lundi 29 décembre 2014

Le château de ma mère et la gloire de mon père





A la ferme Agorreta, le temps suit son cours.

La première génération cède le pas à la deuxième. Les Legorburu prennent le pouvoir. Les Olaciregui s'effacent.

Iñazio est mort. Il laisse derrière lui une philosophie du labeur et de son mérite.

Il laisse les greniers remplis de manches d'outils fabriqués à partir de branches de noisetiers et de frênes. Il laisse des petits jouets qu'il a ramenés de ses harassantes journées de bêchage sur le terrain au dessus de la ferme.

Il laisse un troupeau de vaches à lait. Des chiens. 

Il laisse une veuve soulagée de pouvoir vivre enfin hors de ses menaces de malade rendu dément par la souffrance insoutenable. Une famille étonnée du silence après les cris.

Et il laisse un gendre bien décidé à reprendre les rennes.

Manuella Olaciregui, la veuve, s'est depuis le début ralliée au mari de sa fille. Elle le trouve agréable et amusant. Elle-même goûte beaucoup les plaisanteries et l'ironie un peu acide qu'il affectionne aussi. 

Manuella est d'un tempérament gai et enjoué. Elle souffre de ses mauvaises jambes. Mais sa langue est bien pendue. Elle a la répartie facile et ne reste pas souvent bouche bée.

Avec sa fille Carmen, elles se disputent souvent, au coin de la cheminée dans la cuisine. Les deux femmes s'affrontent sur un peu tout. L'éducation des enfants, les menus, les projets. 

Iñazio est mort. Manuella prend de l'âge et son arthrose l'invalide. Elle ne s'éloigne guère de la cour de la ferme.

Je me souviens de nos promenades autour du potager. Elle nouait les quatre coins d'un immense mouchoir à carreaux et posait ce chapeau improvisé sur son chignon blanc. 

Elle s'appuyait sur une canne et nous cheminions côte à côte, vers un endroit appelé "Arkatzetako zokoa" Le coin des acacias.

Mon grand-père Iñazio m'avait adulée. Manuella me témoignait de l'affection elle aussi. Mais elle ne se gênait pas pour m'envoyer promener quand je l'ennuyais.

"Boka zabala", me jetait-elle. "Grande gueule". Mes bavardages de petite fille ne lui plaisaient sans doute pas toujours. Et mon impertinence était sèchement rabrouée. Elle n'était pas trop mobile. Je n'avais pas de mal à me tenir loin d'elle quand je sentais son humeur tourner à l'orage.

Elle était patiente pourtant, et de bonne consistance. Placide, je l'ai dit. Et sur la photo du mariage de mes parents, on le sent bien :







Elle semblait aussi imperturbable que son époux était soupe au lait. Je l'ai dit déjà, deux tempéraments opposés..


En femme moderne et tournée vers l'avenir, Manuella encourageait le jeune couple Legorburu à se doter des dernières technologies.

Le premier tracteur voulu par mon père, elle était à fond pour. Il me semble d'ailleurs que c'était l'un des premiers arrivés sur Hendaye.

Quelques années plus tard, notre première télévision, ce fut elle aussi. Elle nous l'offrit après avoir vu sur le poste des estivants à l'étage le premier alunissage.

Nous avons longtemps loué des chambres à la belle saison. Les "estivants" investissaient la ferme durant l'été. Ils apportaient un vent de nouveauté et je me souviens de notre curiosité à les voir vivre.

Manuella n'en perdait pas une miette. Elle ne voulait pas rester en marge du progrès. Elle trouva cette fenêtre sur le monde captivante et décida de nous l'offrir.

Evidemment, le poste restait éteint la plupart du temps. D'abord, il y avait du travail à faire dehors, et ensuite, la consommation d'électricité inquiétait !

Mais tout de même, nous regardions en famille les émissions de l'ORTF. Et Manuella suivait les images attentivement, les lèvres entrouvertes, un ustensile de cuisine à la main.

Si nous interrompions son écoute, elle nous faisait connaître son mécontentement par un "Ixo!" "Silence", tonitruant. Son double menton en tremblait...

Pendant que la grand-mère s'activait en cuisine, mes parents eux travaillaient dur, à l'étable, dans les champs et au potager. 

Nous, les enfants, étions mis à contribution à la mesure de nos capacités. 
Mes frères étaient attachés au service de mon père pour les travaux des champs et le gros bétail. Moi, avec ma mère, je m'occupais du potager et de la petite basse-cour.

C'était une organisation. Il n'y avait pas beaucoup de temps morts. Ca nous évitait les dérives de l'oisiveté.

Je vais vous montrer mes quatre frères à l'époque, de façon à ce que vous mettiez des visages sur mes histoires. 




Une sacré petite équipe de garnements !

Souvent associés dans les diverses tâches et les mauvais coups, ils formaient une entité compacte.

En haut Gabriel, l'aîné, industrieux et persévérant.





Les deux inséparables, Nicolas et Beñat, l'un l'audace et l'autre la malice.




Et le plus jeune des frères, Antton, maladroit et toujours prêt à suivre le dernier qui avait parlé.
(Encore maintenant, d'ailleurs...)







Toute cette petite fratrie évoluait dans la joie et la bonne humeur. Ma mère régentait son petit monde d'une main de fer. Elle distribuait les tâches, et quelques gifles.

Elle hurlait après l'un ou l'autre, et nous couvait avec vigilance.


Mon père, lui, dans la pleine force de l'âge, travaillait fièrement pour faire prospérer sa petite famille. On a longtemps dit de lui qu'il restait dans l'ombre de sa femme. Je ne suis pas convaincue qu'il était aussi malléable.
 Je pense même qu'il s'arrangeait pour convaincre ma mère que les idées qu'il lui soufflait, venaient d'elle. Une petite manipulation insidieuse. Mais bon, tout ça se passait sur l'oreiller...(N'oubliez pas que j'ai longtemps dormi dans leur chambre conjugale !)

Charmeur et enjôleur, il préférait éviter les conflits et l'humeur vite belliqueuse de Carmen.
Le travail aux champs lui donnait l'occasion de s'échapper en toute bonne conscience, et il ne s'en privait pas.

A la ferme, Carmen œuvrait sans relâche. Elle avait hérité du tempérament volcanique de son Iñazio de père. Son couple aurait pu être le reflet inversé de celui de ses parents.

Elle était fière de sa ferme, de son petit domaine tenu à bouts de bras.

Allez, je vous la remets une dernière fois, celle-là :








Au moins, vous ne la manquerez pas !


En guise de présentation, ma mère proclamait : Erran diotek Agorretako Carmen naizela. Dis-leur que je suis Carmen d'Agorreta.

Comme un pedigree prestigieux, une marque de fabrique renommée. Une immense fierté.

Ma mère n'était pas née à Agorreta. Mais Agorreta coulait dans son sang.
Elle y a vécu et elle y est morte.

