jeudi 23 avril 2020

23-24 avril



Jeudi 23 avril 2020 14h50


Le soleil est tout près de percer le voile nuageux.
Quelques jours de pluie ont bien rafraîchi les terres.
Ce printemps est parfait, météorologiquement.


Beñat emmène mon père dehors, pour lui faire prendre l'air. Je les entends bavarder dans la cour.
Ce diable de père nous fait encore des siennes.
Hier soir, juste après 22 heures, il me hèle.
J'étais dans mon premier sommeil, le plus profond et le plus réparateur.
Il est venu s'y inviter comme le malotru pousse la porte avant qu'on ne la lui ouvre.

Cette fois, il voyait Maïlis, ma nièce infirmière, venue le secouer dans son lit pour lui faire prendre sa douche.
Il était assis au bord, mains croisées sur les cuisses, pas content du tout d'avoir été ainsi tiré des bras de Morphée.
Et moi donc...

- zer ostia, fulminait-il, errandion ba emendik alde egiteko !

- Nom de Dieu, dis-lui donc de sortir d'ici !

Dans la journée d'hier, les yeux de mon père ont retrouvé une couleur normale.
Ses visions de demi-sommeil, elles, sont restées.
Et s'étirent de plus en plus largement sur la plage de veille, je dirais.
Il raconte dans le détail ce qu'il voit, un bon moment après s'être réveillé.
Comme si ses rêves refusaient de retourner dans les brumes de l'inconscient, bien décidés à se faire entendre, et, pour leur hébergeur, voir.
Les rêves en question sont majoritairement agréables, plaisants à entendre, et à moudre, pour mon père qui en fait plusieurs usages, telle la vache ruminant son bol alimentaire.

Hier soir, je n'étais peut-être pas tout à fait assez disponible à l'écoute de mon père.
J'étais passablement agacée, à l'idée de recommencer une nuit où, à chaque heure ou presque, je serais dans sa chambre, à chercher les traces de tous les personnages, certes fort sympathiques, mais bon, un peu envahissants, de son imaginaire décalé.

Je manquai de patience, quand, appuyée au chambranle de la porte de communication entre nos deux chambres, ensommeillée encore, je lui ordonnai :

- bon, oraingotik ez neri adarrak jotzen asi hé ?!
ez da ez Maïliz ez ostiarik emen, eta zu, egon ogean, eta ixillik !

- bon, maintenant, tu ne me touches pas les cornes, d'accord ?
(Toucher les cornes chez une vache l'énerve prodigieusement. En langage humain, ça se traduirait par : ne m'emmerde pas !)
il n'y a ni Maïliz ni merde ici, et toi, tu restes au lit, et tu te tais !

Je sais, je sais, c'est tout à fait contre indiqué dans tous les fascicules d'apprentissage à usage des soignants. Soignant ou pas, on en reste homme, ou en l'occurrence ici, femme, et faillible.

Mon père s'insurgea, une demi-seconde, avant de remarquer mon air un tantinet contrarié, et finit par se recoucher, en grommelant. Il tira le drap sur sa tête, na !, comme un gamin boudeur, et moi, je tirai la porte derrière moi. Avant de la rouvrir, pour l'entendre, du fond de mes oreilles sourdes, s'il m'appelait encore, à bon escient, cette fois, espérai-je.

Je ne me rendormis pas tout de suite.
Je me morigénai pour cette attitude fautive.
Me remémorai l'œil suspicieux du grand infirmier, quand je lui avais dit que j'appellerai le docteur, hier. Il l'a d'ailleurs appelé de son côté, me soupçonnant de ne pas prendre au sérieux cette histoire d'yeux rougis et de visions. Résultat de notre double appel, une prescription de collyre... le médecin lui-même , ne prenait pas l'affaire plus au sérieux.
J'essayai de considérer les choses objectivement :
j'avais bien le droit de vouloir me reposer, d'essayer de ne pas être dérangée pour des désagréments auxquels je ne pouvais rien. Il y en avait suffisamment pour lesquels je pouvais tout !
Je m'étais montrée un peu sèche, mais pas plus qu'à bien d'autres occasions.
Nous n'en étions quand-même pas à une situation de maltraitance, tout de même !

Par le passé, il est vrai, j'ai été défaillante, à une ou autre occasion, dans mon rôle d'aidante.

Il y a eu cette fois, où, pendant toute une nuit, j'ai présenté à mon père un verre d'eau fraîche après l'autre, pensant qu'il faisait une infection urinaire, alors qu'il était gentiment en "ballon"(tout aussi bien imagé que "globe"), la vessie gonflant comme une baudruche, sans pouvoir se vider. Il a bu avec application, à s'en faire exploser le ventre, le pauvre homme ! 
Au petit matin seulement, le voyant de plus en plus souffrant, j'ai appelé un médecin.

