait Monsieur Breton. Et, m’avait-on laissé entendre, je pouvais même, espérance inouïe, caresser l’idée de prendre un jour lointain sa place.
Pour lui, il serait appelé à d’autres fonctions, hautes et valorisantes, c’est-à-dire que pour cinquante euros de plus, il irait faire la même chose à cent kilomètres de là, en en dépensant le double.
Ainsi va le monde du commerce de nos jours. Les gens avancent à la reconnaissance avant toute chose. Les rémunérations sont basses, les horaires de plus en plus extensibles, la pression constante et la qualité de vie rétrécie comme peau de chagrin.
J’ai bien écouté cet homme. Il parlait avec sincérité je crois, et semblait heureux de son sort.
Mais je ne partageais pas sa vision des choses.
J’ai compris à l’entendre ce qui me manquait pour satisfaire mes employeurs précédents. Je n’avais pas cette conscience d’avoir à me surpasser pour mériter une considération. Je ne me sentais pas impliquée comme lui l’était. Loin s’en faut !
Moi, j’allais travailler avec plaisir. Je n’ai jamais renâclé à la tâche.
Mais jamais, alors là, au grand jamais, une baisse du chiffre d’affaire ne m’a inquiétée au point de m’empêcher de dormir. A aucun moment, Dieu merci, je ne me suis abîmée dans les affres de la réflexion, pour essayer de suppléer au manque d’imagination de mes supérieurs.
Si je m’étais sentie capable de faire mieux qu’eux à leur place, je la leur aurais prise, sans doute. Je n’étais pas là pour ça. J’avais ma part de travail à accomplir, je le faisais. On ne me demandait pas de remplacer ceux qui me dirigeaient.
Ils étaient là pour penser.
A eux les intenses cogitations sous la douche, à essayer de trouver la meilleure manière d’améliorer le taux de marge brute, pendant que leurs femmes s’impatientent dans le lit conjugal en attendant qu’ils les rejoignent, et s’endorment déçues quand ils leur tournent le dos sur un baiser distrait en calculant qu’il suffirait de rogner un demi-point sur les prix d’achat et un autre sur le taux de démarque pour y arriver.
Chacun sa partition, et les vaches seront bien gardées, dit-on…
J’ai toujours suivi tout ça d’un œil attentif, j’ai scrupuleusement tâché d’appliquer au mieux les directives des instantes dirigeantes, je me suis honnêtement intéressée à ceux qui me versaient mon petit salaire en fin de mois.
Mais je n’ai jamais compris que dans le contrat de travail, il était stipulé que je devais laisser tout le reste de côté, sous le prétexte qu’on apposait le mot « responsable » à mon modeste titre.
Je reconnais que je n’ai jamais ressenti le dixième du degré d’implication que je vérifiai chez mon directeur de magasin à l’occasion de mon bref passage chez nos concurrents.
Et je reconnais dans la foulée, qu’à la place de mes dirigeants, ayant les deux comportements sous les yeux, j’aurais moi aussi toussé. Et vite choisi.
Mais bon, je maintiens qu’être là tout le temps, courir dans tous les sens, se précipiter comme un chien fidèle à chaque coup de sifflet du maître, ne garantiront jamais la qualité du travail.
Une bonne organisation implique la prise en compte globale d’une situation. Et dans mon cas, mon travail salarié n’était pas la seule et unique composante de ma vie.
Si, pour prétendre au titre glorieux de responsable de magasin, avec une équipe de moins de dix personnes à diriger, il faut renoncer à tout le reste, je ne peux pas faire l’affaire, c’est sûr.
Maintenant, que l’on me dise que c’est une condition indispensable au bon exercice de ce métier, je n’en suis pas persuadée.
Mais bon, puisque je n’ai pas laissé le temps à ceux qui auraient voulu m’expliquer tout ça de me convaincre, il n’est pas judicieux de m’y pencher à nouveau maintenant.
Moins de deux mois après avoir démissionné de mon premier poste de travail, j’ai quitté le second. En me disant que ce monde là n’était décidemment plus pour moi.
Je n’avais pas saisi à quel moment j’avais décroché, mais le fait était là, je ne tenais plus du tout le bon bout. On se trouve un peu bête, un bout de corde molle pendant à la main, quand on pensait être fermement assurée.
Je laissai là mes investigations stériles, m’apprêtai à faire mes adieux à ce brave homme chaleureux et un peu interloqué par mes voltes-faces, et m’en retournai vers d’autres paysages.
Dans un coin de tableau, en un furtif mouvement glissé, la petite image revint à l’orée de ma conscience. Elle se tenait là, presque sûre que je la rappellerai.
Elle ne se trompait pas.












Je m’écartai résolument de mes sentiers de vie précédents. Pour autant, il fallait bien que je prenne quelques options pour l’avenir.
Avec Olivier, nous avions discuté de tout ça. Depuis que je travaillais à Saint-Jean-de-Luz, nous nous voyions bien moins. Forcément, avec six jours de présence au magasin, et un dimanche sur deux par là-dessus, nous ne pouvions que nous croiser inopinément le soir, quand lui rentrait des Landes.
Jusque là, nous étions pratiquement toujours ensemble. Cette séparation me coûtait beaucoup. Je trouvais notre vie ridicule, mon bel amour me manquait, je n’avais plus le temps de rien.
Je m’occupais vite et mal de mes bêtes, vite et mal de ma mère, vite et mal de mon homme. Ca n’allait pas.
Olivier partageait mon analyse, préconisait de prendre patience.
La patience n’a jamais été mon fort. Si les choses ne vont pas, si chaque matin vous vous levez dégoûté de la journée à venir, je ne vois pas après quoi il faut attendre.
Non, cette vie ne m’allait pas, je voulais autre chose pour moi, pour nous.
Puisque je voulais continuer de travailler à la ferme, j’avais besoin de m’assurer un salaire à l’extérieur. Mon train de vie est modeste, je n’ai pas de gros besoins d’argent. Olivier n’est pas plus dépensier. Son salaire, un petit appoint avec nos travaux dans les jardins, un complément de mon côté pouvaient suffire.
Nous nous demandions même si nous ne pouvions pas envisager de nous installer complètement en indépendants, en gardant l’exploitation agricole et en nous diversifiant sur les prestations de services chez les particuliers.
Ca n’était pas irréalisable. Les charges sociales en exploitation agricole sont moins importantes qu’en entreprise. Légalement, nous pouvions cumuler les deux activités. Evidemment, il y aurait les aléas induits, qu’Olivier connaissait déjà puisqu’il avait exercé pendant plus de dix années d’artisanat.
Les périodes de mauvais temps où il est impossible de travailler dehors, les impondérables de l’élevage, et autres contrariétés nous mèneraient hors des chemins sécurisés du petit salaire régulier qui tombe à chaque fin de mois.
Evidemment, évidemment.
Pour ma part, j’étais plutôt favorable à cette idée. Je nous voyais très bien comme ça. Nous étions courageux tous les deux, nous connaissions le travail, et puis nous serions ensemble.
Cet argument me semblait décisif. Olivier était plus dubitatif. Il avait connu des périodes de vaches maigres qui lui revenaient en relents aigres à la mémoire.
Nos discussions nous ressemblaient. J’étais plus aventureuse, il préférait peser le pour et le contre.
Cet avenir que nous projetions à deux nous rapprochait. A aucun moment nous n’avons envisagé de nous séparer. Les frais de route qu’Olivier devait engager pour rentrer tous les jours depuis les Landes grevaient lourdement son budget. Il aurait pu s’en sortir beaucoup plus facilement en restant chez lui.
Je redoutais cette éventualité. Je l’évoquais à demi-mots, parfois.
Mon bel amour me prenait alors contre lui dans ses grands bras et ramenait ma tête contre son cou. Et là, j’étais bien, je me serrai autant que je le pouvais, et j’étais bien.
Nous ne savions pas au juste ce que nous ferions, mais nous nous aimions.
Pour le reste, je ne m’en faisais pas. J’avais évacué les doutes et les peurs. Je ne me voyais pas en mauvaise position du tout.
Je faisais du tri dans ma vie, comme on le fait dans son grenier.
Envisager l’avenir avec Olivier me plaisait. Il y avait un champ de possibilités, à nous de défricher.











Pour ma seconde démission, je m’étais montrée moins expéditive que pour la première. Le cas de figure était totalement différent. J’avais averti que je ne resterai pas. Mais je n’avais aucune urgence. Je pouvais effectuer un préavis et ne pas claquer la porte au nez de ces gens qui n’avaient aucun tort dans l’affaire.
Je continuai à m’acquitter de ma tâche en faisant de mon mieux, et de la savoir bientôt terminée me la rendait tout à fait agréable. Mes tout récents collègues étaient un peu intrigués par ma décision de partir. Ces petits jeunes étaient plutôt attendrissants, et enviaient ce qu’ils prenaient pour un luxe. Ils ne se sentaient pas la liberté de quitter un emploi, trop contents d’en avoir un et affolés à l’idée de le perdre.
Je les comprenais. J’avais jusqu’aux dernières semaines partagé cette idée. J’avais été moi aussi persuadée qu’un emploi stable est chose précieuse. Et je le pense toujours, d’ailleurs. Mais là où mon sentiment a changé, c’est que je ne veux plus payer le prix fort pour m’assurer une sécurité toute relative.
Ma position est peut-être aussi différente de celle de ces jeunes qui débutent dans la vie.
Pour certains, à peine sortis de l’enfance, ils étaient déjà chargés de famille, et ne rêvaient que d’obtenir un prêt pour pouvoir s’établir en propriétaires. Leur idéal de vie les conduisait à se ligoter pour des décennies. Ils signaient des deux mains pour des engagements financiers lourds.
Ils avaient à peine eu le temps de rêver leurs projets. Chaque jour les asservissait dans un système où tout tournait autour des traites à rembourser, où chaque facture menaçait un équilibre des plus précaires.
Je n’envie pas les jeunes qui débutent dans la vie maintenant. Je trouve que c’est difficile d’avoir tout à construire ces temps-ci.
Peut-être est-ce un effet de mon âge déjà avancé, mais non, vraiment, je ne voudrais pas avoir vingt ans aujourd’hui.
Ca tombe bien, ça fait bien longtemps que je ne les ai plus !
J’avais pu vérifier qu’un emploi de base, ça peut se trouver. Bien-sûr, il ne faut pas être regardant sur le secteur d’activité. Il faut oublier les avantages acquis durant une carrière professionnelle antérieure. Redémarrer de zéro, c’est possible, mais ça n’est pas facile.
Je savais pouvoir si besoin trouver un travail alimentaire. Et je pouvais m’en contenter, puisque j’étais quand même établie dans la vie. J’avais un toit sur ma tête, pas de crédits à rembourser, des besoins on ne peut plus modestes.
Réconfortée par cette assurance, je pouvais examiner les opportunités offertes dans une bien plus grande sérénité que je ne l’avais fait après ma première démission.
J’avais entre temps mieux défini mes priorités, puisque j’avais pris le temps d’y réfléchir, chose que je n’avais jamais faite avant.
Une de mes boutades favorites du temps où mes supérieurs m’abrutissaient de chiffres froids et peu séduisants était qu’il fallait avant toute chose penser à « la qualité de vie ».
Tout n’était pas dans les résultats, les performances. Il fallait plutôt privilégier le bien-être, rechercher la plénitude d’âme à la satisfaction de chacun. Je le disais et j’en étais convaincue, même si je n’appliquais pas spécialement.
Et bien là, pour le coup, j’étais décidée à mettre mes préceptes en pratique. J’avais sorti la tête hors de l’eau. Et l’horizon m’y était apparu amical.
Olivier restait empêtré dans ses inquiétudes. Il ne parvenait pas à se dégager des filets de la routine du travailleur salarié.
Le salaire, minimum, minime, à peine suffisant, mais bon, garanti, et régulier. Il s’y accrochait.
A force de discussions, nous étions quand même arrivés à trouver un terrain d’entente.
J’allais reprendre la ferme en activité principale. Je n’allais pas pouvoir en vivre, je le savais. Pour compléter, je prendrais un emploi salarié à temps partiel. En même temps, nous allions développer notre clientèle dans les activités de jardinage. Si nous arrivions de cette façon à nous assurer un revenu suffisant pour nous faire vivre tous les deux, Olivier pourrait se mettre lui aussi à temps partiel.
Nous conciliions ainsi nos deux perspectives. La garantie d’un revenu régulier, et le plaisir d’une activité professionnelle agréable. Economiquement, c’était jouable. Dans la pratique et à condition de ne pas se mettre à compter les heures, c’était réalisable.
Je ne désespérais pas d’arriver à terme à nous libérer de nos emplois salariés. Nous couvririons des charges raisonnables sous le régime agricole pour nous assurer une couverture sociale indispensable, avec les revenus de nos activités secondaires mais pécuniairement plus fructueuses dans les jardins.
Olivier connaissait mes théories, il y adhérait, mais préférait garder une option plus sécuritaire.
Cette plateforme commune installée, je pris les dispositions administratives nécessaires auprès de la vénérable Mutualité Sociale Agricole.
J’étais emballée.
Nous avions fêté notre nouveau départ autour d’un bon dîner dans un restaurant près de la plage d’Hendaye. Une soirée terriblement romantique, les yeux dans les yeux, où nous avions clairement compris que derrière la joie de nous être dessiné un avenir professionnel partagé, nous avions surtout le bonheur d’être ensemble et de sentir chacun chez l’autre une solide envie de le rester.
Nous avons été heureux ce soir là, amoureux et heureux de l’être.
C’était un samedi soir, nous étions au début du mois de juillet.













