vendredi 26 décembre 2014

Iñazio, le Fur...ieux et Manuella la placide 1936-1974



Me revoiçi revenue vers vous.


Je vous présente mon grand-père maternel : Iñazio Olaciregui.




Ce profil fait un peu froid dans le dos. A première vue.

En approfondissant, l'homme n'est pas un tendre non plus. Mais ce n'est qu'un brave paysan espagnol butté hors de sa terre par la guerre civile.

Loin de lui les petites et grandes visées politiques.
 Dieu merci, la seule ressemblance avec l'autre plaie ouverte du siècle s'arrêtera à ce seul profil.

La narine pincée et les mâchoires crispées présagent bien d'un tempérament aride.

Mais notez le regard blessé. Et compatissez à la douleur d'un brave homme déraciné.

Un trait me revient, tout de même. Cette affaire m'a longtemps dérangée. 
Mon grand-père, cet homme intraitable et pourtant capable de prendre le temps de dégager de la terre les petits jouets qu'il me destinait, était aussi capable de barbarie. Oui, de barbarie.
Je vous explique :
Mon grand-père Iñazio aimait consommer la chair de hérisson. Oui, oui, de hérisson.
J'imagine qu'avec son régime alimentaire, le hérisson ne doit pas être mauvais à manger. Même si je n'en ai jamais eu dans mon assiette.
Iñazio, lui adorait ce mets particulier.
L'ennui, pour manger du hérisson, c'est que, pour le tuer, il faut l'écorcher, vif. Quelle horreur, quelle barbarie, c'est pour ça que je le dis !
Je ne sais pas si vous avez déjà entendu un hérisson se faire écorcher vif. Que le ciel vous en préserve. C'est abominable.
Le malheureux animal gémit son horrible souffrance comme un tout jeune enfant qui pleure.
Ca vous saisit les entrailles.  
J'ai repensé à ces cris insupportables dernièrement. Et, en considérant cette photo, je me dis que l'humain a bien des visages. Que souffrir d'exil n'exonère pas d'être cruel.
Dans le monde paysan, nous sommes accoutumés à la brutalité. Nous savons que pour manger, il faut commencer par tuer, même de jeunes animaux innocents et attendrissants.
Mais là, aller torturer un pauvre hérisson pour se délecter de quelques centaines de grammes de chair, aussi savoureuse soit-elle, ça me dépasse !
Remarquez, le homard plongé vivant dans l'eau bouillante de nos grands de ce monde, ça n'est pas moins sauvage. Et d'autres encore du même tonneau que je n'ai pas envie de répertorier ici...
Comme quoi, la brutalité, la cruauté, la barbarie, se nichent un peu partout.
Refermons ce paragraphe, en gardant quand-même en tête que les ressemblances ne sont pas que fortuites, sans doute.


Je n'ai pas longtemps connu mon grand-père Iñazio. A sa mort, je n'avais pas cinq ans.

Je m'en souviens bien pourtant, de ce matin où il exhala son dernier râle. Le pauvre homme.
La gangrène avait planté ses dents de carnivore dans le gros orteil. Et elle le dévorait, lentement, jour après jour.

Ma mère refaisait son pansement tous les matins, au retour de la tournée du lait qu'elle allait livrer en ville.

Je l'assistais. Ce n'était pas la place d'une petite fille d'à peine quatre ans.
 Pourtant, j'étais là.
Plusieurs fois, mon grand-père bousculait ma mère agenouillée devant lui. Quand elle approchait de son pied bandé, il la repoussait brutalement, le visage blanc de rage et de douleur.

- Neskak egingo ziak . La "fille" me le fera, sifflait-il, les mâchoires saillantes sous la peau de ses joues creusées.

"Neska", ça a toujours été moi. Tout simplement parce-que j'étais la seule fille de la fratrie des petits-enfants. Et tous me désignaient ainsi. J'aimais bien...

Ma mère ravalait sa peine et sa juste colère et s'écartait pour me laisser la place. 

