mercredi 9 novembre 2016

VISITE A MARCEL



Bonjour à tous !


Nous vivons une journée historique.
Le monde bascule dans l'absurde, mettant à la tête de la première puissance mondiale, un candidat dont le ridicule faisait l'unanimité jusqu'à il y a quelques semaines encore.
Enfin, l'unanimité auprès des avis autorisés, puisque, s'il est élu président des Etats-Unis, c'est bien qu'une majorité silencieuse ne le trouve pas si ridicule que ça.
Je ne pense pas qu'il remporte ces élections à la faveur d'une adhésion enthousiaste à ses thèses simplificatrices et mercantiles en matière politique.
Je crois plutôt à des votes de désespérance, cette désespérance contagieuse qui s'étale comme une flaque d'eau souillée sur l'ensemble du monde.

Je ne dis rien de bien nouveau, évidemment. Mais je le dis, comme je le pense. 
Sans avoir rien de bien intéressant à proposer pour sortir de cette impasse.
Sinon le retour à une sérénité pour chacun, dans nos sociétés turbulentes et perturbées.
Qui sait, de l'infiniment petit naît l'infiniment grand...
Et de flaque d'eau sale, nous pouvons espérer faire suinter joliment un petit filet d'eau claire...

Cultivons l'harmonie dans nos petits cercles intimes, combattons les hostilités et soyons attentifs à ne pas dériver de ce chemin là.
Tel est mon credo, maintenant, et Dieu sait s'il paraît d'actualité, à l'annonce de cette élection surprenante, et navrante.

Revenons donc au petit monde d'Agorreta, en ce matin où le grand s'agite en inquiétudes légitimes.









Il faut viser juste, entre deux giboulées d'automne, aujourd'hui.
Il a plu abondamment depuis samedi.
Les bourrasques venteuses de ce matin roulent et boulent les feuilles humides et colorées arrachées des arbres secoués.







Les bêtes sont douillettement en intérieur.
Agatte, après quelques hésitations, consent maintenant à regagner sagement sa place après les tétées, matin et soir.
Je lui sers dans sa mangeoire une petite ration propre à la ramener à son box.
Bigoudi la réclame, un peu, mais se trouve bien aussi de pouvoir se coucher en travers, comme elle aime le faire.

Tout est calme dans la ferme.
Avec les chiens, nous faisons quelques sorties dehors entre deux averses.
Ils n'insistent pas, eux non plus, pour aller courir. Non, tous comptes faits, ils ne sont pas mal, là, près du poêle allumé. Les petits bougres !


En cette journée tumultueuse, nous allons avec mon père, rendre visite à Marcel.
Marcel, vous en avez entendu parler dans mes chroniques, à plusieurs reprises.
Vous ne vous en souvenez-pas ? Vous ne savez pas qui est Marcel ?

Et bien, comme dit si bien notre ancien président Sarkozy, je vais vous le dire !
Nous aimons bien cette expression, à Agorreta, et la reprenons volontiers. 
Un de ces petits codes familiaux, où les mêmes plaisanteries reviennent comme souvent les mêmes plats sur la table.

Marcel est notre maquignon. Ça vous revient ? Oui, notre négociant en bestiaux, comme il est dit maintenant, de façon bien moins jolie, d'après moi. Négociant, ce n'est guère mieux que maquignon, avec la même connotation négativement mercantile. Et bestiaux, alors là, pardon, c'est carrément désagréable à l'oreille !
Enfin, on ne me consulte pas plus à l'académie française qu'en politique, aussi, je fais avec ce que d'autres décident pour moi.
Mais bon, je garde maquignon, pour Marcel, et sa confrérie.

Marcel a subi une intervention chirurgicale, dernièrement.
Il s'est décidé à se plaindre quand il ne pouvait pratiquement plus marcher, sa moelle comprimée à un point tel que le liquide rachidien suffoquait en petits bouillons oppressés. 
Marcel est de ces gens un peu durs au mal, vous savez, qui continuent d'avancer comme si de rien n'était, quand la plupart ne sortiraient plus de leur lit.