Plus récemment, quand là, pour le coup, il faisait réellement une infection urinaire, j'ai jugé que non... non, non, ça n'y ressemblait pas. Sur la base de quoi ? Je ne sais pas, comme ça.

D'où les réticences du grand infirmier à laisser mon pauvre père entre mes seules mains.
Tout de même, dans ce cas là, n'est-il pas aussi fautif que moi, complice d'une telle forfaiture ?

Je me rendormais tout doucement, sur ces flagellations. 
Ma dernière pensée consciente fût :

-ez ote da iñor diskuitzen ?
- N'importe qui ne peut-il pas se tromper ?

En bon français : tout le monde peut se tromper.
Un genre de  :
Que celui qui n'a jamais péché, me jette la première pierre.

Absoute, je m'endormis comme une bienheureuse.

Au petit matin, mes exhortations musclées avaient porté leur fruit. Plus d'appel. Je m'étais contentée de l'intendance ordinaire, en milieu de nuit.
Le voyant souriant et reposé, je me fis la réflexion que, si ce résultat là était l'aboutissement de 8 années de maltraitance, comment aurait-il été si je l'avais bien traité ?
J'étais définitivement lavée de toute accusation.

Je m'apprêtai à quitter la chambre pour aller déjeuner, quand mon père m'envoya une dernière ruée de mauvais cheval :

- té, gau hontan Olivier ikusi niet. Dutxetant zunen, eta neska eder bat bazunen emen, haren esperuan. Ate direnian, biek hire gel alderat joan tun.

- tiens, cette nuit, j'ai vu Olivier. Il était sous la douche, et une belle fille l'attendait ici. Quand il est sorti, ils sont allés tous les deux vers ta chambre.

Attrape-ça dans les dents !

Ooh, le vilain...

Avec Olivier, nous apprécions ce luxe d'avoir deux résidences. Nous ne sommes pas quotidiennement ensemble. Ca a des avantages, et des inconvénients, évidemment. Nous nous retrouvons parfois en décalé, quand l'un ou l'autre s'en serait passé, et, à d'autres moments, nous nous manquons, séparés de 80 km. Par contre, indépendants et autonomes tous les deux, nous ne nous agaçons pas d'une cohabitation obligée. Et nos retrouvailles sont dans l'ensemble (!) des réussites.
Par ce temps de confinement, le temps de séparation s'étire sur deux mois. 
Un laps de temps suffisamment long pour méditer sur des possibilités de trahison adultérine.
En bonne petite épouse encore très amoureuse de son mari à près de 60 ans, je reste jalouse.
Même quand je ne le regarde pas avec des yeux enamourés, je trouve mon mari plutôt joli garçon. Il est un mari attentionné, délicat, plein d'humour et d'adresse. Je ne suis sans doute pas la seule à m'en être aperçue ! Deux trois femelles ont du faire tourner l'œil, et s'intéresser à mon grand mari délaissé. De loin, je ne peux pas surveiller comme je le devrais. Mazette !
Alors, je reste confiante : Olivier ne me donne pas trop de raisons de douter.
Nonobstant, l'occasion faisant le larron, on ne sait jamais. Plus d'une s'y est laissée attraper...
Là comme ailleurs, laissons arriver.

Mon bougre de père avait-il besoin de fouailler dans mes inquiétudes,  le sadique pervers ?
Il devait se venger bassement de mes rudesses de la veille.
Je me rassurai en me disant que, quand-même, si Olivier et sa dulcinée étaient venus forniquer dans mon lit, je m'en serais aperçue ! Nom d'un chien !

A mon tour, guère plus charitable que lui, je faillis lui dire que de mon côté, j'avais vu Juanita passer dans la cour, au bras d'un sémillant jeune homme de même pas 80 ans...

Je me ravisai. Ceci est un grand secret. Chhhuut.

Le petit déjeuner calmement apprécié, je m'en fus à l'étable, rejoindre mes génisses innocentes.


Vendredi 24 avril  7h




















La nuit a été bien tranquille.
Je me suis réveillée tôt, bien reposée.
J'ai fait le tour d'étable, comme au temps où je partais pour la jardinerie. Ce temps prochain.

J'ai fait un rêve étrange.

Il y avait un cirque, à Agorreta. La ferme était pleine de spectateurs impatients.

