dimanche 10 mai 2020

10 mai




Dimanche 10 mai 2020 15h

Ma relation jour par jour et presque heure par heure a pris une respiration.
Durant les deux journées de veillées à Agorreta, j'ai tant de fois raconté la fin de mon père à tous ceux qui sont venus en visite, que ma voix s'en enroue.
Malgré le confinement, les proches et moins proches ont quand-même pu venir rendre un dernier hommage au maître d'Agorreta.
A peu de jours près, même ça, nous ne l'aurions pas pu.

Les services des pompes funèbres nous ont permis d'organiser une cérémonie d'adieu dans la cour. Jeudi matin, quand le cercueil a franchi le seuil de la ferme, il y a eu un chant, un beau chant basque, ce chant que nous massacrions de bon cœur, mon père et moi, à chaque messe d'enterrement où nous nous rendions ensemble.
Ce "Gurekin egon", sobre, poignant, apaisant, m'a paru suffire à lui seul à pallier les frustrations de funérailles confinées.

J'ai pour la dernière fois parlé à mon père à 3h30 du matin du lundi. Il m'a entendue, et senti ma main posée sur la sienne.
Il ne souffrait plus, geignait et râlait, par un mécanisme organique du corps qui se défend.
Son visage était apaisé, son teint hâlé du soleil des derniers jours.
Jusqu'à 4h30, j'ai continué de murmurer près de lui, de lui promettre la paix prochaine. Lui ne manifestait alors plus rien, ne m'entendait plus, sans doute.
A partir de là, j'ai du m'assoupir, assise tout près de son lit.
Je me suis réveillée en sursaut, à 5 heures.
Le silence m'est tombé dessus comme une chape de plomb, lourde et étrange.
Mon père a la tête tournée vers moi. Ses yeux étaient fermés depuis plus d'une heure, déjà. Alors, seule sa respiration difficile animait le vieux corps inerte.
Maintenant, de ses lèvres entrouvertes ne sort plus aucun son. Son torse ne se soulève plus. Ses mains se referment sur le drap tiré.
Il est mort. 
Pendant que je me suis, moi, endormie.
J'ai manqué son dernier souffle. 
J'aurais pu lui en vouloir, de me lâcher comme ça, à la sauvette. M'en vouloir, à moi, d'avoir tourné les talons à ce moment là.
Le sentiment ne m'en a même pas effleurée.
J'ai eu 9 années pour lui dire adieu. 9 années où, périodiquement, la mort venait lui rôder autour, puis, le laissait se remettre, incroyablement. 9 années où nous avons ensemble appris à la voir venir, puis passer son chemin.
Mes frères présents ont partagé ces années là avec nous.
Cette fin nous a parue douce, aussi douce que peut l'être la mort d'un père, même d'un très vieux père. La souffrance a mordu très fort, mais elle a été muselée, très vite.

Ce qui devait être fait, l'a été.
Cette page aurait pu être tournée dans la sérénité mélancolique.

Et pourtant, non, toujours pas.

Encore, à ce moment solennel, nous avons trouvé le moyen de faire une place au burlesque, à Agorreta.

L'enterrement en cette période de coronavirus n'était pas organisé comme traditionnellement, avec un rendez-vous sur le parvis de l'église, pour une heure donnée.
Nous avions quand-même fixé 11 heures, pour le cimetière. 10h30, pour un dernier hommage à la ferme.