Agorreta, c'était sa force et sa richesse. A tel point, qu'elle se l'accaparait.  Totalement.
Mes parents ont été mariés cinquante-neuf ans. 
 Ils ont racheté la ferme à la châtelaine d'Orio ensemble.

Effectivement, mon père est arrivé à Agorreta quand il s'est marié avec ma mère.

Campée sur cette base incontestable, faisant fi des soixante années d'ancienneté et d'active participation à la vie de la ferme Agorreta de son mari, ma mère, Carmen Legorburu née Olaciregui, lui jetait encore régulièrement à la face jusqu'aux derniers temps :

- "Zu, ez zare emengoa" Toi, tu n'es pas d'ici !

Eh ben, pour être d'Agorreta, dans sa tête, il fallait sacrément le mériter.

Parce-que tout ce temps là, mon Père, Joset, a aveuglément soutenu ma mère. Il était d'un naturel charmeur et il lui arrivait d'en jouer ici ou là. 
Mais pour Carmen, Joset a toujours été là. 
Tout le temps de la longue maladie de sa femme, il l'a épaulée et accompagnée.

Mais bon, ça n'empêche, lui, "il n'est pas d'ici..."  

Encore que, maintenant, il soit difficile de le voir autrement qu'en digne patriarche de la ferme.







Vieil homme encore droit, fier de ses vaches et de sa famille, il a, je pense, gagné le droit de se dire d'ici.

C'est l'un des derniers survivants de cette rétrospective sépia. 
Il est, comme Manuella, très curieux des nouveautés. Et, à travers moi, il vous salue tous, lecteurs et visiteurs de ce "bloc", comme il le nomme en riant.



Je termine ici la première période des Nouvelles d'Agorreta.

Je vais me dédier ensuite à la version basque : Agorretako Berriak. Ce ne sera pas une traduction de ces articles-ci. Je veux m'amuser encore et inventer au fur et à mesure de mes envies la façon de conter mes histoires.

J'y revisiterai ce passé et cet endroit. 

Pour la suite, je reviendrai sûrement au français en février. Si le temps s'y prête. Et si l'envie m'en persiste.

 Mais je crois bien que je m'amuse trop à ce jeu pour pouvoir m'en passer.

Cette première partie était un coup d'essai. Pardonnez mes maladresses et mon manque de savoir faire. Je suis une élève peu appliquée. Et pourtant, j'espère ne pas vous avoir ennuyés.

L'année se termine après-demain. 
Un autre temps commence, venu de celui-ci vers un avenir à explorer.

Je vous souhaite à tous de bien terminer l'année. Et de garder en tête de belles images et des histoires amusantes.

Je vais de ce pas me promener. L'après-midi est trop belle pour qu'on en profite pas.












Merci à tous pour votre bienveillance et à bientôt pour d'autres Nouvelles d'Agorreta !

Agorreta a froid !





Ca y est, le froid pointe le bout de son nez. Et à Agorreta comme ailleurs, on le sent !

Pour nos vieilles mécaniques antédiluviennes, le froid est une mauvaise compagne.

Première victime au petit matin : Ttiki haundi.






Plusieurs années déjà qu'elle donnait des signes de faiblesse. Cinquante ans, pour un tracteur, aussi valeureux soit-il, ça commence à faire...

Ce matin, elle en a eu assez. Et pour la faire démarrer dans un nuage de fumée noire, il a fallu la petite bombe magique. Bon. Comme je ne peux pas tous les matins démonter le capot, démonter le tuyau, vaporiser la potion et sauter sur le démarreur, au risque d'arriver avec une bonne heure de retard à mon travail, j'ai décidé d'hiverner Ttiki-Haundi.

Avec tous les respects dus à son rang, je l'ai remisée dans le hangar, face au soleil levant.









Son maître a tenu à réconforter Ttiki-Haundi.

Il faisait quand même un peu froid. Il est vite rentré à l'étable pour se réchauffer auprès de Kattalin :











Moi, je misais sur le Karraro de Mizel (je vous parlerai de Mizel une autre fois, lui aussi vaut le détour) pour suppléer à la panne de Ttiki- haundi.

Ce Karraro est chez nous depuis plus de deux ans, en prévision de ladite panne du tracteur maison, justement. Karraro est quand-même plus jeune. Il n'a que quarante-huit ans, lui...







Et bien, , rien à faire ! Le froid était aussi passé par là, et Karraro, n'a pas mieux démarré que TTiki-Haundi. Je vais laisser le soleil lui lécher le museau et le réchauffer un peu avant d'essayer encore.


Je vous laisse ici pour le moment.

On se retrouve vite pour la suite de notre épopée d'Agorreta.

vendredi 26 décembre 2014

au milieu de la nuit




Je remonte maintenant. J'étais avec mon père. Au plus profond de la nuit et de mon sommeil, des coups sourds ont ébranlé le vieux mur de séparation entre sa chambre et mon petit appartement.

Je me suis aménagé un petit nid douillet et privatif à une extrémité de la vieille ferme. Dans un angle du grenier où j'aimais depuis toujours venir me nicher entre les ballots de foin pour lire.

Je suis ainsi à portée de voix (et de main), mais un peu à l'écart tout de même.

Mon père est équipé de ce petit système d'alarme si pratique pendu autour de son cou en permanence. En cas de besoin, il lui suffit d'appuyer sur le bouton rouge. Son appel est relayé par une centrale téléphonique. Et retransmis par ladite centrale jusqu'à moi par l'intermédiaire de mon portable. Une trouvaille bien commode. Je reste à l'affût de la sonnerie du téléphone de façon un peu trop tendue, mais bon, j'ai l'assurance que mon père peut demander mon aide en toutes occasions. Ca me rassure.

Lui, s'est servi de ce dispositif et l'a trouvé satisfaisant. Oui, oui, vraiment, c'est très bien, ce truc là, opine-t-il, l'air tout à fait convaincu. Mais il préfère les méthodes plus locales...

Du temps où ma mère malade avait elle aussi besoin de moi dans la nuit, j'avais installé un interphone dans la ferme. On me hélait de la chambre en bas, le second boîtier grésillait et tintait chez moi. "Palouz" tonnait mon père, "ator". Palouz, viens.

Palouz est le diminutif de mon prénom. Marie-Louise,  condensé en Ma-Lous, et par déformation Palouz. C'est assez laid ce "Palouz", quand Mailuix, ou Mailuixa en basque, est beaucoup plus agréable à entendre.  Depuis le temps, je m'y suis faite.

Ce "Palouz" solennel et un peu théâtral me réveillait en sursaut et me faisait dévaler les escaliers en quatrième vitesse. A demie endormie, je déboulais dans la chambre parentale, pour y faire ce qu'il y avait à faire. Puis, je remontais reprendre le cours de ma nuit.

Maintenant, mon père m'appelle pour lui. Comme son premier sommeil est agité, il arrivait au début de sa maladie qu'il appuie sur l'interphone par mégarde, presque sans se réveiller.

