samedi 29 juillet 2017

LE TOUT ET LE CHAOS



Bonjour !

Un petit signe ce matin, en passant.
Nous fêtons aujourd'hui les 60 ans de mon frère Beñat, et son départ à une retraite méritée.
Un bon repas au grand air d'Ibardin, où nous avons maintenant nos usages, une promenade vers ce lac tranquille si bienfaisant, et ce sera ma foi une jolie journée !

Une de ces journées dont on se souvient.
Quand tant d'autres se diluent dans nos mémoires en instants fugitifs perdus dans la masse du temps qui passe.
Cette idée de continuité du temps est encore un leurre, tiens !
Le temps, ça n'existe pas, c'est une invention à nous, encore.
Un arrangement pris pour avoir l'illusion de préempter ce qui nous glisse entre les doigts, quoi que l'on veuille y faire.
Nous n'avons que la jouissance d'instants juxtaposés les uns derrière les autres, d'instants uniques et fondus dans notre souvenir en une continuité plus commode à se rappeler.
Une continuité plus rassurante à projeter dans l'avenir, aussi, quand chaque seconde pourrait bien être la dernière !
Notre vie serait patchwork.
J'aime bien cette idée. Il suffit de parcourir ce "bloc" pour en être persuadé...
Elle correspond assez à mon état d'esprit, à mes façons de faire, à ce joli bazar désordonné et foisonnant dans ma tête.
J'aime la sensation de faire partie d'un tout, et d'être pourtant multiple à la fois.
Non, non, je ne délire pas, enfin, il ne me semble pas, quoi !
Voui, voui, voui, voui, voui...

Allez va, laissez moi à ma folie douce. Elle est bien paisible pour le moment, et, le moment, c'est tout ce à quoi nous devons prétendre, humblement.

Les moments de ce matin ressemblent aux même moments de l'autre jour :





Zaldi et les chiens,








l'aube rosée d'une belle journée d'été,




Mère-Rhune à peine chapeautée,


la fantasmagorie des lueurs du soleil levant.












Pourtant, tout est différent.
Chaque moment, chaque instant, unique et précieux, offert d'un hasard vertigineux dont nous serions les fruits aléatoires.
Un chaos absurde et fantastique où notre sort bousculé ni ne s'explique ni ne se justifie, et pourtant, est.

Le désordre et les dangers de ce chaos s'apaisent dans ce sentiment de plénitude, d'appartenance à un tout ordonné bien au delà de nous, dont nous avons fugitivement un aperçu de sens, parfois.
C'est ma perception, mon espoir et mon bienfait.

Comme m'est bienfait la joie de se retrouver en famille autour d'une table animée, simplement.

Bonne fin de semaine à vous aussi, à votre manière, différente peut-être, et semblable pourtant, dans notre quête commune de bien-être.














vendredi 28 juillet 2017

DOMINGO OLACIREGUI



Bonjour !

Je reviens à mon histoire.

Ce matin, nous allons avancer, dans le temps et dans le drame.




Voici ici Domingo Olaciregui, le frère de ma mère.
Aux débuts de ce "bloc", je présentais deux portraits de Domingo, dont celui-ci.
L'autre, quand c'était le même, plus jeune, je pensais que c'était ce fameux Iñazio, d'après moi, José, en fait, le quatrième frère, deuxième par ordre de naissance.
Un sacré méli-mélo, une histoire entendue par bribes, au détour de phrases lâchées ici ou là.
Je vous l'ai dit, ma mère parlait peu de sa jeunesse, avec moi.
Je me souviens l'avoir interrogée, pourtant, étonnée par le fait qu'elle soit restée à la ferme, quand tous les autres en étaient partis.
De son silence, j'ai déduit un malaise, quand il n'y était peut-être pas.
Pourtant, je persiste dans mon impression.
L'explication toute simple pourrait être le mariage de mes parents, la venue de mes frères.
Cela commençait à faire beaucoup de monde à nourrir !
Les fils Olaciregui, Nicolas et Domingo, célibataires restés à la ferme, devaient faire place, partir.

Cette version est plausible, mais elle n'habite pas suffisamment mon phantasme.
J'ai besoin de mélodrame, sans doute.
Avec ces garçons fauchés en pleine jeunesse, je suis servie.

José a été assassiné à 21 ans.
Domingo n'en avait pas trente, quand on l'a déclaré mort, aux Etats-Unis.
Né en 1929, il s'est exilé en 1953, à 24 ans.
Son grand frère Nicolas l'a suivi en 1954. Celui-ci avait alors 32 ans.
Ils sont restés à Agorreta jusque là, cohabitant avec leurs parents et le jeune couple marié en 1951, mes parents.
Cela faisait effectivement beaucoup de monde.
Tout le monde travaillait, dur, mais les enfants commençaient à pleuvoir drus comme une averse de plein été, et il fallait libérer de l'espace !
Mon frère aîné est né en 1952. Le deuxième, mort à deux mois, Iñazio, (de celui-ci je suis sûre...) en 1953.

Est-ce ce nourrisson mort ? La mort encore quand elle avait déjà trop frappé ?
La ferme Agorreta était l'asile de la famille Olaciregui.
1943, l'assassinat de José Olaciregui à Biriatou, se voilait du temps de guerre, ce temps où, sous couvert de la violence légitimée, les règlements de compte privés se maquillent en faits divers noyés dans l'époque. Là encore, j'imagine, je ne sais pas...
Le malheur réactivé devait engluer la famille entière dans sa gangue mauvaise.
L'air  était sans doute devenu irrespirable, à Agorreta, alourdi d'une joie toujours éteinte, sitôt rallumée.

Ce sont des suppositions, mes imaginations. Ma mère maintenant morte ne m'en dira pas plus que de son vivant. Mon père est comme tous les paysans : les sentiments l'embarrassent.
Je fais comme je le sens, avec ce dont je dispose.

