mardi 21 avril 2020

19 avril



Dimanche 19 avril 2020 10h50


La messe télévisée est terminée.
Depuis le confinement, le curé d'Orio officie pour trois paroissiennes disséminées dans une chapelle de fortune.
Ca ne nous empêche pas de chanter, avec mon père, en chœur.

Maintenant, je le laisse à ses jeux du stade sauce basque, et je me retranche ici.
Il a plu, cette nuit.
La nature rafraîchie darde son énergie végétale en tons denses, vert doux, profonds ou presque acides.
Les labours s'assombrissent et luisent d'une terre grasse.
Les génisses sont au pré, chatouillées par les tiges hautes des renoncules fleuries. Elles maintiennent l'herbe assez rase, dédaignant juste les brins fades.

Dans nos parages ruraux, les actualités sont campagnardes, souvent, évidemment.
Tel champ labouré, telle prairie à l'herbe ployée de pluie, tel tracteur ou telle machine récemment livrés.
Hier soir, autour de la table, un petit historique de nos différents tracteurs achetés à Agorreta nous a complètement disqualifiés en tant qu'acheteurs de machines agricoles : seulement quatre tracteurs en 50 ans. Ne parlons même pas des chevaux sous le capot !
Nos compétitions de voisinage ici tournent plus autour des gros engins que des voitures. Nos paysans sont restés de grands enfants : à qui aura le plus beau, le plus puissant.
Ici, nous n'avons que des vieilleries. Qui nous font ma foi l'affaire. A défaut de nous donner du prestige.

Ces considérations, si elles ne me passionnent pas, ont au moins le mérite de nous distraire du coronavirus.
De me distraire aussi de ce quotidien maintenant complètement "confiné" autour du paternel.
C'est parfois pesant, dans les mauvais moments. Et il y en a.

Je tâche tout de même de me raccrocher à ces éclats de rire qui continuent d'émailler nos jours.
Pas plus tard que vendredi dernier, nous avons connu une de ces scènes mémorables, où drame et comédie s'entrelacent comme des danseurs de tango.
Je raconte :

La nuit du jeudi au vendredi fut un cauchemar.
Mon père a geint, souffert, cherché une posture moins douloureuse, essayé de juguler les assauts acides de montées de bile exténuantes. 
Je l'aidais comme je pouvais, le soutenant, le recouvrant, le rassurant.
Il était seul à souffrir. Sa douleur me laissait impuissante et désarmée.
Pas de répit ni de repos en cette nuit, beaucoup de douleur, de découragement, de fatigue.
Le petit matin nous a trouvés blêmis. Nous nous sentions comme deux naufragés roulés sur le sable d'une plage jonchée de débris.
Lui souffrait encore.
Moi, je ne pouvais pas le soulager.
L'infirmier vérifia les constantes. Rien d'alarmant, pourtant. Et pourtant...

Dans la matinée, le vieil homme gris d'une fatigue extrême s'endormit enfin.
Je vaquais dans la ferme, surveillant le repos de mon père dans la chambre aux volets tirés.

Très vite, de mauvais rêves l'agitèrent. Je le voyais reparti pour une séance douloureuse. 
Je m'approchai pour le sortir de ce mauvais sommeil où il se débattait en gémissant, le visage froissé dans d'horribles grimaces. Il semblait avoir très mal.
Je l'appelais, le secouais. Il ne me répondait pas, et continuait à se débattre. La sueur trempait ses draps, et son visage était d'un gris sale, tirant sur le vert sur les pommettes. 
Jamais je ne lui avais vu pareille figure.
Les grognements pendant son sommeil, les râles d'une respiration sifflante et caverneuse à la fois, je les connaissais. Ils ne m'alarmaient plus trop.
Là, c'était différent : mon père ne réagissait pas à mes secousses pourtant fortes, il ne m'entendait pas, et son teint virait à celui d'un mort.
Je pensais qu'il vivait ses derniers instants.
J'allais appeler le médecin, pour le soulager de ce qui semblait devoir être une horrible agonie.

J'en étais là, quand, soudain, il se calma, se figea. Sa respiration s'apaisa. Il exhalait un souffle épuisé, mais plus apaisé. Son dernier souffle, d'après moi à ce moment là. 

Une grande paix tomba dans la chambre enfin silencieuse.

Puis, sa respiration se fit plus rapide, de nouveau. Une nouvelle grimace crispa encore ses traits.
Je l'appelais de nouveau, pensant que la crise revenait, qu'il me fallait à tout prix le sortir de là.
Il se tétanisa sous ma main qui lui serrait le bras. Il pâlit brusquement. Je voyais une veine à son cou frémir, affolée.
Je l'appelai toujours, le secouant de plus en plus fort.
Il ne répondait pas, s'affaissait, puis redevenait dur comme un morceau de bois.
Il geignait moins, son visage se détendait.
Il respirait mieux.