Moi, vrillée par la sonnerie alarmante, je bondissais. Traversais le grenier comme un éclair, (enfin un éclair encore engourdi de la nuit) et atterrissais tel la navette Canaveral en catastrophe dans la chambrette du malade. Paisiblement plongé dans un bon et profond sommeil ! Je considérai en ravalant ma rage contenue son vieux visage rosi de bien-être, la bouche entrouverte sur un ronflement sifflant.

L'envie me prenait de le secouer aux épaules pour lui demander ce qu'il lui avait pris de ruiner ma nuit pour rien. Mais je me ravisais immédiatement... Inutile de le sortir de sa béatitude. J'en serais encore pour mes frais. Un peu contrariée tout de même, je remontais me coucher, navrée d'avoir interrompu mon repos, mais soulagée cependant de l'avoir vu si tranquille. 

J'avais donc débranché l'interphone. Il gît inoffensif au fond d'un placard.

Nonobstant, je ne pouvais pas abandonner mon père souffrant dans son isolement nocturne. Je lui laissais donc son pendentif-alarme à disposition sur la table de nuit. Parce-que quand je le lui laissais autour du cou, évidemment, dans ses mouvements désordonnés de premier sommeil, il arrivait qu'il appuie dessus par mégarde. Et là encore, " dévalage",  atterrissage, et consternation !

Mon père est un homme subtil. Il a vite compris que la technique moderne, c'est bien joli, mais ça a ses limites. Le temps que son appel soit transféré jusqu'à moi lui paraissait un peu long. Et puis, cette voix étrangère qui troue le silence nocturne de la ferme ne lui plaît pas.

Moi, les premiers secours délivrés et la situation revenue à la normale, j'aimais bien rappuyer sur le bouton et bavarder un peu avec la "voix" du bout de la nuit. Nous échangions quelques considérations météorologiques, nous souhaitions mutuellement une bonne fin de nuit (pour ce qu'il en restait). 

Mon père, lui, n'appréciait pas cet intrus dans notre forteresse.

Alors, il a changé de système. Pour m'appeler, il donne de grands coups de poing dans la cloison de séparation. Tout simplement. Le son se répercute parfaitement entre les vieilles pierres et je l'entends sans problème.

Les murs porteurs sont épais de près d'un mètre à la ferme. L'endroit où il cogne, lui, est une petite élévation de briquettes d'à peine trois centimètres d'épaisseur. L'onde de choc se propage mieux, peut-être, mais je tremble autant que ces briquettes de voir un jour la cloison par terre. C'est ce qui arriva d'ailleurs quand nous avons réalisé les travaux d'aménagement à la sortie d'hôpital du malade. Mais ceci est encore une autre histoire, pour plus tard.

Je reviens à cette nuit venteuse de fin d'année. La dernière nuit de vendredi de 2014, d'ailleurs.

Il y a plus d'une heure maintenant, je dormais comme une marmotte, au chaud dans mon lit, les chiens sur le tapis roulés en boule. (les chiens, pas le tapis).

Grand calme à la ferme Agorreta.

Quand un tunk tunk tunk rapide a ébranlé les murs et fait voler toute cette sérénité en éclats. Je dors bien. Mais ce signal me tire immédiatement du plus profond des sommeils. 

Très inquiète comme à chaque fois, je me précipite hors du lit en enfilant ma robe de chambre. Au passage, je manque écraser la queue de Lola qui dans un sursaut mort Pittibull couchée près d'elle.

Nous traversons tous la ferme par le grenier. Dieu merci, nous n'avons pas à sortir. Avec ce vent et la pluie que j'entends, ce serait le bouquet !

Un coup d’œil à l'étable tirée de la nuit par la faible ampoule. Les vaches assoupies tournent à peine la tête. Ce n'est pas l'heure, pour elles.

Je ne perds pas de temps, j'entre dans la cuisine, puis dans la chambre de mon père. 

Tout est allumé, chevet, plafonnier, salle de bains. Lui, assis sur son lit, soupire de soulagement quand il me voit arriver.

- Zer duzu ? Qu'as-tu ?

- Hatxa, ez diet hatxa ongi artzen.  Le souffle, je ne trouve pas mon souffle.

En effet, il respire mal. Sa poitrine se soulève par saccades pénibles.

Je ne m'alarme pas plus que ça. Je l'ai déjà trouvé comme ça plusieurs fois, et bien pire souvent.

- Egon pitta bat. Lasaitu. Pasako da.  Attends un peu, détends-toi, ça va passer.

Je redresse le lit, lui rentre les jambes sous les couvertures. Tout va bien, il n'y a pas de dégâts pour cette fois. Appuyé contre l'oreiller, le buste redressé, il me regarde en soufflant la bouche ouverte. Je fais un peu d'ordre dans la chambre, en attendant que sa respiration se calme.

- Kapesne pitta bat artuko dugu. Nous allons prendre un café au lait.

Je continue de lui parler à travers la porte ouverte de la cuisine. Pittibull saute sur le lit près de son vieux maître. Elle lui lèche la main. Lola s'assoie par terre, attentive elle aussi. Txief reste sur le  fauteuil dans la cuisine, prêt à se rendormir, s'il y a moyen.

Revenue dans la chambre, je pose un bol de café au lait sur la table de chevet, près de la sonnette d'alarme inutile.  Je me suis préparée un thé. Je m'assois sur la chaise percée, très confortable au demeurant.

- Aize haundia ari dik ez da ala ? Il vente fort, non ?

- Bai. Oui.


Le temps s'égrène lentement à la petite pendule. Le vent s'échine en effet dehors. Mon père retrouve un souffle régulier et facile. L'ambiance est douce.

Il lape son café au lait. Je sirote mon thé. Peu de mots, quelques caresses aux chiens contents de cette diversion finalement.

- Ah ! orain bai, ongi nion ! Maintenant, oui, je suis bien !

Je récupère son bol, reborde le lit et éteint toutes les lumières en partant.

- Gero arte. A tout-à-l'heure.

- Bai neska, bai, egin zan lo. Oui ma fille, oui, dors bien.

Je remonte, apaisée moi aussi. Et moi aussi, je me sens bien mieux, maintenant.

L'alerte est passée. Je n'avais pas tellement sommeil. J'ai eu envie d'écrire.

J'aime ces moments de nuit. Le calme et le silence de la ferme. je me sens bien, à l'abri, sereine.

Bon, il est trop tard maintenant pour se rendormir. Je ferai une meilleure sieste et voilà tout !

Je vous retrouve comme prévu lundi. Ou un de ces prochains jours. Nos rendez-vous doivent rester informels.

Je vous souhaite une bonne fin de nuit et une agréable fin de semaine !






Iñazio, le Fur...ieux et Manuella la placide 1936-1974



Me revoiçi revenue vers vous.


Je vous présente mon grand-père maternel : Iñazio Olaciregui.




Ce profil fait un peu froid dans le dos. A première vue.