Comme de juste, le lendemain, c’était dimanche.
Un dimanche que rien de particulier ne signalait particulièrement, un dimanche tout à fait ordinaire.
Très ordinairement, le dimanche midi, la famille au complet se réunit autour d’un apéritif. On commente la semaine, parfois l’actualité, locale, nationale et internationale, mais beaucoup plus spécifiquement, la toute locale, voire, familiale.
Nous sommes assez peu ouverts sur le monde. Les enjeux politiques nous demeurent obtus. Les débats philosophiques nous dépassent complètement. Les problèmes sociaux-économiques nous dépriment.
Alors, nous en restons classiquement aux petits ragots de voisinage, aux étroites questions de la vie quotidienne, et, finalement, égoïstement, mais je suppose très communément, tout ce qui n’est pas en relation directe avec nous, nous le laissons à la porte, pour d’autres, plus inspirés ou mieux qualifiés.
Nous rions généralement beaucoup, et pour pas grand-chose. C’est assez plaisant et diverti.
Ce dimanche là, je ne me souviens plus quels furent les sujets abordés. Rien de remarquable sans doute. Nous étions tous réunis autour de la table familiale de la ferme.
Ma mère en bout, toute recroquevillée sur sa chaise mais n’en perdant pas une miette, hochait la tête aux interventions des uns et des autres, en sirotant un demi-verre de porto.
Cette femme n’a jamais touché une goutte d’alcool avant ses quatre-vingts printemps. Mais depuis, on ne lui retirerait pas son apéritif favori sans risquer de lui susciter une énième attaque, qui pourrait pour le coup lui être fatale. Alors, pour ne pas avoir à porter la culpabilité d’une telle disparition provoquée, nous servons à cette diabétique sujette à des ruptures d’anévrismes répétées sa dose de sucre liquide accompagnée de cacahuètes caramélisées dont elle raffole.
Et quand le médecin en visite épisodique nous demande si nous faisons bien attention à son alimentation, nous acquiesçons avec conviction.
Le débat anarchique s’installe sans maître de cérémonie attitré. Les plus forts en voix mènent la danse, les autres se glissent dans les trous de respiration pour des interventions éclairs.
Nous nous quittons habituellement pour déjeuner. Tout le monde demeurant dans un périmètre de moins de cent mètres, les petits groupes se dispersent dans la cour en échangeant quelques dernières remarques de la plus haute importance.
En comité réduit, les commentaires fusent ensuite dans les maisons.
Chez nous, ma mère un peu ivre somnole jusqu’à ce que je la traine tant bien que mal vers son lit. Mon père ne tarde pas à la suivre pour une sieste réparatrice.
Le dimanche après-midi, c’est relâche. On ne prévoit en principe pas de travaux particuliers, sauf en saison de récolte ou de fanaison.
Ce dimanche là, il ne devait rien y avoir de spécial au programme.
Avec Olivier, nous sommes allés faire une promenade dans les champs avec les chiens. Le circuit ne manque pas de charme et chaque saison nous rend le paysage particulier.
Au retour, nous devions soigner les bêtes, assurer l’intendance pour mes parents. Et puis, nous monterions à la maison, pour ne pas nous coucher trop tard. La soirée romantique de la veille nous avait privés de quelques heures de sommeil.
Tout vivifiés de grand air, nous étions à peine entrés dans la cuisine sombre quand mon frère m’interpela d’un ton inhabituellement agressif chez lui :

-          Bon, commença-t-il en raclant inutilement une chaise sur le sol, il faut que tu me signes un papier pour les terres.

J’étais très surprise, par le ton, l’attitude, et les paroles bien-sûr.
Ce frère est le plus jeune des garçons de la famille. Il est de quatre années mon aîné. Je l’ai dit plus haut je crois, il est célibataire et habite toujours avec mes parents. Vu son âge et sa vie sociale on ne peut plus calme pour ce que nous en connaissons, tout le monde pensait qu’il finirait à la ferme, paisiblement.
Je me suis toujours très bien entendue avec lui. Il est d’un naturel tranquille. Un peu dolent sans doute, mais son allure et son mouvement vont bien avec sa silhouette. Il pèse plus de cent-vingt kilos pour moins d’un mètre soixante-dix. Il se déplace lentement. Comme on s’y attend d’une telle tournure.
Avant ma rencontre avec Olivier, nous nous promenions souvent ensemble, le dimanche après-midi justement. Nous n’avions pas tellement de complicité, nous ne parlions pas forcément beaucoup, mais nous partagions ces moments, pour ma part avec plaisir.
Depuis que je suis en couple, bien-sûr, nous nous sommes éloignés l’un de l’autre. Mais je n’avais à aucun moment senti une quelconque animosité. Il plaisantait même volontiers avec Olivier et rien ne signalait que quelque chose le tracassait dans nos relations.
Pour les terres dont il parlait, il les avait achetées dix ans plus tôt à mon cousin américain. Ce cousin les avait héritées de son père, le frère de ma mère, parti aux Etats-Unis depuis longtemps, et mort là bas à cette époque. Le garçon n’avait pas l’intention de conserver des biens en France, et souhaitait liquider cette succession. Il avait fait le voyage dans ce but, avec sa mère, aux alentours de la Toussaint.
Joe, c’est son prénom, ne parlait que l’anglais. Sa mère hachait un espagnol incompréhensible et son basque nous laissait perplexes. La communication était difficile. Forte de mes années d’étude de l’anglais scolaire, je servais d’interprète, comblant par ma grande imagination les lacunes de ma science défaillante.
Tant bien que mal, nous nous comprenions, et nous étions arrivés à nous entendre sur un prix et des conditions.
Le cousin n’était pas de la famille pour rien. Il savait compter et aimait l’argent. Il s’était renseigné avant de venir et connaissait un peu les fantaisies de nos règles d’urbanisme françaises. Il avait parfaitement saisi que la valeur de son terrain tenait à la possibilité d’y faire construire.
Il ne comprenait pas bien pourquoi la parcelle jouxtant son terrain pouvait être bâtie, et par ce fait valait son petit pesant d’or, quand la sienne, en terrain agricole inconstructible, ne représentait pas grand-chose en prix de vente.
Ca le désolait, il avait pris des informations, mais bon, le temps lui manquait et il voulait conclure l’affaire avant de s’en retourner au pays.
Sa propriété couvrait une douzaine d’hectares, sur la commune d’Urrugne. Ces terres étaient répertoriées sur mon relevé d’exploitation. Le cousin le savait, il était d’accord pour vendre à un prix raisonnable, si ces terres restaient agricoles. J’imagine que l’idée de vendre à bas prix ce qui pouvait valoir dix fois plus en terrain à bâtir lui était désagréable, mais il s’y résignait.
Rien ne lui garantissait pour autant, qu’à l’occasion d’une révision du plan d’urbanisme, la valeur de son bien ne changerait pas. Mais il lui semblait qu’en spécifiant sur le document notarié que ces terres étaient agricoles, que j’en étais l’exploitante, il se prémunissait d’une possible très mauvaise affaire.
J’avais quelques difficultés de vocabulaire, je ne comprenais pas tout, mais bon, je voyais bien que le « cousinou » flairait une embrouille de la part de mon frère. Il paraissait plus en confiance avec moi, et voulait absolument que je sois partie prenante de l’affaire.
Pour ma part, en accord avec mes parents, puisque ces terres avaient depuis des décennies été cultivées par ma famille, j’étais attachée à l’idée qu’elles le restent. Mon frère envisageait d’investir ses économies, il en avait là l’occasion, tout concordait.
J’avais bien en tête nos conversations laborieuses autour de cette transaction. Mes parents assistaient à nos échanges, et il y avait donc là mon frère, le cousin américain, sa mère, et moi-même.
J’ai encore à l’esprit, et j’ai du mal à croire que cette image se soit effacée de celui des autres assistants à la scène, le doigt tendu du cousin quand il scandait lentement pour être sûr d’être bien compris :

-          Antton ‘ll be the owner, and Marie-Louise the farmer.

Même avec notre anglais basique, il n’y avait pas de quoi se tromper, les choses étaient parfaitement claires.
Au moment de la signature de l’acte de vente, quelques jours seulement plus tard puisqu’il avait fallu dans la semaine régler rondement le tout, j’étais là, avec mon cousin et mon frère, et j’avais tout comme eux paraphé chacune des pages présentées. L’homme de l’art en avait fait lecture avant, l’acheteur en avait eu copie après.
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. J’étais, après mon grand-père et mon père avant moi, l’exploitante agricole de ces parcelles propriétés de mon frère.
Quand nous avions quelques années auparavant encore, vite après l’achat, entrepris d’importants travaux de remblaiement, j’étais montée au créneau contre la mairie d’Urrugne et les voisins nouvellement établis qui voulaient nous interrompre à cause des nuisances provoquées par le passage des nombreux camions venus apporter les centaines de milliers de mètres-cube de terre nécessaires à l’opération.
C’avait été une jolie partie de bras de fer, mais nous avions réussi à rendre ces terres cultivables dans leur quasi-totalité, quand avant ça une grande partie restait en friches, trop accidentée pour être accessible aux engins agricoles.
Nous avions été soudés tout ce temps là et à aucun moment notre entente n’avait failli.
Ce dimanche soir, au ton et à l’attitude de mon frère, il y avait manifestement une fêlure dans notre harmonie familiale autour de cette affaire de terres.

-          De quels papiers tu parles ? lui demandai-je.

J’étais sur la défensive, et mon ton ne devait pas être particulièrement amène.

-          Je veux mes terrains libres.

-          Pourquoi, tu veux les vendre ?

-          Non, non, du tout. Je les veux à moi, sans personne dessus, c’est tout.

Il ne me regardait pas en parlant. Mes parents, assis autour de la table, ne pipaient mot. Il y avait aussi un autre de mes frères, bras croisés, qui faisait les cent pas dans la pièce. Une atmosphère hostile, très électrique.

-          A part pour vendre, je ne vois pas en quoi ça te gêne que je sois dessus, justement. Ca a toujours été entendu comme ça. Alors dis-moi au juste ce que tu as en tête, et on en parlera.

J’avoue que je n’étais pas particulièrement apaisante dans mes propos. Je sentais tant d’animosité dans l’air, j’étais très contrariée de la tournure prise dans cet échange.
A voir la vague carmine envahir les joues rebondies du frérot, il ne l’était pas moins que moi.

-          Je n’ai pas besoin de te parler de quoi que ce soit. Tu me libères mes terrains, c’est tout. Tu n’as qu’à me signer le papier. Je ne suis pas pressé, on peut mettre que tu resteras dessus pendant quelques années. Ces terrains, je les ai achetés avec mon argent, ils sont à moi.

Olivier était un peu pâle, les autres toujours muets, et moi, la moutarde commençait à me monter gentiment au nez.

-          Ces terrains, tu les as achetés, avec moi dessus. Et si tu ne me dis pas pourquoi ça te gêne maintenant, je ne te signerai aucun papier, ni là, ni dans un an, ni jamais.

Je campai fièrement sur ma position, arrogante à souhait. Mon frère prit feu :

-          Alors, si tu ne veux pas signer, je n’ai plus qu’à te tuer !

Ben voyons, en voilà une idée ! A ce moment, les conditions d’une discussion familiale sereine et constructive avaient depuis longtemps volé en éclats perdus.
Nous ne sommes vraiment pas des gens violents, dans la famille, nous serions même plutôt des poltrons. Mais en parole, nous sommes capables des pires déchainements. Et là, en quelques phrases, nous étions au plus fort de la tragédie grecque, quand le dénouement de la crise réclame le sang versé.
J’étais un peu dépassée par l’évènement. J’avais été prise par surprise. Je n’aimais pas cette scène, et je n’aimais surtout pas que mes parents et Olivier en soient les spectateurs. Pour l’autre frère, à le voir aux côtés de mon futur tueur, je comprenais qu’il n’était pas totalement neutre, et qu’il se rangeait de son côté.
Avec tout ça, j’étais hérissée comme jamais, et sûrement pas impressionnée par la menace.
J’ai eu l’occasion dans ma vie d’en entendre d’autres, et d’ailleurs assez souvent du même registre, curieusement. Avec tous ces gens fermement décidés à attenter à ma petite existence, nul doute que je ne finisse un de ces jours dans les colonnes des faits divers d’un journal local. Ma foi, puisqu’il faut bien mourir un jour, pourquoi pas sous les assauts passionnés d’un meurtrier. A choisir, ça ne manque pas de panache…


-          Tu me tueras peut-être, et sans mal, mais tu ne me feras jamais peur, gros con !

Et voilà de la répartie qui calme le jeu n’est-il pas ?
J’étais dressée sur mes ergots. Je ne levais pas beaucoup le ton.
Je suis restée fragile des amygdales après une sérieuse infection mal soignée. Je ne peux pas me permettre des montées de ton impromptues sans les payer très vite d’une inflammation douloureuse de toute la gorge. Aussi, au plus fort de la colère, j’ai plutôt tendance à parler plus doucement qu’à l’ordinaire, et plus lentement aussi, histoire de bien impacter chacun de mes mots dans l’esprit de mon adversaire.
La situation était bloquée en un point névralgique. Je choisis d’arrêter la partie.

-          Et maintenant, tu nous laisses dîner tranquillement.

