mercredi 4 février 2015

UN AUTRE MILIEU DE NUIT




Allez, cela aussi fera partie de nos rites.

Par ces nuits où je descends voir mon père réveillé en panique après un premier sommeil lourd et presque comateux, quand je remonte à travers la vieille ferme endormie, j'essaie de me rendormir pour prendre mon temps de repos.

Si, comme hier, ma sieste fut totalement réparatrice, je ne me sens pas trop fatiguée.
Et l'envie me titille de profiter de ce moment offert, de ce temps de calme et de silence (si on fait abstraction du tintement dans mes oreilles, assez discret aujourd'hui), de milieu de nuit.

J'aime ces moments. J'aime avoir rassuré mon père. L'avoir mieux installé. Savoir que tout à l'heure, je trouverai une chambre correcte et pas un champ de foire comme ça arrive quand ses agitations nocturnes ne m'ont pas réveillée.

J'aime la sérénité de la ferme au repos. Les lourdes silhouettes allongées de mes vaches tranquilles.

Je me doutais bien que toutes ces visites d'hier soulèveraient une petite onde de remous.
Mon père est comme la plupart des anciens. La routine quotidienne le rassure. Dès qu'une nouveauté perturbe ses cadences établies à l'heure près, il en est déstabilisé.

En même temps, je sais son contentement de voir des gens et de pouvoir parler à ceux qui viennent l'écouter.
La petite troupe d'hier après-midi l'a ramené à sa jeunesse, à ces années où il faisait lui aussi la tournée des fermes avec son frère je crois, à l'occasion de ces fêtes de carnaval.

Comme tous les anciens là encore, le présent lui semble morne et morose. Effectivement, il l'est.
Mon père a la chance de vivre encore dans un semblant de famille. De ne jamais se retrouver seul, longtemps, comme le sont la plupart de ceux de sa génération maintenant.

Il partage les conversations des uns et des autres. Il suit les "événements" d'Agorreta.
Sa maison est encore animée, entre bêtes et gens de passage ou semi-résidents.

Mais, malgré tout ça, le temps est parfois long et lent. Lourd de ce vide et surtout de cette peur d'un avenir forcément noir.
L'approche de la mort est une étape difficile. 
Celle-ci, elle ne s'apprivoise pas comme une bête vive.

Elle est là, au bout de la route, et, patiemment, sûre d'elle, elle attend son heure.
Elle sait la fatalité des choses. Elle en est l'essence et la représentation.

L'inéluctable. Nos soubresauts et nos agitations doivent l'amuser.

Mais oui, doit-elle penser, c'est ça, fait la fière, distrais-toi de moi. Remise mon ombre dans un placard bien fermé. Vis comme si l'éternité t'était donnée.
Tu peux essayer de m'oublier, de m'occulter. Tu peux ne jamais tourner les yeux vers moi. M'effacer pour continuer à vivre un semblant de vie à poser sur un avenir auquel tu veux t'accrocher.

Mais moi, je suis là. Au détour de chaque instant, à l'aube de chacun de tes jours, je suis là.
Et, si la fantaisie m'en prenait, je viendrai te cueillir comme on arrache une pomme encore verte de la branche qui n'a pas fini de la nourrir.

Cette pomme, on ne va pas la manger, elle est bien trop acide. Mais bon, de temps à autre, il faut se faire voir, se laisser sentir.
Faire irruption dans ces vergers trop fiers de leurs belles promesses de fruits.

La mort n'est peut-être pas forcément cruelle. Ce n'est pas une tendre, ça, on s'en doute.
Je l'ai bien vue avec ma pauvre mère. Elle s'amusait à la torturer comme un chien joue à mordiller un scarabée retourné, à le jeter en l'air,  à le briser un peu, puis le relâcher, pas tout à fait mort, mais plus guère vivant.

Là encore, à l'époque, des mots m'étaient venus. J'avais posé sur papier ce lest trop lourd à porter.

Maintenant avec mon père, le chemin est pour le moment moins aride.
Il connaît encore le plaisir sain d'exister. Sa vie ressemble à de la vie. 
Et, si le sale museau de la mort vient le réveiller en sursaut les nuits comme cette nuit, la jolie lumière douce, sa chambrette rassurante, et un bon bol de lait-miel plus tard, il se rendort confiant et apaisé. 
Le jour d'après lui paraît possible et avenant.
Il est vieux, il le sait.
Comme disait un autre ancien dans les parages : Hiltzea, gazteentzat, apentzi bat, zaharrentzat, asegurantzia !
Soit : La mort, pour les jeunes, une possibilité, pour les vieux, la certitude...