En approfondissant, l'homme n'est pas un tendre non plus. Mais ce n'est qu'un brave paysan espagnol butté hors de sa terre par la guerre civile.

Loin de lui les petites et grandes visées politiques.
 Dieu merci, la seule ressemblance avec l'autre plaie ouverte du siècle s'arrêtera à ce seul profil.

La narine pincée et les mâchoires crispées présagent bien d'un tempérament aride.

Mais notez le regard blessé. Et compatissez à la douleur d'un brave homme déraciné.

Un trait me revient, tout de même. Cette affaire m'a longtemps dérangée. 
Mon grand-père, cet homme intraitable et pourtant capable de prendre le temps de dégager de la terre les petits jouets qu'il me destinait, était aussi capable de barbarie. Oui, de barbarie.
Je vous explique :
Mon grand-père Iñazio aimait consommer la chair de hérisson. Oui, oui, de hérisson.
J'imagine qu'avec son régime alimentaire, le hérisson ne doit pas être mauvais à manger. Même si je n'en ai jamais eu dans mon assiette.
Iñazio, lui adorait ce mets particulier.
L'ennui, pour manger du hérisson, c'est que, pour le tuer, il faut l'écorcher, vif. Quelle horreur, quelle barbarie, c'est pour ça que je le dis !
Je ne sais pas si vous avez déjà entendu un hérisson se faire écorcher vif. Que le ciel vous en préserve. C'est abominable.
Le malheureux animal gémit son horrible souffrance comme un tout jeune enfant qui pleure.
Ca vous saisit les entrailles.  
J'ai repensé à ces cris insupportables dernièrement. Et, en considérant cette photo, je me dis que l'humain a bien des visages. Que souffrir d'exil n'exonère pas d'être cruel.
Dans le monde paysan, nous sommes accoutumés à la brutalité. Nous savons que pour manger, il faut commencer par tuer, même de jeunes animaux innocents et attendrissants.
Mais là, aller torturer un pauvre hérisson pour se délecter de quelques centaines de grammes de chair, aussi savoureuse soit-elle, ça me dépasse !
Remarquez, le homard plongé vivant dans l'eau bouillante de nos grands de ce monde, ça n'est pas moins sauvage. Et d'autres encore du même tonneau que je n'ai pas envie de répertorier ici...
Comme quoi, la brutalité, la cruauté, la barbarie, se nichent un peu partout.
Refermons ce paragraphe, en gardant quand-même en tête que les ressemblances ne sont pas que fortuites, sans doute.


Je n'ai pas longtemps connu mon grand-père Iñazio. A sa mort, je n'avais pas cinq ans.

Je m'en souviens bien pourtant, de ce matin où il exhala son dernier râle. Le pauvre homme.
La gangrène avait planté ses dents de carnivore dans le gros orteil. Et elle le dévorait, lentement, jour après jour.

Ma mère refaisait son pansement tous les matins, au retour de la tournée du lait qu'elle allait livrer en ville.

Je l'assistais. Ce n'était pas la place d'une petite fille d'à peine quatre ans.
 Pourtant, j'étais là.
Plusieurs fois, mon grand-père bousculait ma mère agenouillée devant lui. Quand elle approchait de son pied bandé, il la repoussait brutalement, le visage blanc de rage et de douleur.

- Neskak egingo ziak . La "fille" me le fera, sifflait-il, les mâchoires saillantes sous la peau de ses joues creusées.

"Neska", ça a toujours été moi. Tout simplement parce-que j'étais la seule fille de la fratrie des petits-enfants. Et tous me désignaient ainsi. J'aimais bien...

Ma mère ravalait sa peine et sa juste colère et s'écartait pour me laisser la place. 

Je n'étais qu'une petite fille. Je ne connaissais pas bien la maladie, la souffrance. L'odeur de chair pourrie ne me rebutait pas. 
J'étais fière de soulager mon grand-père. Peut-être aussi de prendre auprès de lui la place de ma mère. Une vieille histoire de transfert psychanalytique mal  digéré.
Je ne devais pas être bien adroite pourtant, alors. (Maintenant, je vous prie de croire que je suis une assistante infirmière hors pair !)
J'imagine la torture du pauvre homme. Le pansement suintant de mauvais pus adhérait aux chairs noircies. C'était gluant, ça empestait. Une horreur.
Ma mère restée près de nous présentait une bassine d'eau tiède pour baigner et apaiser cette masse en putréfaction.
Iñazio serrait les mâchoires, les jointures de ses doigts repliés blanchissaient en un poing rageur mais impuissant.
Vaincu de douleur et de fatigue, il se relâchait enfin. Ma mère refaisait le pansement propre. Ses gestes étaient délicats et toute son attitude aimante.
Nous communiions tous les trois autour de cette douleur, de la mort prochaine que je ne connaissais pas encore.

Le matin de sa mort, la ferme était silencieuse. Ma mère était en ville, mon père aux champs sûrement. Les bêtes repues se faisaient oublier dans l'étable silencieuse.

Je dormais dans la chambre de mes parents, tout près de celle où mon grand-père couchait.
Mes frères se tassaient dans une pièce aménagée pour eux dans le grenier.

Je me réveillai, seule dans la grande chambre sombre. J'entendis mon grand-père râler à côté. Ca n'était pas la première fois. J'étais habituée à ses plaintes.

Je me levai sans faire de bruit et m'approchai de lui.

Une veilleuse l'éclairait à peine. Son visage était gris, avec des cernes noires sous ses yeux fixés vers le plafond. Une main reposait sur le drap malmené. 

Je la touchai. Elle était froide et inerte.

Je n'étais pas inquiète, ni apeurée. Etonnée. Il ne me regarda pas, ne tourna pas sa tête vers moi.  Il expira juste une dernière fois, et son regard se figea. Puis, plus rien. Je ne comprenais pas ce qui se passait là.

Soulagée de ne plus l'entendre gémir, je retournai me coucher. Je m'endormis dans le silence profond.

Quand je me levai un moment plus tard, je m'habillai en silence. Pour aller vers la cuisine et prendre mon petit-déjeuner, je passai devant la chambre de mon grand-père.

J'y entrai, comme je le faisais souvent. Je vis le linge autour du visage, les yeux fermés, les mains croisées.

Je sentis que quelque chose était terminé. "Aïtatxi"(Grand-Père) m'avait quittée.

Toujours en silence, je longeai le couloir jusqu'à la cuisine. Ma grand-mère et ma mère pleuraient ensemble. Ce spectacle incongru me mit mal à l'aise et je sortis dans l'étable pour m’asseoir près de la première vache.

Ce fût ma première expérience de la mort. Confuse et sans un mot.

Iñazio s'était éteint au petit matin. Après une vie de labeur. Quelques cris et peu de mots.

La maladie lui avait fait lâcher prise. Et perdre la raison.

La grand-mère, Manuella, était reléguée à l'étage supérieur. Mon père devait chaque soir barricader sa porte pour la protéger de la folie meurtrière d'Iñazio.