Il devait être lui aussi un peu étonné du développement de l’affaire. Il choisit de tourner les talons et s’en alla sans plus de commentaires.
L’air devint immédiatement plus respirable dans la cuisine.
Mon père toussota, ma mère remit une mèche de cheveux en place.
Olivier me prit aux épaules et le second frère s’assit en hochant la tête.
Le plus fort de l’alerte était derrière nous. Mais mon saisissement était complet.

-          Qu’est-ce qu’il lui prend ? demandai-je à la cantonade.

Je sentais mon pouls battre douloureusement dans ma gorge. Je tâchai de contrôler un tremblement naissant. Il m’avait secouée, le bougre, avec ses menaces !
Pour me donner une contenance, je me servis un verre de café, et le ronronnement du four à micro-ondes occupa un instant le silence.
Je m’étais ressaisie suffisamment. Je me tournai vers la tablée où Olivier avait pris place à son tour.

-          Il vous a parlé de quelque chose ?

Je m’adressai à mes parents. Le frère resté présent fuyait mon regard.

-          Ca fait une heure qu’il marmonne tout seul, me répondis mon père. On ne comprend rien à ce qu’il raconte. Je ne sais pas ce qu’il a.

-          Et toi, tu ne sais rien non plus ?


J’interrogeai le frère. Il haussa les sourcils et avança les lèvres en secouant négativement la tête.

-          Il doit vouloir vendre, affirma ma mère. Il y a sûrement une sale femme là derrière !

Venant d’une vieille femme si débilitée, une telle énergie était surprenante. Tout juste, si elle ne tapait pas du poing sur la table.
Je ne voulais pas rajouter de tension supplémentaire. Il y en avait eu suffisamment pour le moment ! Je me sentais plus calme, et de voir que mes parents étaient aussi étonnés que moi me rassurait. Au moins, il n’y avait pas de complot familial dans mon dos.
C’est que ces derniers temps, je m’étais rendue compte de mon manque total de clairvoyance. Après une cabale dans le travail, j’aurais très bien pu passer à côté d’une coalition guerrière à la maison…
Rassurée de sentir les miens alliés à ma cause, je tâchai d’alléger leurs inquiétudes.

-          Bon, là, je ne comprends pas bien. Mais je le verrai plus tranquillement plus tard. Pour le moment, vous allez dîner, d’accord ?

-          Oui, oui, tu verras ça avec lui. Allez, mangeons.

Mon père a une sainte horreur des conflits. Il cherche toujours à éviter les discussions oiseuses, quitte à laisser pourrir la situation. Un fervent adepte de la politique de l’autruche. On voit, mais il suffit de dire qu’on ne voit pas, et aussi bien, la chose à voir disparaîtra d’elle-même entre-temps.
J’imagine qu’en quatre-vingts ans d’existence en ce bas monde, il a du vérifier plus d’une fois l’inanité de sa conviction. Mais bon, il suffit que la tactique ait fonctionné une ou autre fois, pour le persuader du bien-fondé de sa logique et l’inciter à continuer de l’appliquer en toute occasion.
Ma mère n’est pas du tout du même genre. Même très affaiblie par la maladie, elle reste combative, et ne recule jamais devant l’affrontement. Il y a même des fois où on se demande si elle ne le recherche pas sciemment.
Ce dimanche soir, elle se sentait en grande forme, et cette amorce de conflit en famille l’enflamma comme en ses plus belles années. Elle nous gratifia d’un chapitre très argumenté sur l’influence désastreuse des femmes intéressées sur les andouilles comme son idiot de fils. Elle nous cita deux ou trois relations du su nommé qu’elle suspectait très sérieusement.
Depuis sa dernière attaque cérébrale, elle souffre de difficultés d’élocution. Elle a parfois du mal à trouver ses mots, et s’énerve souvent contre sa langue qui patine. Ce jour là, sous l’influence de la colère, les paroles lui coulaient très librement et elle énonçait sans entraves des idées tout à fait sensées.
Au moins, notre scène précédente aurait-elle eu cet effet bénéfique de fluidifier les facultés d’expression orale de ma mère.
Mon père se concentra sur la partie de pelote rediffusée à la télévision.
Mon frère ne trouva rien de particulier à rajouter à l’argumentaire.
Je terminai de ranger la cuisine avant de monter avec Olivier, après un dernier tour d’étable.
Mon bel amour était un peu pâle. Il n’avait jamais assisté à une querelle chez nous. Les propos violents de mon frère, la tension palpable, ma réaction, tout ça était très inhabituel.
Il nous avait souvent entendus plaisanter sur des sujets même graves. Nous parlions très librement de leur mort en présence de mes parents. Nous ne nous privions pas de nous envoyer bouler les uns les autres sans y mettre de gants.
Là, la situation était bien différente, et il le sentait sans mal.
Revenus dans notre nid, nous avons discuté de tout ça, sans avancer d’un pouce sur une quelconque explication de ce revirement.
Par contre, nous avons immédiatement fait le lien avec notre projet de vie. Sans ces terres, je ne pouvais plus m’installer en exploitation agricole à titre principal.
Nous étions d’accord pour ne pas tenter une création d’entreprise artisanale dans les métiers du jardin, avec un plancher de charges encore trop élevé pour le niveau de revenus que nous en tirerions, compte-tenu de notre écartèlement géographique entre les Landes et le Pays-Basque.
La projection si séduisante que je m’étais faite tombait à l’eau. C’en était déconcertant. A croire que mon frère n’attendait que ça.
Jusque là, le fait d’avoir sa propriété en culture n’était qu’un arrangement dont je pouvais facilement me passer. A partir du moment où j’avais décidé de me lancer dans cette voie agricole, j’avais besoin de ces terres pour avoir le minimum de surface requis.
J’avais signé les papiers d’inscription moins d’une semaine avant.
Je m’étais engagée à payer des cotisations en conséquence.
Mon frère ne pouvait pas exiger que je lui restitue ces terres sans plus de motifs. Nous n’avions jamais signé de bail avec une date de clôture. J’exploitais des terrains que mon père et mon grand-père avaient cultivés avant moi depuis plus de soixante-dix ans.
J’étais en droit de refuser ce qu’il me demandait. Et mon premier mouvement était de le faire.
Olivier était plus partagé. Il en tenait plus pour que nous nous rapatriions dans les Landes pour nous faire une vie là-bas.
Je lui accordai que financièrement et logistiquement, c’était bien-sûr préférable. Mais il y avait mes parents. Il y avait mon attachement à la ferme. Il y avait le refus de me laisser dicter ma conduite.
Il y avait tout l’entêtement et l’agressivité dont une petite femme est capable.
Il s’inclina, pas convaincu, mais résigné.
Mon frère ne rentra qu’assez tard. J’avais à peine perçu le bruit du moteur de sa voiture, que je me précipitai dans la cour pour l’intercepter.
Je n’étais pas partisante de reprendre une envolée dans la cuisine. Mes parents dormaient à cette heure là, et je ne voulais pas les réveiller par les éclats d’une autre dispute.
Mon frère, lui, n’avait pas ses scrupules.
Quand je l’informai que je refusais de libérer ses terres, il reprit sa litanie de menaces, et il aurait fallu être mort, comme il m’annonça encore que j’allais bientôt l’être, ou au moins tout à fait sourd, pour ne pas l’entendre à des kilomètres à la ronde.
Nos échanges escaladèrent allègrement toutes les marches de la crise d’hystérie pendant les deux jours suivants.
J’étais désemparée. Mes parents pleuraient sans attendrir leur fils complètement survolté.
Ma mère en tenait toujours pour la lutte. Elle voulait en découdre avec cette « sale femme », sans avoir pourtant déterminé avec certitude laquelle ce pouvait bien être. Ennuyeux, quand on veut porter une attaque foudroyante, de ne pas bien discerner la cible…
Mon père voulait jeter cet ingrat à la porte. Qu’il parte, et qu’on n’entende plus jamais parler de lui !
Ma foi, les choses prenaient une tournure bizarre...
J’étais fatiguée de hurler à tout bout de champ. Je n’étais pas sûre de vouloir me battre avec mon frère, pour défendre un projet incertain.
Je décidai de capituler.
Dieu sait que ça n’est pas dans mes usages, mais je ne supportais plus de voir deux vieux en larmes, je percevais les doutes d’Olivier, j’étais très déçue de voir ma famille sur le point d’éclater pour une histoire aussi bête.












Après un débat rapide mais décisif avec les parents, je convoquai en conseil extraordinaire l’ensemble de mes frères pour les mettre tous au courant.
J’avais tout de suite signalé ces changements aux services administratifs concernés. Mon frère voulait que je lui libère ses terres au terme de quelques années. Je les libérai immédiatement.
Nous avions prévu de nous retrouver le soir dans la maison nouvellement construite du troisième de mes frères.
L’ambiance était un peu tendue, mais sans plus. J’avais décidé, j’étais soulagée.
En quelques mots, j’annonçai que j’abandonnais toutes les terres, y compris celles de mes autres frères. Eux ne m’avaient rien demandé, mais je n’avais aucun intérêt à ne conserver que quelques hectares insuffisants.
Je fis part de la position de mes parents, et signalai à mon ancien propriétaire enfin libéré qu’il était aussi libre de se trouver un logement, puisque son départ était souhaité, dans la perspective de retrouver un peu de calme à la maison.
Je terminai en disant que je m’étais toujours occupée de mes parents, qu’ils voulaient que je continue, et que je le ferai tant qu’ils en seraient d’accord. Par contre, je ne pourrais plus continuer de payer les factures comme je le faisais avant. J’avais démissionné de mon travail et il était hors de mes possibilités financières du moment de payer seule pour la communauté.
A partir de là, on pouvait me demander des comptes sur ce qui s’était passé avant, je les tenais à disposition. Pour la suite, j’allais en référer uniquement à mes parents, et à personne d’autre.
Mes déclarations solennelles furent accueillies dans un silence étonnant pour une famille aussi richement dotée en hurleurs.
Je ne voulais pas spécialement rendre les choses pénibles, mais les mots à dire devaient l’être, et l’étaient.
Dans la foulée, je précisai que nous allions garder les vaches. Pour les nourrir, nous achèterions le fourrage et le grain, puisque nous n’avions plus de quoi le produire nous même.
Mes parents avaient quelques économies. J’allais les utiliser avec leur accord. Evidemment, à ce train, elles fondraient comme neige au soleil. Si besoin, les enfants devraient se préparer à pourvoir aux besoins de leurs géniteurs. Je les avertirai le moment venu.
Ce dernier volet secoua les plus inertes. Je l’ai dit déjà, la famille est assez près de ses deniers. Et là, ce possible coup porté au portefeuille ne pouvait laisser personne indifférent.
Les réactions ne se firent pas attendre.
Je commençais à m’amuser.
Des éclaircissements sur ce point particulier furent sollicités.
J’annonçais en vue d’éclairer les lanternes que nous envisagions par exemple d’augmenter les loyers dérisoires que les membres de la famille acquittaient pour paiement de l’occupation de certains appartements de la grande maison propriété des parents.
Par exemple, un quatre pièces de soixante-quinze mètres-carré, modiquement loué pour cent-cinquante euros mensuels, pourrait passer à cinq ou six-cents, plus en rapport avec la moyenne des prix pratiqués alentours.
Mon frère, grand propriétaire terrien, logé-nourri-blanchi gracieusement aux frais de ses vieux père et mère depuis cinquante ans, devrait payer une pension au moins équivalente, le temps de se trouver un logement et d’y emménager.
Evidemment, nous comprenions bien que nous devrions nous passer de ses compétences mécaniques pour les réparations si fréquentes de nos machines hasardeuses. Qu’à cela ne tienne : nous remplacerions simplement par du matériel flambant neuf les engins en panne. Ainsi, nous nous passerions de ses services.
Je reconnais que je faisais payer à l’assemblée ma déconvenue des jours précédents. Tous n’étaient pas en cause, et pourtant je n’épargnai personne. Je savourais mesquinement l’étonnement manifeste des uns et des autres, et le vent d’effroi qui balayait les esprits percutés me consolait de ma propre déception.
Nous avions été une famille unie. Nous devenions presque des ennemis les uns pour les autres.
J’avais fini de parler. Un silence lourd s’invita autour de la tablée.
Le frère aîné, Gabriel de son prénom tel l’ange annonciateur, intervint :

-          Mais, commença-t-il d’un ton grave, pourquoi tout ça va si vite ? Pourquoi on ne prend pas le temps de voir ? Je ne comprends pas comment on en est là.

Cet homme est d’une grande pondération. Et il a comme son père horreur des esclandres. Là, pour le coup, il était un peu choqué, et demandait une pause pour avoir le temps de se reprendre.
Je n’avais plus envie de répondre et d’expliquer. Et d’ailleurs, j’aurais été bien en peine !

-          Demande-le lui, à lui ! préconisai-je laconiquement.