Domingo s'expatrie en 1953. Comme beaucoup de basques avant lui, il garde les troupeaux dans les montagnes du Nevada.
Son frère Nicolas le rejoindra l'année suivante.
Il était attaché à la terre de son pays basque natal, Nicolas. Il aurait voulu y revenir, même.
Avant de partir, pour ne pas quitter tout à fait, il avait acheté de la terre d'ici.
En 1972, il voulait  revenir s'établir à la ferme Errandonea, maintenant le fief de mes cousins, alors en vente.

Ca ne s'est pas fait, Nicolas est mort là-bas, de l'autre côté d'un vaste océan.

Pour Domingo, on l'aurait trouvé mort, dans la montagne, en 1957. Il avait 28 ans...



Une histoire comme un conte, tragique, toujours, des évènements dont le flou a du écorcher plus profond encore Manuela et Iñazio Olaciregui.

Il y a des familles, comme ça, où la tragédie s'invite trop souvent.
L'impression d'une spirale mauvaise où le sort ne vous laisse échapper un instant que pour vous rattraper plus fort, ensuite.
Une douleur jamais apaisée et persistante qui hurle sans laisser de répit.
Pourtant, Manuela et Iñazio trouvaient encore la force de continuer de vivre.
Ils oubliaient dans le travail et sa fatigue leur peine et ses morsures vives.
Manuela savait même rire, avait le goût des farces et l'ironie tranquille de ceux sur qui la méchanceté glisse sans accrocher.

Ma mère était de cette trempe, elle aussi, même si ses rires à elle étaient plus rares.
Elle s'était arrangée de l'histoire, la laissant là où elle était, ne voulant pas trop y fouailler.
J'étais persuadée jusqu'à aujourd'hui, où j'ai mis à plat quelques documents officiels datés, que ma fratrie était sur le même modèle que la sienne.
Elle répétait qu'elle était la dernière, après cinq frères, dont l'un était mort à la naissance. Comme nous, moi venant après cinq garçons aussi, dont le deuxième mort à deux mois.

En réalité, ma mère était la cinquième de la couvée, pas la sixième, comme je le suis.
José-Marie, l'aîné, fils naturel est né autour de 1917.
José, le deuxième, en 1921.
Nicolas, le troisième, en 1922.
Le quatrième est mort-né,en 1923
Carmen, ma mère est la cinquième en 1924.
Domingo ferme la marche en 1929.

Là aussi, les enfants pleuvaient drus, tant que la mère était en âge d'en porter un par an. Une vitalité exigeante, subie, sûrement, par ces femmes sans cesse grosses ou en couches.
J'y reviendrai plus tard, en faisant un rapprochement avec ces femmes cathares, qui refusaient la maternité.

Ma mère se représentait donc autrement que cela n'était. J'ai pu mal comprendre, pourtant, mon père garde lui aussi le souvenir de cette version fabulée.
Cette distorsion me laisse perplexe.
Ma mère est restée la dernière de la fratrie pendant cinq années. Est-ce de là qu'elle tenait cette impression d'être la dernière, pour toujours ?
Nos premières années marquent-elles à ce point nos esprits que nous ne concevons pas d'autre réalité que celle-là ?

Toutes ces questions restent ouvertes, et dans cette brèche j'aime aller voir.
Pas d'une recherche frénétique et acharnée, non.
En une quête respectueuse et émerveillée, plutôt, comme on pose le pied en terre inconnue.

Le Graal est moins important que sa quête. Le chemin riche d'enseignement, quand le but est finitude.

Assez pour aujourd'hui.
Tous ces petits cailloux clairs et moins clairs tracent une trajectoire discrète et sinueuse.
Je suis un petit point de cette trajectoire.
Je veux la laisser moins broussailleuse, si je le peux.
Sans être sûre d'y arriver !

A plus tard !








jeudi 27 juillet 2017

RESPIRATION



Bonjour !

J'ai organisé ces derniers jours autour d'un petit chantier de rénovation de la vieille cuisine de la ferme.
Un de ces projets prenants et exigeants, auxquels j'essaie de ne pas totalement m'asservir maintenant...
J'y arrive, à peu près.
Mes finitions, elles, sont restées... déconcertantes.
Qu'à cela ne tienne, à moi, elles conviennent parfaitement !
Vous savez ce que c'est : on commence ici, té... le résultat n'est pas mal ! Encouragé par ce début prometteur, on continue, puisque, c'est vrai, là aussi, il y aurait bien à faire, allez...
On avance, et, au fur et à mesure, la chance du débutant vous bouderait presque, et, là, cet alignement devient douteux, ce coloris moins heureux, cette pose plus aléatoire.
Non, ce qui pourtant avait si bien commencé, s'annonce moins aisé, plus chaotique, perd en fluidité.
Bah !!
Agorreta est vieille et les traces des années autorisent quelques à peu près. Même, trop réussi, parfait, ce serait intimidant et blessant pour ma vieille dame bien marquée.
Alors, comme pour rien au monde, je ne voudrais la froisser, ce n'est évidemment pas par maladresse, non, évidemment pas, que je commets quelques impairs et fautes de goût, (vous savez, ce goût, affaire de gens hautement autorisés, paraît-il), mais bien par délicatesse, voilà, c'est ça : délicatesse, c'est tout moi, ça !
Et tellement plus digeste, n'est-ce pas ?
Mes erreurs sont à Agorreta chez elles. Ma fougue s'y contient comme un poisson dans l'eau !

Je fais une petite pause dans mon histoire de famille.
Tous ces drames, ces guerres, ces morts, demandent halte, légèreté, respiration.
Je vais regarder les jolies choses autour de moi, et laisser pour après ces vies fracassées.
Le mal ne se nie pas, mais il peut se mettre à distance, parfois.

J'ai ici une pensée pour ceux qui souffrent, pour ceux qui sont pris dans le piège de la douleur et de la peine.
Dans ces moments, il paraît impossible de se laisser réchauffer par le soleil, tant le froid vous perce à cœur. Pourtant, un répit vient, par surprise et effraction, une brèche par où le mal se laisse distraire assez pour céder un bout de terrain. On se sent mieux, et, venu de là où l'on vient, c'est tellement bon !
Allez, allez, respirer, j'ai dit, regarder les jolies choses. C'est une mesure de préservation, une sauvegarde et une question de saine survie.

