mercredi 12 juillet 2017

2122 - 1890



Bonjour !

Ce sont de sacrés sauts dans le temps que nous avons dans ce "bloc" !
Et bien, moi, loin d'en être déstabilisée, j'y vois le signe optimiste d'une continuité au delà de nos petites vies étriquées.
Déstabilisée, je vous l'ai expliqué, je le suis, tous les jours, grâce, oui, grâce, parce-qu'au final, ce peut en être une, si l'on décide de la regarder ainsi, à la défaillance de mes oreilles.
Alors, deux ou trois siècles réunis en un raccourci vertigineux, ça ne me fait pas peur, loin de là !

Ainsi, nous remontons maintenant à nos ancêtres, nos aïeux, ces Legorburu et Olaciregui riches de tempérament, à défaut d'autre chose...



Commençons par la branche maternelle. Oui, chez moi, le masculin ne l'emporte pas toujours.


Mon grand-père Iñazio Olaziregui y Delpuerto, jeune paysan d'Oyarzun, né à la fin du XIXème siècle, épousa en 1920 Manuella Carrera y Macuso, elle aussi native du grand siècle.
Ces jeunes gens s'étaient connus quelques années auparavant, quand, la première guerre mondiale faisant rage, leur sang bouillonnant  fouetté par l'urgence à vivre quand on entend autant parler de mort, les avait jetés dans les bras l'un de l'autre, avant l'autorisation officielle du mariage.
De ces amours coupables mais oh combien naturelles, naquît Joseph-Marie Carrera, puisqu'Olaziregui n'était pas encore le mari de sa mère.
En ces temps là, j'imagine que ça devait jaser dans les chaumières...
Manuella avait du subir son content de ressentiment, de honte et de culpabilité, mêlés à la joie pourtant si légitime de donner la vie à l'enfant de l'amour.
Iñazio, enrôlé par l'armée, partît loin, plusieurs années. Revenu de ces pays noirs où la violence et la sauvagerie marquent le meilleur des hommes au fer rouge, il oublia ses terreurs dans le travail et les obligations d'un tout jeune père de famille, sur lequel l'opprobre pesait de sa main de fer. 

Le jeune couple redevenu convenable fonda famille nombreuse, à force de courage et de ténacité.
La vie semblait sourire. Iñazio et Manuella eurent le temps d'y croire.

Jusqu'à cet été 1936, où l'Espagne prît feu, chamboulée dans les turbulences inouïes et féroces d'une confusion politique poussée à l'extrême.

Je lis en ce moment un ouvrage d'une Lydie Salvayre, salvayre presque comme "salbaje", sauvage.
Elle y relate, transmise par sa mère, Montse, cette époque si trouble, sauvage, justement, d'une terreur aveugle et meurtrière.
Les phalangistes bleus, les nationalistes blancs, les républicains rouges, l'église catholique espagnole, blanche d'aube, noire de ses curés, or de ses richesses et rouge du sang versé en son nom et avec son sacrement, s'affrontaient en un désordre impossible à démêler.
Les idéaux libertaires, les peurs aristocratiques et les puissances cultes et occultes se heurtaient et se mélangeaient comme les vagues déchaînées d'une mer en furie.
Tout le monde y perdait son latin, y compris le pieux Bernanos.
Tout était emporté dans cette tourmente effrénée, et chacun devenait du jour au lendemain proie, victime ou chasseur, selon les fluctuations de mouvances contraires.

Cette partie de notre histoire mondiale est peu relatée. Les premières et secondes guerres mondiales noircissent nos pages scolaires, mais là, pourtant bien près de nous, dans l'espace et dans le temps, un trou, un flou. Enfin, mon érudition est fragmentaire, sans doute...
Là, en ce temps, l'humain a encore un fois montré son côté fauve. La bête cruelle et sanguinaire a été libérée sans contrôle et a déchiré à crocs pointus nos espérances d'une humanité humaine.

Des hommes sont morts, beaucoup, exécutés par centaines, atrocement torturés et mutilés.
Des paysans ignorants, éberlués, cueillis au milieu de la nuit pour être assassinés dans les bois ou sur les plages. Alignés, au petit jour, morts, la tête écrasée sur les bords des fossés. Brûlés en tas, après avoir reçu avant la balle fatale en pleine tête, l'absolution de curés aux aubes souillées, tendant à embrasser Christ crucifié.
De ces même  curés, aussi, éventrés, empalés sur leur crucifix, les testicules coupés puis enfournés dans leur bouche ouverte à jamais sur une terreur hurlante.

Oui, ce moment là, comme d'autres dans notre histoire d'hommes, vit l'horreur et la noirceur humaine exacerbées à leur paroxysme.
Cette période illustra sombrement la capacité de l'homme à devenir la bête mauvaise et folle.
L'ennemi était partout, la mort sur le seuil de chaque porte, sans que l'on puisse y comprendre rien.
L'injustice absolue, la terreur indicible, l'angoisse de chaque instant, l'horreur pour tous et partout.