S’en suivirent en provenance du désigné coupable des explications embrouillées sur le fait de vouloir prendre sa vie en main, d’en avoir assez d’être toujours sous la coupe des uns et des autres, et autres approximations psychologiques du même genre.
J’écoutai d’une oreille très méfiante. Je n’avais jamais entendu ce chant avant. J’avais plutôt déploré une trop grande facilité à se laisser totalement assister, au contraire.
Mais tout ça ne me concernait plus. J’avais terminé ma partition, là encore on m’avait enjoint d’abandonner mon rôle et de quitter la scène. Je l’avais fait. Qu’on ne m’en demande pas plus.
Tout le monde était d’accord pour la partie participation financière de chacun, non sans regrets, mais bon, ces gens là ne manquaient pas d’un certain esprit de justice. Ils m’accordaient de mauvaise grâce mais en bonne foi que je ne devais pas supporter seule le poids économique de la charge de mes parents.
On ne demandait pas de comptes, on avait confiance. Bien.
Par contre, et curieusement, ce que la majorité représentée refusait, c’était que les voisins puissent penser que mon frère refusait à mon père le droit de cultiver des terres qu’il avait défrichées seul dans sa jeunesse.
J’avoue que je n’y avais pas du tout pensé. Et là, devant cet énoncé d’une vérité incontestable, je ne comprenais pas la nécessité de sauvegarder une image vide de famille préservée.
Notre unité passée était dévastée, c’était un fait. Je ne voyais ni l’intérêt, ni d’ailleurs les modalités d’une manœuvre de dissimulation à destination de l’extérieur.
Pourtant, tous mes frères insistèrent, pour que les choses « soient comme avant ». Tout en assurant que ça n’était pas possible dans le fond, je promis de tenter d’infléchir mes parents dans le sens d’une réconciliation de façade. Un reste de respect démocratique devait gouverner mes pensées, sans doute !
Nous nous mîmes d’accord pour sauver les apparences.
Mon plus jeune frère prendrait à sa charge les frais d’exploitation de la ferme pour prix de sa pension. Il s’engageait à nous pourvoir en foin et céréales. Il pourrait rester là à cette condition, et ainsi prendre les affaires en main comme il le souhaitait.
Je m’occuperai du bien-être de mes parents, en puisant dans leurs économies si nécessaire.
Les autres frères se déclarèrent satisfaits de l’arrangement, et satisfaits surtout que pour eux et dans l’immédiat, rien ne change.
L’éventualité d’avoir à mettre la main à la poche était repoussée à une époque ultérieure. Le petit frérot resterait là. La crise naissante serait étouffée dans l’œuf. Tout roulait.
Quand même, souligna encore le frère aîné, il ne fallait pas se laisser emporter comme ça. Nous devions maîtriser nos paroles. Ces excès nous entraînaient trop loin.
La leçon à retenir était entendue. Nous pouvions nous quitter bons amis.
Sur ces bonnes paroles, nous nous apprêtions à nous séparer.
C’est à ce moment, que mes nerfs me lâchèrent, sans avertissement.
J’ai une sensibilité émotionnelle d’un niveau courant, je pense. Les choses me touchent. Je me mets en colère, j’ai de la peine, j’ai des moments de joie, comme tout un chacun.
Je suis capable à l’occasion d’un peu de sensiblerie, même, encore que ce ne soit pas mon penchant naturel. J’accepte tout à fait le fait d’éprouver les émotions, et j’en comprends les manifestations sans mal.
Par contre, je suis d’une grande sobriété dans leur expression.
J’extériorise très peu mes états d’âme. J’arbore une humeur plutôt égale, et j’évite de me laisser emporter par les vagues de mes sentiments.
Je sens, j’éprouve, mais je montre peu. Je sursois souvent à la manifestation de mes réactions intérieures. Je suis pourtant très spontanée dans mes réflexions, beaucoup moins dans mes ressentis.
Un coussin temporel sépare le stimulus émotionnel de la réaction manifestée. Je ne connais pas la raison de ce mécanisme psychique. Je ne fais que le constater. C’est après tout aussi confortable à vivre que ce que j’observe autour de moi.
En cette occasion de conflit familial, j’avais gardé mon sang-froid. J’avais été étonnée, déçue, contrariée, mais je n’avais pas senti mes émotions prendre le pas sur mon raisonnement.
Durant notre débat, j’étais normalement tendue, très attentive aux paroles et aux attitudes des uns et des autres. Mais pas particulièrement bouleversée. J’étais en un sens libérée du poids de la décision à prendre. Ca, c’était fait.
Je n’avais pas pris la mesure de mon état nerveux. J’étais toujours aussi occupée entre le magasin, la ferme et ma mère. Je sentais Olivier solide et droit à mes côtés. Je me savais capable de prendre une autre option que celle que mon abruti de frère avait fait capoter sans que je sache pourquoi.
Pour une part, j’étais même exonérée d’une responsabilité réelle et pesante. Puisque les charges financières de l’exploitation m’étaient enlevées, puisque j’avais avalisé le fait que je ne paierai plus comme je le faisais avant, ma situation matérielle s’allégeait considérablement.
Suivant le schéma retenu, je continuerai de m’occuper de mes bêtes, sans plus avoir à payer. Je puiserai si nécessaire dans l’épargne confortable sans être mirobolante de mes parents. Jusque là, j’avais compensé par des ponctions sur mon salaire les manques des maigres revenus de retraités agricoles. Il y avait les loyers encaissés, oui, mais en contrepartie ma mère coûtait cher, bien plus que ce que couvraient les aides obtenues, comme l’avait si délicatement observé la fine dame du Conseil je ne sais quoi al.
Personne ne m’a jamais demandé ce sacrifice financier. Mes parents auraient
signé tous les papiers nécessaires pour me permettre d’utiliser leur argent. Ils l’ont fait sans barguigner en cette occasion. Je suppose même qu’ils étaient persuadés que c’était déjà une situation établie, et trouvaient cela tout à fait légitime.
       Je me suis créé ce devoir de tout assumer seule. Je pouvais le faire, je l’ai fait. Ca ne m’a jamais pesé. Ca me donnait une belle image de moi, fille méritante et courageuse, intègre et plus juste que juste.
       A partir du moment où les choses changeaient comme elles changeaient, j’étais beaucoup plus à mon aise financièrement. Pour couvrir mes seuls besoins, il ne me fallait pas grand-chose, j’y arriverai sans mal.
       J’aurais donc du être plutôt contente, à l’issue de ce conseil de famille.
       Et bien, je ne l’étais pas, du tout.
       J’avais bien intégré tous ces éléments. J’avais à peu près mesuré la portée des changements induits.
       Mais j’étais blessée.
       Je ressentais de nouveau à si peu d’intervalle cette impression désagréable d’être écartée. J’avais à mon sens fait de mon mieux, sans compter ma peine.
       Et ça n’avait pas suffi. Je m’étais trompée. On me demandait de me pousser de là, j’étais rejetée. Je ne prenais pourtant pas beaucoup de place, je restais dans mon petit domaine d’action, sans rayonner plus large. Et bien, c’était encore trop, je devais m’effacer, m’ôter de là, disparaître, quoi.
       Moi qui faisais toujours passer ma famille avant tout le reste, moi qui m’y sentais à l’abri, je la perdais.
       Nous nous étions levés. La discussion s’était jouée en extérieur, sur la terrasse surplombant les champs alentours. Le soir tombait suavement, les silhouettes des arbres s’assombrissaient contre le ciel encore rosé du soleil couchant.
       Ma vieille chienne lovée sur mes genoux, que je caressais distraitement tout le long de la soirée, s’ébroua en sautant à terre.
       Nous pénétrions dans la maison à traverser pour prendre congé. La grande pièce n’était pas encore meublée, les futurs habitants n’avaient pas encore emménagé.
       Avant de partir, le frère-hôte nous fit les honneurs de sa cuisine rutilante à peine installée.
       Je me sentais bizarre, vidée, très triste.
       En m’approchant du comptoir de bois pour admirer je ne sais quel appareil ménager, je sentis ma chienne se glisser contre mes jambes, pour réclamer d’autres caresses.
       Cette vieille bête m’a suivie pendant des années. Elle a été joueuse, malicieuse, attachante comme ces petits bâtards savent l’être. Le grand âge la rendait moins espiègle, elle était devenue sourde et ses pupilles bleutées lui faisaient l’âme opaque.
       Je me penchai vers elle. Elle se serra contre mes jambes.
       Là, je sentis un flot irrépressible de larmes chaudes m’inonder le visage. J’en avais la respiration coupée. Je caressai ma chienne pour me donner une contenance. J’avais dans l’idée de réprimer mes pleurs avant de me relever.
       Je l’ai dit, je ne suis pas démonstrative. Et particulièrement, je n’aime pas mettre les gens mal à l’aise en me mettant à pleurer comme une madeleine devant eux. On ne sait jamais trop que faire alors. On a envie de consoler, de réconforter, mais on ne sait pas comment s’y prendre.
Partager une crise de larmes demande une certaine intimité. On ne prend pas naturellement dans ses bras n’importe qui. Et, entre mes frères et moi, il n’y a pas souvent de démonstrations d’affection. Un simple baiser rapidement plaqué sur une joue tendue de loin est rarissime. Et déconcertant, autant pour celui qui le reçoit que pour celui qui le donne. Ce genre de mouvement nous est totalement étranger.
A moins de risquer de mourir étouffée la respiration bloquée par mes spasmes incontrôlables, je devais me résoudre à me relever.
Je le fis, le visage ravagé par le flot de mes émotions libérées.
Aussitôt, évidemment, mes frères perçurent mon triste état. Et, à mon grand étonnement, je vis d’autres yeux se remplir d’eau et je perçus d’autres reniflements cousins des miens, pathétiques et enfantins.
Ce devait être un joli tableau. Tous ces grands idiots attroupés se regardant en pleurant.
Je ne pouvais pas m’arrêter. Je n’essayais plus de juguler les larmes intarissables qui me baignaient les joues. C’était doux de me laisser aller. Je ne m’en privai plus. Je me foutais bien de préserver un personnage de femme forte et froide.
Je ne l’étais pas, je ne l’étais plus, si jamais je l’avais été.
Alors, qu’ils le sachent était tout aussi bien.
Le frère aîné, toujours lui, comme quoi il y a bien un rôle établi par rang d’arrivée dans les fratries, dispensa quelques paroles d’apaisement en tâchant de minimiser la portée des décisions prises dans la soirée. Il en tenait fermement pour s’accrocher à continuer « comme avant ».
Entre deux salves d’eau salée et de morve mélangées, je maintins que ce ne serait plus jamais « comme avant ». Mais que je n’allais pas mettre de l’huile sur le feu. Au contraire, j’allais apaiser les parents dès le lendemain matin, et les choses reprendraient un cours plus serein que ces derniers jours. Ca ne serait pas dommage !
Encore secoués, nous avons réintégré chacun nos pénates. J’avais préféré qu’Olivier ne soit pas là ce soir là. En rentrant chez moi, je ne trouvais pas l’idée géniale. J’aurais bien eu besoin de ses grands bras !
A défaut, je me plongeai dans un bain bouillant et parfumé, et continuai de pleurer tout mon soûl en gémissant comme une perdue jusqu’à ce que l’eau soit presque froide. La petite salle de bain me renvoyait en échos impuissants mes longs hululements à fendre l’âme.
Quand enfin je m’extirpai de l’eau et du débordement tout aussi liquide de mes humeurs, j’en étais toute courbaturée. Physiquement hachée comme après la plus rude des journées de travail de force.
Je me couchai rompue.
Pour le lendemain matin, j’étais calmée, purgée de mes peines, et presque tranquille.
Je ne travaillais pas ce jour là. J’allais pouvoir rassurer mes vieux parents. Je leur dirais ce qu’ils avaient envie d’entendre : tout était arrangé, nous avions pris des dispositions à la satisfaction de chacun. Il n’y aurait plus de cris dans la ferme, la vie reprendrait normalement sa marche.
Et, pour un observateur pas trop attentif, c’est vrai, rien ne changea.
Mais pour tous, et sans le dire, nous savions qu’une époque était révolue.
Je terminais mon contrat au magasin quelques jours plus tard.
Puisque nous avions du travail par-dessus la tête dans nos jardins avec Olivier, j’irai dans les Landes trois jours par semaine. En dehors de ses jours de repos au magasin, je pouvais effectuer beaucoup de travaux légers toute seule.
       Je fis dans la cour de la ferme l’apprentissage de la manœuvre de recul avec une remorque attelée. Je ne maîtrisais pas du tout. Quelques têtes inquiètes se penchèrent aux fenêtres lorsque je frôlais une ou autre voiture parquée dans les environs. Tout le monde se montra coopératif, en mettant à ma disposition les véhicules et accessoires nécessités, au prix de quelques frayeurs mal réprimées.
Nous étions comme en convalescence. Nous évitions de nous heurter. Et ce qui quelques jours auparavant aurait déclenché une salve de hurlements sauvages ou une bordée d’injures percutantes n’occasionnait que quelques soupirs contenus et des serrements de poings cachés dans les poches.
C’est aussi ça un conflit. Il y a l’après-conflit, et cette embellie de la réconciliation. Le temps que ça dure…
Tout le monde approuvait chaudement ce nouveau scénario pour moi. Je travaillerais dans les Landes trois jours par semaine. J’aimais jardiner, je m’y plairais.
Je resterais à la ferme les trois jours restants, pour m’occuper de ma mère. J’aurais aussi du temps tous les jours pour les bêtes. Ca aussi, j’aimais, ça me plairait.
Et puis, je profiterai de cette activité allégée pour prendre un peu de bon temps avec Olivier. Il fallait penser à moi aussi.
En résumé, tout serait bien mieux pour tout le monde et pour moi d’abord.
On tenait vraiment à ce que j’en prenne conscience. On me présentait le tableau sous la lumière la plus avantageuse.
Je n’étais pas persuadée d’ailleurs que ces braves gens n’aient pas raison.
J’aurais juste aimé qu’on ne me force pas la main. C’est tout.
Faut-il être âne rétif pour bouder son plaisir à cause d’un seul pincement d’amour propre ! Oui, peut-être, mais moi, je suis comme ça.
Je n’ajoutais pas plus de commentaires.
J’organisais juste la mise en place du système retenu.
En attendant, je devais aussi m’occuper de mon existence sociale. Je n’étais plus une salariée, je n’étais plus une exploitante agricole, et je n’étais pour le moment rien d’autre.
Installée sur mon balcon face au soleil couchant sur la baie de Fontarrabie embrasée, un bol de thé fumant dans les mains, je me rendis un soir disponible à ma petite image.
Je la laissais venir à moi. Elle s’avança sans se faire prier. J’étais seule, Olivier n’était pas encore rentré, la soirée était calme. Les bêtes repues se préparaient à la nuit.
Je m’installai confortablement sur une chaise, les pieds posés sur la rambarde. Et j’accueillis le vieil homme aux cheveux longs retenus par un bandeau sur le front.












