lundi 4 mai 2020

1er au 5 mai



Vendredi 1er mai 2020 6h50








Ce 1er mai est bien étrange.
La morosité posée comme un tissu lourd sur tout pèse partout, sur tous.

Nous allons devoir réapprendre la légèreté, faire une place raisonnable à cette menace planant dans l'air. La tenir en mire, mais suffisamment à distance pour continuer de vivre autour, agréablement.
Ce mois de mai, traditionnellement le mois des fêtes, des retrouvailles, des célébrations, le mois des communions, des baptêmes, le joli de mois de mai où on est autorisé à faire tout ce qui nous plaît, résonne cette année comme le manque de toutes les privations cumulées.
D'ordinaire, on prépare à tout va les fêtes d'été, on pense à des vacances, des voyages, des fêtes dans les soirées tièdes, où l'on se presse les uns contre les autres, on rit, on danse.
Cette année, tout ça n'est que souvenirs, frustrations et regrets.
Impossible de se projeter dans un avenir si incertain, impossible de se donner une date, une durée à tenir. 
Impossible d'imaginer comment sera la vie d'après, comment nous allons réussir à retrouver l'insouciance maintenant perdue.
J'attends de voir, de vivre, comme ces temps-ci, chaque jour et chaque heure, j'attends de voir, de vivre.

La nuit a été bonne. 
Un seul réveil, à deux heures, avec une douleur encore en sommeil, facilement rattrapée et muselée.
Un moment difficile, au petit matin, quand, avec l'infirmier, on se rend compte que la station debout est très précaire, et les deux pas nécessaires aux transferts, impossibles.
La morphine tient la douleur à distance, mais elle mine aussi les quelques forces qui restaient.
Ma crainte, c'est le retour de ces hallucinations, où j'ai vu déjà mon père se débattre contre des monstres fantasmagoriques, sortis d'un imaginaire échevelé.
Pour le moment, pas plus de visions que celles antérieures au traitement antalgique. Nous verrons bien pour la suite. Le "chaque jour suffit sa peine" n'a jamais été aussi vrai.

Pour le reste, pour ces mouvements réduits de jour en jour, nous pouvons pallier. Il y a toujours au moins un de mes frères, à la ferme. Tout le monde se mobilise autour de notre vieux père, et, à nous tous, nous luttons pied à pied contre la misère de la vieillesse. 
Nous apprivoisons ces triviaux d'une relation au corps à corps avec la maladie et son vilain visage. Cela nous aidera peut-être, qui sait, quand à notre tour, nous l'aurons en face. Au moins, l'aurons nous déjà vue de près, ne serait-ce que par procuration.

Quand je retournerai à la jardinerie, la semaine prochaine, nos deux aides de vie, Béatrice et Agnès, prendront ma place ici.
L'équipe est au point, les conditions optimales, tout ce qui peut être fait, l'est.

Ce retour à la jardinerie, je l'appréhende un peu : deux mois au calme, ici, et la pleine activité, l'effervescence, là bas.
Les collègues qui sont restés sur le pont sont épuisés, d'une fatigue plus nerveuse que physique. La plus mauvaise.
Le retour des absents du confinement est perçu comme un soulagement, la possibilité de passer un relais devenu trop exigeant.
De notre côté, nous ne sommes pas bien fiers de nous être mis ainsi en retrait. Nous avons, du moins, j'ai, l'impression d'investir la peau chagrine d'un déserteur sur le retour. Mais bon, ça, ce sont moi et mes emballements...
Les retrouvailles seront sûrement teintées d'acrimonie, d'agacement, d'une tension vite montée en épingle.
Ce sera à nous, les absents du confinement, d'apaiser, de conforter, d'admettre la légitimité des attitudes outrées de nos collègues à cran.
Ca, c'est ce que j'imagine, maintenant.

