lundi 12 janvier 2015

ESPOIR PERMIS ?



En ce lendemain de 11 janvier, une belle lueur d'espérance réchauffe les cœurs. 
Les scènes des manifestations contre les sanglants actes terroristes des derniers jours sont réconfortantes.
 Tous ces chefs d'états réunis, cette démonstration d'unité, toute cette émotion partagée au delà des clivages traditionnels les plus marqués, soulèvent le voile d'ombre qui nous obscurcissait l'avenir.
Evidemment, on ne peut pas angéliquement espérer que cela suffise à lever la menace terroriste des extrémistes de tous bords. 
Mais il faut se réjouir de cette capacité à faire face ensemble, s'appuyer sur ce front uni pour alimenter une vision d'un futur possible.
J'avais honte vendredi dernier. Aujourd'hui, un peu moins.
Je continue de penser que l'émotion retombée, les intérêts politiques et financiers balaieront les promesses de ce 11 janvier. Mais il aura été, et on ne pourra pas effacer les démonstrations sincères de fraternité et de chaleur humaine.
Nous en avions tous besoin après le choc de ces images de violence injustifiable.
L'avenir paraît moins noir. C'est déjà inespéré.

Je vous l'ai dit, je ne prétends pas être une grande analyste politique.
Je vis mon quotidien, tout simplement, comme le votre. Et la journée d'hier m'a parue être hors du quotidien, justement, plutôt de l'ordre de l'histoire. Sans prétention et incontournable.

L'espoir est permis. Même si la vigilance doit rester aiguë.  La noirceur est là, sans doute tout près. Mais la grandeur aussi.


A Agorreta, toutes proportions gardées, ce matin, l'aube s'est levée, elle aussi, lumineuse.
Voyez plutôt :












Au petit matin, La Rhune lutte encore contre les ténèbres profondes.



















Moins d'une heure après, le franc et glorieux soleil balaie les dernières ombres.




















La baie de Txingudy, encore ensommeillée devant Fontarrabie.




















Et la même, illuminée.













Si j'étais un tantinet emphatique, (ce qu'à Dieu ne plaise !) je dirais que la journée d'hier nous a sortis des ténèbres, comme l'a fait le soleil de ce matin autour d'Agorreta.

Il paraît malséant de plaisanter quand près de vingt personnes sont mortes et que leurs proches saignent et saigneront de cette absence absurde jusqu'à la fin de leurs jours.

Et pourtant, hier, il y avait aussi la volonté de pouvoir se permettre de rire de tout, pour pouvoir en débattre sans violence, justement.

L'avenir s'assombrira encore sans doute. Ce n'est pas pour autant qu'il faut s'empêcher de se réjouir quand les hommes redeviennent frères.



En parlant de fraternité, une petite anecdote légère à la ferme ce matin encore.

Je terminais de soigner mes vaches. Repues et bien installées, elles prenaient leur repos du matin :





Vous les avez vues déjà, souvenez vous. Le tracteur au font n'est plus notre Ttiki-haundi, puisque le froid l'a mis hors-service. Celui-ci, c'est Karrarro, dont je vous ai aussi déjà parlé. 
Mis à part cette nouveauté, donc, toujours la même étable, avec les mêmes vaches.

Mon quotidien est très monotone, je vous l'ai dit aussi. Tous les jours, les mêmes gestes, au même moment. Une routine, je dirais même, un rituel. 
Je m'en trouve parfaitement bien.

Ce matin, je sentais mes petites oreilles un peu trop sifflantes. Je souffre d'une affection bénigne mais ennuyeuse. Une histoire de cristaux anarchiques dans des vésicules asynchrones de l'oreille interne.
Avec pour résultat une surdité gênante, et des pertes d'équilibres intempestives et brutales.

Je vous livrerai plus loin le récit d'une petite crise qui me surprît à la jardinerie. Vous comprendrez mieux le phénomène.

A ce matin, le petit malaise me prit soudainement dans le fond de l'étable, là où je stocke la litière fraîche. Juste à côté de ma belle Pollita (en basque, Jolie).

Je vous montre le lieu de l'incident :




Vous la voyez mieux ma Pollita ? C'est la bringée, à droite. A côté, c'est Bigoudi. Elles sont pleines toutes les deux (en sémantique vache, ça signifie qu'elles attendent un veau). Pour fin mars ou début avril, nous devrions fêter deux naissances à Agorreta.
Nous suivrons tout ça ensemble, évidemment !