Il marchait toujours d’un bon pas, en parlant tout seul, souvent.
Personne ne connaissait son nom ni ne savait d’où il venait. Il apparaissait au détour d’un chemin, une besace usée jetée sur l’épaule, un long bâton noueux à la main.
Il portait une tenue militaire, treillis kaki et hautes bottes à lacets. Il était grand et mince, délié et vif.
Il est remonté à ma mémoire depuis ma première enfance. Je devais à peine avoir quatre ans quand il a cessé d’arpenter nos champs. Je ne m’en souviens qu’à peine, et durant toutes ces années, je l’avais oublié.
C’était un homme plus tout jeune, mais il était difficile d’évaluer son âge. Il avait une allure un peu efflanquée, la démarche projetée en avant. Son visage était sillonné de rides profondes et on ne voyait pas ses yeux derrière l’épaisseur de ses lunettes rondes. Il retenait de longues mèches de cheveux dans un bandeau ou un foulard.
Je l’ai connu quand j’explorai les champs alentours de la ferme.
J’étais dans ma prime jeunesse une petite aventurière. Je savais à peine marcher quand je me lançai dans des randonnées lointaines pour visiter de nouveaux parages. Mes parents alarmés ont du plus d’une fois venir me chercher, quand, trop fatiguée pour refaire le chemin en sens inverse, je m’asseyais sur un talus pour reposer mes petites jambes trop sollicitées.
Je ne pleurais pas, j’attendais. Je répondais à leurs appels irrités, et recevais ma petite taloche sans broncher. A la première occasion, dès que je ne sentais plus sur moi l’œil d’un adulte, je repartais.
J’avançais dans les herbes plus hautes que moi. Je ne calculais pas qu’il fallait rebrousser chemin, à un moment. Je m’obstinais à aller de l’avant, à m’éloigner de la ferme. Je ne m’arrêtai que quand mes jambes ne pouvaient plus me porter.
Je ne m’affolais pas pour autant. Je regardais autour de moi, satisfaite d’avoir agrandi le périmètre de mes conquêtes géographiques.
Une enfant innocente, et plutôt inconsciente, déjà.
Au cours de mes pérégrinations, j’avais croisé ce grand homme en marche. Il devait s’étonner de voir une petite fille aussi vulnérable perdue dans la campagne. Mais il n’a jamais essayé de me ramener vers un bâtiment habité pour savoir d’où j’étais et me remettre à mes parents.
Il se contentait de me saluer brièvement quand j’étais sur son chemin. Il ne me faisait pas du tout peur. Sa longue silhouette m’était devenue familière, et sa voix nasillarde me paraissait amicale quand il me jetait un mot au passage.
Il nous est arrivé de nous assoir ensemble sur une large pierre plate au soleil, en haut d’une colline dégagée. Je recherchais cette rencontre, et mes pas me portaient souvent vers cet endroit.
Il ne venait pas toujours. J’étais de mon côté tributaire d’un moment d’inattention des miens. Mes randonnées n’étaient pas programmées. Je pouvais partir dans le petit matin comme à la tombée du soir.
Lui, je ne sais pas comment il faisait. D’après ce que j’ai entendu par la suite, il collectait des pièces de vieilles montres, pour en réparer de plus vieilles encore. Personne n’a su me dire d’où il venait. On le voyait parfois en Espagne, il demandait un peu d’eau dans une maison. Il ne parlait avec personne mais saluait tous ceux qu’il croisait.
Il n’était pas plus bavard avec moi. Assis côte à côte, petite fille et vieil homme, nous savourions la douceur du soleil en admirant le panorama étalé nonchalamment à nos pieds. Il me regardait en souriant, hochait la tête. Il lui arrivait de baragouiner un mot que je ne comprenais pas.
Il devait être très grand. A moi évidemment, haute comme trois pommes empilées, il semblait géant. Je m’asseyais auprès de lui, et l’angle haut formé par sa jambe longue m’impressionnait. Je regardais ses bottes de cuir solide, et ses mains noueuses. Nos regards ne se croisaient pas trop. Je ne voyais de toute façon pas ses yeux, les verres de ses lunettes étaient bien trop épais.
Il psalmodiait doucement une litanie un peu envoûtante.
Quand il se relevait pour partir, il me tendait rituellement sa grande main tavelée pour m’aider à me redresser à mon tour. Il ajustait son sac sur son épaule, assurait la prise de son bâton de marche. Je m’époussetai en le regardant se mettre en route.
Toujours au même endroit, il se retournait pour me faire un signe de la main. J’attendais ce signe pour me mettre moi aussi en marche.
Quand il ne venait pas, j’étais déçue. Il me manquait.
Son image est revenue ce printemps, après des années de silence sans un seul signe.
Je l’ai trouvée précieuse, comme une relique qu’on redécouvre ému.
Je l’ai laissée s’approcher, je me suis comme la petite fille sentie en confiance, et j’ai compris que durant toutes ces années encore, je l’avais attendue.












Malgré l’insistance de ma fratrie à me montrer ma nouvelle situation sous un jour enchanteur, je n’étais pas convaincue.
Je comprenais qua ma réaction inhabituelle réveillait chez eux une certaine culpabilité. Ils s’étaient rendus compte à l’occasion de cette scène familiale que j’en faisais beaucoup sans rien dire, que j’étais fatiguée, et qu’ils ne s’étaient de leur côté pas trop investis dans ce soutien dont mes parents avaient maintenant besoin.
De leur point de vue, ces changements me seraient bénéfiques. Ou du moins, pour s’exonérer de doutes dérangeants, ils voulaient s’en convaincre, et m’en convaincre aussi.
Olivier me soutenait sans réserve, son appui n’a jamais failli.
Mais moi, à partir du moment où mes journées se sont vidées de toute cette activité, je me suis sentie moins bien.
Pour me mettre au clair, et puisque je me retrouvais sans emploi ni statut, je suis allée aux Assedics, m’inscrire comme « demandeur d’emploi ».
J’avais démissionné deux fois, j’étais persuadée n’avoir droit à aucune indemnité de chômage. J’avais besoin d’être en règle pour continuer à bénéficier d’une couverture sociale.
Curieusement, cette histoire de couverture sociale me revenait sans cesse à l’esprit.
En près de trente ans d’activité, j’ai été arrêtée trois fois. Ces trois fois, j’ai du être opérée en urgence, pour une histoire d’hémorragie interne. J’ai donc été totalement prise en charge. D’après ce que j’ai compris, mais sans aucune assurance d’avoir bien compris, justement, même si je n’avais pas d’assurance-santé, j’aurais été soignée de la même façon.
Je suis rarement malade, et jamais gravement. En dehors des visites de la médecine du travail, j’ai vu un médecin une fois, autour de la quarantaine, pour un contrôle. Tous mes résultats d’analyses étaient dans les valeurs normales.
Rien ne me donne à penser que je puisse avoir des ennuis de santé particuliers.
Et bien, depuis que je ne travaille plus, depuis que je ne cotise plus à une caisse de protection sociale, je me sens tellement vulnérable que ma première question à l’employé des Assedics qui m’a reçue a été pour savoir comment j’allais être « couverte ».
Je ne me savais pas si préoccupée de ce point jusque là. Comme quoi, on ne se connaît pas…
Lors de cette entrevue avec un homme paisible, dégarni du front mais richement doté d’un collier de barbe poivre et sel, j’ai été rassurée immédiatement.
Non seulement, dès mon entrée dans ce lieux sacré des sinistrés du travail, j’étais automatiquement et instantanément prise en charge comme un nourrisson tendrement recueilli dans des bras en mal d’enfant, mais en plus, et après trois questions précises et succinctes, mon ange-gardien m’apprenait que j’allais être payée. « Indemnisée ».
Indemnisée de quoi, me demandai-je. J’ai quitté mon travail volontairement. On ne m’a pas licenciée. J’étais très étonnée. Cet homme reprenait mon parcours professionnel et en faisait son interprétation. De laquelle il résultait que « mes droits étaient ouverts » pour plus de sept-cents jours à un taux de soixante-dix pour cent de mes revenus moyens des je ne sais combien de derniers mois.
Il fit un rapide calcul. Je ressortis de son bureau, « couverte » et « indemnisée » pour près de deux années. Avec un revenu équivalent à ce qui me restait en travaillant après avoir payé mes frais de route.
Je restai un moment assise dans ma voiture avant de démarrer.
Je me retrouvai dans une situation financière confortable, avec la garantie d’être payée tant que je n’aurais pas retrouvé un emploi, pendant des mois et des mois.
J’allai toucher de l’argent, je n’allai plus en débourser.
J’aurais du être définitivement rassérénée.
J’avais honte.
On m’avait remis une carte de demandeur d’emploi. Je la cachai dans mon portefeuille, derrière d’autres papiers.
J’avais honte.
Je sentais bien un soulagement certain de voir ma situation économique si bien améliorée. Je n’avais plus à m’inquiéter de rien sur ce plan là. J’avais du temps devant moi pour me retourner.
Mais j’avais honte.
J’ai fini par tourner la clef et démarrer. Je suis rentrée chez moi. J’ai fait ce que j’avais à y faire, et j’ai attendu qu’Olivier rentre pour parler avec lui.
Il a essayé de me persuader que je ne devais pas voir les choses sous cet angle. J’avais travaillé dur pendant longtemps, j’avais participé à l’effort de solidarité collective, il était normal que je puisse en profiter aussi.
Sa tentative échoua. C’est justement cette notion d’en « profiter » qui me gênait considérablement.
Je n’avais rien demandé, je n’avais rien calculé. Sûrement pas de démissionner de mon travail salarié, d’abandonner mon activité agricole, pour me retrouver en position de chômeuse indemnisée.
Jusque là, je n’étais même pas au courant des conditions de l’obtention de ces droits. Je ne m’y étais jamais intéressée, tellement ça me paraissait loin de moi.
Et là, j’étais très mal à l’aise.
Je préférais passer à autre chose. Je n’arrivais pas à expliquer mon sentiment. La discussion ne m’éclairait pas, ne me soulageait pas.
Les jours suivants, j’ai essayé de relativiser tout ça. De démêler tous ces nœuds qui s’emmêlaient et m’embrouillaient.
Mes anciens collègues m’ont rappelée encore. Derrière leur paroles d’encouragement, je sentais très présente l’envie de ne plus voir celui qui est tombé du train en marche.
J’avais laissé passer la chance de retrouver un emploi. Elle ne se représenterait pas de sitôt. Je m’étais grillée dans le milieu. On ne me ferait plus confiance maintenant.
Evidemment, je pouvais faire autre chose, mais à mon âge…
On ne me disait pas ça comme ça. Je l’entendais pourtant de cette façon.
Je m’étais mise au banc de la société. Il me serait bien difficile d’y revenir après.
Femme déjà âgée, chômeuse. Foutue, ou presque.
C’est là que j’en suis au début de ce récit.
J’ai besoin d’arrêter la danse des idées contradictoires où je me perds.
Besoin d’une accalmie. L’occasion m’en est donnée.
Je sais que je ne peux pas repartir d’un bon pied, si jamais je repars, si je ne la prends pas, cette pause.