Des jolies choses, autour de moi, il n'en manque pas, à mes yeux.





Dans le déroulement rituel de mon quotidien, la fête des chiens le matin se jetant sur moi accroupie jusqu'à me faire tomber le cul par terre.
Zaldi, la toute belle, venue réclamer sa gourmandise sous le balcon, hennissant doucement comme on murmure une gentillesse.









Le lever de soleil, radieux et légèrement voilé de laitances diaprées.
Une belle journée nous vient, après la grisaille maussade. Le soleil de retour se fait aimable, sans trop peser encore.








Je fais le tour de mes bêtes, regarnis mangeoires et râteliers. Tout le monde va bien.
Remarquez le bouclage particulier de la Rubita.
Bêtement, samedi soir, en voulant lui poser la nouvelle boucle d'identification, puisqu'elle avait perdu l'originelle, assistée de mon frère Nicolas, l'homme des situations fortes, ne voilà-t-il pas que d'une maladresse idiote, je sertis la boucle dans le vide, au lieu de la fixer sur l'oreille. Mince !
J'avais bien noué un licol autour de la tête de ma rousse, Nicolas tenait ferme la cordelette.
J'essayai de remettre la boucle neuve dans l'ancien trou de l'oreille, pour ne pas repercer dans la chair. Rubita n'aime pas être entravée, elle secouait la tête, tirait. Mon frère sentait la cordelette trop fine lui serrer douloureusement la main. Rubita elle-même, en voulant se dégager, accentuait la tension de son licol autour de son mufle.
Zut et rezut !
J'étais déconfite, ma pince avec la boucle sertie au bout, à la main, comprenant que je l'avais refermée dans les poils fournis, au lieu de la glisser dans le lobe troué.
Que faire ? Une boucle sertie ne se dessertit pas. J'étais bonne pour en recommander une autre.
Tout de même, ne voulant pas rester totalement sur l'échec, avec le prompt renfort de deux autres gros bras, nous avons finalement noué la boucle en pendentif coquet, juste sous l'oreille de ma bête impatientée. L'affaire avait trop duré, et Rubita n'avait pas aimé ça, du tout, du tout, du tout !
Ce n'est guère protocolaire, là non plus, mais ça fera l'affaire en provisoire, qui risque de durer longtemps !
Rubita n'est pas rancunière, et elle tourne maintenant vers moi sa grosse tête mal "pétentée", comprenez :"pendantée", du basque "petenta", boucle d'oreille,  en ruminant paisiblement. Brave bête !

Au poulailler, rien à signaler. Mes pondeuses produisent des œufs en continu : leur passion va les perdre, elles deviennent sèches comme de petites momies, transformant tout ce qu'elles mangent en œufs, et s'oubliant sans chair. Ma foi, leurs petites têtes sont ainsi faites, et je ne les referais pas...

Après les bêtes, visite al Padre, lui aussi tout à fait satisfait de sa nuit de repos.
Puis, le tour du potager, sur lequel Mère-Rhune ouatée de nuages veille en aveugle.






Il fait bon, ce matin. On se croirait au début de l'automne, avec une rosée abondante.
Les citrouilles vont bon train, étoilées de fleurs éclatantes, promesse des fruits à venir.




















En parlant de fruits, les melons grossissent sous les feuilles drues.
Ils viendront tous à la fois, il y aura distribution !

Les choux, eux, repiqués juste avant les deux jours de grosse chaleur, ont accusé le coup. Certains plants repartent difficilement, sur une triste feuillette malingre.

Un ancien du coin disait :
 - Aditua diet aza azkarra dela, serbitzatuko zaiok !

 - J'ai entendu dire que c'est solide, le choux, ça va lui servir !

En effet, ça lui sert...

Nous avons été hier avec mon père rendre visite à notre voisine Maïté, la sœur de Mizel du Karrarro. Pour les suiveurs assidus, vous me comprenez. Pour les autres, laissez tomber.
Je reviendrai plus tard (encore!) sur cette autre figure locale. Elle vaut le détour.

Pour mettre la cerise sur le gâteau, en un ordonnancement cohérent, je garde pour la fin le futile, et non moins indispensable : les fleurs.






J'aime bien, les fleurs. C'est coloré, gai.
Mes compositions sont là aussi foisonnantes et peu académiques.
L'académie, je m'en fiche un peu. Je respecte, mais ce n'est pas tellement dans mes façons, non.

Allez, la journée est magnifique, elle tient ses promesses.

J'aime ma vie, comme me le disait dernièrement un client de la jardinerie.
Je lui expliquai que pour se débarrasser du chiendent dans sa pelouse, le mieux à faire était de les déraciner un par un, à la fraîche.
Je ne sais pas où il en est à cette heure...

Pour nous, à plus tard, et le bonjour chez vous !


vendredi 21 juillet 2017

ADIO MANUEL...



Bonjour,


Nous allons demain porter en terre Mañuel Estomba.
Confier à notre terre-mère sa dépouille de vieil homme malade et fatigué, pour qu'il y trouve un repos bien mérité; et nous reste en mémoire des jolis souvenirs partagés.

Nous sommes allés lui rendre le dernier hommage, avec mon père.
A cette occasion, nous avons  rendu visite à son frère, Juanito, lui aussi vieux et fatigué, mais encore suffisamment alerte pour pousser la chansonnette !
Ils vivent eux aussi tous dans le même quartier d'Antxorlo, comme nous le faisons à Agorreta.
C'était dans la tradition de nos vieilles familles paysannes, de rester groupés autour de la ferme.
La fratrie s'éparpillait à peine, autour de la même cour, souvent. De la main d'œuvre sous le sabot.
Toute une ribambelle de belle-sœurs et beaux-frères s'agglomérait en groupuscule plus ou moins homogène, rendant l'appareil familial parfois grumeleux...

