samedi 18 avril 2020

16 au 18 avril



Jeudi 16 avril  15h30

La matinée n'a pas tenu les promesses de l'aube, aujourd'hui.
Des méandres pastels sinuaient à l'aplomb d'un horizon long.
Une lumière vive sourdait de derrière la pinède encore sombre.
Quelques minutes à peine plus tard, toutes ces irisations en devenir se ternissaient d'un gris ordinaire.

J'ai malheureusement supprimé ces jolis clichés...
Les transactions numériques ont ceci de catégorique : elles ne pardonnent pas. Ce qui est envoyé est parti, on ne peut plus le rattraper. Ce qui est effacé est perdu, pour ceux qui comme moi vident leur corbeille en instantané. Trop d'ordre tue l'ordre !

Qu'à cela ne tienne. Revenons aux bonnes vieilles évocations en mots. Faisons travailler notre imaginaire, sans le laisser s'appauvrir dans les limites figées d'une image immobile.
Admettons le spontané et ses fulgurances. Ne gardons pas cette illusion entretenue d'un temps qui s'arrête, repart et dure à la commande. Retrouvons la richesse d'une remouture à distance, quand le même paysage, la même histoire, se teinte tout à fait différemment suivant le lieu où l'époque d'où on le rappelle à sa mémoire.
Une personne, un lieu, un temps, autant d'histoires pour la même histoire.
La réalité est une conjoncture.

Revenons à l'ici et au maintenant.
Ce diable de coronavirus amène dans notre cour des badauds désorientés.
Les lieux de promenade plus urbains étant interdits, la population citadine se replie sur notre campagne, autour d'Agorreta.
Jamais comme maintenant nous n'avons vu déambuler tant de promeneurs, alentour.
Seuls ou par petits groupes, les silhouettes animent mes parages.
Je partage mes sentiers et mes flancs de coteaux ensoleillés, à ces confinés à la recherche d'un peu d'espace. Je suis contente pour eux de ces découvertes campagnardes.

Comme mes chiens ne sont pas disciplinés, je préfère louvoyer au large de ces petits groupes, pour ne pas créer d'incidents.
Le mieux est encore de sortir au soir, quand, bêtes et gens au repos, je retrouve l'apaisement de mes paysages rendus à leur ambiance d'avant.
Les soirées sont belles, ces jours-ci. Nous vivons un printemps magnifique. Tellement étrange, mais magnifique, indubitablement.
Le temps est tout différent, rendu à une vacuité dolente.
Je me souviens bien combien cette même vacuité m'affolait, il y a trois ans. J'étais seule en panne dans un monde en marche. J'avais la sensation d'être débarquée sur une côte sombre, et de voir repartir le bateau, sans moi.
Maintenant, c'est tout différent : le monde entier est en panne.
Et mon petit monde, lui, déjà très recentré sur son noyau, continue de tourner comme si de rien n'était.
On vient nous voir, nous recevons dans la cour. Le courant d'air se fraie sous l'arche, et emporte les miasmes. D'un banc à l'autre, nous devisons, prenant notre temps qui ne nous est plus compté.
C'est sûrement une manière de vivre ce confinement très égoïste et scandaleusement insouciante.
C'est la mienne.
Je coule auprès de mon vieux père des jours paisibles.
Il cahote entre des poussées d'énergie qui le soulèvent hors de son fauteuil, et des retombées de soufflé qui le laissent affaissé dans la toile.
Chaque jour est une surprise, imprévisible.

Le gentil docteur nous a cueillis à la sortie de la sieste.
Masqué, sanglé dans une blouse blanche bien trop petite pour un grand gaillard comme lui, il a soliloqué un moment : nous n'avons pas trop compris ses paroles. En temps normal, déjà, il nous faut tout. Alors là, avec la barrière du masque en plus, c'est foutu !
Nous avons juste compris que tout allait pour le mieux, pour le moment. Alors...

Ce temps détendu, étiré, cette suite de moments lissés dans cette période hors de tout, restera je le crois dans ma mémoire comme une éclaircie magique.
Mes mots peuvent sûrement paraître sidérants de bêtise et ma réaction insupportable à ceux qui vivent ce confinement comme une catastrophe, une tragédie, pour certains. La catastrophe et la tragédie qu'elle est.

Ce sont pourtant mes mots, et ma réaction, sincèrement livrés, et assumés.
En ce moment.

Plus tard peut-être, je verrai la même chose tout différemment. 
Je relirai ces mots, et m'en scandaliserai.
Plus tard peut-être, mon histoire du moment deviendrait toute autre chose, si je la relatais depuis cet horizon futur.