Je n'exagère pas : l'homme était littéralement fou de douleur. Il en perdait la tête et ne savait plus ce qu'il faisait. Des crises atroces le jetaient sur le premier couteau trouvé. Et il cherchait alors Manuella, sa femme, pour la poignarder.

Nous, les petits-enfants, assistions effarés à ces éruptions de violence. Nos parents essayaient comme ils le pouvaient de nous préserver. Mais nous vivions tous sous le même toit, dans la même cuisine.

Les hurlements me terrorisaient. Manuella était apeurée, sûrement, mais elle ne voulait pas le montrer. Elle donnait de la voix, injuriait son époux, et lui promettait une mort prochaine.

Elle même, invalidée par une arthrose généralisée, marchait difficilement. Elle se déplaçait en balançant son corps lourd. Ses jambes la faisaient souffrir et la portaient mal.

Mais elle retrouvait toute sa superbe pour hurler à pleine voix.

 Les chiens se terraient dans les coins, les chats déguerpissaient en raidissant la queue.

C'était affreux, évidemment. Et pourtant, en y repensant maintenant, certaines réparties me feraient sourire.

Ecoutez plutôt ce que ma grand-mère lançait à mon grand-père en guise de compliments :

- Zu, delosiak erria bizitu zare.  Toi, tu as vécu brûlé par la jalousie !

Dieu seul sait à quelles aventures de jeunesse elle faisait allusion.

Quand Iñazio s'enrageait de l'entendre tranquillement péter à table (excusez mon laisser-aller, je voulais dire "flatuler" bien-sûr...). Oui, Manuella ne s'embarrassait pas trop des bonnes manières, en société ou pas :

- Pfff, zuen puzkerrak usain tzarra botzeko funtsarik ere ez dute eta. Te pets ne sont même pas foutus de sentir mauvais ! 

Poétiquement imagé n'est-ce pas ?

Et, bien-sûr, Iñazio prenait feu. Son épouse savait envenimer son humeur comme personne. Et il n'avait pas besoin de grand-chose. 

Bien avant sa maladie, Iñazio n'était déjà pas un homme facile à vivre.

Il apparaît rarement sur les photos. Pas de temps à perdre sûrement pour ces bêtises !

On le voit donc peu. Pour les cérémonies, par obligation. 

Au mariage de sa fille, aux côtés de sa Manuella d'épouse :








Pas très heureux d'être là, dirait-on. Il devait penser qu'il y avait mieux à faire au plein milieu du printemps que de gâcher une journée à ne rien faire !

A sa gauche, Manuella, elle, paraît mieux apprécier l'occasion. Placide, elle a toujours su prendre les choses du bon côté.

Une union de deux tempéraments opposés. Pourtant, ensemble, ils ont traversé bien des épreuves. Mais je ne suis pas sûre qu'ils partageaient les douleurs et les peines. 

Je les ai peu connus ensemble, évidemment. Mais, sur ce temps-là, je n'ai jamais vu un geste de complicité, jamais entendu une parole de tendresse.

C'est peu dans la tradition paysanne, peut-être, d'exhiber cette espèce d'intimité. Mais quand-même.

Je préfère tout mettre sur le dos de la maladie. Cette gangrène rongeuse de chair et de sentiments.


Iñazio me montrait un visage tout différent, à moi. Ou alors, avant.

Voyez-le ici, fier de son tracteur flambant et de sa famille, aussi :




Oui, je sais, celle-là, je vous la ressers à chaque fois.

Mais elle me plaît. Pour tout dire, elle m'émeut toujours autant.

Alors, je ne vais pas me priver de la contempler...












Et encore là, radieux en plein travail :











Bon, ici, une petite erreur de sélection.  Iñazio, c'est celui en haut à droite, au volant de notre premier tracteur. Avec mon frère aîné sur le garde-boue.

Les deux autres clichés, sont destinés à des articles ultérieurs. Pour ne pas vous laisser sur votre faim, ils représentent mon père, du temps de sa gloire. Lui, comme moi,  nous adorons les chiens et les vaches. La génétique, je vous dis, il n'y a que ça !

Enfin, revenons à nos moutons, ou plutôt à Iñazio.

Cet homme n'avait pas l'âme d'un aventurier. Il n'était pas du genre des précurseurs. La modernité le laissait de marbre. 
Mais il avait le sens pratique. Quand mon père, appuyé chaudement par sa belle-mère, notre placide mais néanmoins va-t-en guerre Manuella, acheta le premier tracteur à la ferme Agorreta, il n'eut pas le soutien de son beau-père, calife en place. 
Le dit calife devait commencer à ternir de la plume, puisqu'on outrepassait ses idées. Ce devait être en 1966. (Je vous l'ai dit, déjà, qu'à Agorreta le vent de l'ambition souffla à travers mes langes ? Bref, les choses sérieuses s'embrayèrent dans ces années là...)

Mais, après les essais préliminaires, l'engin eut l'heur de plaire au beau-père. Iñazio fit foin de ses réticences et changea radicalement de posture.

Il s'appropria cette nouvelle monture, et c'est ainsi qu'on le voit là, fier et droit, tirant une charrette de foin qu'aucune paire de bœufs n'aurait pu faire bouger. Et vous les voyez, toutes ces meules à côté ? Quelle richesse dans une ferme où le bétail était l'incontournable outil de travail.

 Pas de belles vaches sans bon foin. Voyez, finalement, je vais arriver à la faire la transition avec les deux photos du bas qui n'avaient au départ rien à voir ici. Comme quoi, à une cabriole près, on arrive toujours à ses fins !


Petit à petit,  Iñazio se laissa séduire par son gendre Joset.  Les deux hommes apprirent à vivre et travailler ensemble. Les colères de l'un n'entamèrent pas la bonne humeur de l'autre. 

Ah ça, ça n'était pas toujours la grande harmonie dans la chaumière. Entre les petits garnements qu'il fallait corriger, les chats adorés de Manuella qu'Iñazio trucidait dès qu'il le pouvait, ça hurlait et tempêtait entre les vieux murs d'Agorreta !

Autour de la table, parfois, on mangeait vite pour pouvoir s'échapper loin du tumulte.

Mais, bon an mal an, les uns maudissant et les autres patientant, la vie suivait son cours.

Le travail se faisait bien, les vaches prospéraient entre les mains des deux éleveurs associés.

J'ai retrouvé ce cliché aussi. Sans doute pris par un estivant de passage.

Mon grand-père et mon père unis dans l'effort pour faire naître un veau à l'étable.

Une jolie image, là encore, je trouve. Mais, vous le savez, je suis un public un peu trop partial.

Je vous laisse juges :







Pour embellir l'histoire, je pourrais vous dire que la petite bête née ici deviendra la magnifique vache tenue par mon père plus haut.

Mais là, ce serait affabuler.  Mais après-tout, pourquoi pas ?
Elle s'appelait Moro. (Africain). Parce-qu'elle était noire. D'ailleurs, pendant longtemps, toutes les génisses à pelage noir se sont appelées Moro.