Incapable de me tenir debout, je m'assois dans le foin, adossée à cette belle bête, de deux mètres cinquante de long et de près de huit cents kilos, à vue d’œil.
Elle ne bouge pas. Pollita est placide de tempérament. Sa mère, elle, une pure normande de belle race, l'était beaucoup moins. Elle vous envoyait la patte haut et loin avec aisance et sans prévenir ! Une chance pour moi en ces circonstances que la fille ne tienne pas de sa génitrice !

Mes trois chiens, amusés de la situation incongrue, viennent jouer avec moi. Pollilta, toujours irréprochable, tourne à peine la tête, donne un coup de queue pour éloigner les intrus,  et continue de ruminer...

Imaginez si elle s'était levée et énervée de tous ces mouvements inhabituels !

Grâce à Dieu, une petite demie-heure plus tard, mon malaise s'était dissipé, et j'ai pu me relever et continuer ma journée. Dans la paix des peuples et la fraternité des mondes, animaux et humains.

Un petit 11 janvier différé au 12, à Agorreta !

Allez, je vous laisse ici pour le moment en vous confiant ce récit daté de la mi-octobre.
Je vous avais donné rendez-vous en février, mais bon, l'actualité, et mon impatience de vous retrouver aidant, j'ai fait une incartade au calendrier. 
A un de ces jours, je ne vous dis plus quand...