J'étais persuadée que Juanito Estomba et Mailuixio d'Antxorlo étaient frères. Ils se ressemblaient, je trouve. Et non, ils étaient beaux-frères. Ah !
Remarquez, j'ai à un moment aussi fait d'Adrienne et de Mayi d'Erreka deux belles-sœurs, quand elles étaient bel et bien, sœurs ! Sans doute devais-je avoir intégré trop fort leur différence physique, l'une élégante et aristocratique, quand l'autre, belle femme aussi, paraissait plus rustique.

 Bouhhh !! c'est d'un compliqué, ces grandes familles !

Erreka, vous savez, une ancienne ferme voisine, la famille Cigaroa, où mon grand-père Iñazio aimait aller jouer aux cartes avec Pantxoa et les autres, à l'époque. Sans doute la seule distraction qu'il s'autorisait.
Sa destination d'ailleurs, quand, chaque nuit, durant sa maladie,  l'esprit confus et pourtant l'idée pugnace, il se réveillait, s'habillait sans faire de bruit, et se mettait en route.
Ma mère se levait alors à son tour, pour aller le raisonner et le ramener à son lit.

Mailuixio est mort depuis plusieurs années maintenant, mais je m'en souviens bien.
Nous pratiquions avec lui la mise en commun du matériel agricole. Il venait prendre une machine à Agorreta, ou en dételer une, selon. Il s'arrêtait dans la grande cuisine fraîche, pour un rapide salut entre deux travaux.
Il parlait un mauvais français, lui aussi espagnol d'origine.

  - tchauffe, tchauffe, soleil, disait-il souvent, au moment des foins, en partant d'un long rire un peu aigu.

Mailuixio, le masculin de Mailuixa, mon prénom.
En français, je ne lui connais pas de traduction : Marie-Louise, oui, mais Marie-Louis ?

Nous avons aussi beaucoup de Joseph-Marie, José Mari, Joseph-Louis, José-Luix.
Le Joseph-Louis local, d'Amuxenia, est l'un des derniers bergers véritables.
Son père, Gorria, le Rouge, je ne sais si c'était en lien avec ses convictions politiques, ou alors, avec son teint ou Dieu seul sait quoi d'autre, menait ses troupeaux de brebis avec son chien Brrick, à sifflets brefs et stridents.
Mes deux plus jeunes chiens d'Agorreta, Bullou et Txief, viennent d'Amuxenia.
Comme quoi, mine de rien, tout se tient...
Un autre José, encore, le parrain de mon père, José Alzugaray, d'Urepel, dernier charbonnier, lui, et grande figure aussi.
Tous ces prénoms, ces personnages, évoluent dans une même nébuleuse haute en couleurs, et marquent notre histoire comme les héros de légendes locales.

Les confusions et les amalgames ne me dérangent pas.
Je n'ai pas dans l'idée de faire de ce "bloc" une chronique historique véridique.
D'ailleurs, c'est quoi, véridique ?
Les transmissions orales, dans nos familles où l'écrit est rare, agrémentent souvent d'approximations parfois bien signifiantes les dates, les faits et les liens.
Tenez, je vous parlais dernièrement de mon oncle abattu dans la Bidassoa, tout jeune homme, du temps de la seconde guerre mondiale.
J'étais persuadée qu'il se prénommait Iñazio. Je ne sais pas d'où je tenais cette croyance. Il me semblait l'avoir entendu dire par ma mère.
Mon frère Beñat, lui, se demandait s'il ne s'appelait pas Beñat, justement. Un genre de parrain, pour lui ?
Et bien ni Beñat, ni Iñazio !
Mon oncle tragiquement assassiné s'appelait José.
Je l'ai appris de la bouche de la femme de Juanito, lors de cette visite de mercredi.
José Olaciregui  avait 21 ans passés, à peine, le 30 janvier 1943.
Il traversait bien la Bidassoa, selon Juanito, mais aurait été tué plus loin, dans un carré de choux, sur ces terres fertiles de bords d'eau. Une balle dans la tête, d'abord, puis, une autre, dans le dos, quand il essayait de s'enfuir.
Une autre version de la même histoire, plus précise, mieux datée, du moins.
Pourquoi cette photo était-elle précieusement conservée là ?
On peut imaginer beaucoup de choses.

Ces choses qu'on imagine et qui trament une légende à partir d'un drame.
Je rapproche les dates, je m'interroge, j'essaie de comprendre, encore.
Je ne m'acharnerai pas, non.
Cette histoire est celle de ma famille.
Ma famille et les autres familles d'ici sont liées par des liens multiples et ténus.
Et tout ça fait notre trame commune et notre fondement à tous.

Adio Mañuel.
Un pan d'histoire s'en va avec toi, et pourtant, tu nous laisses comme tous les anciens des légendes et des souvenirs de toutes les couleurs.

Adio aussi José.
Toi, ton histoire, on te l'a volée. Pourquoi, comment ?
Je garde précieusement moi aussi cette photo où un beau jeune homme rêveur et mélancolique n'a pas eu le temps de vieillir, lui.




Mais nous laisse quand-même un presque sourire si doux à contempler...

mercredi 19 juillet 2017

DE L'ART... SANS LA MANIERE !



Bonjour !

Aaaah...!!
Que bonheur, ce petit matin gris, frais, paisible et léger...
Ces deux derniers jours piquants et écrasants marquaient bien leur été, d'accord. Mais, quand-même, un petit 25 ° tout tranquille, c'est bien, aussi, n'est-ce pas ?

En intermède de mon histoire Olaciregui, tout en restant dans le thème, j'ai été au petit jour sur la tombe familiale, changer une composition méchamment ébranlée par le trop fort soleil.