Je ne savais plus trop quoi faire.
J'appelai le gentil docteur. Il viendrait dès qu'il le pourrait. Si j'étais vraiment alarmée, je devais appeler le 15.
Je ne savais même plus si j'étais alarmée, seulement inquiète, ou complètement affolée.
J'étais désemparée.

Antton et Beñat étaient là, juste à côté.
Je leur expliquai la situation : j'avais besoin de leurs avis pour m'en faire un.
Appeler le 15, c'était le faire hospitaliser. Par ces temps de coronavirus, pour plusieurs jours, sans doute, et isolé dans sa chambre.
Attendre le gentil docteur, c'était peut-être le laisser mourir, les bras croisés.
Nous décidâmes d'attendre un peu, une heure, pas plus.

Je leur demandai de venir voir notre père. Ils se feraient une meilleure idée, et je ne serais pas la seule à évaluer la situation.
J'entrai dans la chambre devant eux deux.
Mon père soufflait toujours, mais moins fort.
Son teint avait rosi. 
Je le trouvai bien mieux.

Il grimaçait encore de douleur, geignait en se tordant dans les draps.
Pour qui ne l'avait pas vu un moment avant, il ne se présentait pas trop bien. Mes frères ne le voient pas trop dormir, et s'agiter ainsi dans ses mauvais rêves.
Ils s'alarmèrent à leur tour. 

- Oh là, là, il a mal, dit l'un.
- Il faut appeler le Samu, dit l'autre.

La meilleure mine de mon père m'avait rassurée, de mon côté.
Je m'approchai du lit, lui touchai le bras.
Il entrouvrit les yeux, vaseux.
Tournant la tête en grimaçant toujours, arqué contre l'oreiller, il perçut dans son horizon les silhouettes de ses deux fils.
Son regard, de flottant, devint plus précis. Il ajustait sa vision.
Relevant la tête avec difficulté encore, il dit :

- zer tun bi astopito hauk ne gelan !?
- qui sont ces deux couillons dans ma chambre !?


Chaque parole le ramenait sur la bonne rive aussi sûrement que le meilleur cordage de secours.
Je souris. Mes frères sourirent aussi. Mon père finit par défroncer ses sourcils, et sourire avec nous.

Il revenait à lui, à nous.
Ce n'était pas encore pour cette fois, toujours pas, toujours pas !

Le gentil docteur se présenta quelques minutes après.
Il prit les constantes, ces mesures médicales, ordonna une ou autre analyse, reprit les nouvelles qu'il avait déjà eues la veille, et s'en fût, sa sacoche de docteur sous le bras.
Mon père se rendormit, bougonnant encore, mais content.

Nous le laissâmes dans la chambre de nouveau calme.
Nous avions la preuve encore une fois de la capacité de réanimation de la présence d'Antton dans les parages de mon père.
Il agit comme les sels les plus puissants, passés sous les narines des jouvencelles pâmées d'antan.

La situation du jour nous ramena à cette autre fois, en octobre 2018.
Mon père alors avait perdu ses esprits, au point de se croire revenu à ses jeunes années, avec ses chiens et ses vaches de l'époque. 
Il était physiquement à l'hôpital de Bayonne. Dans sa tête, il était entre Errondenia et Agorreta, cinquante années en arrière.
Il était alors aussi bien mal en point. Plus mobile que maintenant, il se jetait en avant, tombait, se faisait mal, et recommençait à vouloir se lever et marcher, dès qu'on lui tournait le dos.
C'était un enfer, et notre mois de septembre 2018 manqua nous achever tous.

Nous en étions venus à l'idée que le mieux pour lui, et surtout pour nous, était de le faire admettre en maison de retraite.
Pour qui le connaît, ce parcours d'admission en institution n'est pas une mince affaire.
J'étais parvenue dans l'urgence à trouver une place à Urt, dans la si joliment nommée résidence "Les Hortensias".
Le transfert était prévu pour le lundi.
Nous étions vendredi soir.

Mon père se trouverait aussi bien à Urt qu'à Tombouctou, disions-nous. Et nous, nous n'aurions plus la mission impossible de le surveiller à chaque instant. Nous refilions le bébé.
Un grand sentiment de culpabilité me taraudait : je manquais à ma mission de veiller sur mes parents jusqu'au bout. Ce que j'avais fait pour ma mère, je ne le ferai pas pour mon père. Je baissais les bras, et m'en voulais. Mais...

Ce vendredi soir, nous étions allés lui rendre visite, Antton, Beñat et moi. 
C'était une manière d'adieu, puisque nous le transférions à la limite du département, bien loin d'Agorreta.
Son absence d'esprit nous aidait bien à lever notre culpabilité. Elle nous arrangeait.

J'avais vu mon père, seule, la veille au soir, en sortant de la jardinerie.
Il ne m'avait pas reconnue, me souriant béatement, toujours très urbain.
C'était pour moi une affaire entendue : il était perdu pour nous, et perdu pour ce temps.
Il était très bien là où sa conscience le mettait, loin en arrière, et dans des endroits qu'il aimait, entouré des bêtes et des gens de cette époque.
Ca allégeait considérablement cette admission en maison de retraite, perçue comme un abandon, toujours, mais sans ce déchirement des vieux parqués là contre leur gré.
De gré, mon père, n'en avait plus que du bon. Où qu'il soit et où qu'on le mette.
D'après moi, ce jeudi soir là.