Tout ça est carrément morbide, noir, désespérant. Et pourtant, quand je trace ces mots (façon de dire, quand je tapote ces mots, plutôt), je ne ressens pas cette noirceur.
Au contraire, j'ai l'impression que vivre, vivre en bonne santé, est une grande chance. A savourer à chaque instant. Comme s'il pouvait être le dernier. Parce-que, réellement, il peut l'être, le dernier.

Je vais vous laisser ici à votre lecture. Ne soyez pas plombés par ces réalités. Admettez-les.
Cette mort, regardez là en face, faites-lui un signe. Elle est la fatalité, pas une ennemie. Ces rôles, à elle et à nous, sont imposés. Tâchons juste de jouer au mieux notre partition.

Sur ces bonnes paroles, je vais me recoucher. J'ai encore un peu de temps avant la fin de ma nuit. Ce temps décompté au dessus de nos têtes. Dieu merci, le sort n'a pas eu le sadisme de nous mettre l'horloge en vue, la plupart du temps.
Voyez qu'elle n'est pas si mauvaise, cette brave vieille mort...

Tenez, ce texte évoqué plus haut, écrit il y a plusieurs années aussi, je vous le propose à lire.



J’ai connu de près une vieille femme malade. Son quotidien misérable et sa souffrance impossible à soulager.
J’ai pensé qu’il est bien difficile de voir venir sa mort à petits pas, comme ça.
Pourtant, chaque jour elle ouvrait les yeux, contente d’être toujours là. Elle menait une petite guerre contre le terme inéluctable, et chaque matin la trouvait victorieuse, vivante encore, même si mal.
Ce soir, je vais prendre sa place.
J’ai plus de quatre-vingts ans. Et je suis malade depuis longtemps, maintenant. Je ne marche plus, mon bras gauche est très faible. Je vois mal mais j’entends encore bien.
Mes enfants travaillent. Ils ne peuvent pas prendre soin de leur mère. C’est une femme de la ville voisine qui vient tous les jours s’occuper de moi.
Je préfère ça. Je dépends d’elle pour chacun des gestes de la vie. Je ne voudrais pas de ce genre de relation avec l’un de mes fils. Ca me paraîtrait anormal, d’être lavée, nourrie, couchée, par ceux-là même que j’ai lavés, nourris et couchés il y a si longtemps. Ce ne serait sûrement pas un juste retour des choses. Plutôt l’envers honteux d’un ordre naturel.
La maladie ne m’a pas jetée à terre brutalement. Elle m’a usée et sapée petit à petit. D’attaques en attaques, j’ai été diminuée.
C’est étonnant de sentir à quel point on est capable de résister. Je suis dans les faits un corps mort. Je ne peux plus me déplacer, j’ai besoin d’être lavée, essuyée, habillée. Un vieux nourrisson un peu dégoûtant. J’ai honte, quand on change ma couche souillée, je me sens misérable, écœurante.
Dans ma tête pourtant, je suis encore fière. Je ne me vois pas vieillie et malade. J’ai les mêmes idées qu’autrefois, les mêmes envies. Mais ma peau, mes muscles, toute cette chair molle et triste n’est plus qu’un tas inutile et sans attrait.
Je tombe dans un effroi sans fond quand je me réveille inerte. Mon cerveau fonctionne mais il ne commande plus rien. J’essaie de toutes mes forces de bouger une jambe, de ramener mon bras, et rien ne répond. J’en pleure de rage et d’impuissance. Je me sens prisonnière d’une tombe où on m’aurait jetée vivante.
Je hais ce corps mort, cette chair lourde et presque minérale. J’ai en horreur ces entrailles qui continuent de dégorger leurs insanités immondes. Si au moins tout se figeait. Je supporterais d’être immobile, si je restais propre. Mais non, il faut que la viscère travaille, se nourrisse et transforme.
Je passe mes journées à guetter l’avancée de ma digestion. A suivre le grouillement infect d’une vie souterraine dans cette chair morte. Je ne maîtrise plus rien. Je me dégoûte et j’ai honte.
La femme qui s’occupe de moi est gentille. Elle est très professionnelle et s’acquitte de sa tâche avec des gestes vifs et précis. Elle évite de croiser mon regard dans ces moments où je ne sais plus comment rester digne. Elle se dépêche de me rendre à moi-même.