Sur l'image, le rendu est moyen.
Moi même, pourtant toujours très bon public de mes spectacles, je n'y retrouve pas l'émotion, l'élégance et la justesse entrevues à l'élaboration de ce modeste ouvrage.
J'y ai réuni les cinq éléments naturels, la pierre durable et intemporelle, le coquillage fossile des débuts de la vie sur terre, les sédums ancestraux et tenaces, le blé nourricier et la plume de l'oiseau libre et léger dans le vent.
Voyez, j'ai adapté ma liste à mon gré et à ma fantaisie...
Toute une harmonie violine et azurée s'élance en un mouvement audacieux vers le haut, solidement arrimée dans la terre, fichée profond et élevée en audace et spiritualité.

Ma mère aimait ces couleurs. Elle aimait nos cinq éléments.
Elle était elle aussi solide, tenace, bien ancrée dans la réalité.
Elle était pourtant sensible aux fleurs délicates, aux jolies perles nacrées et aux motifs en arabesques de ses tabliers de travail.
Elle était dure, et bonne.
Fière de sa force, et soucieuse de préserver sa douceur, comme on cache un ventre blanc vulnérable et tendre.

Je l'ai détestée, par moments, et nos cris éclataient dans la cour de la ferme en fracas percutants dont mes oreilles ne se sont jamais remises...
Je l'ai aimée, aussi, et la vie nous a donné à toutes les deux de ces moments précieux à la mémoire où la tendresse perce les carapaces les plus dures.

Ma mère, cette femme drue et fragile, m'a faite celle que je suis.
Je ne suis pas exceptionnelle, loin de là.
Je suis pourtant dotée de suffisamment de vie pour aimer la mienne, et avoir envie d'en partager les sucs, à mon tour et ma manière.
Ma mère, mes parents, mes ancêtres, ont réussi à transmettre cette flamme vive, quand dans leurs vies bien des vents mauvais auraient pu l'éteindre.
Elle a vacillé,  la flamme, ah ça, oui !!! Et vacillera encore, jusqu'au moment où elle s'éteindra en petite fumée sombre, elle aussi.
Pour le moment, et jusqu'à ce dernier, moment, ma flamme pétille encore. Alors...

Mes fantaisies artistiques sont bien controversées.
On considère mes ouvrages, je ne dirais quand-même pas : "mes œuvres" !, avec perplexité, bienveillance ou mépris, selon.
L'art, d'après moi, c'est un regard sur le monde.
A voir, justement, quelques œuvres pourtant plébiscitées par ceux-là dont le goût se pose en loi, comme si le goût se décrétait,  je me demande où le mien a trouvé son angle.
Des constructions métalliques géantes, hirsutes ou luisantes, des amas de ferraille dignes d'une déchetterie plus que d'un musée, des tâches agressives et opaques jetées sur une toile, il m'est arrivé d'en contempler, sans les "comprendre", paraît-il, puisque je n'étais pas sensible à leur grâce, incontestable, par ailleurs. Ah... Sans doute, ... peut-être.
Et bien, alors, je me dis que mon "art" à moi, est juste...incompris, sûrement !

Moi, à mes petites fantaisies, j'y prends plaisir.
Ce que j'y mets, ce que j'y vois, me fait du bien.
Ceux qui regardent, pour certains, y trouvent aussi agrément.
D'autres plissent les lèvres, éclatent de rire, ou détournent les yeux.
Et bien, libre à eux !
L'émotion est bénéfique, je le crois, quelle qu'elle soit.
Sa démesure bouscule, parfois,  mais ranime en nous la flamme vive.
Si je la sens, si je la suscite, j'en suis bien heureuse, et vous en offre de grand cœur le bénéfice.
Si elle vous dérange, détournez le regard, et portez-le sur ce qui vous ira mieux, allez !




Cette  autre composition, baptisée par mon frère Beñat, frère de sang et en fantaisie, "l'équilibre du monde", rien que ça ! me réjouit, tout simplement, elle aussi.
Elle unit des pierres d'Agorreta et d'ailleurs, l'arbre séché en bois gris, les rassemble en superpositions hasardeuses et fragiles.
Une autre fois, je vous en fais mon interprétation...

Là, je vais préparer le repas.
L'art, c'est bien connu, c'est bien joli, mais ça ne se mange pas en salade !

Pourtant, ça aide à vivre, aussi, et ça nourrit.
Allez, portez-vous bien, et à la prochaine fois !

dimanche 16 juillet 2017

LES OLACIREGUI 1936-1945



Bonjour !

Puisque les patates sont remisées, les regains en phase finale de séchage avant peut-être la pluie demain, l'hiver peut s'envisager en sérénité !
Ces patates, synonymes de nourriture hivernale, se sont enracinées dans notre culture, tenaces comme la teigne sur le pauvre monde. 
Une bonne récolte de patates, des tubercules sains, pleins, lourds et ronds à vous remplir la main, ça vous apaise les craintes de famine.
De famine, Dieu merci, nous n'en avons jamais connu, ici, de notre temps conscient.
Pourtant, cette peur ancestrale reste accrochée à nos neurones dont la mémoire ne se raisonne pas toujours. Et nous continuons d'engranger en grande satisfaction notre patate nourricière...