Les enfants, nous grandissions dans ce joli désordre organisé. Les passations d'influence se faisaient au dessus de nos têtes. Les parents grondaient et les grands-parents consolaient, comme souvent.

Manuella s'occupait des repas et de l'intendance domestique.
Quand nous revenions de l'école, elle nous demandait ce que nous voulions pour le dîner. Un menu à la carte, assez sommaire, puisque, invariablement, c'était :

- Arraultzia, tal tal, ero osorik ?. L'oeuf, tal tal, ou entier ?

Tal tal, vous vous demandez ce que c'est comme recette... Tal tal, ça ne vous parle pas à l'oreille ? Tal tal, imaginez, tal tal, la fourchette battant l'oeuf, tal tal , non ?

Tal tal, ça voulait dire, en omelette ! 

Nous étions très phonétiques avant l'heure. Tal tal, donc c'était, en omelette. Nous avions aussi takataka. Takataka, ça voulait dire à pied ! Oinez, (à pied dans sa bonne forme) nous paraissait tristou. Alors pour nous, omelette : tal tal, et à pied : takataka.

Dans toutes les familles, il y a une espèce de langage codé. Nous avions le nôtre.

Je vous livre une dernière photo pour que vous vous fassiez une idée de notre état d'esprit de jeunesse laborieuse, dans les années soixante :







Le sacerdoce mécanique de mes frères, l'élan bâtisseur de la famille, rien ne nous semblait impossible alors. Nous étions fiers et heureux de faire, de perpétuer une tradition du travail et du mérite.

Depuis, avec les générations suivantes, ça s'est un peu perdu, d'ailleurs...

Mais ceci est une autre histoire. Nous y reviendrons plus tard. Ou pas, on verra !

Là, je vais avec les chiens longer le petit bois de derrière chez moi :








Bonne soirée à tous et à une prochaine fois.

Vous vous souvenez, samedi et dimanche, je suis à la jardinerie. On se retrouve, si vous le voulez bien, lundi !

Intermède



Ne soyez pas impatients, je reviens à Iñazio Olaciregui très vite.



Pas plus tard que cet après-midi sans doute, je vous conte l'épopée de mon grand-père.

Réfugié de la guerre d'Espagne, installé à la ferme Agorreta en 1936 avec sa petite famille et sa demi-douzaine de moutons.

Un homme sec, tranchant même. Craint de sa famille.

Un gentil grand-père pour moi.

Au retour du jardin où il travaillait des journées entières, il me ramenait toujours un petit jouet ou une figurine déterrée.

"To neska" 'Tiens ma fille". Comprenez : ma petite fille...




Mais là, je n'ai pas assez de temps devant moi.

J'ai cueilli pour vous  un  moment magique et je viens vite vite vous le faire partager entre deux tâches domestiques.








Vaquant mollement dans la cuisine en bas, je jette un œil par la fenêtre.

Et je tombe en arrêt devant cette belle lumière. Mon vieux pommier, tout auréolé, Orio enflammé et le ciel gris et bleu mélangé.

Je me suis dit, ça, c'est un joli moment. Il mérite qu'on s'en souvienne. Alors je viens à vous avec ma modeste offrande. Modeste et précieuse.


Comme je suis un peu passionnée quand je m'y mets, j'ai fait le tour de la maison, mon petit appareil à la main. Tenez, voici pour vous, prenez et profitez-en tous :








La baie de Fontarrabie.

Vous la connaissez déjà.

Mais pas comme ça.














Plus à gauche, La chapelle de Guadalupe, sur le flanc du Jaizquibel tranquille.

En premier plan, la clôture défoncée.

C'est ça Agorreta. Du très beau... et du nettement moins !

C'est tout son charme...














La Rhune, vous l'avez vue, déjà. Mais pas par ce petit matin du 26 décembre. Avec ce ciel entre deux temps. Et cette lumière tout juste sortie de la nuit.

Moi, je ne m'en lasse pas.









Allez, une petite dernière avant la quittée. Bon, le pylône électrique, laideur et modernisme.
Mais voyez le flamboiement du soleil d'avant les nuages. Orio, tout en haut.

Et la boucle panoramique est bouclée.


Voilà, c'était juste ça pour cette fois. J'espère que ça vous a plu. Moi, j'ai été comblée !

A bientôt et portez-vous bien jusque là. Et au delà...

jeudi 25 décembre 2014

Joyeux noël !





Comme de juste, après le 24, arrive le 25.

Je ne suis pas du tout fatiguée par la soirée de réveillon...

Comme prévu, nous avons dîné avec mon père, Olivier et Beñat, mon frère.

Sans vouloir me vanter, je dois dire que ma morue était parfaitement réussie. Salée juste comme il faut, lamelles de chair bien blanche fondantes sur la peau craquante. Le poivron doux comme une caresse par là-dessus, non, c'était bien agréable au palais.

Un petit verre de vin partagé avec mon père, une bonne part de bûche pour contenter la gourmandise, et hop, sur le coup des vingt-et une heures trente, nous étions prêts au coucher.

Heureux de ce moment partagé. "Bertze bat", comme dit Aïtato (Papa). Un autre. Et oui, lui qui a cru vivre son dernier il y a deux ans, je comprends qu'il y ait une pointe de fierté à compter ce temps gagné. Et un frisson d'effroi aussi, sans doute, à se demander s'il y en aura encore un autre à ajouter au décompte...

Mais l'homme n'est pas d'une nature morbide. Il plaisante volontiers et même de ces choses pourtant moins drôles. Bah ! dit-il, nahi dularik ator dadilla ! Qu'elle vienne quand elle voudra...

Ce matin à Agorreta, pas de gueules de bois. Le quotidien assuré gentiment, dans un voisinage endormi.

Le ciel bas se couche sur le long flanc du Jaizquibel :



Comme c'est coquet, ce gros câble en plein travers.

Sur la plupart des photos prises d'ici, il y en a forcément. Nous sommes à la croisée des lignes électriques en tous genres.

L'esthétique en souffre sans doute. Mais il faut bien faire des concessions à la modernité.

Faites comme moi, oubliez-lez. Si vous le pouvez !





L'horizon noie dans le même gris la mer et les nuages.



Orio pourrait être au centre du continent par un matin pareil.

Et la mer derrière devenir une vaste plaine.

Ca donnerait une toute autre perspective d'ailleurs. Un sentiment de sécurité. Etre loin à l'intérieur des terres, loin de l'océan.

Mais alors on y perdrait aussi cette idée d'infini des paysages côtiers.

Là où un monde finit et un autre commence.





A la ferme, tout est tranquille. Bêtes et gens.

Ma petite meute a fait son tour de domaine pour répertorier les dernières odeurs de la nuit.

Là, sentant arriver la pluie, ma foi, ils méditent au chaud :







La vie de chien de ferme n'est pas de tout repos ! Il faut garder les bâtiments, chasser les rats et les souris, s'assurer de la bonne tenue des troupeaux... On ne se rend pas compte de la masse de travail que ça représente, tout ça ! 

