mardi 28 avril 2020

27 avril



Lundi 27 avril 2020 10h20



Mon père beugle au téléphone avec sa sœur.
Sa voix est maintenant atténuée. Il en donne quand-même avec conviction. Ma tante a de son côté du mal à parler. Elle s'applique à détacher chaque syllabe. Je ne suis pas sûre que leur communication soit très fluide et cohérente. Qu'importe ! Ils sont contents de s'entendre, à défaut de se comprendre finement. L'intuition pallie.


La matinée est grise, avec beaucoup d'humidité dans l'air. Une certaine touffeur alourdirait vite l'atmosphère saturée d'eau. La température reste fraîche. Ca allège l'ambiance sinon amazonienne.

Je récolterai cette après-midi mes aulx. Ils sont bien venus, et je vais les conserver au froid, en frais. J'ai initié cette technique l'an passé, et en ai apprécié la saveur intacte, jusqu'à tout dernièrement.
A mon retour à la jardinerie, je ramènerai les plants de salades, pour réaliser mes mosaïques vertes et rouges.

Mon père a retrouvé sa présence à notre monde, d'ici et maintenant.
Après une nuit très agitée, jeudi ou vendredi, je ne sais plus au juste, le lendemain d'extrême lassitude, 20h au lit, les rouages de son cerveau se sont remis en phase, comme les dents crantées d'un embrayage se recouplent.

Après force spéculations sur les causes et les raisons, le gentil docteur dubitatif, l'infirmier perplexe, nous avons collégialement pris la décision d'alléger tous les essais médicamenteux en cours. Il y a un moment où la vieille mécanique ne supporte plus qu'on y intervienne à tout bout de champ : je crois que nous y sommes.

Certes, il y a eu maintes et maintes fois où je l'ai cru, déjà...
Et autant où je me trompais.
Alors, là, je ne sais pas, je ne sais plus, si je l'ai jamais su !

Tant d'incertitudes se calent maintenant dans notre quotidien, où nous attendons les annonces gouvernementales pour savoir comment nous allons vivre la quinzaine prochaine.
Nous suivons tant bien que mal, cahotons sur ce chemin pierreux bordé d'ornières profondes.
A Agorreta, c'est une configuration connue...

Je vivais avant en croyant maîtriser la marche de mes jours.
Depuis quelques temps déjà, cette illusion a laissé tomber son masque : j'ai compris combien il était présomptueux de croire avoir la main sur notre vie. Nous avons bien quelques décisions à prendre, quelques aiguillages à choisir, guère plus.
Nous reste le choix déjà immense, de faire de cet aléatoire quelque chose d'agréable à vivre, en s'y soumettant, sans s'y résigner comme on plie sous le fardeau.

J'ai, je le crois, je l'espère, dompté cette soumission, apprivoisé cette incertitude et ses légèretés.
Absoute de toute responsabilité écrasante, je m'en remets plus volontiers au sort.
Ma foi, ça n'est pas plus mal !

Mes acouphènes s'assagissent.
Je laisse mes appareils auditifs dans leur jolie boîte.
Je n'ai plus l'envie ni le besoin de tout entendre, de tout comprendre.
La seule chose que j'ai à peu près comprise, me semble-t-il, c'est qu'il n'y a souvent pas grand chose, justement, à comprendre.
Juste à le vivre, au mieux.


Mardi 28 avril 2020 15h30

La France entière doit écouter les annonces du premier ministre. Histoire de savoir comment nous allons vivre les deux trois semaines à venir.
Ici, nous nous demandons comment nous allons vivre le prochain quart d'heure.

Ce matin, juste avant 5 heures, un mal terrible a planté ses crocs dans la hanche de mon père, mordillant vicieusement vers la cuisse.
2 gr de paracétamol n'y ont rien fait.
Quand l'infirmier est arrivé, après 6 heures, il a voulu tester quelques mouvements, pour mieux cibler le point de la douleur.
Mon père a pâli, a failli perdre connaissance. Il est retombé lourdement sur l'oreiller, ahanant de souffrance.
Il avait mal, atrocement mal.
Cet homme a déjà démontré à plusieurs occasions que son seuil de tolérance à la douleur était assez élevé.
Il y a quarante ans, il a supporté une longue série de séances de kinésithérapie, pour soi-disant rééduquer une cheville foulée. En fait, la cheville en question se faisait grignoter, déjà, par une souche de tuberculose osseuse. Les tissus et cartilages rongés, sursollicités par les séances assidues, devaient déguster quelque chose !
Mon père a tenu, tenu encore, pendant plusieurs mois, espérant retrouver la marche après cette torture.
La marche, il l'a retrouvée, après trois années de traitement lourd, quand enfin un spécialiste s'est penché d'un peu plus près sur cette cheville tuméfiée.
En 2012, le même petit bacille ou son cousin est venu grimacer dans les interstices ténus d'une vertèbre lombaire. Là encore, une douleur à mourir, de longs mois de traitement. C'est de cette époque que date l'anecdote où notre bon docteur d'alors, avait eu le bon sens d'interrompre ce traitement, efficace contre le mal, oui, mais ravageur envers son hôte. 
Mon père restait avec son bacille mal neutralisé, oui, mais vivant, contre prescription médicale !
Quelques épisodes encore nous ont fait penser à un retour de tuberculose.
Enfin, il n'y a que moi pour parler de tuberculose. Tous les médecins se renfrognent, dès que je l'évoque. Seuls, les vétérinaires semblent aussi convaincus que moi. Comme quoi, moi et mes théories, sommes plus bêtes que gens...

