dimanche 16 juillet 2017

LES OLACIREGUI 1936-1945



Bonjour !

Puisque les patates sont remisées, les regains en phase finale de séchage avant peut-être la pluie demain, l'hiver peut s'envisager en sérénité !
Ces patates, synonymes de nourriture hivernale, se sont enracinées dans notre culture, tenaces comme la teigne sur le pauvre monde. 
Une bonne récolte de patates, des tubercules sains, pleins, lourds et ronds à vous remplir la main, ça vous apaise les craintes de famine.
De famine, Dieu merci, nous n'en avons jamais connu, ici, de notre temps conscient.
Pourtant, cette peur ancestrale reste accrochée à nos neurones dont la mémoire ne se raisonne pas toujours. Et nous continuons d'engranger en grande satisfaction notre patate nourricière...

A Agorreta, pendant bien longtemps, nous n'avons rien trouvé de plus commode à faire que de hisser les lourds sacs en toile de jute remplis de patates fraîchement récoltées jusqu'au second grenier, sous le toit.
Oui, à la ferme, il y a un grenier, au dessus de l'étable, et un autre, un étage encore plus haut, où je tiens tout juste debout, au niveau du faîtage.
Le plancher de cette remise haut perchée a été doublé, diminuant d'autant la hauteur sous plafond.
Ce doublage a une bonne raison, du moins, en son temps, il en avait une : les réquisitions allemandes, durant la seconde guerre mondiale.
Vous vous souvenez que mes grands-parents maternels, ces Olaciregui fuyant le terrorisme d'une guerre civile effroyable dans leur pays natal, sont arrivés à Hendaye en 1936.
Vous vous souvenez aussi, et là, vous y avez moins de mérite, cela a été suffisamment rapporté un peu partout, qu'une guerre a éclaté en 1939.
Les allemands sont arrivés ici à l'été 1940.
Mon père se souvient encore parfaitement de ces grands soldats blonds, bottés haut et portant fier, avantageusement juchés sur des chevaux immenses, quand ici on voyait davantage de ces petits ânes noirauds et trapus.
Ces soldats, hommes sous leurs uniformes, avaient besoin de manger.
Eux aussi loin de leur terre natale, ils faisaient comme ils le pouvaient : ils réquisitionnaient, forts de leurs position de vainqueurs du moment.
Passant de fermes en fermes, et alors, à Hendaye il y en avait une bonne trentaine, ils demandaient à manger, démunis comme le dernier des manants, en moins humble, puisque l'homme conquérant oublie sa faiblesse et sa dépendance, sot qu'il est !
A Agorreta comme ailleurs, la charité chrétienne commençant par soi-même, les considérations nationales venant ensuite, avec l'humiliation d'une défaite cuisante, donner ce qu'on avait durement récolté à la sueur de son front, on n'aimait pas...
Les Olaciregui venaient de vivre l'effroi et la terreur.
L'angoisse de manquer, de sa terre, de sa maison ou de nourriture, reste l'angoisse.
Là encore, notre atavisme nous tient : manger, c'est survivre, quand manquer, même, risquer de manquer, c'est la mort.

Les soldats allemands arrivaient dans la cour de la ferme.
Civilement, ils saluaient l'habitant, et demandaient :
 
- Affez-fous des soeufs ?

Manuella ma grand-mère ne pratiquait pas le français. Elle en connaissait quelques mots, et, surtout, elle avait, solidement vissée au corps, une peur bien légitime, et l'acharnement à lutter :

- Erran diozue ez dugula TSFik, répondait-elle, le menton haut et les bras croisés sur la poitrine, bravache, quand en son for intérieur elle tremblait.
 - Dites-leur, que nous n'avons pas la TSF

Un officiel local accompagnait les allemands, et se chargeait des traductions.
Manuella, méfiante, préférait se faire sa propre opinion, et les "soeufs" devenaient TSF, la radio clandestine dont la possession vous mettait en danger.
Elle avait vu, Manuella, comment on abat pour un rien, un poing levé, un mot trop haut, ou rien, rien de plus que la pulsion meurtrière d'un homme armé qui se prend pour un Dieu autorisé à distribuer la vie et la mort selon son caprice et sa folie du moment.

Iñazio, lui aussi marqué au fer rouge d'une brûlure impossible à calmer, avait doublé le plancher du grenier, pour y cacher les patates et les mettre à l'abri de la convoitise allemande.
Il était ingénieux, Iñazio, et adroit de ses mains.
Ce double plancher est encore là, et quand on ne l'y sait pas, il fait parfaitement son office de cache.
La guerre a passé, puisque même la folie des hommes se fatigue et cesse, un beau jour.
Le plancher est resté.
Et, jusqu'à dernièrement, nous avons continué de hisser à dos nos sacs de patates, maintenant difficilement l'équilibre du poids sur l'arrière du bras plié en équerre, main sur la hanche, assurant de l'autre main la prise sur la grande échelle en bois, aujourd'hui criblée de trous, mais toujours là. Si quelqu'un s'y risque, je ne donne pas cher de ses os !

Je vous le disais, les habitudes anciennes ont la couenne dure, et s'ancrent solidement dans nos têtes. Le temps et les circonstances leur enlèvent leurs raisons, mais les peurs nous restent, déraisonnables mais tenaces, et nous continuons à les perpétuer, sans nous rendre toujours compte de leur inanité. 

Après la guerre civile en Espagne, les Olaciregui ont alors connu la guerre en France.
Je vous ai raconté aux débuts de ce "bloc" comment cette guerre-ci aussi les a meurtris.
Comment leur jeune fils a été abattu comme une bête, et ramené mort à ses parents.
Comment en ces temps les hommes se faisaient meurtriers, pour un oui pour un non.
Comment la vie pouvait vous être enlevée, sans raison ni rime.
Un temps effroyable, le temps de la guerre, le temps où le meilleur des hommes peut se transformer en loup.

J'ai retrouvé dans la vieille armoire encore un agenda de 1944.
Les pages jusqu'au lundi 12 juin 1944, jour de la Saint Guy, alors, et peut-être encore maintenant, je ne sais pas,  en ont été arrachées.

Pourquoi ?
L'époque était trouble. Le moment venu des vengeances, des bassesses pires que celles qui les ont nourries.
Je ne sais pas ce qu'il y a eu, durant ces six mois là.
Mais j'imagine, des choses vilaines, et douloureuses.

La souffrance d'Iñazio et Manuella paraît bien lourde, déjà.
Pourtant, le sort encore s'acharnera sur eux.
Domingo, l'autre fils, mourra, lui aussi, tout jeune, dans les montagnes américaines.
J'y reviendrai, une prochaine fois.

Tout ça me remue et hurle à mes oreilles.
Tout ça a pincé les lèvres d'Iñazio.
Tout ça a jeté Manuella sur des orgies de gras qui l'ont alourdie et empêchée de marcher.

Tout ça a été, et demande à être entendu.

Je vous laisse là, aller à vos jours, je l'espère, plus légers.







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