Marcel est maintenant retiré des affaires. Il a l'âge de prendre du repos.
Son métier est un peu exigeant, physiquement. Il faut charger des bêtes, les décharger, aller au milieu de la nuit à l'autre bout du pays pour acheter ou vendre des animaux exposés dans des foires, au petit matin.
Les vaches que l'on tire de leur étable ou que l'on pousse d'un camion à un autre sont rarement accommodantes. 
On a vite fait de prendre un coup de sabot ou de corne. Marcel se souvient sans doute, chez nous, de quelques récalcitrantes, dont, il n'y a pas très longtemps, la Rubita première du nom. Elle lui envoya sur le front son sabot.
Oui, à Agorreta, les noms de vaches se perpétuent, parfois. Rubita, il y en eu deux. Les Beltza, on ne les compte plus. Xuri aussi, a eu ses époques, et autres Pollita et Ergel.
Comme pour les prénoms dans les familles...

Marcel a transmis son affaire à ses fils.
Pour ses vieux clients, il tient quand-même à se charger lui-même des transactions. Et à suivre jusqu'au bout, ne déléguant la livraison ou le chargement d'une grosse bête qu'à regrets.

Marcel adore le marchandage, la négociation, les tractations de foire, où les acheteurs et les vendeurs tournent autour d'une bête pendant des heures, discutant du prix, argumentant d'une courbe de cuisse ou d'une ligne dorsale.

Marcel venait à Agorreta depuis juste après ma naissance. 
Mon premier souvenir de lui concerne un canard. 
Marcel est un excellent maquignon, sans doute, un homme avisé et plein de tact. Comme chauffeur, ses talents sont plus discutables. 
Quand il arrive dans la cour de la ferme au volant de sa grosse bétaillère, il arrive qu'il écorne un coin de mur ou une attache de porte. Booh... rien de grave, juste une petite signature, au passage. La bâtisse en a connu bien d'autres, et ses angles de murs s'arrondissent en fonction.

Un jour, il y a bien longtemps, Marcel écrasât un canard, sous les roues de son camion.
Moi, petite fille, très attachée déjà à nos différents cheptels, je me mis à lui crier dessus, du haut de mes trois pommes.
Marcel s'en souvient toujours, et ne manque pas de nous le rappeler, en riant de bon cœur. J'avais dû plus l'attendrir que l'impressionner...

Je n'ai jamais connu d'autre maquignon, chez nous. 
Pourtant, le métier est propre à soulever des conflits. Il y est question d'argent, évidemment, mais aussi de qualité de travail , de l'état des bêtes qui en fait sanction.
Il y est question aussi d'espérance, de projection positive des performances d'une jolie bête nouvellement arrivée à l'étable. Et de déception, parfois, quand ces espérances avortent.
Trois aspects parmi tant d'autres bien propres à cristalliser les hostilités et titiller les points d'honneurs paysans.
Le maquignon passe de fermes en fermes. Il doit être discret, mais curieux assez, pour partager ici et là quelques informations, sans colporter de ragots ni aviver de conflits latents.
Il doit savoir se taire, sans paraître taciturne. Un juste équilibre délicat et fragile.

Maquignon, c'est un métier qui demande diplomatie, finesse, rudesse aussi, parfois.
Maquignon, c'est le politique de la paysannerie.

Il faut avoir entendu notre Marcel vous retourner une situation pour bien comprendre la sensibilité de sa maîtrise de la nature humaine.
Marcel n'est jamais méprisant ou contrariant.
Marcel est d'accord avec celui qui lui parle.
Mais Marcel a toujours une répartie d'avance.
Vous avez une bête à vendre : Ah oui, elle est belle, mais le marché n'y est pas. Il n'y a pas de demande. 
Vous voulez en acheter une : té, en ce moment, des bêtes comme ça, on n'en trouve pas. Ecoute, je vais voir, je vais demander, et je tiens au courant...

Celle-ci, trop grasse, celle-là, trop maigre. Ah...

