lundi 15 décembre 2014

Juste avant le coucher




Je reviens par ici. La photo remontée de ma petite enfance a cheminé dans ma tête depuis tout à l'heure.

Là, j'ai soigné bêtes et gens et fermé la ferme à la nuit. Il fait bon, calme. Les chiens dorment étalés sur le tapis à mes pieds.

Il est encore tôt. Je ne me couche jamais tard. Le petit matin arrive vite si l'on n'a pas engrangé du bon sommeil en début de nuit. Mais là, il est à peine vingt-heures trente. Et j'ai envie de parler de cette culture familiale remontée à la surface par la vieille image.

Au moment de cette photo, j'étais évidemment trop petite pour me souvenir. Mais les années suivantes, j'ai bien en tête la vie de la ferme et de sa tribu.

Deux générations d'adultes se disputaient le pouvoir. Mes grand-parents maternels n'étaient pas du genre à lâcher prise. Ils s'étaient installés à la ferme à leur arrivée, avec une demi-douzaine de moutons rescapés de leur vie d'avant. A force de travail et de courage, ils s'étaient refait une vie. Ils avaient élevé leurs enfants. Ma mère à leur arrivée ici avait douze ans. Elle était la cadette de la famille, avec quatre frères avant elle. D'autres étaient morts dans leur première année, je crois. Le clan se présentait comme le nôtre, avec une fille née après plusieurs garçons.

Tout ce petit monde travaillait dur. C'était une évidence : on trimait, on y arrivait. Par contre, il fallait toujours garder secrète sa réussite. Jamais ostensiblement étaler les signes matériels des quelques profits faits. Histoire de ne pas susciter la jalousie ou les interrogations des éventuels envieux.

Je ne pense pas que mes grand-parents aient été malhonnêtes. Mais bon, en ces temps là, pour les frontaliers, un petit fond de commerce parallèle était tentant. J'ai évidemment entendu parler de mes oncles passant de la marchandise la nuit par les montagnes de Biriatou...

Toujours est-il que, d'une façon ou d'une autre, mes parents et grand-parents maternels étaient d'ardents partisans du travail acharné et de ses mérites. Du côté paternel, c'était moins une évidence... on aimait goûter aux joies des foires et des parties de cartes bien arrosées. Mais ceci est une autre histoire, pour plus tard.

A la ferme Agorreta, en ces temps-là, on travaillait, du matin au soir, et parfois donc aussi, la nuit. Et on épargnait soigneusement les fruits de toute cette peine. Dans la joie, l'espérance d'une vie meilleure gagnée à la force du poignet.

Sur ce vieux cliché transparaît cette joie, cette fierté, cet orgueil. La possession de ces quelques vieilles machines était la récompense, une consécration. Et, pour une fois, on osait étaler cette légitime fierté. On avait, parce-qu'on avait fait. On méritait. On pouvait se laisser aller exceptionnellement à laisser éclater sa joie.

Voilà, c'était simple. C'était sain. Le travail était concret,  l'effort mesuré à l'aulne de la bonne fatigue physique. Et les résultats faciles à évaluer. Il n'y avait pas à se casser le bol.

Aujourd'hui bien sûr, les choses ont changé. 

Le modernisme dont je parlais tout à l'heure a soulagé la peine du travailleur. Et le travail est devenu moins facilement valorisable. Moins séduisant pour le coup.

La réussite est toujours le but à atteindre. L'étalage de cette réussite est encouragé. Au point qu'on essaie de montrer plus que ce qu'on a, mieux que ce qu'on est. Et ça devient vite inconfortable ! 

La réalité se manifeste tôt ou tard. On peut maintenir l'illusion, un certain temps, mais le faire sur la durée, c'est plus compliqué.

J'essaie pour ma part de rester dans la tradition familiale. J'évite de m'en éloigner. Mais mon chemin ne paraît pas attrayant aux générations suivantes.

Je n'ai pas eu d'enfants. J'ai des neveux et nièces. Et je les vois vivre, comme je vois beaucoup d'autres jeunes autour de moi.

Je ne les envie pas.  L'évidence de mes jeunes années s'est diluée. Le seul travail ne suffit pas toujours  à assurer une vie confortable. L'espérance ne peut plus se nourrir de la réalité. Alors, comment se projeter dans un avenir si flou ? 