Mon après-midi aux urgences

       La semaine dernière, une sérieuse crise de tournis-tanguer m’a littéralement mise à genoux. Je vaquais paisiblement à la jardinerie, une matinée ordinaire avec une activité moyenne, rien de particulier.
       A la vérité, depuis le matin, je me trouvais toute mollette, pas très en train. Depuis plusieurs mois déjà, mon oreille sonnait l’alerte. J’étais parfois en équilibre instable, voire pas en équilibre du tout par moments. Une vague consultation entre deux chez le médecin, un petit traitement pris à la louche. J’étais encore une fois persuadée d’être plus forte que tout le monde et bien certaine de surmonter ces petites défaillances.
       Ce mardi matin, pour le coup, un peu avant la fermeture, je m’écroulai lamentablement alors que j’en étais à chercher le passage du portail (quelques bon mètres de large pourtant et grand ouvert à ce moment), sans le trouver, en buttant contre une palette de terreau ici, ou un box en bois par là. Une vraie désolation… Je m’échouai finalement avec gratitude contre le mur du bâtiment, bien contente de sentir le sol ferme sous moi. Une subite suée, le regard rivé au niveau du la bennette à déchets, j’étais presque bien. A mon sens. Mes collègues passant par là au gré de leurs propres occupations en jugèrent autrement et appelèrent des secours.
       Deux pompiers bottés, mais pas casqués, pour ce que j’en pus apercevoir en levant fugitivement le regard au prix d’une nuée de papillons noirs me fondant dessus, prirent les mesures de circonstances et hop ! Me voilà embarquée dans le fourgon rouge.
 La vue de mes petites bottines maculées de terreau boueux entraîna leur mise en quarantaine immédiate dans un sac plastique fermé à double-nœuds. Je me félicitai de l’état convenable de mes chaussettes du jour. Je ne sais pas vous, mais moi, parfois, pour ne pas gaspiller, je les use jusqu’à la trame et un peu au-delà, au point que les talons s’ajourent dangereusement. Mais là, non, j’exhibais une tenue, certes pas de gala, mais bon, d’honnête travailleuse emportée au débotté (et débottée…) sur son lieu de travail. Ces petites choses là comptent quand on est en position vulnérable n’est-ce pas ?
Quelques pimpons et vomissements plus tard, nous arrivions aux urgences. Quatre questions, dont la demande quasi immédiate des possibilités de prise en charge financière, et me voici coquettement installée sur un lit à roulettes ma foi plutôt confortable, en bout d’une file d’autres lits à roulettes semblables, occupés de patients plus ou moins intéressés par la nouvelle arrivée, selon leur degré de conscience ou de souffrance.
Moi, j’en étais à essayer de remettre en place tout ce qui tournait et virait encore autour de moi, accrochée comme une perdue à mon petit sac à vomir… Pas en état de mener de fines observations.
Un grand médecin à la blouse blanche flottante sur un mouvement plein d’allant me jeta un œil au passage, tapota ma chaussette convenable et passa son chemin pour aller s’occuper plus loin. Je fermai les yeux, tirai sur moi un peu de drap. J’avais un peu froid. Je laissai aller ma tête en arrière avec défiance, craignant le retour des papillons. Mais non, ils me laissèrent en paix et je pus me détendre, toute alanguie de reconnaissance.
Je ramenai les genoux sous le menton, mon petit sac plastique toujours dans la main au cas où, et, je m’endormis, misérable mais soulagée quand même.
Un moment plus tard, je rouvris les yeux. Je me sentais bien mieux. J’écartai mon dispositif anti-nausée, rallongeai mes jambes et redressai la tête. J’étais déjà une toute autre personne, capable de s’intéresser à ce qui l’entoure.
Je jetai d’abord un coup d’œil circulaire aux installations périphériques.
J’étais dans une grande pièce où les lits s’alignaient, avec de loin en loin un paravent déplié entre deux. Une lumière suffisante mais amicale, des va et vient de blouses blanches ou de visiteurs. Un monde assez feutré, mais une température limite fraîche, pour moi du moins. Très positivement étonnée de me sentir en si bonne forme, je pris le drap sous moi, et le tirai de façon à pouvoir m’en recouvrir au mieux en le doublant. Je remerciai au passage le Seigneur (et accessoirement mon patrimoine génétique) de m’avoir faite de petit gabarit et me permettre ainsi de me préserver un peu de chaleur corporelle à peu de frais.
Ma petite particularité d’oreille me rend les sons très irréguliers. Je perçois mal un bruit que vous entendez parfaitement. Par contre, d’autres sonorités auxquelles vous ne prêterez pas attention, sont pour moi agressives et dérangeantes. Je m’y ferai, avec un peu de temps, sans doute.
Je n’entendais pas la plupart des conversations à voix basses qui se tenaient autour de moi. Un vague murmure, un ronron un peu soporifique. Quelques cliquetis métalliques ou autres grincements de matières synthétiques par contre me heurtaient le tympan. Je m’habituai à mon nouvel habitat, comme tout animal qu’on introduit en milieu étranger.
Il y avait foultitude de malades ce jour là aux urgences. Urgentiste, c’est quand même un métier…
Je notais ces gens pour la plupart pressés, un dossier ou une bassine à la main. Des gestes sûrs et performants. De la douceur aussi, dans le regard et dans les mots. Un sourire en passant, une main qui se pose. Du mouvement, de l’efficacité, mais sans perdre de vue la prise en compte des détresses, grandes et petites, des allongés confiés à leur expertise.
Pourtant, dans ce qui m’entourait, tout n’était pas de nature à susciter la compassion ! Loin de là !
Il y avait bien une petite jeune fille prostrée, les yeux au plafond. Je ne voyais d’elle qu’un quart de profil, sa nuque brune et une queue de cheval chiffonnée. Un avant bras fin et pâle posé le long de la barrière du lit, immobile. Elle respirait doucement, soulevant à peine le drap tiré sans un faux pli sur son buste. Sa mère la couvait des yeux, appuyée sur l’autre barrière. Elle aussi, brune à queue de cheval, mais de corpulence robuste et dure de traits. Son attitude évoquait la vierge à l’enfant de je ne sais plus qui, je ne l’ai d’ailleurs jamais su. Une attention totale et presque douloureuse. Un spectacle paisible et réconfortant.
Subitement, dans un bond fantastique et incroyable, la jeune fille se souleva sur le lit, ses membres se raidirent à travers les tubes métalliques, et elle se mit à gémir une plainte stridente en ployant sa tête vers l’arrière dans un angle qui me parût impossible. Sa mère voulant se plaquer sur elle se fit mal contre la barrière et se mit à hurler pour appeler à l’aide.
