dimanche 5 avril 2020

4 avril




Samedi 4 avril 2020 



8h





Graziosita vient saluer à la fenêtre de la cuisine, avant de s'en aller brouter dans le pré.
Tant de bêtes ont passé leur tête, ainsi, encadrant leur mufle curieux dans l'embrasure ensoleillée. Je leur frictionne le chanfrein, elles résistent à la poussée et tendent le front. Je me penche, attrape les bourrelets épais de grosse peau sous leur gorge. Les pans flasques oscillent lourdement. Une ou autre grande tape sur les épaules arrondies, et la bête s'en retourne, contente. 
Je la regarde s'éloigner sans presse, sereine et placide. 
Un petit baume bienfaisant en début de journée.

L'affaire du jour, en ce samedi confiné, sera la mise à l'épreuve de notre installation de rééducation fonctionnelle maison.
Mon père ne marche plus. Il se tient encore debout. Nous essayons de maintenir cet appui, de le renforcer. De le refaire marcher ? Qui sait...
Dans cette visée optimiste, ambitieuse, pleine d'une espérance toujours vive, nous devons agir. Agir vite, et, si possible, bien.
Le côté gauche du paternel flanche. Une première attaque, au tout début de ses déboires, l'avait flétri. Le vieux bonhomme, déjà, alors, tenace et décidé, s'était remonté. Au point de retrouver une station debout droite, bien assurée, et puis, de retrouver le mouvement de la marche.
A le voir, glisser fluidement, tenant son bâton de noisetier avec nonchalance,  jamais on n'aurait imaginé le pauvre vieux corps tout ratatiné, quelques temps auparavant.
C'était pourtant bien lui, le même homme, et le même corps.

Ces derniers temps, quelques morsures vives de la vieillesse exigeante ont lacéré ici ou là la chair, les tendons et les muscles. Le grand âge réclame son tribut, ratissant large là où il a laissé traîné, jusque là.
En bête de proie avisée, le mal s'est concentré là où il a senti la faille, là où la flétrissure avait creusé une entaille.
Le côté gauche en a de nouveau pris un sérieux coup.
Depuis l'époque de la première attaque, mon père a pris une petite vingtaine de kilos.
Moi, j'ai pris une petite dizaine d'années.
Nous cumulons difficultés sur os.
Nous avions conservé de ce temps le matériel de traction et levage.
Nous avons du le dépoussiérer, resserrer les boulons et ajuster les sangles.
L'environnement est resté fonctionnel.
Après quelques essais de mise en route, nous nous en sortons plutôt bien.

Mon père s'est évidemment senti diminué, rabaissé, ramené bas dans ce fauteuil. Perdre l'usage de ses jambes, ne pas pouvoir pallier avec un bras défaillant, c'est perdre ce qui lui restait d'autonomie, quand il se traînait encore tout seul de quelques mètres avec son déambulateur.
Etre assis ainsi, bas, démuni, livré au bon vouloir de qui voudra bien le pousser, c'est difficile.
Il a accusé le coup.
Et réagi, incroyablement vite, et fort.

En deux jours de tentatives infructueuses, il a admis sa dépendance.
Le lendemain matin, réchauffé au soleil, devant la porte de la cuisine, les chiens couchés à ses pieds, il a repris courage.
Appelé au téléphone sa sœur aînée :

- zer nahi dun, holaun !
- que veux-tu, c'est comme ça !

La sœurette n'est pas non plus du genre à se perdre en lamentelles. En quelques phrases, ils ont ensemble fait le tour de la situation, et en ont tiré les meilleurs enseignements.

- bon, m'a dit l'homme, rajustant son béret pour ne pas être gêné par le soleil de face, aber ba !

- Voyons ça !

Crachant dans sa paume, comme au bon vieux temps ou il saisissait le manche de la fourche, il a débrayé les freins, et impulsé un mouvement du buste, pour signifier la mise en mouvement.
Comprenant le top départ, j'ai saisi les manches crantés, et poussé.
Mes dix ans surnuméraires et ses vingt kilos de trop ont demandé un effort supplémentaire. En se relayant avec les frères, nous répartissons la peine, et varions les plaisirs.
Chacun y va de son circuit favori. L'un tire vers l'est, l'autre en tient pour le sud.
Le revêtement régulier dans la cour chuinterait presque sous les pneus.

Mon père redécouvre les pourtours de la ferme. 
Ces derniers jours, le confinement le privait de ses sorties en voiture. Ses défaillances le maintenaient entre la cuisine et sa chambre. Il pouvait à peine sortir sur le pas de porte, et prendre le soleil sur le banc juste à côté.
Maintenant, il promène un peu partout, à son gré... ou au nôtre !
Nous recherchons ensemble les meilleurs emplacements de pause, suivant l'heure de la journée, le sens du vent et les caprices de la météo.
La période est faste, de ce point de vue, et nous en profitons largement.