A Agorreta, pendant bien longtemps, nous n'avons rien trouvé de plus commode à faire que de hisser les lourds sacs en toile de jute remplis de patates fraîchement récoltées jusqu'au second grenier, sous le toit.
Oui, à la ferme, il y a un grenier, au dessus de l'étable, et un autre, un étage encore plus haut, où je tiens tout juste debout, au niveau du faîtage.
Le plancher de cette remise haut perchée a été doublé, diminuant d'autant la hauteur sous plafond.
Ce doublage a une bonne raison, du moins, en son temps, il en avait une : les réquisitions allemandes, durant la seconde guerre mondiale.
Vous vous souvenez que mes grands-parents maternels, ces Olaciregui fuyant le terrorisme d'une guerre civile effroyable dans leur pays natal, sont arrivés à Hendaye en 1936.
Vous vous souvenez aussi, et là, vous y avez moins de mérite, cela a été suffisamment rapporté un peu partout, qu'une guerre a éclaté en 1939.
Les allemands sont arrivés ici à l'été 1940.
Mon père se souvient encore parfaitement de ces grands soldats blonds, bottés haut et portant fier, avantageusement juchés sur des chevaux immenses, quand ici on voyait davantage de ces petits ânes noirauds et trapus.
Ces soldats, hommes sous leurs uniformes, avaient besoin de manger.
Eux aussi loin de leur terre natale, ils faisaient comme ils le pouvaient : ils réquisitionnaient, forts de leurs position de vainqueurs du moment.
Passant de fermes en fermes, et alors, à Hendaye il y en avait une bonne trentaine, ils demandaient à manger, démunis comme le dernier des manants, en moins humble, puisque l'homme conquérant oublie sa faiblesse et sa dépendance, sot qu'il est !
A Agorreta comme ailleurs, la charité chrétienne commençant par soi-même, les considérations nationales venant ensuite, avec l'humiliation d'une défaite cuisante, donner ce qu'on avait durement récolté à la sueur de son front, on n'aimait pas...
Les Olaciregui venaient de vivre l'effroi et la terreur.
L'angoisse de manquer, de sa terre, de sa maison ou de nourriture, reste l'angoisse.
Là encore, notre atavisme nous tient : manger, c'est survivre, quand manquer, même, risquer de manquer, c'est la mort.

Les soldats allemands arrivaient dans la cour de la ferme.
Civilement, ils saluaient l'habitant, et demandaient :
 
- Affez-fous des soeufs ?

Manuella ma grand-mère ne pratiquait pas le français. Elle en connaissait quelques mots, et, surtout, elle avait, solidement vissée au corps, une peur bien légitime, et l'acharnement à lutter :

- Erran diozue ez dugula TSFik, répondait-elle, le menton haut et les bras croisés sur la poitrine, bravache, quand en son for intérieur elle tremblait.
 - Dites-leur, que nous n'avons pas la TSF

Un officiel local accompagnait les allemands, et se chargeait des traductions.
Manuella, méfiante, préférait se faire sa propre opinion, et les "soeufs" devenaient TSF, la radio clandestine dont la possession vous mettait en danger.
Elle avait vu, Manuella, comment on abat pour un rien, un poing levé, un mot trop haut, ou rien, rien de plus que la pulsion meurtrière d'un homme armé qui se prend pour un Dieu autorisé à distribuer la vie et la mort selon son caprice et sa folie du moment.

Iñazio, lui aussi marqué au fer rouge d'une brûlure impossible à calmer, avait doublé le plancher du grenier, pour y cacher les patates et les mettre à l'abri de la convoitise allemande.
Il était ingénieux, Iñazio, et adroit de ses mains.
Ce double plancher est encore là, et quand on ne l'y sait pas, il fait parfaitement son office de cache.
La guerre a passé, puisque même la folie des hommes se fatigue et cesse, un beau jour.
Le plancher est resté.
Et, jusqu'à dernièrement, nous avons continué de hisser à dos nos sacs de patates, maintenant difficilement l'équilibre du poids sur l'arrière du bras plié en équerre, main sur la hanche, assurant de l'autre main la prise sur la grande échelle en bois, aujourd'hui criblée de trous, mais toujours là. Si quelqu'un s'y risque, je ne donne pas cher de ses os !

Je vous le disais, les habitudes anciennes ont la couenne dure, et s'ancrent solidement dans nos têtes. Le temps et les circonstances leur enlèvent leurs raisons, mais les peurs nous restent, déraisonnables mais tenaces, et nous continuons à les perpétuer, sans nous rendre toujours compte de leur inanité. 

Après la guerre civile en Espagne, les Olaciregui ont alors connu la guerre en France.
Je vous ai raconté aux débuts de ce "bloc" comment cette guerre-ci aussi les a meurtris.
Comment leur jeune fils a été abattu comme une bête, et ramené mort à ses parents.
Comment en ces temps les hommes se faisaient meurtriers, pour un oui pour un non.
Comment la vie pouvait vous être enlevée, sans raison ni rime.
Un temps effroyable, le temps de la guerre, le temps où le meilleur des hommes peut se transformer en loup.

J'ai retrouvé dans la vieille armoire encore un agenda de 1944.
Les pages jusqu'au lundi 12 juin 1944, jour de la Saint Guy, alors, et peut-être encore maintenant, je ne sais pas,  en ont été arrachées.

Pourquoi ?
L'époque était trouble. Le moment venu des vengeances, des bassesses pires que celles qui les ont nourries.
Je ne sais pas ce qu'il y a eu, durant ces six mois là.
Mais j'imagine, des choses vilaines, et douloureuses.

La souffrance d'Iñazio et Manuella paraît bien lourde, déjà.
Pourtant, le sort encore s'acharnera sur eux.
Domingo, l'autre fils, mourra, lui aussi, tout jeune, dans les montagnes américaines.
J'y reviendrai, une prochaine fois.

Tout ça me remue et hurle à mes oreilles.
Tout ça a pincé les lèvres d'Iñazio.
Tout ça a jeté Manuella sur des orgies de gras qui l'ont alourdie et empêchée de marcher.

Tout ça a été, et demande à être entendu.

Je vous laisse là, aller à vos jours, je l'espère, plus légers.







AUJOURD'HUI LE JOUR



Bonjour !

Ce "aujourd'hui le jour",  parfaitement incorrect sans doute, était l'une de ces expressions favorites de ma défunte mère. "Au jour d'aujourd'hui" lui paraissait trop alambiqué, pour pas plus clair. Remarquez, je partage assez son avis.
Elle pratiquait aussi plaisamment le "d'ici avant", tout aussi efficace que le plus châtié et trop précieux, mais moins limpide, "dorénavant".
Elle était comme ça, ma mère : elle avait oublié son espagnol natal, en conservait pourtant l'accent, jusqu'à sa mort,  et massacrait à l'envie le français, comme une belle truie patauge dans sa bauge en grognant de contentement.
Le basque, rude et austère, lui collait mieux à la langue.
Comme quoi, notre langage signifie aussi, au delà de ses seuls mots...