Je verrai ça sur le moment, encore une fois.
Bien décidée à faire de mon mieux, je ne peux pas aller au delà de ce que je peux donner.
La veille constante autour de mon père est difficile, aussi, d'une difficulté impossible à entendre par ceux là dont les préoccupations sont toutes différentes.
J'ai choisi d'accompagner une fin de vie. Choisi de faire passer en second la bonne marche d'une jardinerie, où l'on vient chercher de l'agrément, pas de l'essentiel.
J'écouterai sûrement en grinçant des dents le grand malheur de ceux qui pleurent un camélia jauni.
Je l'écouterai, ce si grand malheur d'un client sincèrement ému, en me demandant comment est à ce même moment mon vieux père. En espérant qu'il prenne un peu de repos, après une énième nuit de souffrance et de râles.
Je l'écouterai, en le détestant lui, de devoir être là, à l'écouter dans ses misérables tourments, au lieu d'être aux côtés  de mon père qui se meurt.
Au lieu de tenir jusqu'au bout ce serment que nous nous étions faits, avec ma mère et lui, de ne les sortir d'Agorreta que les deux pieds devant.
Nous sommes un peu théâtreux, dans la famille, avec des solennités de bazar !

La réalité économique est incontournable, sans doute. Et la bonne marche de notre monde se fait une meilleure rampe d'un camélia jauni, que d'un vieil homme couché.
Je n'ai pas la force et le courage de le changer, ce monde, et je veux y garder ma place.

Je n'ai pas l'intention de sacrifier à un sacerdoce, aussi élevé et gratifiant soit-il, ma vie de femme vieillissante, mais aux espoirs encore permis, de se trouver bien dans son travail, de profiter des bons moments à partager avec son grand mari, ses amis.
J'ai jusqu'ici tant bien que mal trouvé un équilibre entre les deux, même si la balance a failli basculer plus d'une fois. Toujours du côté sacerdoce. 
Cette fois-ci est peut-être celle de trop : tant pis ! Ce sera encore un de ces aiguillages que l'on manque de peu, de très peu, où, à quelques jours près, j'aurais pu arriver à ce que j'espérais, et puis non, bêtement, ça ne se serait pas fait...

J'ai pour la énième fois l'impression de toucher au but, de pouvoir laisser tomber de mes épaules ce poids de plus en plus lourd pour elles.
Je tiens encore les deux bouts de la corde. Je demande du renfort et en trouve.
Je me la sens glisser entre mes doigts, cette corde trop lisse, comme je sens le fil ténu de la vie s'échapper des lèvres pâlies de mon père, s'éteindre dans son regard souvent vide, maintenant.


Mon père se réveille en sursaut.
Il ne sait plus où il est, veut rentrer à la ferme.
Je lui montre sa chambre familière, Bullou venue lui faire fête en touchant sa main de son museau frais.

Le vieil homme hoche la tête, soupire, et son souffle saccadé se ralentit, s'apaise.

Juste pour ça, pour cette seule gratification, je trouverai l'énergie, encore. Et je laisserai de côté ce qui ne m'est pas essentiel.


Samedi 2 mai 2020 5h40

Très mauvaise nuit.
Des cauchemars sont venus torturer mon père, à chaque fois qu'il s'assoupissait.
La terreur de cette souffrance là, il me demandait de l'écarter, en espaçant les prises d'antalgiques. La morphine éloigne bien la hyène aux morsures féroces. Elle s'écarte, lâche à regret sa proie au sang chaud. Elle livre par contre cette même proie aux monstres de peurs enfouies dans les méandres les plus obscurs de nos imaginaires intimes.
De vieilles femmes viennent lui faire de vilaines grimaces, de grands hommes forts et larges s'avancent, fourches et serpes en main. Il se débat dans son lit, essaie de passer au travers des barrières de sécurité, s'accroche à mon bras en me suppliant de ne pas le laisser.
Nous luttons, lui contre ses démons phantasmés, et moi, contre son énergie de vieil homme encore capable de secouer les armatures métalliques de son lit de malade, et de s'y blesser.
Je ne peux pas le lâcher pour appeler de l'aide, il serre mes mains à m'en faire mal.

Je dois trouver le moyen d'éloigner les hallucinations terrifiantes, en maintenant les antalgiques encore efficaces.
J'appellerai le gentil docteur, et nous verrons ensemble.
J'aimerais voir mon père souffler paisiblement, lui voir le visage détendu de qui ne souffre plus.
Le voir mort, s'il le faut, ou tout comme, plongé dans un de ces comas dont on ne ressort pas.
Le corps fait mine de vivre, encore, mécaniquement. Tout le reste est mort.