Je n'étais qu'une petite fille. Je ne connaissais pas bien la maladie, la souffrance. L'odeur de chair pourrie ne me rebutait pas. 
J'étais fière de soulager mon grand-père. Peut-être aussi de prendre auprès de lui la place de ma mère. Une vieille histoire de transfert psychanalytique mal  digéré.
Je ne devais pas être bien adroite pourtant, alors. (Maintenant, je vous prie de croire que je suis une assistante infirmière hors pair !)
J'imagine la torture du pauvre homme. Le pansement suintant de mauvais pus adhérait aux chairs noircies. C'était gluant, ça empestait. Une horreur.
Ma mère restée près de nous présentait une bassine d'eau tiède pour baigner et apaiser cette masse en putréfaction.
Iñazio serrait les mâchoires, les jointures de ses doigts repliés blanchissaient en un poing rageur mais impuissant.
Vaincu de douleur et de fatigue, il se relâchait enfin. Ma mère refaisait le pansement propre. Ses gestes étaient délicats et toute son attitude aimante.
Nous communiions tous les trois autour de cette douleur, de la mort prochaine que je ne connaissais pas encore.

Le matin de sa mort, la ferme était silencieuse. Ma mère était en ville, mon père aux champs sûrement. Les bêtes repues se faisaient oublier dans l'étable silencieuse.

Je dormais dans la chambre de mes parents, tout près de celle où mon grand-père couchait.
Mes frères se tassaient dans une pièce aménagée pour eux dans le grenier.

Je me réveillai, seule dans la grande chambre sombre. J'entendis mon grand-père râler à côté. Ca n'était pas la première fois. J'étais habituée à ses plaintes.

Je me levai sans faire de bruit et m'approchai de lui.

Une veilleuse l'éclairait à peine. Son visage était gris, avec des cernes noires sous ses yeux fixés vers le plafond. Une main reposait sur le drap malmené. 

Je la touchai. Elle était froide et inerte.

Je n'étais pas inquiète, ni apeurée. Etonnée. Il ne me regarda pas, ne tourna pas sa tête vers moi.  Il expira juste une dernière fois, et son regard se figea. Puis, plus rien. Je ne comprenais pas ce qui se passait là.

Soulagée de ne plus l'entendre gémir, je retournai me coucher. Je m'endormis dans le silence profond.

Quand je me levai un moment plus tard, je m'habillai en silence. Pour aller vers la cuisine et prendre mon petit-déjeuner, je passai devant la chambre de mon grand-père.

J'y entrai, comme je le faisais souvent. Je vis le linge autour du visage, les yeux fermés, les mains croisées.

Je sentis que quelque chose était terminé. "Aïtatxi"(Grand-Père) m'avait quittée.

Toujours en silence, je longeai le couloir jusqu'à la cuisine. Ma grand-mère et ma mère pleuraient ensemble. Ce spectacle incongru me mit mal à l'aise et je sortis dans l'étable pour m’asseoir près de la première vache.

Ce fût ma première expérience de la mort. Confuse et sans un mot.

Iñazio s'était éteint au petit matin. Après une vie de labeur. Quelques cris et peu de mots.

La maladie lui avait fait lâcher prise. Et perdre la raison.

La grand-mère, Manuella, était reléguée à l'étage supérieur. Mon père devait chaque soir barricader sa porte pour la protéger de la folie meurtrière d'Iñazio.

Je n'exagère pas : l'homme était littéralement fou de douleur. Il en perdait la tête et ne savait plus ce qu'il faisait. Des crises atroces le jetaient sur le premier couteau trouvé. Et il cherchait alors Manuella, sa femme, pour la poignarder.

Nous, les petits-enfants, assistions effarés à ces éruptions de violence. Nos parents essayaient comme ils le pouvaient de nous préserver. Mais nous vivions tous sous le même toit, dans la même cuisine.

Les hurlements me terrorisaient. Manuella était apeurée, sûrement, mais elle ne voulait pas le montrer. Elle donnait de la voix, injuriait son époux, et lui promettait une mort prochaine.

Elle même, invalidée par une arthrose généralisée, marchait difficilement. Elle se déplaçait en balançant son corps lourd. Ses jambes la faisaient souffrir et la portaient mal.