Pour alléger la touffeur oppressante de cette histoire familiale riche et lourde,  je m'en retourne à mes jolies images, légères et apaisantes.
Bucoliques, choisies pour leur bienfait à donner, comme on raconte une jolie histoire pour habiller de clair une morale "rudette".

Le 14 juillet fut maussade, cette année, avec ses percées orageuses piquantes.
A Ibardin, vendredi midi, où nous aimons aller manger simplement et savoureusement, nous avions presque frais !

Nous ne manquons pas de pluie. Le soleil de plein été ne manque pas d'ardeur, entre deux nuages.
La végétation exulte.
Les brumes évanescentes du petit matin ourlent les bas-fonds, avant de se dissiper en une fraîcheur bienfaisante. 










Les maïs ont fleuri, impeccablement, rangs serrés et drus, aux panicules émergentes plus claires, comme une tête d'adolescent bien peigné.
En rangs aussi, les andains de regain à sécher.
En grand fouillis opulent et joyeux, mon potager et mes citrouilles.
La végétation rampe et sinue, maintenant. Inutile de traquer l'adventice. Je risquerais de couper les lianes serpentant entre les herbes. Les fruits se montreront bien, en leur temps !








Les bêtes savourent ce moment privilégié, un dimanche matin de paix, de beauté, de joie.

Ce matin, nous avons en projet la récolte de la patate.
A la place, nous allons planter des choux !





La saine satisfaction du jardinier récompensé nous est offerte.
Le potager nous rend nos efforts et nous parle d'un mérite juste et simple.
C'est ça, ma joie.
Une belle brouettée de patates, quelques tomates bien lisses et autant de piments vert brillants.
Mon grand mari souriant, les chiens jouant à l'ombre du poirier.

Bucolique et "gnangnan" à souhait, oui.
Charmant et tout à fait plaisant, aussi.

Pour rien au monde je ne voudrais m'en priver !

Savourez vous aussi ce splendide dimanche de plein été.
Retrouvons-nous plus tard, il sera bien temps de replonger dans l'histoire.


mercredi 12 juillet 2017

2122 - 1890



Bonjour !

Ce sont de sacrés sauts dans le temps que nous avons dans ce "bloc" !
Et bien, moi, loin d'en être déstabilisée, j'y vois le signe optimiste d'une continuité au delà de nos petites vies étriquées.
Déstabilisée, je vous l'ai expliqué, je le suis, tous les jours, grâce, oui, grâce, parce-qu'au final, ce peut en être une, si l'on décide de la regarder ainsi, à la défaillance de mes oreilles.
Alors, deux ou trois siècles réunis en un raccourci vertigineux, ça ne me fait pas peur, loin de là !

Ainsi, nous remontons maintenant à nos ancêtres, nos aïeux, ces Legorburu et Olaciregui riches de tempérament, à défaut d'autre chose...



Commençons par la branche maternelle. Oui, chez moi, le masculin ne l'emporte pas toujours.


Mon grand-père Iñazio Olaziregui y Delpuerto, jeune paysan d'Oyarzun, né à la fin du XIXème siècle, épousa en 1920 Manuella Carrera y Macuso, elle aussi native du grand siècle.
Ces jeunes gens s'étaient connus quelques années auparavant, quand, la première guerre mondiale faisant rage, leur sang bouillonnant  fouetté par l'urgence à vivre quand on entend autant parler de mort, les avait jetés dans les bras l'un de l'autre, avant l'autorisation officielle du mariage.
De ces amours coupables mais oh combien naturelles, naquît Joseph-Marie Carrera, puisqu'Olaziregui n'était pas encore le mari de sa mère.
En ces temps là, j'imagine que ça devait jaser dans les chaumières...
Manuella avait du subir son content de ressentiment, de honte et de culpabilité, mêlés à la joie pourtant si légitime de donner la vie à l'enfant de l'amour.
Iñazio, enrôlé par l'armée, partît loin, plusieurs années. Revenu de ces pays noirs où la violence et la sauvagerie marquent le meilleur des hommes au fer rouge, il oublia ses terreurs dans le travail et les obligations d'un tout jeune père de famille, sur lequel l'opprobre pesait de sa main de fer. 

Le jeune couple redevenu convenable fonda famille nombreuse, à force de courage et de ténacité.
La vie semblait sourire. Iñazio et Manuella eurent le temps d'y croire.

Jusqu'à cet été 1936, où l'Espagne prît feu, chamboulée dans les turbulences inouïes et féroces d'une confusion politique poussée à l'extrême.

Je lis en ce moment un ouvrage d'une Lydie Salvayre, salvayre presque comme "salbaje", sauvage.
Elle y relate, transmise par sa mère, Montse, cette époque si trouble, sauvage, justement, d'une terreur aveugle et meurtrière.
Les phalangistes bleus, les nationalistes blancs, les républicains rouges, l'église catholique espagnole, blanche d'aube, noire de ses curés, or de ses richesses et rouge du sang versé en son nom et avec son sacrement, s'affrontaient en un désordre impossible à démêler.
Les idéaux libertaires, les peurs aristocratiques et les puissances cultes et occultes se heurtaient et se mélangeaient comme les vagues déchaînées d'une mer en furie.
Tout le monde y perdait son latin, y compris le pieux Bernanos.
Tout était emporté dans cette tourmente effrénée, et chacun devenait du jour au lendemain proie, victime ou chasseur, selon les fluctuations de mouvances contraires.

Cette partie de notre histoire mondiale est peu relatée. Les premières et secondes guerres mondiales noircissent nos pages scolaires, mais là, pourtant bien près de nous, dans l'espace et dans le temps, un trou, un flou. Enfin, mon érudition est fragmentaire, sans doute...
Là, en ce temps, l'humain a encore un fois montré son côté fauve. La bête cruelle et sanguinaire a été libérée sans contrôle et a déchiré à crocs pointus nos espérances d'une humanité humaine.