Quoi qu'il en soit, mon père ce matin avait horriblement mal, lui pourtant si dur. Il a voulu attendre jusqu'au dernier moment, jusqu'au point où il n'en pouvait plus. A midi, il a renoncé à lutter, et demandé le docteur.
Le gentil docteur est venu. A prescrit des antalgiques puissants. De ces dérivés morphiniques qui ne vont sûrement pas arranger les hallucinations de mon pauvre père. Nous verrons bien, le moment venu.

La pharmacie était fermée, à cette heure.
Antton a fait le pied de grue devant, pour être le premier à l'ouverture. Ne pas se retrouver derrière une demi-douzaine de clients venus pour des lingettes de toilette, ou du baume à lèvres.
A 14h36, il était de retour à la ferme, avec les précieuses ampoules.
J'en ai laissée tomber une, dans l'énervement. Bullou a failli la laper.
La seconde a coulé un peu sous le sucre qu'elle imbibait.
Pour faire bonne mesure, j'en ai ouverte une troisième, et l'ai académiquement versée sur le second sucre posé dans la cuillère. Je tenais le bon protocole.
Mon père encore gris de douleur a ouvert grand la bouche. Je lui ai posé les deux sucres sur sa langue tremblante. Il les a recueillis  avec ferveur, comme la sainte hostie.

Nous avons attendu, en silence, dans la chambre verte où une mouche têtue montait et descendait le long de la vitre.
Quelques minutes seulement après, mon père a exhalé un souffle, levé la main.

- ouff. Gaki dun.

- ouff. Ca s'en va.

L'onde refluait visiblement sur son visage, dont les traits se décrispaient à vue d'œil.
Je ne suis pas sûre de la pérennité de ce répit.
Je suis bien contente déjà d'avoir sous la main ces ampoules magiques.
Pour la suite, nous aviserons, avec les corps médicaux.

Je ne suis pas d'avis d'aller débusquer la cause. Je suis plutôt d'avis qu'il doit y en avoir plusieurs, des causes, et plus encore, d'effets.
Et que le mieux est de les laisser, les unes et les autres, là où ils sont, s'il y restent supportables.
Toutes ces réflexions et décisions, pour plus tard...

 Là, à l'instant présent, le pauvre homme souffle enfin, le mal retapi dans sa tanière.

- Gorriak ikusi nitiet !
- J'ai souffert le martyre !

Il revient de l'enfer.

Je ne sais pas d'où sort ce mal soudain.
Je ne sais pas si j'ai raison d'y voir la bacille revenu.
Ou si c'est, comme le pense plutôt le docteur, une crise d'arthrose aigüe.

Je ne sais pas, et je m'en fous un peu.
Ce qui compte, c'est que la souffrance soit muselée. Et qu'elle le reste !
Ca, nous le verrons dans les heures qui viennent.
Pas de plus longue projection d'avenir pour nous, aujourd'hui.

Je suis maintenant totalement familiarisée à tous ces doutes. J'y fais mon petit bonhomme de chemin.

La réalité est, paraît-il, pour les gens raisonnables, une ligne plate où les points se succèdent gentiment, en un ordre logique et cohérent. Une ligne droite et figée, où les choses restent ce qu'elles doivent être.

Pour nous, les fols, elle est une danse, entre valse lente et tango violent.
Elle est fluctuante et fuit comme l'onde mouvante, tantôt alanguie sous les saules, tantôt trépidante sur les rochers pointus.

Pour nous, les fols, pour moi, la réalité n'est pas. 
Et ce qu'on en voit, ce qu'on en sait, est une forfaiture.


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