jeudi 30 avril 2020

29 avril



Mercredi 29 avril 2020 7h








J'essaie de ne pas maculer de mon sang le clavier.
Je ne suis pas fichue d'ouvrir ces maudites ampoules d'Acupan, sans me couper. J'essaie bien de suivre le croquis explicatif d'utilisation : le pouce sur le point bleu, la tête de l'ampoule tenue avec l'autre main, entre le pouce et l'index, et clac ! une simple poussée vers le bas, et l'ampoule magique s'ouvre.
Je place académiquement mes mains et leurs doigts, serre les dents sur une concentration appliquée, exerce une pression propre à décapsuler la bombe H, avec à peu près les mêmes précautions. La tête d'ampoule résiste. Je force. Elle finit par céder, en un amas de verre brisé, dont les éclats se fichent dans ma chair. J'en ai les doigts tout tailladés, zébrés de rigoles de sang. Dieu merci, avec mon père, nous sommes mieux qu'un foyer confiné, nous sommes deux têtes dans un presque même corps. Les virus et bactéries circulent dans nos deux sangs mêlés.

La perte d'efficacité de l'Acupan m'arrange bien : il ne soulage plus mon père en ses douleurs, alors il n'a plus de justification à me taillader les doigts.
Ceci dérive de l'expérience de la dernière nuit, une nuit assez moyenne, je dois dire.

Je me suis couchée tôt, hier soir, comme tous les autres soirs.
Mon premier sommeil est lourd, profond, noir comme un puits où l'on tombe à pic.
Vite après 22 h, j'entends mon téléphone sonner. 
Toutes nos sonneries, alarmes et autres signaux sonores sont réglés à leur volume maximal, ici.
Nous partageons aussi cette surdité, avec mon père. J'en ai la plus grosse part, d'ailleurs , inéquitablement, mais bon.
Mes familiers connaissent mes horaires, et évitent de me téléphoner à cette heure là.
Intriguée, toute ensommeillée encore, je relevai le clap, et ramenai l'appareil contre mon oreille.
La charmante hôtesse de la télé-surveillance m'avertit que mon père avait appuyé sur son bouton d'appel, qu'elle m'avait déjà appelée quelques minutes auparavant, avait aussi appelé sur le fixe, et avait ensuite appelé notre second veilleur sur la liste, mon filleul, Yon, avant de me rappeler encore.
Toute la chaîne s'était mise en branle.
Je dors à moins de 5 mètres de mon père. Notre téléphone fixe, dans la cuisine, n'est pas éloigné de plus de 10 mètres. 
Toutes ces sonneries consécutives auraient pu réveiller un mort.
Et ne m'avaient tirée, moi, de mon sommeil de plomb, qu'à la 4ème tentative.
On peut compter sur une gardienne pareille !

Je me levai, téléphone en main, pour aller dans la chambre de mon père, juste à côté. La porte entre les deux reste ouverte.
Il était dans son lit, forcément, il ne peut plus s'en lever seul.
Tourné vers moi, les yeux grand ouverts sur un reproche muet, il tenait fermement la poignée de la potence. Il m'appelait depuis un moment, me dit-il. Ahh;
Il paraissait courroucé, mais sans autre mal que cette poussée de contrariété.
Je rassurai l'hôtesse, la remerciai de sa diligence, m'excusai de la défaillance de la mienne, et lui souhaitai une très bonne fin de soirée.
Ces gens de la télé-alarme sont charmants.

Je m'apprêtai à me recoucher, quand je me souvins que mon filleul ayant été appelé, il devait s'inquiéter. A la même seconde, mon portable tinta de nouveau. C'était lui.
Quelques échanges pour expliquer que je n'avais rien entendu, ni mon père hurlant sans doute pour m'appeler ( à ma décharge, sa voix est devenue ténue), ni les  sonneries suivantes.
Et, là encore, très urbainement, nous nous souhaitâmes une excellente nuit.

Avant de me recoucher, je m'enquis tout de même de savoir ce qui avait motivé l'appel originel :

- kumunetat joanbehar niet.
- je dois aller aux toilettes.
- ez kecha, baduzu behar dena, gero aldatuko zaitut
- ne t'en fais pas, tu as ce qu'il faut, je te changerai après.

Avec ses douleurs, je préfère éviter les transferts.

Religieusement, j'attendis, d'avoir à intervenir.
Je suis très familiarisée à ces manœuvres là, et, sans vouloir me vanter, y suis aussi experte que les meilleurs professionnels.
Un joli roulement de vents violents récompensa notre attente. Modulé sur quatre tons, c'était une harmonique tonique et libératoire.
La satisfaction d'une entraille décompressée pour mon père, l'exonération d'une tâche nécessaire, certes, mais pas forcément recherchée, pour moi.
Que du bonheur !

Je retournai dans mon lit, piteuse de ma défaillance, mais indulgente envers mon légitime besoin de repos.

Dans le courant de la nuit, passées ces premières heures reconstituantes, je redeviens opérationnelle dans mon rôle de gardienne.
C'est là que l'Acupan révéla ses limites. Les séquences d'accalmie se raccourcirent. De violentes nausées secouaient mon père en spasmes crispés. 
Nous passâmes au protocole suivant, un antalgique force 12.
Administré sur les coups de 3h du matin, l'Oxynorm terrassa la douleur en moins d'une demi-heure.
Mon père groggy plongea dans un sommeil plus lourd encore que le mien de la veille.
Se réveilla, trois heures après, souple et mobile dans son lit, sans souffrir.
Je l'avais laissé aussi raide qu'une planche de bois flotté, et là, je le voyais se prêter aux gestes de l'infirmier, se tenant debout, se tournant, sans aucune difficulté !

J'étais ahurie, contente, mais ahurie.


Jeudi 30 avril 2020 17h30

L'embellie dura toute la journée d' hier.
Nous nous regardions tous, complètement perplexes. Heureux surtout pour mon père, qui avait retrouvé son allant et la marche de ses meilleurs jours.
Il se coucha au soir, fatigué mais bienheureux.

Sur le coup des une heure du matin, le mal revint grignoter la cuisse paternelle.
La douleur le faisait grimacer, déjà.
Il se mit à vomir, piteux et misérable.
Je dus attendre que la nausée se calme, pour lui administrer le comprimé magique.
Ca dura une bonne heure et demie, bien trop longtemps pour qui souffre.

Enfin, épuisé, il put laisser fondre sur sa langue la dose de morphine suffisante à le soulager.

La journée d'aujourd'hui a été de récupération. Bien loin de celle d'hier, où l'euphorie nous maintenait tous en lévitation.

Chaque jour est un voyage, ces temps-ci, à la ferme.
Et chaque heure en est un monde bien différent.




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