Les employés des pompes funèbres avaient prévu de faire entrer les gens par petits groupes, avant la fermeture du cercueil. De petit groupe, il n'y en eut qu'un : Béatrice, Doudou, et moi. Les trois gardiennes.
Nous avions pris de l'avance sur l'horaire.
Quand nous sommes sorties dans la cour, juste avant le corps, je n'ai évidemment pas regardé qui était là, et qui n'y était pas.
J'ai beau être émotionnellement perturbée, je reste très naturellement émue, quand mon père mort quitte sa ferme.
Je ne fais pas l'inventaire des présents et des absents.
Nous avions installé un buffet improvisé. Les gens posèrent leurs verres ou leurs tasses, et s'approchèrent.
Le cercueil fut positionné sur les tréteaux, devant le rosier en fleurs, au centre de la cour.
Les deux chanteurs se tenaient prêts.
L'organisateur des pompes funèbres se tourna vers moi, interrogatif. Je hochai la tête, pour lui signifier qu'on pouvait commencer. Je me tournai aussi vers les chanteurs, prête à les accompagner, la gorge nouée.
Je ne sais plus qui murmura que tout le monde n'était pas là.
Je fis du regard le tour de l'assemblée, et me rendis compte en effet qu'il n'y avait que très peu de personnes dans la cour.
A ce moment, arrivèrent Yon, Marie, Antton. Puis vite après, Nicolas. Et quelques autres.
Nous avions failli commencer sans mes frères  !
Un peu plus, et nous embarquions le corbillard sans tambour ni trompettes...
Un chant, tout juste, à capella.

Le soleil sortit d'entre les nuages à ce moment là.
Je le sentais sur ma nuque.
Je sentais Antton et Beñat autour de moi. Béatrice et Doudou juste à côté.
Le chant apaisait ma fatigue et ma peine.
Les chiens s'approchèrent, je les caressai.
Ce fût un joli moment.
Pour moi, il valait bien une messe.

Nous prîmes encore le temps avec Doudou et Béatrice de finir notre thé. Mon père ne nous en voudrait pas : rien ne le pressait.
Puis, en convoi, nous nous rendîmes au cimetière. Sur le chemin, ma fidèle Meriem nous fit un grand salut.
Rendus au cimetière, les porteurs glissèrent le cercueil dans la fosse ouverte.
Je ne sais pas ce qui se passa au juste. La planche servant de rampe était trop longue, ou alors, quelque chose bloquait à l'autre bout.
Toujours est-il qu'il fallut aller quérir un ouvrier avec une pelle, pour faire tomber la caisse.
Un moment assez peu conventionnel, pour le moins. D'un autre côté, je me fis la remarque que cet ouvrier à la pelle était une compagnie plus naturelle à mon père que les agents en costumes et cravates massés autour de lui, tâchant faire un écran plus digne, sans y réussir.
Même en cette circonstance, mon père trouvait encore le moyen de nous faire rire, le bougre !

La cérémonie s'acheva là dessus, entre larmes et rires.

Nous remontions l'allée, quand je vis arriver ma tante Marguerite et mon cousin.
Alors seulement, je m'avisai que nous étions en avance sur l'horaire.
Je proposai de redescendre, d'attendre près du caveau, pour que chacun puisse s'y recueillir, comme prévu.
Nous étions éparpillés en petits groupes, appuyés sans cérémonie contre les pierres chaudes des tombes voisines.
Je bavardai avec ma tante, puis, avec Lucie.
Les employés du cimetière refermaient la tombe, encore avec pelles et truelles.
Ce ne nous paraissait nullement déplacé. Nous étions plutôt bien, là, dans la chaleur d'une fin de matinée de mai.
Mon père avait rejoint la sépulture de ma mère dans la fosse. 
Les choses me paraissaient en ordre.
Un bon moment se passa, avant que nous reprîmes le chemin de la ferme, pour nous y rassembler encore, autour de la table dans la cour.

C'est là que l'ambiance douce de funérailles justes vola en éclats.

Nous sommes à Agorreta, ne l'oublions pas.
A Agorreta, pour un oui pour un non, le sang s'enflamme, et les passions brûlent.

J'entendis des cris, venus de l'autre côté du garage.
Etonnée, ne comprenant pas ce qui se disait, je me suis approchée.
Et là, éberluée, je vois, ma Miss Budy, vociférant en tapant dans les mains, échevelée comme une sorcière en furie.
Saisie, je vais vers elle, et lui demande ce qui se passe.
Elle continue de crier, tourne les talons, et s'en retourne chez elle.