Et bien, je prends ce risque d'une spontanéité sans garde fou.
Pour ne pas courir celui de perdre l'authenticité de mes sensations de maintenant.

Mon père le dit, et je le dis avec lui :

- gero gerokoak !
- laissons pour plus tard ce qui doit venir plus tard !

Ca manque sûrement de responsabilité et d'anticipation.
Ca ne ferait pas de nous de bons politiques.
Ca tombe bien, nous n'en avons aucune ambition.
Honte à nous
Et paix sur la terre.



Vendredi 17 avril 2020 19h24

Un violent orage cingle le paysage.
Un coup de vent brutal nous a rapatriés en catastrophe depuis le garage où nous dinions, par cette chaude soirée printanière.
J'ai fait le tour de toutes les ouvertures de la ferme, pour m'assurer qu'il n'y avait aucun volet battant. J'ai parcouru ces pièces vides, aux ambiances agréables, de tous ces bons moments vécus là.
Je suis redescendue ici. Je m'y sens bien aussi.
La vieille bâtisse fait le dos rond au mauvais temps. Les murs épais  amortissent les grondements courroucés d'un tonnerre tout proche.

Mon père a eu une mauvaise journée, après une mauvaise nuit.
Les misères du grand âge ont pincé plus fort, plus loin dans la vieille carcasse ébranlée.
Il n'y aura pas que des plages sereines d'un bien-être partagé, dans cette période.
Il y aura aussi toutes ces nuits de veille, toute cette souffrance, cette lutte de la chair contre la dégradation. 
Tous ces moments silencieux où un vieil homme regarde au loin, et abandonne sa dignité à des mains bienveillantes, le temps d'être rendu à lui-même, à son corps déssouillé.
Tous ces moments difficiles où la vie semble ne tenir qu'à un fil. Et puis réintègre ce qu'elle a paru fuir, ranime une vitalité désemparée, mais bien là, encore.

Cette ambiance de confinement parvient aussi jusqu'ici, évidemment.
Cette incertitude, cette déliquescence de nos quotidiens, désarment et désemparent, aussi.
Cette sidération se crispe en une tension palpable, plus palpable que la menace dont elle sourd.
Cette tension pèse. Elle me pèse, et serre mes oreilles congestionnées d'une pression mécanique.
L'orage de ce soir libère un peu de cette tension, allège ce poids dans les fluides de mon corps.

La courbe des chiffres anxiogènes du coronavirus impulse aussi l'espoir d'une sortie de crise.
La morosité plaquée sur tout s'allège à peine de cette perspective.
Il faudra sûrement du temps pour que les choses reviennent à la normale. Et la normale ne ressemblera pas à l'avant, sûrement.
Inutile pour moi de chercher à me projeter trop loin.

La nuit prochaine sera meilleure que la précédente, je l'espère.

Mon père dort, maintenant.
Je ne vais pas tarder à me coucher aussi.


Samedi 18 avril 2020 10h34

Je relis les mots de ces deux derniers jours. Illustration criante des revirements d'un tempérament bien changeant. Illustration aussi d'une ambivalence omniprésente et incontournable dans tout ce que je vis.
Sans être grand clerc, dans ce que vivent la plupart.
Illustration parfaite de mon "un lieu, un moment : autant d'histoires pour la même histoire".
Je ne cherche plus depuis longtemps une cohérence dans mes pensées. J'ai renoncé à l'idée d'un temps fluide où chaque instant coule après le précédent, en une relation logique et rassurante.

Ma fameuse congruence, où chaque satellite de ma vie ramène à un noyau central, est bien malmenée. Pourtant, je la sens bien là, préservée des cahots. Je me sens bousculée, souvent, désarçonnée et fragile. Je travaille assidument à une résilience salvatrice. De tout ce qui me fragilise, j'essaie de tirer un enseignement pour prendre des forces, mieux résister la prochaine fois.

Cette période me ramène à celle-là même d'il y a trois ans.
Depuis, j'ai fait du chemin. Je me sens dans la bonne voie. Je me sens mieux, et ce n'est pas qu'une illusion, une espérance, c'est la réalité du moment. Pour moi, et ici.
Ma seule ambition maintenant est celle-là : vivre juste, humblement, sans viser trop haut. Vivre juste, en gardant la tête levée vers les jolies choses et les espérances légères.

J'ai cueilli ainsi ces deux ciels, l'un de jeudi soir, et l'autre de ce matin :







Je les ai contemplés, et m'en suis emplie.
Là où on met de jolies couleurs, il y a moins de place pour les ombres.
Me semble-t-il.










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