Je ne sais pas comment on peut s'arranger quand les choses se font si fuyantes. On ne tient rien, on a l'impression de subir une fatalité. On se contente d'une écume, d'un leurre.
 Je ne suis pas étonnée du refus de la majorité de voir en face une réalité si peu avenante. Nos politiques devront imaginer d'autres voies pour reconstruire un idéal maintenant perdu. 
Si la prise de conscience se fait par la force,  le réveil sera difficile...

Quand je regarde ces jeunes, donc, je ne les considère pas d'un œil très optimiste.

Et quand je vois faire mes neveux et nièces, je me navre carrément.

Il y a quelques temps, ils m'inspiraient d'ailleurs un petit texte où je mêlais un peu d'amertume personnelle à une subjectivité que je revendique totalement.

Tenez, voyez par vous-même :



Je vois rarement mes  nièces réunies. Nous habitons pourtant toutes dans un rayon d’un demi-kilomètre. Il doit y avoir au plus cinq ans d’écart entre la plus jeune et la plus vieille.
      Elles ont été élevées là où elles vivent maintenant.  
      Je leur voue une affection raisonnable. Il m’arrive de les considérer d’un œil assez critique.
      Je n’ai pas l’intention de tenter de les comprendre, encore moins d’analyser leurs comportements. Je n’ai pas la prétention de pouvoir le faire.
      Mais ces jeunes femmes m’intéressent. Nos conversations, rares voire très rares avec certaines, un peu plus fréquentes avec la plus jeune, m’interpellent toujours.
      Je les écoute. J’essaie de voir les choses à travers leur regard. Histoire d’élargir mon horizon…
      Je n’y mets peut-être pas toute l’ardeur nécessaire, ou alors c’est hors du champ de mes possibilités intellectuelles, mais j’avoue que j’ai du mal à voir le monde comme elles semblent le voir.
      Affaire de génération sans doute, d’éducation, aussi, de tempérament, encore.
      Affaire d’individualités. Nous sommes des femmes, différentes, et nos liens de famille en nous tissant dans les imbrications inévitables de ces relations ne facilitent pas toujours la compréhension.
      Je les aime bien, mes  nièces. Je les considère chacune et dans leur ensemble avec un peu d’amusement et la nostalgie aussi de ces années passées où j’avais leur âge et certaines de leurs aspirations.
      Je suis toujours contente qu’elles viennent à moi. Et s’il m’arrive de rabrouer leurs élans, pas toujours affectueux au demeurant, je manquerais d’elles si je ne les avais plus.












      Il y a eu une amitié d’enfance entre les deux cousines de sang proches en âge. 
      La première amitié s’est diluée à l’adolescence. L’une des cousines est partie pour un temps à Paris. 
      