C’est le début de l’été et les journées sont longues.
J’ai vite mis en place la nouvelle organisation de mon temps.
Trois jours par semaine, j’accompagne Olivier dans les Landes. Nous travaillons ensemble dans les jardins pendant sa journée de repos. Quand il est au magasin, je vais seule tondre, tailler, nettoyer.
Nous nous retrouvons pour déjeuner. Il me reprend le soir pour rentrer à Hendaye. J’y retrouve mes bêtes et je complète les soins du matin par une tournée du soir.
Nous faisons toujours les trajets à moto, avec le même plaisir. Olivier est enchanté de ce système de vie. Il est enthousiaste et j’aime le voir si satisfait de notre sort.
Les jours où je reste à la ferme, je m’occupe de tout, bêtes et gens, en prenant mon temps. J’aime ces moments où rien ne me presse, où je fais marcher ma mère dans la cour, doucement, à petits pas.
Les animaux me sentent plus disponible, je les trouve plus calmes. Je caresse longuement les jeunes veaux, je flatte les mères.
J’ai coupé les ponts avec l’extérieur. Ma vie s’est rétrécie. Je suis plus patiente, plus lente dans mes gestes.
Je parle peu, jamais trop de moi.
Je devrais me trouver mieux, partager ce bien-être indéniable.
       Je ne le peux pas. Je ne me sens pas bien dans ma vie de maintenant.
Rien ne m’empêche de me replonger dans le travail. Je sais pouvoir retrouver un emploi, si je le veux vraiment. Dans mon ancien secteur d’activité, évidemment, il ne faut plus y penser. Mais je suis capable de faire autre chose aussi.
Je n’en ai plus envie.
Toutes ces possibilités que je répertoriais il y a quelques jours à peine avec Olivier ne m’intéressent plus. Je ne me sens d’ailleurs pas vacante ou oisive. Je me lève toujours très tôt le matin. Les jours où je vais dans les Landes je démarre à six heures pour ne me coucher que vers les vingt-deux heures, sans trop m’arrêter entre-temps.
A la ferme, je fais juste des pauses assez courtes, entre deux séances de travail.
Non, je ne m’ennuie pas de ne rien faire. Ma vie est agréable, bien plus qu’elle ne l’était.
Mais j’ai toujours cette honte.
Quand quelqu’un vient nous rendre une visite, j’appréhende le moment où il va me demander comment va le travail, si je suis de repos, ou autres échanges anodins du même genre.
Je n’ai pas envie de parler de ma situation. J’en ai honte. Tout bêtement, honte.
De jour en jour, je perds la gaîté, l’envie, la joie simple d’être vivante.
Je fais ce qui est à faire, sans plaisir maintenant.
Mes parents sont vieux, malades. Je ne comprends pas comment ils peuvent supporter de vivre encore des journées aussi étriquées. Ils attendent, la mort.
Notre simulacre d’entente familiale ne les a pas trompés longtemps. Ils sont déçus de nous voir désunis autour d’eux. Ils sentent bien que dès qu’ils auront fermé les yeux, il n’y aura plus de ferme, plus de terres, plus de bêtes. Tout sera vendu et éparpillé.
Ils n’en parlent pas, je n’en parle pas non plus.











Le jour où ma mère gît au petit matin dans son lit, sans mouvement, je lui ferme les yeux sans grande émotion. Ca fait quelques temps déjà que je ne la sentais plus bien vivante.
Cérémonies d’usage, défilé des familiers, tout se passe dans une ouate où je perçois les bruits et les gestes au travers d’un brouillard protecteur.
Je m’occupe des formalités, je me distrais quelques jours de ce malaise pesant en retrouvant une utilité.
Mon père est effondré. Il ne dit rien, baisse la tête et cherche dans le vin un réconfort impossible.
Moins de deux semaines après la mort de sa femme, il se pend à une poutre du grenier. C’est mon frère qui va le trouver et le décrocher, avant de venir me chercher, pâle comme un spectre.
Nous n’avions même pas rangé le linge mortuaire. Même défilé des mêmes familiers abasourdis. Même brouillard cotonneux. Là encore, je fais ce qui est à faire.
Je ne cherche pas à comprendre. J’assiste à la déliquescence des choses de ma vie passée. Tout tombe en lambeaux autour de moi.
J’assiste à tout, je ne participe à rien. Je reste passive, je me retire loin en moi. J’y sens le vide.
Mes frères ne me disent rien. J’ai compris depuis notre scène des familles que la ferme ne perdurerait pas au-delà de mes parents.
Le surlendemain de l’enterrement de mon père, je demande au maquignon de venir. Cet homme noiraud et râblé nous a suivis depuis des décennies. C’est lui qui nous a vendu ou acheté toutes nos bêtes.
Il arrive en début d’après-midi. Il a assisté à la cérémonie des funérailles, je lui ai serré la main en le regardant longuement.
Il sait bien de quoi il va être question. Notre situation n’est pas un cas unique. Bien des fils de paysans autour de nous ont vendu les terres héritées de leurs parents. Et les bêtes avec, pour s’en débarrasser.
C’est d’ailleurs assez compréhensible, compte-tenu de la pression foncière dans le coin. Au prix du mètre-carré de terrain, il n’y a pas besoin d’y regarder à deux fois avant de se décider.
Je comprends cette position, je n’ai pas de commentaires à faire dessus. Economiquement, il n’y a pas à hésiter. Et je ne l’ai pas fait.
Nous nous sommes facilement mis d’accord. Je voulais juste que les choses aillent au plus vite. Il m’a entendue et a fait le nécessaire.
Le lendemain matin, la longue bétaillère reculait dans la cour, devant les portes grandes ouvertes de l’étable.
J’avais abondamment nourri tout le monde, les vaches étaient repues et les veaux dormaient le ventre rebondi.
Je craignais ce moment. Je savais que ce serait difficile. Ca l’a été.
Pour faciliter la manœuvre, j’avais la veille modifié le parcours de sortie de mes vaches. D’ordinaire, elles allaient au champ par le fond. A part le premier jour de sortie après l’hivernage, où elles sont un peu indisciplinées par excitation, les bêtes connaissent le circuit et ne font pas de difficultés.
La veille donc, un peu perturbées par ce changement, il y avait eu un peu de désordre, les unes faisant demi-tour pour retrouver leurs usages devant les suivantes moins routinières qu’un peu de nouveauté amusait.
Ce matin là, elles avaient toutes intégré la nouvelle chorégraphie et tout se passa sans heurts.
Le maquignon était venu avec son fils. En général, les deux hommes sont assez expéditifs, et, sans être brutaux, ils mènent rondement les choses, en donnant de l’aiguillon électrique si besoin pour activer le mouvement.
Ce jour là, les circonstances étaient un peu particulières, et ils firent preuve de beaucoup de patience. La grande rampe était inclinée devant l’entrée de l’étable, le camion était fraîchement et abondamment paillé, il n’y avait pas d’autres animaux à l’intérieur.
Mes vaches sont pour la plupart vieilles. Certaines boitent. Elles n’avancent pas vite et n’aiment pas être bousculées.
Après avoir salué les deux hommes, je les ai détachées une à une. En les encourageant de la voix et de quelques tapes, je les ai guidées jusque dans la bétaillère. Certaines ont eu du mal à gravir la petite déclivité galvanisée. Elles ont un peu dérapé et se sont étonnées de cet obstacle inhabituel.
Les petits veaux apeurés cherchaient leurs mères au milieu des autres. La bétaillère était longue. Toutes les vaches ont pu avancer sans être tassées avant que la grande trappe ne se referme dans un claquement puissant. Je tâchai de calmer mes bêtes effrayées. Elles tournaient en rond et me bousculaient au passage.
Le fils du maquignon ouvrit une portière sur le côté et vint me chercher. Il me prit par le bras et me tira en arrière.

-          Allez, me dit-il, ne reste pas là. Je reviens demain pour les papiers. Ne t’en fais pas, je m’occupe de tout ce matin. Ca ira vite.

J’étais anéantie, incapable de répondre quoi que ce soit. J’eus à peine la présence d’esprit de lui tendre les cartes d’accompagnement que j’avais prêtes dans ma poche. Il en aurait besoin pour rentrer les bêtes à l’abattoir.
Il prit la liasse de cartons roses et, me serrant l’épaule, fit signe à son père de monter dans le camion.
J’entendais les sabots racler le sol. Mais personne ne meugla. Dans un vrombissement sourd, l’engin s’ébranla lentement.
Je restai debout au milieu de la cour. Je n’avais pas envie de retourner dans l’étable vidée. Le soleil montait au dessus de la pinède. La ligne d’horizon était nette entre la mer et le ciel plus clair.
Je restai là. J’attendais de voir passer la bétaillère sur la route en face. Je l’entendais encore. Le maquignon conduisait lentement. Toutes mes bêtes roulaient vers la mort. Je leur avais fait une belle vie, je ne pouvais pas faire plus.
Je rentrai dans la cuisine sans passer par l’étable. Je m’assis et restai là un long moment. Quand j’entendis mon frère qui descendait de sa chambre pour le petit déjeuner, je sortis.
Assise contre le mur de la ferme, je regardais le soleil allumer la baie scintillante. Je respirai calmement. Je sentais une paix incongrue entrer en moi.
Mes parents étaient morts, mes vaches allaient être tuées dans la matinée. J’avais cédé les deux porcs, les chèvres et les quelques moutons à un éleveur de Saint-Pée sur Nivelle. Il devait venir les chercher à midi.
J’avais prévu de sacrifier toutes les volailles, une vingtaine de poules, dans l’après-midi.
Je savais que je partirai très vite de la ferme vide. Il me restait une dernière chose à faire, et, pour celle-là aussi, j’avais besoin de mobiliser ma volonté.
J’ai déjà parlé de ma vieille chienne. En plus de celle là, il y en avait une autre, à peine moins vieille, mais plus malade encore. Je la soignais depuis plusieurs années pour un problème cardiaque. Elle avait des crises d’étouffement très pénibles, et le vétérinaire m’avait avertie que quand ces crises deviendraient trop fréquentes, il faudrait se résoudre à faire piquer la chienne.
J’ai toujours eu des chiens. Et je les ai toujours eus autour de moi quand j’étais à la ferme. De petits compagnons de route, attachants et ludiques.
J’aurais pu emmener mes deux chiennes avec moi. Olivier me l’avait proposé. Je n’étais pas persuadée que c’était une bonne idée. Ces bêtes ont toujours vécu à la campagne, en liberté totale. Elles trottinent dans les champs, connaissent leurs repères. Fragilisées par l’âge et la maladie, je ne les voyais pas s’adapter dans un pavillon de lotissement, attendant dans un jardinet clôturé que je revienne.
En plus de ces arguments contestables mais destinés à la galerie, il y avait surtout que je voulais faire table rase de mon passé à la ferme. Je ne voulais rien emporter. J’en avais suffisamment dans la tête comme ça pour ne pas m’en rajouter devant les yeux.
J’avais décidé d’avancer une échéance de toute façon prochaine. J’allais faire piquer mes deux petites chiennes. Je pris rendez-vous pour le lendemain.
Je ne me rendais pas vraiment compte que je m’étais mise dans une logique de destruction. Je distribuais la mort à tours de bras.
Olivier m’en fit la remarque. Certes, nous ne pouvions pas rapatrier chez lui les vaches, les cochons, et toute la basse-cour. Mais bon, tuer les chiennes lui semblait trop extrême.
Nous avons eu cette discussion la veille de mon rendez-vous chez le vétérinaire, le jour même où toutes les bêtes sont parties de la ferme.
J’étais dans un état d’esprit très bizarre. Je recherchais l’isolement, je n’avais surtout pas envie d’expliquer mes comportements.
Je ne comprenais pas qu’Olivier ne le sente pas. Je le regardais me parler, et j’espérais qu’il se tairait, qu’il comprendrait ce besoin de recueillement en ces jours où je perdais tout.
Il insistait, répétant que je devenais inhumaine à force de tout vouloir détruire autour de moi. Il m’avoua que je lui faisais peur.
J’étais à bout. J’étais nerveusement fatiguée, j’avais besoin de beaucoup de silence.

-          Tais-toi, lui dis-je, maintenant, tais-toi.

Je ne prenais pas la mesure de son désarroi. J’étais trop occupée du mien. Quand il laissa libre cours à ses inquiétudes, à ses doutes, quand il me répéta qu’il n’était pas sûr de pouvoir vivre avec une femme aussi monstrueuse, je m’éveillai un instant de ma torpeur.

-          Je te fais peur ?

-          Oui.

Il m’avait crié sa réponse. Et s’était enfin tu. Son regard cherchait le mien. Il scrutait mes yeux comme s’il espérait y trouver un restant de cette humanité qu’il croyait perdue.
Et je sentis qu’il avait raison, en un sens. J’avais bien perdu l’envie de partager une existence humaine, civilisée. Je voulais détruire, mais à aucun moment ne me venait l’idée de reconstruire quelque chose.
Et Olivier, mon bel amour, voulait vivre, aux côtés d’une femme vivante, pas d’une enveloppe vidée.

-          Alors, laisse-moi.

C’était une évidence. Je n’avais plus rien à offrir, à personne. Et personne ne me sortirait de ce néant.
Olivier papillota de ses beaux yeux clairs. Il me tendit ses grands bras et se pencha vers moi.
Je me détournai. Il avait raison. J’étais monstrueuse d’inhumanité.
Et je ne savais pas comment j’en étais arrivée là.

-          Laisse-moi, répétai-je. Maintenant, laisse-moi.

Je partis dans le soir. Les petites chiennes me suivirent. Je m’assis sur un talus et les caressai toutes les deux longuement.
Je ne pleurais pas, je n’étais pas triste. J’étais froide, et vide.
Quand je suis rentrée, Olivier était parti.
Quelques heures plus tard, je déposai mes chiennes l’une après l’autre sur une table en inox. Elles me regardèrent pendant qu’elles s’endormaient. Elles semblaient confiantes. Je les tins dans mes bras jusqu’à ce que leurs corps légers s’alourdissent.
Le vétérinaire m’assura que la plus vieille était au bout du rouleau. L’autre, aurait pu durer sans doute.
Je ne répondis rien, réglai ce que je devais, et m’en allai.
En sortant sur le parking blanc de soleil, je décidai de quitter Hendaye, et de le faire au plus vite.
Je m’occupai dans l’après-midi des quelques formalités nécessaires.
C’est simple finalement de partir. On se croit établi quelque part, attaché par d’innombrables lests, et puis, quand on est décidé, tout se fait si vite.
Quelques formalités, une adresse en poste restante pour se faire suivre quelques papiers, et c’est tout.
C’est un peu déconcertant.
















