vendredi 22 janvier 2016

CHEMIN DES CRÊTES : LA RÉUNION D'OCTOBRE.




Suiveurs des aventures du Chemin des Crêtes, bonjour !


Après la pluie vient le beau temps !
Nous retrouvons les cieux dégagés, les matins purs et les soirs irisés. 
Il n'est que d'attendre. Toute période a sa durée et sa justification, sans doute. Il faut en passer par ces temps sombres et tourmentés, pour retrouver avec bonheur la sérénité d'une atmosphère apaisée...






















Allez ! Saut dans le temps, retournons en octobre 2003 :







Je vous le disais la dernière fois, cet automne 2003, je me sentais pousser des ailes insolentes.
Galvanisée par mon succès, je ne me voyais plus de limites. J'étais prête à tout affronter.
Nous avions tenu bon, face aux autorités en place. Nous avions résisté à la pression insistante des riverains représentant à nos yeux une élite privilégiée, bien mieux armée que nous pour faire valoir ses droits.

Oronos continuait de nous nuire, lui. En satellite incontrôlable et inaccessible par toute forme de raisonnement ou d'empathie. Nous en faisions notre affaire, tant bien que mal.
Selon les chauffeurs qui se présentaient, Oronos faisait de la résistance, ou pas. Il avait tout de même en tête sa sauvegarde, tout fou qu'il soit, et savait qu'avec certains, rendus fous eux-mêmes par une colère dominante, il valait mieux ne pas rester en travers de leur chemin.

Le chantier avançait, laborieusement mais avec constance.

Les voisins s'accommodaient tant bien que mal, plus ou moins tenus par notre fameux succédané d'accord du 26 Août. 
Notre affaire se met à l'aulne des grands conflits historiques, avec dates à l'appui...

Je vous l'expliquais dans l'un de mes articles précédents, la mairie ne supportait plus mon impertinence. Notre persistance l'exacerbait.
Elle choisit de se tourner vers les instances supérieures, pour nous faire toucher terre, enfin.
Les réglementations, les cadres administratifs, elle rameuta tout l'arsenal à sa disposition.

J'imagine bien le grand Jean-Dominique Boyé, ce teuton aux cils roux et à la peau vite rosée, prenant feu, dans le clos de son petit bureau.
L'homme cultivait les apparences d'une froideur de circonstance. Sa parole était calme et ses propos jamais emportés.
Pourtant, lui comme les autres, les émotions le visitaient, et son humaine nature ne lui laissait pas le tempérament aussi plat qu'il voulait  le montrer.
Toujours courtois lors de nos rencontres, je le conçois beaucoup moins policé, quand, à la lecture de mes courriers ou à l'énoncé des comptes-rendus des uns ou des autres, il constate que sa seule prestance n'a pas réussi à nous impressionner suffisamment pour nous faire obéir à ses injonctions, par maire interposé.
 Léon Marin, maire de l'époque était, et, je le lui souhaite, est toujours, un bien brave homme. Plus empêtré dans son costume mal taillé qu'honoré de cette charge dont il se serait sûrement bien passé. Installé là, histoire de garder la place au chaud, le temps que Mr Poulou aille conquérir de plus vastes territoires.
Boyé, lui, était, et est sans doute encore, malheureusement pour lui et pour ceux qui le côtoient, de cette nature fourbe qui ne dit pas et maquille.
Il montrait un visage lisse, et bouillonnait d'un sang épais et fauve.

Horripilé de notre entêtement, dépité d'être aussi mal armé dans cette triste commune rurale même pas fichue de se targuer d'une réglementation suffisamment incontestable, il rageait, j'en suis sûre.
Sûrement, d'autres affaires d'importance venaient le distraire de notre petite comédie. Sans doute ses journées étaient-elles suffisamment remplies pour le détourner de nous, la majeure partie de son temps.
Tout de même, je suis bien sûre que notre représentation venait l'agacer au périmètre de ses préoccupations, comme une mouche entêtée.
"Ces sales paysans qui se prennent pour des rebelles, je les aurais !"
Ainsi me l'imagine-je, dans mon illusion d'avoir été importante. Ça fait toujours du bien à l’ego, de se donner un rôle un peu étoffé, n'est-ce pas ? Alors, ne nous en privons pas !

Comme réponse à ma dernière épître de septembre, petit coup de dague taquin, nous reçûmes une convocation en mairie, solennelle de ses caractères gras et centrés.


