Cette chose chétive qu'il vous présente comme la perle rare : une très bonne bête, qui a souffert, mais, bien traitée, qui rendra largement ce qu'elle a coûté ! Ah, bon...

Je vous ai raconté plus haut comment Marcel m'a vanté Oswitx, cette pauvre crevure dont personne n'aurait voulu. Et qui ma foi devint une jolie génisse facétieuse :







Il a d'abord tenté de m'intéresser à son histoire, certes particulière, avec Madonna dans les parages. Vous retrouverez ça aux débuts de ce "bloc", par là.
Voyant que je n'accrochais pas spécialement au côté "people" de la chose, il m'a attendrie, en me présentant la pauvre génisse famélique comme une survivante vaillante qui méritait de trouver une bonne maison pour y être bien soignée.
Il me faisait un cadeau, té, pour 150 euros ! Ah... d'accord.

Quand j'ai eu remplumé Oswitx, et que je la lui ai revendue, il n'a pas manqué de me faire remarquer le bénéfice que je tirais de la transaction : au prix où tu l'as achetée, calcule !
C'est sûr, calculer, lui, il sait, c'est son métier.
Il parle encore en francs.

Marcel arrive à Agorreta et parcourt l'étable des yeux. Il s'appuie contre le mur du fond, une jambe relevée et le pied posé à plat contre la vieille pierre polie.
Enfin, il reprendra cette posture bientôt, quand il sera rétabli.

Aujourd'hui bien-sûr, il n'y a pas grand chose à traiter, comme affaires, à Agorreta.
Mais Marcel continue d'assurer son service avec sérieux et assiduité. Il arrive dès qu'on l'appelle. Réceptionne scrupuleusement la demande, et s'acquitte.
Je me souviens de ses mimiques, quand il venait acheter une vache réformée ou un jeune veau.
Mes parents lui demandaient de réviser son prix à la hausse.
Il hochait la tête, se tenait le front, allait et venait derrière les bêtes, vivante figure de la bonne volonté contrariée. Il ne pouvait pas en donner plus, non, il ne pouvait pas !
Té, allez, pour de bons clients, il consentait un tout dernier effort, mais bon, il y perdait, tant pis !
C'était un vrai spectacle de le voir faire. Une véritable comédie, justement orchestrée et jouée en conscience par tous les participants.
On arrivait enfin à un accord, et tout le monde rentrait dans la cuisine pour prendre un café dans des verres.


Marcel a sa déontologie propre. Il reprend toujours les bêtes qu'il a placées. 
Il est réactif et disponible. Il suit ses vieux clients et ne manque jamais de venir nous voir quand il est de passage dans le coin.

Marcel est un homme d'honneur et un cœur franc.
Il a travaillé dur toute sa vie. Traité de nombreuses affaires avec des paysans au caractère bien trempé.
Il a conduit sa vie comme il conduisait les vaches, avec autorité mais mansuétude.

C'est de lui que je tiens Bigoudi. 
Je vous l'ai raconté, ça aussi, plus haut. Avec cette méprise où j'avais donné rendez-vous à Olivier à l'église d'Ahetze, d'après moi, quand il s'agissait de celle de Guéthary, le jour où Marcel, me proposant une bête exceptionnelle, m'invita à venir la voir chez lui.

Je manquai Olivier, ce jour-là, mais je vis Bigoudi. Elle me plût. Le soir même, Marcel me l'amenait à Agorreta, ma Bigoudi mascotte d'aujourd'hui :




Ma Bigoudi a fondé sa dynastie à Agorreta.

Une bien bonne bête, nous dira encore Marcel !

Souhaitons-lui un prompt rétablissement, en ce temps de repos où il doit bouillonner d'être cantonné chez lui.
Son plus ancien client, venu lui rendre visite, l'aura conforté dans sa satisfaction d'avoir bien travaillé, tout au long de sa longue carrière.

Longue vie au maquignon et à son vieux client,
Et, pour ce soir, douce nuit à ce monde, un peu perdu par manque d'espoir, mais peuplé de bonnes volontés,  même momentanément découragées.

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