J’ai refermé ma porte doucement. Je n’en suis pas tout à fait sûre, mais il me semble bien avoir laissé derrière une image déjà un peu ternie et prête à se laisser oublier. C’est l’autre image, celle née ce dernier printemps, qui anime ma main et habite la  nouvelle femme qui part.
J’ai changé, je le sais. Il le fallait, peut-être.














Le jour où je suis partie, les premières heures, j’ai simplement marché. J’avais plus ou moins projeté de me rapprocher de Bayonne. Je comptais avancer à mon rythme, rien ne me pressait plus. J’avais dans l’idée de gagner Saint-Jean-de-Luz d’abord, d’y rester quelques jours peut-être, et de continuer ensuite.
Je ne voulais pas m’installer en ville. Je voulais y trouver à me nourrir. Après, il me faudrait dénicher un endroit à l’écart. Un local abandonné, un bâtiment désaffecté, quelque chose dans ce genre. Puisque j’avais tout mon temps, je pouvais marcher plusieurs heures dans la journée, couvrir un territoire suffisamment large pour ne pas me faire repérer.
Je me calquais sur mon image. L’homme marchait, marchait, on ne savait pas où il se reposait, on ne le voyait jamais à l’arrêt. Je pensais suivre ses traces. Trouver ma nourriture ne m’inquiétait pas. Partout, on jette, on laisse, on prend plus qu’on ne peut manger. On ne peut pas mourir de faim dans un pays où les trottoirs débordent de poubelles pleines de nourriture jetée tous les matins. Je ne partais pas les poches vides. J’avais un peu d’argent, je pouvais durer un bon bout de temps.
Je voulais surtout ne pas me faire remarquer. Je supposais bien que la vie dans la rue se passe des règles de civilité. Si je me faisais repérer, j’allais vite me faire plumer. C’est pour ça qu’il me faudrait me déplacer, et beaucoup. Comme le faisait le grand vieil homme de mon enfance.
Alors, j’étais partie, et je marchais, d’un bon pas. Je m’étais commodément équipée, j’avais pris garde de choisir un vieux sac très usagé, mais tout aussi solide. Ma tenue était à l’avenant. Grise, passe-partout, je me fondrais contre les murs de pierre de la ville fortifiée.
Je n’avais pas de plan de route particulier. Je ferais selon l’inspiration du moment.
Depuis ma ferme, j’ai pris à travers champs. C’était le début de mes promenades avec les chiens, avant. Le chemin à peine tracé dans l’herbe haute de juillet. Le regain en pleine pousse, dru et riche. Les boutons d’or hauts, légers sur leurs tiges souples, les pâquerettes pâles. Je marchai vite. La sensation d’un corps en mouvement facile, les enjambées régulières, le sac léger bien calé dans le dos.
La journée était belle, un ciel un peu laiteux et la mer au loin fondue dans une brume diffuse. Je ne pensais à rien de spécial. J’avançais, je me sentais bien. J’avais laissé derrière moi depuis plusieurs semaines le sentiment protecteur d’une journée bien organisée devant soi. J’en avais terminé avec les horaires, les tâches, les obligations et les contraintes. Tout ça était resté derrière la porte.
J’emportais ma désespérance, et la consolation de pouvoir m’en distraire en laissant les sensations agréables les plus simples  venir à moi.
A un certain moment, le désespoir n’est plus une souffrance. Quand on cesse de lutter contre ce qui blesse, le mouvement se fait moins difficile. J’ai même eu la sensation que le désespoir admis et non plus combattu se fait léger, presque agréable. Il y a de la gaîté à se laisser mener la où le vent vous porte. Le sentiment d’avoir gagné la liberté des sortis du rang. Puisqu’on ne se bat plus, on vit plus là l’aise, plus libre.
Je me suis considérée d’un œil lavé, amusé, et ma seule compagnie m’a suffi à me soulever du marasme pesant d’une fatalité sombre. Je suis vivante, ma vie est peut-être vouée à devenir misérable, mais bon, après tout, misérable ou royale, la vie se quitte, un jour. Alors, autant laisser aller et juste se contenter de saisir ce qui passe à portée et veut bien se laisser attraper.
Pour moi, quelques moments de douceur, une nostalgie apaisée, des sensations toutes simples et saines me feraient un ordinaire suffisant à me débarquer aux portes d’une mort pas plus injuste que le reste.
Puisque tout est absurde, rien ne mérite qu’on en souffre.
Je tâchais de maintenir mes pensées dans ces parages tranquilles. Et je me sentais bien mieux.
Il faisait bon, le soleil déjà haut pesait doucement sans écraser. Mon corps bougeait bien. J’allais librement.
L’avenir était l’inconnu. J’avais accepté qu’il le devienne. J’avais juste arrêté de détourner mon esprit de la fatalité. La vie ne peut pas être heureuse. La vie est une pantomime, une farce pitoyable. Croire qu’on y a la main est une illusion. On ne peut décider que de sa mort, à la rigueur, si on a le courage de se la donner. Tout le reste, c’est du jeu faussé, de l’écume.
Mais ce jeu peut-être amusant, cette écume légère et caressante. Le fond, la fin, sont lourds et inéluctables. Pas de parade ni d’autre porte de sortie. Avant, pour les âmes simples et saines, la chance de vivre en l’oubliant.
Je suis de celles là, je crois. Je veux vivre gaie. Heureuse, je ne sais même pas ce que c’est, au juste. Dupée, endormie, je l’ai été suffisamment longtemps. A croire que ma petite personne avait une place particulière, un rôle, une justification. A m’accrocher à cette idée pour tenir bien droite.
C’a été difficile de se passer de ce soutien d’armature. Je me suis sentie flancher, sur le point de tomber. De n’être plus retenue, je pensais ne plus pouvoir me tenir, puisque je n’avais rien à prendre en main.
Et puis, mon regard s’est détourné lentement. J’ai vu de plus loin, plus largement. Et j’ai vu l’étroitesse de ma vie, son manque de lumière. J’ai parlé beaucoup moins, puis, plus du tout. Je n’avais plus envie de convaincre, j’étais fatiguée bien avant d’avoir seulement essayé. Je me suis tue, j’ai trouvé ça mieux. J’ai continué de voir, d’écouter, mais ça me concernait de moins en moins. Je me suis éloignée de tous ceux là qui avant remplissaient mes pensées. Ma tête s’est vidée, je me suis allégée. Et j’ai été mieux. Délestée, éloignée, sereine.
J’ai accompagné mes parents dans leur mort, j’ai mené moi-même toutes mes bêtes au camion en route pour l’abattoir. Ceux-là seuls avaient besoin de moi, me semblait-il. A ceux-là seuls j’aurais manqué, si j’étais partie en les laissant derrière.
J’ai détourné de moi mon bel amour. Je me le suis arrachée de la peau alors que j’en avais tellement besoin. J’ai voulu faire tout ça très vite, pour souffrir moins longtemps. J’ai failli en crever. Mais j’étais trop lâche pour finir proprement en me donnant cette mort que je distribuais autour de moi.
Plus rien ne me retenait là. Je pouvais partir sans regrets.












Et je suis partie, mais pas sans regrets. Tous les moments d’avant me mordent au ventre et me nouent les tripes dès qu’ils retrouvent le chemin encore mal défendu de mes pensées. Je dois respirer fort, et avancer. Laisser les peaux mortes se dessécher sur la route derrière. Oublier celle que j’ai pu être avant de devenir ce que je suis maintenant. Je ne retournerai pas sur mes pas. Le mouvement me portera vers ce dépouillement, je dois apprendre à ne pas regarder derrière. Ce que j’ai laissé, je l’ai perdu, je le sais.
Quand je pense à avant, j’ai la nostalgie aigre. Je ressasse les relents acides d’une amertume stérile. Je cherche encore des raisons, des logiques, là où il n’y en a pas. Mais ça m’arrive de moins en moins. Je marche, un pas devant l’autre, et je vis, sans jamais de projets plus lointains que pour le seul lendemain. Et c’est plus doux, bien moins aigu. La douleur s’endort, le ressentiment s’émousse.
Je regarde vivre les autres. Mon existence à moi n’a plus d’importance. J’erre, je ne suis plus qu’un ectoplasme en marge de la réalité. On ne me voit plus. Je passe aux heures sombres devant les fenêtres éclairées. Je regarde vivre les gens. Des scènes ordinaires de vies normales. Des familles, des solitaires, des pièces gaies, colorées, des intérieurs tristes. Je regarde, et je vois. Je m’arrête pour mieux regarder. Les lumières me paraissent amicales, j’ai l’impression que toutes ces maisons sont tièdes et calmes. J’imagine qu’il y fait bon vivre. Les gens que je vois me semblent heureux.
Je ne les envie pas spécialement. Pour cela, il faudrait que je compare mon sort au leur. Je ne le fais pas. Je fais abstraction de mon existence. J’observe comme si je ne faisais déjà plus partie de la même espèce. Je reste là, à l’écart, et les vies des gens me semblent douces dans les maisons éclairées. Je reste un moment, parfois assez longtemps.
Les gens dans les maisons vivent leurs vies. Ils bougent, parlent et rient. Ils s’ennuient, s’appuient sur un coin de meuble et tournent leur regard perdu dans ma direction. Une image vient peut-être marcher à l’orée de leur conscience mal assoupie. Le temps suspend son souffle entre eux et moi.
Quelque chose ou quelqu’un appelle le rêveur, le rappelle à sa vie dans sa maison tiède et bien éclairée. Il inspire un peu fort, l’image retourne dans des profondeurs perdues, et  je reprends ma route dans la nuit.












Le jour où je suis partie, j’ai marché plusieurs heures. J’ai dépassé Saint-Jean-de-Luz sans m’en apercevoir. J’avais pris la corniche le long de la mer, puis bifurqué juste avant Socoa vers l’intérieur. J’ai passé Ascain sous le soleil haut du début d’après-midi, en longeant le pied de la montagne. J’ai du faire un crochet, sans m’en apercevoir. J’ai évité les gens que je voyais de loin, et détourné mon regard de ceux qui me surprenaient au détour d’un chemin creux.
La sensation de la marche me plaisait. Je ne sentais aucune fatigue. J’étais en bonne forme physique. J’avais plaisir à arpenter les champs à ciel ouvert, à passer les barrières autour de bêtes à peine surprises. Je pensais aux miennes, pendues en carcasses dans des réfrigérateurs immenses. Leur temps avait passé, comme le mien parmi les hommes en société organisée.
Je me suis demandée pourquoi j’irais à Bayonne, finalement. La campagne me plaisait tout autant. J’aurais même de meilleures chances de trouver un abri dans une grange ou une bergerie. Je connaissais les rythmes des bêtes et des éleveurs, je saurais éviter les rencontres. Et puis, la chaleur d’une étable, ça vaut largement celle d’un hall de gare, alors…
Je changeais mes plans. Je décidais dans la foulée de ne plus en faire du tout. J’irais là où bon me semblerait. Je m’abriterais entre les bêtes, quand les hommes se seraient éloignés.
Le vieil homme de l’image cheminait à mes côtés dans mes pensées. Je lui parlais. Il approuvait ma stratégie. Et je me souvins qu’il avait du la mettre en pratique dans son temps, puisque je le rencontrais régulièrement aux abords des granges isolées.
J’avais fui la société des gens actifs, ça n’était pas pour me mêler à celle des inactifs marginalisés. En ville, je n’aurais pas d’autre choix. Les attroupements de sans abris avec leurs chiens faméliques ne me tentaient pas. Je devais rester dans ce que j’aimais.
Cette vision de sauvageonne clandestine me plaisait. J’y retrouvais un regain de vitalité. Je n’avais rien mangé depuis le matin, je commençais à avoir faim. J’allai faire quelques provisions de bouche dans la petite bourgade pimpante.
Au milieu des touristes disparates, je passais inaperçue. Dans la faune cosmopolite des vacanciers, je ne tranchais pas. A peine si mon équipement pouvait paraître un peu pesant. Mais les randonneurs amateurs de la Rhune étaient tout aussi harnachés. A croire qu’ils partaient à l’assaut d’un Everest basque ! Tels qu’ils étaient, ils me servaient de parfait camouflage.
J’entrais dans une boulangerie de la place pentue. Je fis mes emplettes. Ma besace garnie, je repartis vers la montagne, en évitant les sentiers trop fréquentés. J’avançais dans les sous-bois frais mouchetés de tâches de soleil éparpillées. Un leste ruisseau bondissait sur des rochers moussus en un chant vif et gai.
Je m’assis sur une large pierre plate, et m’apprêtai à me nourrir. Mes provisions de bouche étalées devant moi, bien calée contre le tronc d’un châtaignier vénérable, je me trouvais tout à fait bien.
Je mâchai en suivant la course de l’eau tumultueuse.
Je me sentis primairement satisfaite, ma faim contentée, ma fatigue reposée. Nullement tourmentée, en marge de la course d’un monde éloigné.
Ma petite image apprivoisée par des augures aussi sereins revint me tenir compagnie. Le vieil homme planta son long bâton entre les pierres et s’assit près de moi, le sourire aux lèvres.
Je n’avais besoin de rien de plus, à ce moment là, juste envie de savourer cet instant.
Les journées ensuite coulèrent dans un rituel semblable. Je marchai, trouvai ma nourriture ou l’achetai, me cherchai un endroit tranquille pour me reposer.
Ma vie ne me semblait pas du tout inconfortable. Je ne manquais de rien. Seul le froid m’incommodait. Je ne voulais pas faire de feu pour ne pas me faire repérer. La chaleur des granges ne vaut pas celle d’un petit intérieur douillet. Et me rapprocher de la ville où j’aurais pu trouver des abris mieux tempérés ne me tentait pas.
J’appris à garder mes calories au mieux, à atteindre un degré de torpeur plus supportable en m’enroulant sur moi-même comme le font les bêtes.
Je développais mes instincts au contact des animaux comme je ne l’avais jamais fait auparavant.
Cette existence de presque bête me convenait, au final.
Je m’éloignais chaque jour un peu plus de la femme, et si je m’attachai à en conserver l’apparence, c’était pour pouvoir passer inaperçue quand j’avais besoin d’aller en ville et de croiser des gens. Je me reconnaissais à peine quand par inadvertance je croisais mon reflet dans une glace ou une vitrine, et je sursautais à chaque fois en réalisant que c’était bien moi. Je ne me ressemblais plus.
La vie hors de la société des hommes me paraissait plus lente, plus facile. Je ne comprenais plus mes peurs d’avant le départ.
Je suivais les traces de mon vieux compagnon de route, sans plus de doutes.
Je ne me demandais pas comment il avait fini, pourquoi on ne l’avait plus vu. Je ne savais d’ailleurs pas au juste à partir de quand il avait cessé d’arpenter les chemins autour de ma ferme. Un jour, je m’étais juste avisée que je ne le croisais plus depuis longtemps.
J’ignorais son âge et ses origines. Je n’en savais pas plus sur sa destination et sa vie.
Il passait, comme je passais maintenant. Je marchais comme lui. Et mon avenir ne m’intéressait pas plus que le sien ne m’avait intriguée.
Nos deux vies parallèles suivaient un cours similaire. Je l’avais suivi, j’avais voulu le faire, et je voulais marcher dans ses pas, où que cela me mène.