Alors bon, exceptionnellement, un jour de Noël, on se laisse un peu aller, quoi !

La patronne est là. Elle écrit. Nous, les chiens, on veille... sur elle.


Ces bêtes m'ont complètement pris le dessus, je crois bien. Je suis bien incapable de leur faire respecter la moindre discipline. 
En principe, dans une ferme, les chiens restent dehors. Dans la grange, au grenier ou à l'étable quand il fait mauvais. Mais sur le lit, jamais, au grand jamais !

Bon là, je vous le dis, c'est exceptionnel.  Vous le voyez bien : ils sont tout dépaysés d'être là, un peu inquiets même. 

Allez, soyez forts de votre côté. Et passez  une belle journée de Noël douillet.

Moi, cette après-midi, j'irai me promener avec ma mini-meute. D'ici là, elle se sera suffisamment reposée...

Au moins, je ne risque pas comme l'autre jour d'être éblouie par le soleil !







Dans mon prochain article, je vous raconterai Agorreta dans les années cinquante.

Pour vous donner un peu de matière à réfléchir d'ici là, regardez ce profil :




Iñazio Olaciregui
(D'accord, c'est un peu penché. Mais bon, je fais des progrès, vous ne trouvez pas ?)

Cet Iñazio, mon grand-père maternel, le tyran domestique d'Agorreta  entre 1936 et 1966.

Il ne vous rappelle pas quelqu'un ? Ce front dégarni, cette mèche et cette moustache. Oui, quand même, n'est-ce pas ? 
J'ai pensé la même chose quand j'ai vu ce petit cliché pour la première fois.
Un petit dictateur, à sa manière. 
Mais l'homme a été un bon grand-père pour moi.
Je vous le raconte la prochaine fois.

Ca ne tardera pas.




mercredi 24 décembre 2014

L'arrivée du Legorburu à Agorreta




C'est aujourd'hui jour de réveillon. 

Il n'y a pas si longtemps, la vieille ferme se remplissait de cousins éloignés et autres convives.  Toutes les chambres revivaient de tant de présences et les vieux planchers craquaient sous les pas à l'étage.

Maintenant, nous sommes deux dans la ferme. Et la plupart des chambres sont vides.



 Je continue d'ouvrir les volets, par acquit de conscience, et aussi pour surveiller une éventuelle invasion de rongeurs toujours à l'affût dans les grosses pierres disjointes des murs. Les bougres ! Ils s'en donnent à cœur joie dès que je tourne le dos...

Vous me direz, ça fait une compagnie !








Ce soir, nous allons quand même marquer Noël.  Olivier, vous vous souvenez, mon mari de l'ombre, (référence à un ancien blog) nous rejoindra. Sans doute un ou deux de mes frères aussi. Les célibataires.

Pour les autres, ils ont une grande famille en propre. Réunir tout le monde est devenu une grande affaire. Près de trente personnes autour de la table, ça commence à faire beaucoup.

Depuis longtemps maintenant, j'ai réduit le nombre des convives. En prenant sans scrupules pour prétexte la maladie de ma mère.

 "Elle est trop fatiguée", miaulais-je dans les oreilles tendues. "Elle ne supporterait plus la trop grande joie de nous voir tous réunis".

En réalité, je voulais juste m'épargner la peine de préparer autant de nourriture ! Honte à moi !
 Je n'ai jamais hésité à me servir de ma vieille mère malade en toute occasion où elle pouvait m'être utile. Après tout, puisque j'en avais les désagréments, je pouvais bien aussi profiter des quelques avantages inhérents, non ?

Allez allez, ne venez pas me tarabuster avec votre "esprit de Noël, amour et paix, et talali et talala. Tout ça, c'est du folklore, joli à voir mais un peu contraignant à suivre.

J'adore ma famille, mais je n'aime pas perpétuer la tradition de la maîtresse de maison au service de tout le monde. Moi, quand je fais quelque chose, c'est que j'ai envie de le faire. Hors les obligations, évidemment.

Et préparer un copieux repas pour une trentaine de bouches qui ne savent pas se servir de leurs bras, très peu pour moi ! 

A Agorreta, ma mère régalait tout le monde en restant debout au coin de la table. Elle se chargeait de tout et s'offensait de l'aide qu'on pouvait lui proposer. Sauf la mienne qu'elle considérait comme naturelle et évidente... (Moi, pas tellement, pourtant !)

Elle vivait bien ce rôle. Moi, non.  Je peux faire, avec plaisir, mais pas pour une troupe de culs assis. 

Dans ces conditions, le plus simple est de gentiment fermer sa porte...


Oui, oui, oui, esprit de Noël et tout ça et tout ça. Je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi. Et faites chez vous comme il vous plaira.

A Agorreta donc, ce soir, nous serons quatre ou cinq. La morue dessale, le confit de poivrons mijote, et les escargots finissent de cuire. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Comme une intendance aussi allégée me laisse du temps libre, je reviens à mes petites histoires.

Je me rends compte que pour suivre, il faut remonter à des articles plus anciens. Je vais devoir renvoyer par notes à mes "ouvrages" antérieurs... Ou alors, vous allez devoir prendre ici ou là ce qu'il vous plaît de prendre et vous arranger de ce qui vous manque. Ca peut-être bien aussi, un genre de feuilleton interactif...



Allez, nous retournons dans les dernières années quarante. 

Les Olaciregui ont perdu deux fils. Je ne compte pas les enfants morts en bas-âge. Personne n'en parle. Pourtant, ils ont du aussi laisser une saignée dans les cœurs de leurs parents. Mais c'est comme si on ne pouvait pas pleurer les enfants qui n'ont pas parlé. Presque comme s'ils n'avaient que trop peu  existé pour mériter qu'on s'en souvienne.

Aujourd'hui où l'on s'interroge sur les droits des fœtus,  ça paraît inconcevable. Et pourtant...

Il n'y a pas si longtemps, j'étais alors enfant (tout de même, ça fait un bout de temps, oui !), un jeune couple du voisinage connut l'affliction de perdre un bébé à six ou sept mois de gestation. La mère expulsa le petit dans la nuit. Au petit matin, son mari, en accord avec elle, enterra le presque-né. Dans le tas de fumier !  Authentique...

Un médecin avait quand même suivi la grossesse. Quelle ne fut pas la consternation des parents quand il réclama le corps pour établir un certificat de décès !

D'après eux, ce presque-né n'était pas un vivant. Et on ne pouvait pas le traiter comme un mort. Il avait failli être, mais n'avait pas été.

Les petits Olaciregui morts-nés ou morts précocement retombèrent dans les limbes d'où ils n'étaient jamais tout à fait sortis.

Ma propre mère a perdu son deuxième fils à moins d'un an. Il figure sur le livret de famille, tout de même. Mais je ne l'ai jamais entendue en parler. Il avait trop peu vécu, c'est ça.