L'homme est  cloué dans son fauteuil, oui. 
Il est plus mobile que jamais !
Tout les aidants et soignants le savent : un malade en fauteuil, c'est beaucoup de gain de temps, et de fatigue. Pour tous.
Un peu plus, et on les y pousserait !
C'est tellement plus facile de faire glisser d'une pièce à l'autre sur pneus, de ne plus avoir à suivre péniblement une marche périlleuse, agrippés à un déambulateur grinçant. De ne plus s'occuper d'un équilibre précaire et tanguant.
Une fois le coup pour les différents transferts assuré, c'est un jeu d'enfant !

Nous ne sommes tout de même pas indignes au point de confiner mon père dans son fauteuil sous prétexte que c'est plus pratique pour nous comme ça. Non.
Il ne se laisserait pas faire, le bougre !

Non, nous tenons à ce que le vieil homme garde le maximum d'amplitude possible dans ses postures.
A cet effet, ne bénéficiant plus des exercices autorisés des kinésithérapeutes, covid 19 oblige, nous sommes livrés à nous-mêmes, à notre inventivité. 
Et Dieu sait que par ici, nous n'en manquons pas.
Nous avons longuement réfléchi à la meilleure méthode pour redonner l'accès à  la verticalité à cet homme assis.
Pour quelqu'un en fauteuil roulant, le fait de pouvoir se relever, se tenir debout, déplier sa silhouette et élargir les épaules, est le Graal à conquérir.

Nous avions l'objectif, il nous fallait trouver le moyen.

Plusieurs pistes furent évoquées, autour de la table ronde.
Mon père le tout premier explorait.
Dans sa chambre, les barres d'appui auraient pu faire l'affaire. Seulement, l'environnement d'une chambre de malade n'est pas enthousiasmant. Il nous fallait ce même système d'accroche, à la bonne hauteur, avec un écartement savamment calculé, et dans un endroit agréable.
En cette belle saison, l'extérieur est bien tentant.
L'extérieur abrité du vent, pas au plein soleil non plus. Et protégé de la pluie, bien-sûr.
Nous nous apprêtions à aménager une installation pérenne : nous devions calculer notre coup au mieux.

Il fut question de la fourche du tracteur, solide s'il en est, et relevable à souhait.
Mon père y aurait retrouvé sa machine. Un bon point. Par contre, moteur en marche, la sérénité de l'exercice en aurait été perturbée, et mes oreilles ravagées.
Option rejetée !

Nous vint ensuite l'idée du pont dans le garage d'Antton.
Là aussi, prise optimale, souplesse d'utilisation, avec levage et redescente à la commande.
L'environnement, un atelier de mécanique noir de cambouis, se présentait moyennement séduisant, même si l'on y est pas trop regardant.

Finalement, nous revint en mémoire la dent d'Ostiz.
Enfin, la dent de la fourche d'Ostiz.
La dent cassée.
Une barre métallique suffisamment longue, d'un diamètre adapté.
Là, nous tenions l'accessoire idéal.
Restait à trouver le bon emplacement, et le bon arrimage.

Ca alla très vite. 
Une fois lancés, nous étions comme les limiers sur la piste, truffe au sol.
Quelques petites hésitations, quelques louvoiements géographiques, et nous nous accordâmes sur l'angle du garage de la Clio.
La barre de fer y serait scellée dans les murs épais, en angle.
Le soleil d'après-midi viendrait lécher les pieds du paternel, pour revitaliser ses articulations au repos, entre deux séances de relevés.
Tout en travaillant, le maître d'Agorreta se tiendrait au courant de l'actualité passante, avec ce point de vue imprenable sur l'entrée dans la cour.

Le tour était joué !
Action, et go !













Mon père s'attelle à son atelier avec application.
Il arrive facilement à se tenir debout, bien arrimé à sa barre.
Par petites séances, la fluidité lui revient, et il peut même esquisser des pas.


Il redevient fier, et presque droit : va savoir jusqu'où sa remontée ira, cette fois !







Les hirondelles sont revenues, à Agorreta.
La première entraperçue le vendredi matin autour de la Saint Joseph a été chercher ses copines restées en arrière.
C'est un signe joyeux et plein d'espérance : le monde continue de tourner rond, autour de notre diable de virus !









Mes vaches au pré continuent de brouter.


Oui, le monde continuera de tourner !

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