      Les deux  sont très proches en âge. Je crois qu’une ou deux années les séparent seulement. Elles ont été très amies dans leur enfance. Je revois encore leurs deux petites têtes dépassant du muret derrière le banc du fronton. Une brune et une blonde. Elles conversaient longuement, très animées.
      Tous les soirs des beaux jours après l’école, elles se retrouvaient là, et on percevait dans la cour le murmure bourdonnant de leurs conciliabules de petites filles.
      L’été, nous avions des vacanciers dans la ferme. Il y avait souvent d’autres enfants et les jeux se diversifiaient de tout ce petit monde. Nos deux cousines retrouvaient ensuite leur intimité.
      Les parents respectifs étaient en conflit. Les deux familles ne se recevaient pas. Elles s’ignoraient même superbement. Les deux petites, sentant cette ambiance électrique, se voyaient du coup plutôt dans la cour, zone neutre et pacifique.
      Je les trouvais mignonnes toutes les deux. J’enviais cette complicité de petites filles, moi qui avais grandi plutôt solitaire, arrivée bien après une flopée de garçons trop occupés entre eux pour s’intéresser à moi.
      Je les trouvais attendrissantes de réussir à construire une bulle de tendresse innocente dans cette hostilité familiale pesante.
      Je ne sais pas au juste à quel moment elles se sont éloignées l’une de l’autre.
La plus âgée vivait dans une atmosphère particulièrement difficile, avec un père aux prises avec une maladie mentale destructrice dont il s’est heureusement depuis plusieurs années bien dépêtré.
J’assistais aux ravages de ces crises, et j’intervenais parfois pour limiter les dégâts, mais ceci est une autre histoire.
Je ne sais pas comment la petite se tirait d’affaire. Elle ne m’en a jamais parlé. Au beau milieu des cris et de cette folie, elle continuait son petit bonhomme de chemin, petite fille très calme et raisonnable. Elle en était inquiétante.
Derrière les manifestations de souffrance paternelle, elle devait sentir l’amour et la presque vénération d’un père pas comme les autres autour.
Toujours est-il qu’elle est devenue une jeune femme accomplie entre son compagnon et sa petite « Lou », aussi déterminée que fière, debout dans ses bottes de petite fille d’à peine plus d’une année.
Je l’ai vue devenir femme, toujours calme et réservée, silencieuse et discrète. On l’entend à peine quand elle parle, elle est presque dolente dans ses mouvements.
Son beau visage ne trahit pas grande émotion. Elle paraît toujours en retrait derrière un sourire rêveur.
Quand je lui parle, je reçois sa douceur un peu traînante, et je la sens sereine en profondeur.
Cette petite a bien grandi je trouve, et elle s’est fait une jolie vie. J’aime beaucoup son compagnon aussi, grand gaillard plus rieur au teint rose et cils blonds de « porcinet », comme dit son beau-père. La comparaison pourrait paraître moqueuse, elle ne l’est pas. Elle est justement imagée, et surtout, très affectueuse.
Dernièrement, depuis qu’elles sont toutes les deux devenues mères, là encore à un an d’intervalle en gros, les deux cousines se sont beaucoup rapprochées.
A chaque occasion de retrouvailles familiales, elles s’installent côte à côte et quand je les regarde, je me souviens de mes deux petites filles si complices.
Elles ont retrouvé ce lien perdu. Leur vie de femmes rend leur bulle forcément moins étanche. Mais elles se retrouvent, et semblent heureuses de le faire.












La deuxième cousine est blonde aux yeux clairs. Elle a un visage large et souriant. Elle est fille unique et adulée.
On la sent tranquille et limpide. Elle doit avoir aussi ses tourments, recevoir tant d’amour n’est peut-être pas toujours léger.
Je crois qu’elle essaie honnêtement de ne pas décevoir ses parents, son père en particulier, quitte à forcer sa nature plutôt béate et se lancer dans des projets dont elle se serait bien passée.
C’est mon idée. Quand je lui en ai touché mot, elle m’a pourtant assuré être profondément « entrepreneuse » et vouloir vraiment prouver de quoi elle est capable dans le monde des affaires, en gros.
Elle ne m’a pas convaincue. Je la vois plutôt suivre les traces d’un papa pour mériter sa fierté.
Mais je peux me tromper. Ce dont je suis sûre par contre, c’est que cette petite là est toujours agréable, souriante et gracieuse. Elle est foncièrement gentille, et je ne l’ai entendue proférer une ou autre méchanceté que pour être dans le ton de la conversation.
Elle aussi fait sa vie de femme. Son compagnon est loin de s’attirer la sympathie du reste de la famille. Je le trouve moi aussi plutôt déplaisant. Mais je n’y attache pas d’importance. Cet homme est celui qu’elle s’est choisie. Je ne la vois pas triste ou inquiète de quoi que ce soit, bien au contraire.
C’est la seule de la jeune génération à organiser des réunions avec toute la famille, en passant outre les vieilles histoires et les rancœurs mal endormies.
J’y vois le signe d’une belle nature, d’une grande humanité et je lui suis très reconnaissante d’assurer ce rôle de rassembleuse quand il est tellement plus facile d’attiser les petites hargnes que de réunir les bonnes volontés.



Pour le restant de la jeune fratrie, ils ont préféré ne pas figurer dans ce blog.
Je n'avais pas recueilli leur accord lors du premier jet, avant de le publier. C'est un tort.
Je le reconnais volontiers et respecte, un peu tardivement, leur volonté de préférer ne pas lire en ces pages ma version d'eux.
Ils la connaissent. Et nos conversations resteront, à leur demande, privées.
(Rectificatif du 1 février 2015)





Vous commencez à me connaître maintenant. Vous êtes habitués à mes pavés. N'ayez pas de scrupules, sautez, je ne vous en voudrai pas, sautez...

On se retrouve une autre fois. Là, je vais dormir. Bonne nuit à vous !





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