Dans le même temps, cet été 1936, des villages vivaient l'expérience d'un communautarisme égalitaire, l'exaltation d'idéaux nobles et utopiques, l'égalité et la fraternité pour tous, une république juste et bonne devenue possible. Des hommes brûlaient devant les banques des liasses de billets, réduisant en cendres l'icône  idolâtrée d'un désir de possession despotique.
Jusqu'au "déchantement", évidemment.

Aujourd'hui aussi, nous espérons, nous rêvons. Mais il faudra attendre, encore, longtemps, je pense, l'avènement d'une ère où l'homme ne sera plus un loup pour l'homme, un loup aux yeux rouge sang et aux crocs acérés, capable de déchirer les entrailles de son semblable encore vivant, pour lui manger la tripe chaude.
Pourtant, il faut garder espoir, c'est notre seule façon de vivre, en notre humanité blanche.
Croire que notre part noire se fatigue, elle aussi, à force.

Iñazio et Manuella ont eu cet espoir. Ils ont cru en une jolie vie possible.
Puis, ils ont été pris dans la tourmente de la guerre civile espagnole. Ils l'ont vécue, d'assez près pour fuir comme des proies atterrées, en pleine nuit, n'emportant que leur peur et leur élan de survie.
Arrivés à Hendaye, ils ont été recueillis, aidés, par des gens bienveillants et bons.
Il s'en trouve toujours, et même au plus noir des époques les plus terribles.

A Agorreta, terre d'asile d'autres fugitifs, bien  des siècles avant eux, Inãzio, Manuella  et leurs cinq enfants, dont ma mère, Carmen, ont peut-être cru, là encore, à une vie meilleure, enfin.
Puis, la seconde guerre mondiale a éclaté.
D'autres horreurs cousines des premières ont montré leurs crocs.

Terrorisés encore, de cette terreur qui n'avait même pas eu le temps de commencer à  se rassurer,  ils ont essayé de se mettre à l'abri. A l'abri, dans cette église dont ils ont pourtant vu la face noire, si près.








Imaginez ces baptêmes : Iñazio et Manuella ont plus de quarante ans. Ils se font baptiser à Oyarzun. Un curé leur procure des documents, les protège et les met à l'abri d'une église à la fois meurtrière et protectrice.
Deux ans plus tard, ce sera le tour de Joseph-Marie, enfant naturel, en âge d'être enrôlé pour être envoyé au front, ou déporté dans les camps. Sa nationalité espagnole le préserve, quand elle a failli le tuer. Ce baptême de convenance le rend moins vulnérable, quand la même religion absolvait les criminels à quelques kilomètres et une poignée d'années plus tôt. 
Tout est affaire de circonstances,  de pragmatisme et d'opportunité.
La vie et la mort se jouent sur le fil du rasoir.



Je ne sais pas pourquoi mes grands-parents n'étaient pas baptisés.
Je ne les imagine pas politiquement engagés contre le clergé, communistes anticléricaux. Ils étaient des paysans nés de paysans. Je n'ai jamais entendu parler d'une ascendance juive, non plus. Mais, pourquoi pas ?
Manuella était instruite : elle savait lire et écrire l'espagnol littéraire. A cette époque et dans ce contexte, c'était très exceptionnel.
Je creuserai plus tard pour essayer de savoir...
Pour le moment, j'essaie d'imaginer, de comprendre, un peu.


Imaginez, si vous le pouvez, le désarroi de ces paysans aux abois.
Leur terreur, leur panique et leur tentative de fuite, se jetant dans des bras dont ils doutent pourtant.

Imaginez, la force, le courage et la persévérance qu'il faut pour continuer de vivre, après ça.

Mes grands-parents ont continué de vivre. Ils ont élevé une famille, ils m'ont élevée aussi, moi.
Evidemment, de telles morsures laissent dans la chair et les âmes des traces profondes et douloureuses.
Evidemment, on ne se remet pas de tout ça comme d'un mauvais rêve.

Je suis là, c'est par eux, aussi.
Parce que ce courage, cette force, cette persévérance, ils les ont eus, malgré tout, et envers tous.

Je leur rends cet hommage modeste et sincère.

Je reviendrai encore sur cette histoire, la mienne, petite, dans la grande.
Un autre jour, plus tard.

Là, je vais juste apaiser les ondes mauvaises soulevées par ces images atroces et hurlantes dont l'écho parvient encore jusqu'à nous. Les faire refluer, et rentrer dans leur tanière sombre.

La sanie existe, je le sais : elle pue suffisamment  sans être davantage remuée.
Je ne veux pas l'ignorer, faire semblant de ne pas la voir, non.
Je veux juste m'en détourner assez pour essayer de croire moi aussi en l'homme bon, même si l'homme mauvais est toujours près, aussi.
C'est un devoir de sauvegarde et de survie.

A une autre fois !


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