Elle avait fait la même scène, quand, il y plus de 4 ans, mes chiens s'en prirent au sien. 
Les batailles de chien, à la ferme, sont monnaie courante. Oui, ici, même les chiens ne se supportent pas. Son vieux Bobby était mal en point, harcelé par les deux petits merdeux de la ferme.
Mon père était assis sur le banc, au soleil.
Miss Budy, claudiquant d'une cheville foulée, lui intima rageusement de "garder ses chiens chez lui !"
Il était certes plus jeunot, à l'époque, mais tout de même pas en état de courir pour séparer une meute hurlante.
Passant par là, j'intervins, envoyant bouler les deux miens.
Le vieux Bobby gisait sur le côté.
Je proposai mon aide, pour le monter dans la maison de Miss Budy, elle même blessée.

- C'est ffini, tempêta-t-elle, tu restes chez toi, et moi, chez moi !!

Interloquée, je m'en revins rejoindre mon père, aussi ahuri que moi.
Nous n'avions pas trop compris, à l'époque, mais bon.
Bobby se remit. Miss Budy se calma. Pour cette fois là.

Jeudi, je reviens vers les miens, complètement estomaqués de ce scandale, au beau milieu d'une célébration de funérailles. Le fait est, le moment pour faire un esclandre, n'était pas des mieux choisis.
Je demandai de quoi il en retournait, puisque tout ce que j'avais réussi à comprendre, c'était :

- oui, toi aussi, tu entends ce que tu veux !

Chose que l'on reproche souvent aux sourds, en particulier, et aux autres, en général.

On m'informa :
Miss Budy Junior était accablée : elle avait voulu venir rendre un dernier hommage ému à son Aïtatxi, et nous ne l'avions pas attendue.

- Vous ne pensez qu'aux sous ! aurait finalement lancé sa mère.

Cette dernière réplique me reste encore hermétique.
Pour ce que j'en sais, on ne paie pas les pompes funèbres au temps passé. Auquel cas, il est vrai, il serait intéressant de raccourcir les festivités, vu le tarif horaire tout de même assez salé !
D'ailleurs, le certificat de décès mentionne 7h, quand mon père est mort juste avant 5 h. 
Peut-être ai-je fait l'économie d'un tarif de nuit ?
Décidemment, ces pompes funèbres ont des problèmes avec l'heure...

La première surprise, la colère tout de suite après, et la montée de sang subséquente passées, je réfléchis : effectivement, l'horaire n'avait pas été respecté. Pour autant, tous les assistants s'étaient présentés, et nous les avions vus, puisque nous les avions attendus, tout exprès.

Evidemment, si moi, je m'épanche sur mon blog, d'autres le font autrement.
Et les échos m'en reviennent tout aussi sûrement.
C'est la que ma théorie d'une réalité flottante s'illustre parfaitement :

Peut-on matériellement être, à 11h30, en train de payer une coupe fleurie à Hendaye ville, (ticket d'encaissement avec l'heure à l'appui), pour la porter sur le caveau de son Aïtatxi défunt, et être, une demi-heure plus tôt,  à 11h, cette même coupe à la main, dans un cimetière vidé de plus de 20 personnes qui y étaient jusqu'à 11h15 ?

Les concepts espace-temps sont tout relatifs, nous dit Einstein.
A Agorreta, ils sont carrément hors de toute compréhension.

Avant cette dernière demi-heure, il y en a eu beaucoup, des heures. Il y en a eu beaucoup, des jours, et des années.
Ca fait beaucoup de temps, à manquer, beaucoup plus d'une demi-heure. Beaucoup trop, pour venir tourmenter ceux là qui les ont toutes passées, ces années, ces journées, aux côtés de celui qu'on regrette maintenant autant, quand on l'a, tout ce temps là, lui, oublié.

A Agorreta, rien ne change et tout recommence.