Des hommes sont morts, beaucoup, exécutés par centaines, atrocement torturés et mutilés.
Des paysans ignorants, éberlués, cueillis au milieu de la nuit pour être assassinés dans les bois ou sur les plages. Alignés, au petit jour, morts, la tête écrasée sur les bords des fossés. Brûlés en tas, après avoir reçu avant la balle fatale en pleine tête, l'absolution de curés aux aubes souillées, tendant à embrasser Christ crucifié.
De ces même  curés, aussi, éventrés, empalés sur leur crucifix, les testicules coupés puis enfournés dans leur bouche ouverte à jamais sur une terreur hurlante.

Oui, ce moment là, comme d'autres dans notre histoire d'hommes, vit l'horreur et la noirceur humaine exacerbées à leur paroxysme.
Cette période illustra sombrement la capacité de l'homme à devenir la bête mauvaise et folle.
L'ennemi était partout, la mort sur le seuil de chaque porte, sans que l'on puisse y comprendre rien.
L'injustice absolue, la terreur indicible, l'angoisse de chaque instant, l'horreur pour tous et partout.

Dans le même temps, cet été 1936, des villages vivaient l'expérience d'un communautarisme égalitaire, l'exaltation d'idéaux nobles et utopiques, l'égalité et la fraternité pour tous, une république juste et bonne devenue possible. Des hommes brûlaient devant les banques des liasses de billets, réduisant en cendres l'icône  idolâtrée d'un désir de possession despotique.
Jusqu'au "déchantement", évidemment.

Aujourd'hui aussi, nous espérons, nous rêvons. Mais il faudra attendre, encore, longtemps, je pense, l'avènement d'une ère où l'homme ne sera plus un loup pour l'homme, un loup aux yeux rouge sang et aux crocs acérés, capable de déchirer les entrailles de son semblable encore vivant, pour lui manger la tripe chaude.
Pourtant, il faut garder espoir, c'est notre seule façon de vivre, en notre humanité blanche.
Croire que notre part noire se fatigue, elle aussi, à force.

Iñazio et Manuella ont eu cet espoir. Ils ont cru en une jolie vie possible.
Puis, ils ont été pris dans la tourmente de la guerre civile espagnole. Ils l'ont vécue, d'assez près pour fuir comme des proies atterrées, en pleine nuit, n'emportant que leur peur et leur élan de survie.
Arrivés à Hendaye, ils ont été recueillis, aidés, par des gens bienveillants et bons.
Il s'en trouve toujours, et même au plus noir des époques les plus terribles.

A Agorreta, terre d'asile d'autres fugitifs, bien  des siècles avant eux, Inãzio, Manuella  et leurs cinq enfants, dont ma mère, Carmen, ont peut-être cru, là encore, à une vie meilleure, enfin.
Puis, la seconde guerre mondiale a éclaté.
D'autres horreurs cousines des premières ont montré leurs crocs.

Terrorisés encore, de cette terreur qui n'avait même pas eu le temps de commencer à  se rassurer,  ils ont essayé de se mettre à l'abri. A l'abri, dans cette église dont ils ont pourtant vu la face noire, si près.








Imaginez ces baptêmes : Iñazio et Manuella ont plus de quarante ans. Ils se font baptiser à Oyarzun. Un curé leur procure des documents, les protège et les met à l'abri d'une église à la fois meurtrière et protectrice.
Deux ans plus tard, ce sera le tour de Joseph-Marie, enfant naturel, en âge d'être enrôlé pour être envoyé au front, ou déporté dans les camps. Sa nationalité espagnole le préserve, quand elle a failli le tuer. Ce baptême de convenance le rend moins vulnérable, quand la même religion absolvait les criminels à quelques kilomètres et une poignée d'années plus tôt. 
Tout est affaire de circonstances,  de pragmatisme et d'opportunité.
La vie et la mort se jouent sur le fil du rasoir.



Je ne sais pas pourquoi mes grands-parents n'étaient pas baptisés.
Je ne les imagine pas politiquement engagés contre le clergé, communistes anticléricaux. Ils étaient des paysans nés de paysans. Je n'ai jamais entendu parler d'une ascendance juive, non plus. Mais, pourquoi pas ?
Manuella était instruite : elle savait lire et écrire l'espagnol littéraire. A cette époque et dans ce contexte, c'était très exceptionnel.
Je creuserai plus tard pour essayer de savoir...
Pour le moment, j'essaie d'imaginer, de comprendre, un peu.


Imaginez, si vous le pouvez, le désarroi de ces paysans aux abois.
Leur terreur, leur panique et leur tentative de fuite, se jetant dans des bras dont ils doutent pourtant.

Imaginez, la force, le courage et la persévérance qu'il faut pour continuer de vivre, après ça.

Mes grands-parents ont continué de vivre. Ils ont élevé une famille, ils m'ont élevée aussi, moi.
Evidemment, de telles morsures laissent dans la chair et les âmes des traces profondes et douloureuses.
Evidemment, on ne se remet pas de tout ça comme d'un mauvais rêve.

Je suis là, c'est par eux, aussi.
Parce que ce courage, cette force, cette persévérance, ils les ont eus, malgré tout, et envers tous.

Je leur rends cet hommage modeste et sincère.

Je reviendrai encore sur cette histoire, la mienne, petite, dans la grande.
Un autre jour, plus tard.

Là, je vais juste apaiser les ondes mauvaises soulevées par ces images atroces et hurlantes dont l'écho parvient encore jusqu'à nous. Les faire refluer, et rentrer dans leur tanière sombre.

La sanie existe, je le sais : elle pue suffisamment  sans être davantage remuée.
Je ne veux pas l'ignorer, faire semblant de ne pas la voir, non.
Je veux juste m'en détourner assez pour essayer de croire moi aussi en l'homme bon, même si l'homme mauvais est toujours près, aussi.
C'est un devoir de sauvegarde et de survie.

A une autre fois !