Ces femmes taisaient leurs souffrances et ne se laissaient jamais aller à étaler une douleur qui devait pourtant mordre leurs entrailles.

Au lendemain des épreuves, elles reprenaient le travail, gardant par devers elles la peine et la souffrance.



A Agorreta dans les années 48-49, vivent Manuelle et Iñazio, les parents, et leurs deux enfants, Carmen et Nicolas.





L'autre fils, José-Marie, est parti travailler dans les scieries de la Haute-Lande.

Il s'est marié avec une fille du voisinage, Mayi, de la ferme Erreka :







Je l'ai dit à une autre occasion, les gens ne cherchaient pas midi à quatorze heures en ce temps là. Pour se trouver femme, on prospectait au plus près.
 Les paysans d'alors ne manquaient pas de tempérament. Et les longues journées de travail ne fatiguaient pas au point que les époux s'endorment comme des masses...
Les travaux des champs, les journées chaudes à s'échiner sur une terre lourde, rendaient le sang fougueux et les jeunes vite amoureux.
Les familles étaient nombreuses. Les jeunes gens vigoureux et les jeunes filles saines.
Les choses se déterminaient sans trop de complication. Les garçons de telle ferme épousaient les filles de telle autre, et voilà tout !

Nicolas Olaciregui, d'Agorreta,  le second frère survivant, a déjà sûrement en tête de s'expatrier aux Etats-Unis.
Mais, en garçon de devoir qu'il est, il ne veut pas laisser toute la charge du travail de la ferme à ses parents qui prennent de l'âge.

Il attendra le mariage de sa sœur,  ma mère, donc,  pour épouser à son tour Lola, native de Fontarrabie. Toujours dans les parages. Cette Lola avait pour sœur Carmella  (Ils aimaient bien les prénoms en A dans cette famille). Et Carmella s'unit à Leon, le frère de mon père. Je vous dis, tout se passait entre soi, alors.

Regardez Nicolas et Lola, les migrants partis faire leur vie aux "Amériques".




N'ont-ils pas fière allure ?

Enfin libéré de la lourde charge de travail à Agorreta,  Nicolas se détend et construit sa vie loin de l'ombre portée de Manuella, et de ses deux frères tragiquement morts.

A la ferme, il a laissé sa sœur. Etablie,  puisque mariée au jeune voisin.

Ici, entre en scène mon père : Joset Legorburu, de la ferme Errandonea.






Toujours dans les parages immédiats. Un champ seul sépare les deux fermes Agorreta et Errandonea.











A Errandonea, les Legorburu sont installés eux aussi après un exil depuis l'Espagne. La famille a transité dans plusieurs fermes avant de s'établir là. Mon père par exemple est né à Urrugne, lors d'une étape, et mon oncle Léon, lui à Molérès, autre ferme Hendayaise de l'époque.


Les Legorburu d'Errandonea sont une belle tribu.

Cette photo date de l'après-guerre, toujours, entre quarante-sept et cinquante.






Une grande famille, là aussi. Les parents et cinq enfants. Mon père, Joset, est au centre.

A cette époque,  il connaît déjà ma mère, la petite voisine. Les deux jeunes gens en sont aux approches.




Traditionnellement, l'homme doit penser à fonder son foyer au retour de l'armée.

C'est ce qui fût fait.

Ma mère avait quatre ans de plus que mon père. 









Les Legorburu d'Errandonea étaient de moins acharnés travailleurs que les Olaciregui. 
Le père, Gabriel, était plus amateur de cartes et de vin que de fourche et de faux.
Les enfants connurent la misère. La sardine partagée en deux pour repas. Ils étaient pouilleux, affamés.

Les parents Olaciregui ne devaient pas voir d'un bon œil ces oisifs. J'imagine que l'idée de prendre pour gendre ce jeune  descendant de fainéants orgueilleux amateurs de foires et de farnientes ne devait pas leur plaire.

La fainéantise et l'orgueil,  les deux péchés capitaux de la religion Olaciregui !

Mais les bras manquaient à Agorreta. Nicolas était sur le départ. La jeune Carmen n'était plus si jeune que ça. A son mariage, elle avait déjà vingt-huit ans. 

Iñazio et Manuella étaient connus pour ne pas être des tendres. Avec eux, il fallait y aller, travailler et ne jamais se plaindre, surtout. Alors, forcément, ça rafraîchissait les prétendants...

Carmen devait se désoler de rester seule ainsi. Sans doute joua-t-elle des coudes pour arriver à ses fins. Elle était la digne fille de sa mère et la ténacité ne lui était pas étrangère.

D'après ce que j'en ai entendu plus tard, ça devait donner à la ferme Agorreta, entre Carmen et Manuella ! Deux femmes à fort coffre, des voix exceptionnelles, puissantes, portantes. Ah, ça, ça devait tonner dans la cour et dans les champs...

Le jeune Joset, lui, jouait de son air innocent, comme il l'a toujours fait. Il était d'un physique plutôt agréable, et d'un tempérament avenant. Et puis, il en avait assez de crier famine chez lui.  Il avait bien remarqué les bonnes joues des Olaciregui. Là-haut, (Agorreta surplombe Errandonea), la vie paraissait moins misérable.

Il fallait travailler, bon. Mais Joset n'était pas fainéant. Et puis, supporter la suprématie coléreuse de l'Iñazio. Ses humeurs de volcan en éruption, ses crises d'autorité de petit kalife incontesté. Bien. Joset était d'une nature facile. Il pensait pouvoir s'accommoder.

Et il s'accommoda.

 Tant et si bien qu'il finit par trouver le chemin de la lumière vers ces Olaciregui intraitables. Il se montra travailleur, docile et soumis. Il fraternisa avec Nicolas et s'attira même l'affection de Manuella. Iñazio resta sur son quant à soi, un temps. 

Finalement, force fit loi et il obtempéra.

En avril 1951, comme je l'ai dit plus haut, le même jour que les princes de Monaco, (ici, les références que je pourrais vous indiquer mais dont il faudra vous passer parce-que je ne me souviens plus exactement dans quel article c'était), Carmen Olaciregui et Joset Legorburu se marièrent.








Et là, la fameuse photo dont je vous parlais dans ce fameux article, et que je vous montre aujourd'hui. Je vous l'avais dit, que je l'avais par là...



Et, pour couronner le tout, la belle photo de groupe devant Orio, souvenez-vous aussi :








Vous les voyez bien, tous ?  Tout ce petit monde vivant dans un périmètre de deux kilomètres en gros. Les valeureux Olaciregui et les fiers Legorburu réunis.


Ces deux là se marièrent, donc, et eurent beaucoup d'enfants.

Dont votre humble serviteur.

Pour le coup, il est temps d'aller s'occuper du repas de réveillon.

Passez tous un beau et chaleureux Noël. Ici, la morue est à point et le patriarche frais et dispos.

On se retrouve bientôt !