Mais elle retrouvait toute sa superbe pour hurler à pleine voix.

 Les chiens se terraient dans les coins, les chats déguerpissaient en raidissant la queue.

C'était affreux, évidemment. Et pourtant, en y repensant maintenant, certaines réparties me feraient sourire.

Ecoutez plutôt ce que ma grand-mère lançait à mon grand-père en guise de compliments :

- Zu, delosiak erria bizitu zare.  Toi, tu as vécu brûlé par la jalousie !

Dieu seul sait à quelles aventures de jeunesse elle faisait allusion.

Quand Iñazio s'enrageait de l'entendre tranquillement péter à table (excusez mon laisser-aller, je voulais dire "flatuler" bien-sûr...). Oui, Manuella ne s'embarrassait pas trop des bonnes manières, en société ou pas :

- Pfff, zuen puzkerrak usain tzarra botzeko funtsarik ere ez dute eta. Te pets ne sont même pas foutus de sentir mauvais ! 

Poétiquement imagé n'est-ce pas ?

Et, bien-sûr, Iñazio prenait feu. Son épouse savait envenimer son humeur comme personne. Et il n'avait pas besoin de grand-chose. 

Bien avant sa maladie, Iñazio n'était déjà pas un homme facile à vivre.

Il apparaît rarement sur les photos. Pas de temps à perdre sûrement pour ces bêtises !

On le voit donc peu. Pour les cérémonies, par obligation. 

Au mariage de sa fille, aux côtés de sa Manuella d'épouse :








Pas très heureux d'être là, dirait-on. Il devait penser qu'il y avait mieux à faire au plein milieu du printemps que de gâcher une journée à ne rien faire !

A sa gauche, Manuella, elle, paraît mieux apprécier l'occasion. Placide, elle a toujours su prendre les choses du bon côté.

Une union de deux tempéraments opposés. Pourtant, ensemble, ils ont traversé bien des épreuves. Mais je ne suis pas sûre qu'ils partageaient les douleurs et les peines. 

Je les ai peu connus ensemble, évidemment. Mais, sur ce temps-là, je n'ai jamais vu un geste de complicité, jamais entendu une parole de tendresse.

C'est peu dans la tradition paysanne, peut-être, d'exhiber cette espèce d'intimité. Mais quand-même.

Je préfère tout mettre sur le dos de la maladie. Cette gangrène rongeuse de chair et de sentiments.


Iñazio me montrait un visage tout différent, à moi. Ou alors, avant.

Voyez-le ici, fier de son tracteur flambant et de sa famille, aussi :




Oui, je sais, celle-là, je vous la ressers à chaque fois.

Mais elle me plaît. Pour tout dire, elle m'émeut toujours autant.

Alors, je ne vais pas me priver de la contempler...












Et encore là, radieux en plein travail :











Bon, ici, une petite erreur de sélection.  Iñazio, c'est celui en haut à droite, au volant de notre premier tracteur. Avec mon frère aîné sur le garde-boue.

Les deux autres clichés, sont destinés à des articles ultérieurs. Pour ne pas vous laisser sur votre faim, ils représentent mon père, du temps de sa gloire. Lui, comme moi,  nous adorons les chiens et les vaches. La génétique, je vous dis, il n'y a que ça !

Enfin, revenons à nos moutons, ou plutôt à Iñazio.

Cet homme n'avait pas l'âme d'un aventurier. Il n'était pas du genre des précurseurs. La modernité le laissait de marbre. 
Mais il avait le sens pratique. Quand mon père, appuyé chaudement par sa belle-mère, notre placide mais néanmoins va-t-en guerre Manuella, acheta le premier tracteur à la ferme Agorreta, il n'eut pas le soutien de son beau-père, calife en place. 
Le dit calife devait commencer à ternir de la plume, puisqu'on outrepassait ses idées. Ce devait être en 1966. (Je vous l'ai dit, déjà, qu'à Agorreta le vent de l'ambition souffla à travers mes langes ? Bref, les choses sérieuses s'embrayèrent dans ces années là...)

Mais, après les essais préliminaires, l'engin eut l'heur de plaire au beau-père. Iñazio fit foin de ses réticences et changea radicalement de posture.