La visite du lendemain était pour nous le prémisse des autres visites que nous projetions de faire hebdomadairement à Urt, le temps de pouvoir le rapprocher d'Agorreta, quand une place se libérerait plus près.

Parcourant les longs couloirs aux portes sécurisées par des codes d'entrée, nous poussâmes la porte de sa chambre, tout au fond.
La journée avait été belle, et le store était tiré sur le soleil couchant, striant le lit de barres obliques en pointillés.
Mon père regardait vers l'extérieur. Il ne tourna la tête vers nous que quand je lui touchai le bras. Il souriait, gentiment, comme il aurait souri à n'importe qui matérialisé dans son champ de vision.
Il balaya d'un regard absent les deux silhouettes de mes frères.
Un léger froncement de sourcil. Sans plus.
Appuyée contre le dosseret du lit à l'arrière, je lui demandai comment avait été sa journée, s'il se sentait bien, s'il avait vu quelqu'un.
Les mêmes questions que je lui posais chaque soir, et auxquelles il répondait évasivement, m'informant de la venue d'une grand tante morte un demi-siècle plus tôt, ou du vêlage de la Moro qu'il avait eue en 1960.
Mes frères s'approchèrent, lui demandèrent à leur tour comment il allait.
Je perçus une pointe plus aigue dans ses yeux. 
Il les regardait, tour à tour, et une pincée de méfiance filtrait dans ses pupilles rétrécies.
J'étais étonnée de cette expression, de cette interrogation dans ces yeux jusque là lissés d'une sérénité béate.
Voulant faire un semblant de devoir, je commençai à lui parler d'Urt, lui rappelant qu'il allait tout à côté, dans sa jeunesse, chercher du vin, nous avait-il raconté.
Je voulais présenter ce transfert penaud comme une villégiature agréable, un retour vers ses années où il semblait vouloir revenir, et rester.

Chacun de nos mots rameutait en vitesse accélérée toutes ses facultés intellectuelles. 
Quand jusque là il répondait évasivement, ne demandant rien  quant à lui, là, il se concentrait de toutes ses forces, essayant d'ajuster au mieux ses perceptions émoussées.

- Urt ? me dit-il, une pointe de colère dans la voix, qu'est-ce que j'ai à faire de Urt, moi ?

Aïe, ça se présentait mal. 
J'avais imaginé un parcours bordé de nuages roses, de fleurettes légères, où l'horizon s'ouvrait à lui comme une arche colorée. Une simili-entrée au paradis : lui aurait été là aussi bien qu'ailleurs, bienheureux et paisible. Et nous, nous aurions été dégagés de la trop lourde tâche de le veiller, de le surveiller, à chaque moment, à la maison.
Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Au lieu de quoi, ne voilà-t-il pas que la conscience du présent lui revenait.
Ne voilà-t-il pas qu'elle lui revenait à grands galops, et rameutait devant nous ses meilleures facultés, à l'acuité plus pointue que jamais.
Ca n'allait plus du tout !

Il avait bien compris ce qu'il y avait à Urt. Et décidé qu'il n'en voulait pas.

- Ez naun joango, décréta-t-il fermement.
- Joan, ez, ez duzu egingo, eraman, egingo zatuzte.

- Je n'irai pas.
- Non, tu n'iras pas : on t'y emmènera.

Mon cynisme me laisse pantoise...

- Ez nauzue gehio ikusiko, orduan
- Vous ne me verrez plus, alors.

Je ne poussai pas la brutalité jusqu'à lui dire que c'était un peu ce que nous espérions.

Me voyant perdre pied, mes frères abrégèrent l'entretien, et nous repartîmes, les épaules basses.

Une nuit de réflexions torturées plus tard, je décidai avec mes tout proches satellites d'inverser la vapeur toute, d'annuler Urt, et de prendre les dispositions pour un retour à la maison, en catastrophe, mais bon.
Tout le monde s'y mit, bon gré mal gré, et mon père réintégra la maison, le lundi où il aurait du entrer  aux "Hortensias".


Depuis, quand il récrimine contre nous, contre ses conditions de vie à la ferme, nous vient la question :

- et comment tu crois que c'est, à Urt ?

Et tout le monde de rire, y compris lui, même s'il lance vers moi un regard un peu interrogatif, pour s'assurer que c'est bien une plaisanterie.

oui, parce-qu'en plus d'être des enfants indignes, nous sommes aussi de cruels pervers...

Depuis aussi, quand il fait mine de régresser vers des contrées intérieures un peu sombres, nous le ramenons énergiquement sur la bonne rive, en lui rapprochant... Antton !

Le meilleur baume anti pâmoison !

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