Je restai tétanisée et impuissante. Je n’avais jamais assisté à une crise de convulsions, mais j’imaginai que c’en était une.
 Une équipe médicale intervint dans la seconde et le lit de la jeune fille toujours arquée fût emporté ailleurs. Les cris de la mère nous parvenaient toujours. Elle fut conduite dehors par un robuste garçon qui lui expliqua sans trop de ménagement que « dans ces cas là, les familles, vous nous gênez plus qu’autre chose ! ». La femme ne l’entendait pas de cette oreille et ne se laissait pas éloigner sans résister. Une autre soignante prit le relais, plus en douceur, et les deux femmes sortirent.
Dans ma position de patiente, j’étais passive, et les autres autour de moi l’étaient tout autant. Comme si notre état de malades en puissance nous exonérait de participer à  ce qui n’était pas en lien avec notre état. En y réfléchissant, je n’aurais rien fait de mieux, ni de plus, bien-sûr. Mais c’est ce sentiment de fatalité, cette inertie, qui après coup m’ont parus étrangers à ma nature plus interventionniste en temps normal. A se demander s’il suffit de coucher quelqu’un pour qu’il se sente incapable d’autre chose que de rester coucher ! L’énergie vitale d’un poisson rouge dans son bocal, juste assez volontaire pour en faire le tour… Triste nature humaine !
Je me rassurai en me disant que c’était mon malaise qui me paralysait ainsi, et non pas une défaillance de ma volonté. Sans en être tout à fait persuadée.
Cette petite jeune fille méritait, demandait et avait les soins, l’attention, et la compassion des urgentistes.
Mais d’autres, couchés près de moi, les demandaient, les exigeaient même, sans me donner l’impression d’en avoir vraiment besoin.
 Je ne suis pas médecin. Mais j’ai eu l’occasion de côtoyer longtemps des gens malades. J’ai assisté à la souffrance, à la détresse de celui qui est rongé de l’intérieur. J’ai vu des visages pâlis sous la morsure incessante de la douleur. Des yeux creusés d’une fatigue insurmontable. Des corps abandonnés et vaincus d’avoir tant lutté.
Je sais aussi qu’une bonne mine ne garantit pas que tout aille bien. Qu’on peut très bien se vider d’une hémorragie interne en gardant le sourire.
Pourtant, quand je considérai ma voisine de gauche, je n’arrivai pas à me dire qu’elle méritait autant de soins qu’elle n’en réclamait incessamment. On l’avait « roulée » près de moi. Comme je me sentais alors mieux, je l’avais regardée, je n’avais rien de mieux à faire sur l’instant…
Une femme de soixante-dix ans environ, soignée, les bouclettes encore toutes fringantes d’une récente permanente. Le regard vif, l’œil alerte et inquisiteur, elle avait de bonnes joues, une peau saine et la bouche mobile. Et active. Très active…
Elle arriva en grimaçant de douleur, tournant la tête de droite et de gauche, les yeux tantôt fermés tragiquement, mais le plus souvent ouverts et fureteurs. Ses mains aux ongles manucurés agrippaient les barreaux des barrières avec force. Elle agitait des jambes un peu lourdes mais robustes. Sa robe de chambre chiffonnée attestait de mouvements désordonnés qui mettaient le pauvre drap censé la recouvrir en boule informe roulée à ses pieds.
La dame n’était pas contente, et elle le faisait savoir. Elle gémissait, d’abord doucement puis plus fort. Elle finissait par héler les uns et les autres d’une voix de stentor. « J’ai mal, j’ai froid, ne me laissez pas là, occupez-vous de moi… ». Une litanie de plaintes incessantes.
L’infirmière venait la voir à chaque passage, remontait le drap, rectifiait l’inclinaison du lit, l’assurait de quelques mots patients que l’on faisait au plus vite pour s’occuper d’elle. Il ne fallait pas qu’elle s’inquiète, on avait bien conscience qu’elle n’était pas satisfaite, mais il y avait du monde et on s’occuperait d’elle aussi, dès qu’on le pourrait. A priori, elle pouvait attendre, et sans rien dire, comme le faisaient la plupart de ceux qui étaient là.
 Quelques visiteurs s’impatientaient de leur côté, trouvant que la prise en charge du malade qu’ils accompagnaient n’était pas suffisamment rapide. Ils s’excitaient les uns les autres, hochant la tête et gênant ostensiblement le passage des soignants, histoire de montrer qu’ils étaient là, au cas où on ne les verrait pas. « Ne vous inquiétez pas, on arrive, on va s’occuper de vous » chantonnaient les professionnels mécaniquement et sans ralentir le pas. Les visiteurs soufflaient, et, prenant leur malade à témoin, en profitaient pour lever le camp sans vergogne au bout d’à peine une demi-heure d’attente.
D’autres, habitués des lieux peut-être ou de la maladie sans doute, s’asseyaient silencieusement auprès du lit, en prenant garde de ne pas occuper trop de place. Ils échangeaient quelques mots à voix basse avec le patient qu’ils veillaient, souvent une personne âgée, à peine consciente, à peine vivante, et restaient là, ensemble dans le même combat, perdu d’avance souvent.
Je dis perdu d’avance souvent, par bêtise, puisque je suis bien placée pour savoir qu’on ne peut jurer de rien.
Il y a deux ans, mon pauvre père était bien pire que le pire que j’ai vu ici. Et aujourd’hui, ce serait presque lui qui viendrait prendre soin de moi en s’inquiétant de mon état ! Bref, nous parlons trop souvent en généralités.
Sur ces entrefaites, ma voisine se plaint toujours, et ses regards se tournent vers moi, quémandant une aide et une compassion absente.
Derechef, gavée par ses jérémiades injustifiées, je me redresse et me tourne vers elle. Surprise, elle se tait, enfin, un peu inquiétée peut-être par la brusquerie de mon geste.
-      Que voulez-vous au juste ?
-      Oh…mon dos, j’ai mal à mon dos, je suis trop couchée, murmure-t-elle comme on agonise.
Je l’ai dit, je suis familière de la maladie, et je connais assez le matériel médical de base pour savoir l’utiliser. Les verrouillages des barrières de sûreté, les systèmes d’inclinaison des lits médicalisés, les réglages des hauteurs des potences et autres basiques de l’installation médicale n’ont pas de secrets pour moi. D’un geste un peu brusque sans doute, j’attrape le levier de déblocage sous la partie haute du lit au dessus de la tête de ma grande souffrante, et crac, je relève le lit avec la malade d’un bon 45°en un quart de seconde.
Saisie, la geignarde roule des pupilles effarées, silencieuse enfin.
-      Et là, ça va ?
-      Euh, oui, oui, je vous remercie…