15H

Mon père a complètement perdu ses appuis.
Il ne tient plus debout. Il faut le hisser, pour le déplacer. Il pèse lourd, plus de 90Kg.

- sobera gormanta, sobera piso ! lui dis-je. Antton ekarrazi beharkodu altxatzekotan.
- trop gourmand, trop lourd ! il va falloir appeler Antton pour te bouger.

Il a ses têtes, mon père, encore maintenant, où son corps le lâche.
Moi, sa fille, il trouve naturel de me livrer son vieux corps malade.
A Beñat, son complice de toutes ces dernières années, il permet aussi de l'aider.
Antton, son dernier fils aimé-maudit, c'est en derniers recours !

Là, il ne peut plus trop faire le difficile.
Antton l'enlace, le soulève, et l'installe sur son lit, ou dans son fauteuil.
Nous sommes là aussi, rattrapant un mauvais angle où une jambe mal positionnée.
C'est l'occasion de grands éclats de rire :

- Ah, ikusten duzu zen ongi zen sure seme maitatuaren besotan ?
- Ah, tu vois comme tu es bien dans les bras de ton fils chéri ?

Ils se font face, ces deux là, visage contre visage :

- Oïe, kasu mazak ba ! 
- Aïe, fais donc attention !

Il ne peut pas retenir ce ton sec, ce regard au peu mauvais.
Il est humilié, mortifié de se voir faible, livré ainsi, lui l'homme fier, fort et droit.

Nous l'installons au mieux, et l'écoutons s'endormir, respirant par séquences irrégulières, entre deux longues apnées au silence étrange.

Entre nous, nous plaisantons un peu sadiquement de cette humilité maintenant forcée.
Nous nous souvenons de notre père en ses mauvaises années, ses années où le vin âcre le rendait mauvais.
C'était il y a trop longtemps pour qu'on lui en veuille encore. Pas assez pour que l'on ne s'en souvienne pas.

Maintenant, il lutte, avec courage et dignité. Il se montre valeureux, riant encore de ce qui le tue.


Dimanche 3 mai 21h

Les prises de morphines sont de plus en plus rapprochées.
Une séquence de plus de 3 heures rameute déjà la douleur. Il faut presque une heure ensuite pour la renvoyer dans sa tanière. Une heure d'intense souffrance, mâchoires crispées sur des grognements sourds.
J'administre les comprimés en gardant l'œil sur l'horloge.
Les hallucinations ont disparu.
Mon père est dans un état de demi conscience. Il nous entend, fait les gestes demandés, ouvre la bouche, se tourne à peine sur le côté, approuve quand je lui masse la cuisse où il a si mal.
Nous l'installons au mieux, tirons sous lui les draps froissés où sa peau se marbre;
Je vais veiller cette nuit, pour ne pas laisser le mal revenir au galop.
Il faudra dès demain mettre en place un autre mode opératoire. Diffuser la morphine directement dans le sang, à doses constantes.
Je sais bien que ça veut dire que mon père ne nous entendra quasiment plus, que nous ne pourrons plus, nous, l'entendre. 
C'est le mieux à faire.

Mardi 5 mai 5h

Mon père est mort hier à cette heure.
Il repose maintenant dans sa chambre, dans ce grand silence si étrange après tous ces râles.

Après toutes ces fois où nous nous sommes préparés, depuis ces dernières années, nous ne devrions pas être surpris. Nous avons suffisamment répété.
Encore, là, j'ai du mal à y croire...


Le coronavirus nous aura permis de finir son chemin ensemble, ici.
Le coronavirus nous privera de ces chants à pleines voix sous la voûte haute, de cet orgue puissant et de son élan.
Nous chantions tous les deux en écoutant la messe télévisée.
Je trouverai peut-être quelqu'un pour chanter quand-même, quand il sortira d'Agorreta.
Comme j'ai trouvé des gens pour m'aider à tenir mes serments.
Merci à eux tous.





























Repose en paix.

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