Je vous raconterai cette réunion la prochaine fois, elle vaut le détour.
Pour ici, je vais vous livrer un texte complètement hors du champ de notre Chemin des Crêtes.
Je crois d'ailleurs l'avoir déjà présenté, plus haut. Qu'à cela ne tienne, je ne suis pas à une répétition près.

En octobre 2003, ma mère eut une attaque vasculaire suffisamment forte pour la laisser invalide. Elle était déjà amoindrie depuis une dizaine d'années, cumulant les problèmes de santé.
Ma mère n'était pas moins battante que moi. Loin de là ! Elle fit face, aussi longtemps qu'elle le pût. Elle connut d'ailleurs de belles années encore, même handicapée par les assauts hargneux d'une maladie féroce et impitoyable.
Elle est morte en 2010, épuisée d'avoir tant lutté.

Je l'ai accompagnée, toutes ces années, et j'ai appris d'elle la légitimité d'un combat juste.
Elle m'a léguée par son sang cette ténacité, cette énergie de tenir contre vents et marées. Moi aussi, je lâcherai la rampe, un jour. Moi aussi je m'arrêterai de lutter, fatiguée.
Mais pas encore...


J’ai connu de près une vieille femme malade. Son quotidien misérable et sa souffrance impossible à soulager.
J’ai pensé qu’il est bien difficile de voir venir sa mort à petits pas, comme ça.
Pourtant, chaque jour elle ouvrait les yeux, contente d’être toujours là. Elle menait une petite guerre contre le terme inéluctable, et chaque matin la trouvait victorieuse, vivante encore, même si mal.
Ce soir, je vais prendre sa place.
J’ai plus de quatre-vingts ans. Et je suis malade depuis longtemps, maintenant. Je ne marche plus, mon bras gauche est très faible. Je vois mal mais j’entends encore bien.
Mes enfants travaillent. Ils ne peuvent pas prendre soin de leur mère. C’est une femme de la ville voisine qui vient tous les jours s’occuper de moi.
Je préfère ça. Je dépends d’elle pour chacun des gestes de la vie. Je ne voudrais pas de ce genre de relation avec l’un de mes fils. Ca me paraîtrait anormal, d’être lavée, nourrie, couchée, par ceux-là même que j’ai lavés, nourris et couchés il y a si longtemps. Ce ne serait sûrement pas un juste retour des choses. Plutôt l’envers honteux d’un ordre naturel.
La maladie ne m’a pas jetée à terre brutalement. Elle m’a usée et sapée petit à petit. D’attaques en attaques, j’ai été diminuée.
C’est étonnant de sentir à quel point on est capable de résister. Je suis dans les faits un corps mort. Je ne peux plus me déplacer, j’ai besoin d’être lavée, essuyée, habillée. Un vieux nourrisson un peu dégoûtant. J’ai honte, quand on change ma couche souillée, je me sens misérable, écœurante.
Dans ma tête pourtant, je suis encore fière. Je ne me vois pas vieillie et malade. J’ai les mêmes idées qu’autrefois, les mêmes envies. Mais ma peau, mes muscles, toute cette chair molle et triste n’est plus qu’un tas inutile et sans attrait.
Je tombe dans un effroi sans fond quand je me réveille inerte. Mon cerveau fonctionne mais il ne commande plus rien. J’essaie de toutes mes forces de bouger une jambe, de ramener mon bras, et rien ne répond. J’en pleure de rage et d’impuissance. Je me sens prisonnière d’une tombe où on m’aurait jetée vivante.
Je hais ce corps mort, cette chair lourde et presque minérale. J’ai en horreur ces entrailles qui continuent de dégorger leurs insanités immondes. Si au moins tout se figeait. Je supporterais d’être immobile, si je restais propre. Mais non, il faut que la viscère travaille, se nourrisse et transforme.
Je passe mes journées à guetter l’avancée de ma digestion. A suivre le grouillement infect d’une vie souterraine dans cette chair morte. Je ne maîtrise plus rien. Je me dégoûte et j’ai honte.
La femme qui s’occupe de moi est gentille. Elle est très professionnelle et s’acquitte de sa tâche avec des gestes vifs et précis. Elle évite de croiser mon regard dans ces moments où je ne sais plus comment rester digne. Elle se dépêche de me rendre à moi-même.
Il y a toujours un petit flottement entre nous, entre ce rituel de toilette dégradant pour moi et la reprise d’une conversation normale. Un instant où la mort prochaine montre son sale visage et où seul le silence et l’efficacité froide lui répondent.