Ca fait maintenant deux mois que je vis dans la rue.
Les débuts m’ont semblé faciles. Je me suis étonnée de l’appréhension que l’on peut avoir, quand on a un logement, à l’idée de le perdre. Je me souviens bien de la compassion que j’éprouvais, avant de partir, pour les pauvres gens sans toit qu’il m’arrivait de croiser en ville. Je les voyais là, avec leur maigre bagage, et je les plaignais. Je pensais à ma maison, à mon confort douillet que j’allais retrouver. Eux, je les voyais là, sans rien, errant sans but, à tuer le temps. Je croisais leur regard mais je ne les atteignais pas dans leur monde. Ils étaient hors de ma sphère, retirés en dehors des limites autorisées.
Je pensais aux nuits froides, à la difficulté de se tenir propre, à l’impossibilité de se faire un bon repas chaud. Et, vu de mon côté, ça me paraissait insupportable. Je ne m’imaginais pas vivre comme ça. Je me doutais bien que ce n’était pas un choix pour ces gens, mais je me disais que je ne survivrais pas, à leur place. Que je sombrerais dans l’alcoolisme ou la drogue pour ne plus avoir la conscience des jours. S’il m’était donné de pouvoir m’en procurer…
Maintenant, je suis de l’autre côté. Ce que je regardais, je le vis. Je l’ai dit, les premiers temps, ça m’a semblé beaucoup moins insupportable que ce que j’avais pu en penser avant. Je suis partie de chez moi alors que j’aurais pu y rester encore. J’ai choisi de franchir la barrière.
J’ai suivi une image, je suis entrée dans ce personnage, j’ai voulu laisser derrière moi une vie différente. Et décevante.













Maintenant, il fait froid. Mon grand manteau gris me protège. Les rares marcheurs que je croise se dépêchent. Ils sont pressés de retrouver le confort et la chaleur de leurs maisons.
Moi, je connais la torpeur bienfaisante du froid. S’assoir bien resserrée dans une grange, entendre le souffle régulier des bêtes assoupies, et s’endormir comme on s’en va. Le réveil inconfortable me pince à la nuque. Je cherche une meilleure position, je me love autant que je le peux dans ce qui me reste de chaleur.
J’évite de m’endormir contre le flanc pourtant chaud des bêtes couchées. Je ne veux pas me laisser surprendre par le paysan au petit matin. Je dois rester dans un coin reculé, cachée. L’ambiance des étables la nuit me ramène à des sensations ancestrales. Les animaux se couchent lourdement les uns après les autres, dans des ahanements soulagés. Les souffles s’apaisent, se font réguliers et berceurs. Quelques chaînes remuées scandent le silence sans l’effaroucher.
Je me sens bien. Je laisse venir l’engourdissement des sens. Je ne pense plus, je ne me demande plus rien. La sensation de ce bien-être primaire me suffit. Je n’ai pas faim, je n’ai pas mal. Rien ni personne ne peut m’atteindre. J’ai tout laissé.
Je n’ai plus la curiosité de me demander à quoi je ressemble. J’ai maigri, mes cheveux ont poussé. Quand je m’inquiétais avant de partir de savoir comment je pourrai me tenir propre dans la rue, je sais maintenant, que ça n’est pas un problème. On s’arrange des équipements publics, on apprend, on s’accommode. C’est étonnant comme les choses semblent plus difficiles avant qu’on ne les connaisse.
Je passe dans les rues quand j’ai besoin d’y aller, et on ne me regarde pas. Même dans les petits villages, on ne fait pas attention à moi. Je marche vite, j’ai l’air occupée, ça suffit à ne pas éveiller l’intérêt. Je n’erre pas, j’avance. Quand je suis fatiguée, je m’écarte. J’évite de m’assoir sur les bancs des villes. Ou alors, si je m’y pose un moment, c’est pour le plaisir d’observer les gens autour de moi. Ils passent, ils se croisent, ils ne s’arrêtent pas et ne s’assoient jamais près de moi. Ca me va très bien. Je ne recherche pas le contact.
Je me parle beaucoup, souvent à haute voix. Je le faisais déjà avant, mais depuis que je suis partie, je me fais systématiquement la conversation, quand je suis seule. Je dois me surveiller pour ne pas continuer de la faire quand il y a du monde autour. J’aime ma compagnie, je me trouve spirituelle et amusante. Je manque certainement de contradicteur, mais bon, je ne suis pas partie non plus pour améliorer mes performances en débat. J’essaie quand même de garder les idées larges, de considérer les choses de différents points de vue. Un exercice difficile, mais une distraction assurée et intarissable.
Le temps ne me manque pas. Je n’ai pas encore terminé de m’en régaler. Je ne suis pas certaine que l’ennui soit inéluctable. Les jours passant, j’ai même l’impression d’être de plus en plus occupée, paradoxalement. Je n’ai rien de particulier à faire, soit, mais ça me prend tout mon temps !
J’organise mes journées à la demande. J’ai du plaisir à faire ce que je fais. Je marche, je regarde la lumière changeante et les paysages mûris d’automne. J’entre dans cette image sans effraction, je m’y fais une place sans rien déranger. Je m’assois sur un talus ensoleillé. Les fougères coupées laissent des géométries nettement découpées sur les flancs arrondis. Les champs de maïs bien peignés de l’été, se hérissent maintenant en épilations négligées des moignons de pieds secs coupés par les grandes machines avaleuses de récoltes.
Les jours de pluie, je m’abrite dans les bergeries isolées. Les bêtes ne s’effarouchent pas de ma présence. Je distribue parfois un peu de pain sec récupéré en ville. Elles mâchonnent distraitement, l’œil rêveur mais le naseau en alerte toujours.
Je m’assois dans la pénombre odorante. Je ne pense à rien de particulier. Je respire calmement en regardant les flancs laineux serrés les uns contre les autres. Les moutons se désintéressent de moi, m’oublient dans mon coin et se couchent de leur côté.
Je vis tranquille, sans projet, mais pleine de rêves diffus. Je deviens de moins en moins moi, je me sens fondre dans l’espace et le temps, sans m’inquiéter de cette dissolution.
Je m’éloigne, je me quitte de la même manière que j’ai tout quitté. Sans bruit ni remous, doucement.












J’avance difficilement. Je ne peux plus ouvrir les yeux comme il faut. Mes paupières tuméfiées m’en empêchent. J’ai mal à ma jambe aussi. J’essaie de garder mon manteau fermé autour de moi. Je ne sais pas d’où viendra le prochain coup. Je sais qu’ils sont toujours derrière moi. Ils me rattraperont quand ils le voudront, et continueront de s’amuser à me frapper encore. Je ne les crains même plus. Je les espère presque. Qu’on en finisse, au moins…
De ma lèvre ouverte coule un sang chaud et un peu salé. La sensation n’est pas désagréable. La chair tendue se décongestionne et se soulage dans l’écoulement. Je goûte ce mélange de larmes et de sang. Un bourdonnement assourdi vrombit dans mes oreilles. Je continue de mettre un pas devant l’autre. Je les entends rire juste à ma gauche. Je me sens bousculée, je perds l’équilibre et je tombe contre l’arête dure du trottoir mouillé. Je lève un bras pour tenter de me protéger le visage. Je me rassemble autant que je peux. La brutalité du coup, le bruit sourd du poing fermé lancé contre ma bouche. Je sens ma lèvre s’éclater encore plus. Je ne peux rien voir. C’est aussi bien comme ça. On me frappe dans le dos, le lourd manteau amortit le choc mais ma tête heurte durement le sol.
Je distingue un filet de lumière dans la nuit. Le grand projecteur du rond-point me recueille dans son halo orangé. Il couve impuissant ma misère et mes souffrances. Je ne suis même plus sûre de souffrir d’ailleurs à ce moment. Je me suis déjà retirée hors de moi. Le corps que l’on frappe m’est un peu étranger. Je perçois la douleur, je la sens moins. C’est presque doux, ce sentiment d’être devenue inaccessible au mal. Ils s’acharnent sur moi, à coup de pieds et de poings, rageurs, hurlants, haineux de sentir que je leur échappe déjà. Ils sont déçus de la brièveté de leur jeu sans doute. Je n’essaie plus rien, je ne suis plus une vie à protéger. J’accepte la mort comme une délivrance, une fatalité admise. Ils vont me tuer, et je préfère ça maintenant.
Un grand triangle de brume orange flotte autour du mât lumineux. Je peux l’entrevoir. Je suis calée contre le trottoir, recroquevillée. Ils essaient de me relever, je résiste. Je ne me veux plus debout. Je me suis inclinée, je suis tombée, je suis mieux comme ça. Je n’ai plus peur, je n’ai plus mal, je suis déjà en dehors de moi. Rien ni personne ne m’atteindra là où je suis, là où je vais.
Je n’aurais jamais pensé que mourir puisse être aussi doux. J’ai partagé les derniers moments de mes bêtes, souvent, et j’y ai trouvé la détente du dernier relâchement. La résignation devant la mort m’a semblé soulagement parfois, après des souffrances d’une trop pénible agonie. Mais j’étais dans la position de celui qui regarde partir. Je ne pouvais pas penser alors que l’effroi de l’inconnu s’estompe. Le gouffre me paraissait vertigineux, et l’idée d’y tomber insupportable.
Et là, je suis paisible, tranquille. Je vais mourir, je le sais et je l’accepte sans peur. Je n’ai plus mal, je ne sens plus le froid, j’entends à peine les insultes de mes meurtriers enragés. Je regarde venir à moi la mort comme une amie. Je suis étonnée de tant de facilité, mais j’en suis surtout rassérénée.
Dans la brume orangée, la longue silhouette sombre avance vers moi la main tendue. Le vieil homme me sourit, son regard est bon et son geste accueillant. 
Je le reconnais. Je vais mettre ma main dans la sienne, en toute confiance et complète acceptation.
La mort peut-être douce, je le sais maintenant.
Je suis prête.












Une odeur d’essence, le liquide froid sur ma joue.
Je me replie davantage. Je vais mourir brûlée !
L’effroi m’emplit et fait voler en éclats dans la seconde la sérénité de mon agonie.
Je me suis encore une fois trompée.
Je cherche mon image dans la lueur du projecteur. Je ne l’y trouve plus.
Mourir est difficile aussi alors.
Quand vivre l’était déjà bien assez.








Je vous avais prévenus...

Pour les lecteurs émérites, merci de votre attention, et, pour tous les autres, je ne vous en veux pas, j'aurais sans doute fait la même chose !


A une prochaine fois pour les aventures palpitantes à la Ferme Agorreta !!




















2 commentaires:

  1. bonjour Marie-Louise. Vous nous avez prévenus : réalité et imagination. Je dois avoir quelques années de plus que vous. La fin de votre courte pause avec toute cette autodestruction, je la pratique sans le vouloir à chaque grosse blessure. Et toute négative qu'elle en a l'air, elle m'oblige à voir le fond de la mare, donner un coup de talon et remonter à la lumière. Merci pour votre poésie. Un certain JMO prétend que c'est nettement plus savoureux en basque, mais le seul mot que je suis arrivée à retenir c'est "muxus". Alors Muxus! Marie-Noëlle

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    1. Bonjour,
      J'ai beaucoup de plaisir à écrire. Et beaucoup de plaisir encore, à apprendre que d'autres en ont à me lire.
      D'après JMO, et j'ai toute confiance en ses jugements, la lumière n'est jamais trop loin de vous. Alors, de temps en temps, il faut bien un peu d'ombre, ne serait-ce que pour faire la différence...
      Merci de m'avoir lue. Et de me partager votre expérience.

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