Il y a toujours un petit flottement entre nous, entre ce rituel de toilette dégradant pour moi et la reprise d’une conversation normale. Un instant où la mort prochaine montre son sale visage et où seul le silence et l’efficacité froide lui répondent.
Quand l’horreur de ma dégradation me rend méchante, je m’en prends à elle, bien-sûr, à qui d’autre ? Je me persuade qu’elle dépend de moi autant que je dépends d’elle. Que je suis son gagne-pain, que c’est moi qui la paie et qu’elle m’est redevable.
Certains jours, je la tance pour quelques minutes de retard. Je lui ai demandé d’installer un réveil à grand cadran sur la commode en face de mon lit, et je reste là, les yeux rivés aux points lumineux de l’écran dans l’obscurité.
Je me torture autant que je la tourmente. Je l’imagine, cette grosse fainéante, vautrée dans son lit dont elle ne sort qu’à contrecœur.
Elle est célibataire mais m’a confié quelques aventures sans joie. Qu’importe, pour moi qu’aucune main ne viendra plus caresser amoureusement, c’est insupportable de la savoir allongée contre le corps d’un homme au petit matin quand je croupis dans ma souillure immonde.
Ces matins là, je l’entends arriver, pousser la porte de la maison qui résiste un peu. Et je la hais, de toutes les tristes forces qui me restent, je la hais.
Elle pose ses affaires et vient vers la chambre. Son pas lourd fait craquer les planches mal jointes du couloir étroit.
Je tremble presque, plus tonique que je ne suis capable de l’être par ma seule volonté, réanimée par la haine pure quand tout autre velléité me laisse amorphe.
Mes nuits sont des séquences de demi-veilles consternées et de mauvais sommeil plein de cauchemars.
L’œil rivé sur le cadran lumineux impavide, je souffre seule dans la nuit indifférente. Je regarde les heures passées, les heures de vie sans vie. Je me demande combien il m’en reste encore à regarder passer.
Je me dis souvent qu’il vaudrait mieux que je ne me réveille plus, que j’en finisse une bonne fois pour toutes.
Quand le sommeil me prend en douceur, quand mon vieux corps me laisse l’oublier comme il a oublié de vivre, sans révolte, j’ai l’envie de me laisser porter vers la mort. Elle me paraît presque accueillante.
A chacun de mes réveils pourtant, à chacun de ces sursauts qui ressemblent au bond en arrière du promeneur distrait qui s’est approché trop près du bord de la falaise et qui recule effrayé de frôler le vide de si près, je m’accroche désespérément à la vie.
Je me débats pour quitter cet entre-deux rives dont la berge noire tente de m’aspirer vers ce gouffre qui me terrorise.
Je n’ai plus envie de vivre, mais j’ai peur de mourir, une peur qui me crispe et me panique. J’en hurlerai d’effroi. Je me tais. Je garde ce qui me reste de force pour ne pas me laisser entraîner.
Je me dis que si je ne bouge pas, si je respire si doucement que personne ne m’entende, alors peut-être la mort ne me verra même pas, peut-être qu’elle passera près de moi sans s’arrêter pour une si misérable proie.
Ma vie est cette peur, mes nuits sont cette lutte.
Quelquefois pourtant, toute cette hargne, tout ce mal, desserrent leur étau. Je respire mieux, mes douleurs s’estompent un peu, une coulée de douceur fait son chemin en moi.
Je m’en sens illuminée à l’intérieur. Le bien-être inespéré me fait venir les larmes aux yeux.
Alors je vois le monde autrement. Je regarde cette femme qui m’aide à vivre avec reconnaissance, presque tendresse.
Je me montre gentille, je m’intéresse à elle et à ses histoires.
Ma vie de presque morte me semble moins terrible.
Je suis vieille, je suis malade, je suis vivante, encore.











      Cette femme a été ma mère.
      Je l’ai vue vivante, forte,
      Et puis malade.
      Je l’ai tenue dans mes bras quand l’heure est venue pour elle de passer le pas.
      Je n’ai pas éloigné l’effroi,
      Ni évité la douleur.
      J’ai juste voulu être là, et chaque fois que j’y repense, j’ai remercié le sort de me l’avoir autorisé.





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