Quand l’horreur de ma dégradation me rend méchante, je m’en prends à elle, bien-sûr, à qui d’autre ? Je me persuade qu’elle dépend de moi autant que je dépends d’elle. Que je suis son gagne-pain, que c’est moi qui la paie et qu’elle m’est redevable.
Certains jours, je la tance pour quelques minutes de retard. Je lui ai demandé d’installer un réveil à grand cadran sur la commode en face de mon lit, et je reste là, les yeux rivés aux points lumineux de l’écran dans l’obscurité.
Je me torture autant que je la tourmente. Je l’imagine, cette grosse fainéante, vautrée dans son lit dont elle ne sort qu’à contrecœur.
Elle est célibataire mais m’a confié quelques aventures sans joie. Qu’importe, pour moi qu’aucune main ne viendra plus caresser amoureusement, c’est insupportable de la savoir allongée contre le corps d’un homme au petit matin quand je croupis dans ma souillure immonde.
Ces matins là, je l’entends arriver, pousser la porte de la maison qui résiste un peu. Et je la hais, de toutes les tristes forces qui me restent, je la hais.
Elle pose ses affaires et vient vers la chambre. Son pas lourd fait craquer les planches mal jointes du couloir étroit.
Je tremble presque, plus tonique que je ne suis capable de l’être par ma seule volonté, réanimée par la haine pure quand tout autre velléité me laisse amorphe.
Mes nuits sont des séquences de demi-veilles consternées et de mauvais sommeil plein de cauchemars.
L’œil rivé sur le cadran lumineux impavide, je souffre seule dans la nuit indifférente. Je regarde les heures passées, les heures de vie sans vie. Je me demande combien il m’en reste encore à regarder passer.
Je me dis souvent qu’il vaudrait mieux que je ne me réveille plus, que j’en finisse une bonne fois pour toutes.
Quand le sommeil me prend en douceur, quand mon vieux corps me laisse l’oublier comme il a oublié de vivre, sans révolte, j’ai l’envie de me laisser porter vers la mort. Elle me paraît presque accueillante.
A chacun de mes réveils pourtant, à chacun de ces sursauts qui ressemblent au bond en arrière du promeneur distrait qui s’est approché trop près du bord de la falaise et qui recule effrayé de frôler le vide de si près, je m’accroche désespérément à la vie.
Je me débats pour quitter cet entre-deux rives dont la berge noire tente de m’aspirer vers ce gouffre qui me terrorise.
Je n’ai plus envie de vivre, mais j’ai peur de mourir, une peur qui me crispe et me panique. J’en hurlerai d’effroi. Je me tais. Je garde ce qui me reste de force pour ne pas me laisser entraîner.
Je me dis que si je ne bouge pas, si je respire si doucement que personne ne m’entende, alors peut-être la mort ne me verra même pas, peut-être qu’elle passera près de moi sans s’arrêter pour une si misérable proie.
Ma vie est cette peur, mes nuits sont cette lutte.
Quelquefois pourtant, toute cette hargne, tout ce mal, desserrent leur étau. Je respire mieux, mes douleurs s’estompent un peu, une coulée de douceur fait son chemin en moi.
Je m’en sens illuminée à l’intérieur. Le bien-être inespéré me fait venir les larmes aux yeux.
Alors je vois le monde autrement. Je regarde cette femme qui m’aide à vivre avec reconnaissance, presque tendresse.
Je me montre gentille, je m’intéresse à elle et à ses histoires.
Ma vie de presque morte me semble moins terrible.
Je suis vieille, je suis malade, je suis vivante, encore.











      Cette femme a été ma mère.
      Je l’ai vue vivante, forte,
      Et puis malade.
      Je l’ai tenue dans mes bras quand l’heure est venue pour elle de passer le pas.
      Je n’ai pas éloigné l’effroi,
      Ni évité la douleur.
      J’ai juste voulu être là, et chaque fois que j’y repense, j’ai remercié le sort de me l’avoir autorisé.






J'ai en ce moment une pensée pour cette femme, ma mère. A la tête d'une grande famille un peu bouillonnante. 
J'ai repris derrière elle un flambeau écharpé mais plein de couleurs.
De ces couleurs d'automne, profondes et apaisées :






A la prochaine fois !

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