Dix énormes éléphants furent lâchés dans le pré. Mes Neskaks, affolées, s'enfuirent, heurtant les clôtures. Les éléphants après un petit galop lourdaud, se mirent à paître dans l'herbe grasse. Les génisses comprirent qu'elles n'avaient pas grand chose à craindre des pachydermes, et se calmèrent, pâturant à leur tour, un peu plus bas.
Deux tigres étaient parqués dans l'enclos des chèvres, chez Nicolas.
Où étaient passées lesdites chèvres ? je ne sais pas. Ces tigres n'étaient pas bien meilleurs que les loups de celle de Seguin...

Enervés par l'agitation dans le champ, les tigres sautèrent par dessus le grillage, et coursèrent les vaches. Je les voyais faire, depuis la fenêtre de la cuisine, ici.
Mes chiens, excités par tout ce remue-ménage, sautèrent dans le pré, et pourchassèrent les tigres, pourchassant eux-mêmes les génisses. C'était horrible : les tigres allaient se jeter sur mes belles, les lacérer, puis, s'en prendre ensuite à mes pauvres chiens, et n'en faire qu'une bouchée.
Je hurlais depuis la fenêtre, les gens hurlaient aussi, penchés à toutes les ouvertures de la ferme bondée.
Bullou mordillait un tigre à la cuisse. Lui, trop occupé à courser un éléphant, la laissait faire. Mes génisses n'étaient plus là. Il n'y avait plus que les deux tigres, lancés en pleine course, puissants, le pelage épais et brillant, les gueules ouvertes sur les crocs acérés, et les éléphants, barrissant leur détresse.

Je récupérais l'un après l'autre mes trois chiens, revenus à la fenêtre. Ils étaient saufs !
Je récupérais aussi un vieil homme et un enfant, qu'on avait emmitouflés dans un drap, et descendus de l'étage. Une chaîne de solidarité s'organisait, pour sauver gens et bêtes du carnage.
Il me manquait Ballurdo, mon fidèle cabot beige.

Je l'appelai, l'appelai, désespérée.
Puis, je me souviens qu'il était mort.

Tous ceux que j'aurais pu sauver étaient bien saufs.
Ouf !

Nous sommes beaucoup dans les rêves, ces temps-ci à Agorreta.
Rêves de nuits et rêves de jours.

Mon père voyage énormément, dans sa tête. 
Il va souvent à Sare, y conduit le tracteur sur des pentes dangereuses, mais s'en sort.
Les cultures viennent bien, la terre y est grasse, et l'eau ne manque pas.
Il voit des gens chaleureux et gais, des enfants joueurs.

Sa seule inquiétude est d'être bien revenu à Agorreta, parmi nous.
Quand il me voit, il me prend le bras :

-  Aahh, hor haiz !

-  Aahh, tu es là !

Il s'enquiert aussi de la présence d'Antton et de Beñat. Je le rassure.
Je m'inquiète : qu'il réclame Antton, c'est le signe d'un très sérieux désordre dans ses neurones.
Et qu'il me touche le bras, affectueusement, alors là, rien ne va plus !

Je me souviens de cette fois où il avait cru que ma mère, pendant la tournée du lait, avait eu un accident. Là, déjà, avait-il rêvé éveillé ? Ou quelqu'un, mal renseigné, l'avait-il inutilement alarmé ? Je ne sais pas.
Toujours est-il que quand nous revînmes à la ferme, avec ma mère, au volant de notre petite Clio rouge de l'époque, nous croisâmes on père, au volant de son tracteur, lui, en partance pour vider la bennette à fumier.
Nous voyant, sauves toutes les deux, il ouvrit grand ses bras, et se prit ensuite les mains, remerciant le Seigneur. Attitude rarissime chez ce païen patenté. Oui, son goût pour la messe lui est venu sur le tard...
Il ne descendit quand-même pas du tracteur, pour prendre sa femme et sa fille chéries, qu'il avait crues perdues, dans ses bras.
Non, après cette manifestation d'effusion incroyable, il enclencha la vitesse, et reprit son parcours.
Que d'émotions !

Là, pour qu'il me touche les bras, nous en sommes à un paroxysme affectif jamais atteint.
J'en suis toute bouleversée...

Enfin, mon père revient content de ses contrées. Il nous partage sa joie et ses nouveaux paysages.
Parfois, rarement, il voit par terre des rats et des serpents. Nous demande de leur écraser la tête, mais sans s'effrayer outre-mesure.
Il déplore juste notre sensiblerie à tous, incapables de terrasser ces tout petits monstres.

Il est reparti ailleurs, dans des endroits où la vie est meilleure.
N'est-ce pas le mieux à faire, quand la mécanique se dégrade et lâche de partout ?

C'est une chance pour lui, et pour nous.

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