Je retourne à la jardinerie, mardi.
Je vais écouter avec compassion l'histoire tragique du camélia jauni.
J'en ai entendu, des histoires, décevantes, et en entendrai encore.

J'en ai bien entendu un refuser de venir à l'appel de sa mère agonisante, parce-qu'il avait son navet à semer.
J'ai vu le même, graisser son semoir, toujours, pendant le dernier hommage rendu à son vieux père.
Il attend, l'argent, maintenant, paraît-il. Il aura son dû, qu'il ne s'en inquiète pas. Et les explications qui vont avec.
Il a sûrement ses raisons, que la raison ne connaît pas.
Il a sûrement l'émotion animée d'un bout de bois, mais alors, flotté, ou encore, d'une pierre, grise.
Il est vivant, pourtant, mais comment ?

Passons.

A Agorreta, les passions bouillonneront encore, et la vie continuera.

La mère hérissonne a eu cinq petits, cette année.
Ils sont nichés derrière les vieilles planches du hangar à foin.
A l'abri.
Tout va bien.















Et puis, au final,
tout ceci n'est que littérature,
fuite d'un temps perdu,
et paroles vaines portées par le vent








Et mieux vaut en pleurer de rire !

6 commentaires:

  1. Bonsoir Marie-Louise
    La lecture de ton article dépasse tout entendement, je suis assommée !
    Lorsque tu parles de "miss budy junior" parles-tu de ma filleule, qui est aussi ta nièce et la fille de ton frère ainé ? Cela m'étonne profondément de sa part, aurais-je occulté cette facette ?
    Rassure-moi et dis-moi qu'il ne s'agit pas d'elle !
    Ton père ne méritait pas tout ça, qu'IL REPOSE EN PAIX

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    1. La méchanceté ne résout rien.
      La mienne me fait plus de mal qu'elle ne me soulage.
      Nous avons tous de multiples facettes.
      Mieux vaut s'en tenir aux meilleures. J'y travaille. Non sans peine !

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  2. C'est avec une grande tristesse que nous avons appris la mort de ton père .Nous te présentons ainsi qu'à ta famille nos condoléances ;Il restera toujours pour nous un homme de tradition et surtout un homme joyeux de vivre .
    Nous suivons à travers tes écrits vos péripéties à la ferme et nous espérons que tu continueras à nous relater cette belle fresque basque .
    Au plaisir de nous revoir bientôt.

    Famille Beyaert

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    1. Merci.
      Belle fresque, je ne suis pas sûre. Mouvementée, oui...

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  3. Ta réponse est nébuleuse et ces poncifs ne correspondent en rien à ma question, tu bottes en touche ?

    En tout cas, implicitement tu reconnais qu'il s'agit bien de ma filleule. Comment peux-tu affabuler comme çà ?

    Il semble que tu ne connaisses pas, ou ne maitrise pas les règles basiques de l'Internet. Il y en a une que tu ne sois surtout pas oublier : toute page publiée sur Internet, l'est à tout jamais, même qu'elle ait été supprimée car il existe un logiciel adéquat...
    Aussi sache que je suis et serai toujours aux côtés de ma filleule surtout devant une telle ineptie, comment peux-tu ?

    Ce n'est pas ce blog qui t'aidera à faire une introspection et ainsi à trouver ta clé... Donnes en toi les moyens et trouve la paix c'est tout ce qu'il faut te souhaiter

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    1. J'aime bien le nébuleux, le confort facile de l'implicite.
      J'affabule, beaucoup, et avec plaisir. Je ne suis pas la seule...
      Je n'ai aucune intention de supprimer quoi que ce soit.
      Je te remercie pour ton souhait de me voir en paix.
      Je n'en demande pas plus pour toi.
      Bravo pour ta prose et ton vocabulaire. J'aime beaucoup.
      Si de ton côté, en dehors de ces échanges, tu as quelque chose de personnel à me faire lire, je suis preneuse.
      Porte-toi bien !

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