Il s'appropria cette nouvelle monture, et c'est ainsi qu'on le voit là, fier et droit, tirant une charrette de foin qu'aucune paire de bœufs n'aurait pu faire bouger. Et vous les voyez, toutes ces meules à côté ? Quelle richesse dans une ferme où le bétail était l'incontournable outil de travail.

 Pas de belles vaches sans bon foin. Voyez, finalement, je vais arriver à la faire la transition avec les deux photos du bas qui n'avaient au départ rien à voir ici. Comme quoi, à une cabriole près, on arrive toujours à ses fins !


Petit à petit,  Iñazio se laissa séduire par son gendre Joset.  Les deux hommes apprirent à vivre et travailler ensemble. Les colères de l'un n'entamèrent pas la bonne humeur de l'autre. 

Ah ça, ça n'était pas toujours la grande harmonie dans la chaumière. Entre les petits garnements qu'il fallait corriger, les chats adorés de Manuella qu'Iñazio trucidait dès qu'il le pouvait, ça hurlait et tempêtait entre les vieux murs d'Agorreta !

Autour de la table, parfois, on mangeait vite pour pouvoir s'échapper loin du tumulte.

Mais, bon an mal an, les uns maudissant et les autres patientant, la vie suivait son cours.

Le travail se faisait bien, les vaches prospéraient entre les mains des deux éleveurs associés.

J'ai retrouvé ce cliché aussi. Sans doute pris par un estivant de passage.

Mon grand-père et mon père unis dans l'effort pour faire naître un veau à l'étable.

Une jolie image, là encore, je trouve. Mais, vous le savez, je suis un public un peu trop partial.

Je vous laisse juges :







Pour embellir l'histoire, je pourrais vous dire que la petite bête née ici deviendra la magnifique vache tenue par mon père plus haut.

Mais là, ce serait affabuler.  Mais après-tout, pourquoi pas ?
Elle s'appelait Moro. (Africain). Parce-qu'elle était noire. D'ailleurs, pendant longtemps, toutes les génisses à pelage noir se sont appelées Moro.



Les enfants, nous grandissions dans ce joli désordre organisé. Les passations d'influence se faisaient au dessus de nos têtes. Les parents grondaient et les grands-parents consolaient, comme souvent.

Manuella s'occupait des repas et de l'intendance domestique.
Quand nous revenions de l'école, elle nous demandait ce que nous voulions pour le dîner. Un menu à la carte, assez sommaire, puisque, invariablement, c'était :

- Arraultzia, tal tal, ero osorik ?. L'oeuf, tal tal, ou entier ?

Tal tal, vous vous demandez ce que c'est comme recette... Tal tal, ça ne vous parle pas à l'oreille ? Tal tal, imaginez, tal tal, la fourchette battant l'oeuf, tal tal , non ?

Tal tal, ça voulait dire, en omelette ! 

Nous étions très phonétiques avant l'heure. Tal tal, donc c'était, en omelette. Nous avions aussi takataka. Takataka, ça voulait dire à pied ! Oinez, (à pied dans sa bonne forme) nous paraissait tristou. Alors pour nous, omelette : tal tal, et à pied : takataka.

Dans toutes les familles, il y a une espèce de langage codé. Nous avions le nôtre.

Je vous livre une dernière photo pour que vous vous fassiez une idée de notre état d'esprit de jeunesse laborieuse, dans les années soixante :







Le sacerdoce mécanique de mes frères, l'élan bâtisseur de la famille, rien ne nous semblait impossible alors. Nous étions fiers et heureux de faire, de perpétuer une tradition du travail et du mérite.

Depuis, avec les générations suivantes, ça s'est un peu perdu, d'ailleurs...

Mais ceci est une autre histoire. Nous y reviendrons plus tard. Ou pas, on verra !

Là, je vais avec les chiens longer le petit bois de derrière chez moi :








Bonne soirée à tous et à une prochaine fois.

Vous vous souvenez, samedi et dimanche, je suis à la jardinerie. On se retrouve, si vous le voulez bien, lundi !

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