Et elle se tait, enfin.
Quelques minutes plus tard, on vient la chercher. Elle me lance un regard noir et un demi-sourire en même-temps, que je lui rends, sans rancune.
       On roule près du mien le lit de celui qui était donc son voisin.
       Et je comprends, très vite, d’où venait le désagrément le plus vif de la pauvre dame…
       L’homme gisant maintenant près de moi est assez jeune. Mais lui par contre, cela fait bien longtemps que personne, ni lui-même, n’a pris soin de lui. Il doit dormir dehors, ses cheveux gras pendent sur ses joues violines. Ses ongles longs et sales griffent sa cuisse compulsivement. Il porte aux pieds de vieilles savates déchiquetées qu’il a refusé de se laisser enlever.
       Un clochard, l’œil mauvais et l’haleine lourde de mauvais vin.
       Il y a de tout en ce bas monde, et j’arrête là mes investigations le concernant.
       Un petit somme plus tard, des mouvements saccadés à ma gauche attirent mon attention.
       Là, je conseille au lecteur délicat ou pudibond de sauter ce passage. Il n’est pas destiné aux oreilles trop chastes.
       Moi, en bonne fille de la campagne, les choses de la nature me sont familières. On n’assiste pas à une saillie de vache sans être un peu aguerrie aux choses de la vie ! Je ne m’offusque pour le coup pas trop facilement.
       Là, quand-même, après un rapide coup d’œil, puis un autre un peu plus appuyé, je constatai une attitude un peu inhabituelle en bonne société. Ce brave homme, profitant sans doute d’une montée de libido soudaine, se masturbait furieusement, à moins d’un mètre de moi, les yeux vagues et la bouche entrouverte sur un petit râle rythmé.
       Le premier saisissement passé, il me vint un fou rire incontrôlé. La situation était cocasse, vraiment !
       A l’oreille, ou du moins, à ce qu’il m’en restait, l’homme avait terminé son ouvrage. Bien. Je risquai un œil, et bien sûr, à ce moment là, il quêtait mon regard.
       Là encore, petite mise en garde, séquence un peu « hard ». Mais bon, la réalité est ainsi :
-      Tu vois, vieille salope, ce qu’aurait été bien, là, c’est qu’ tu m’suces ! me grince-t-il avec un accent « parigot »
Et il me sourit de toutes ces dents pourries.
Je vous l’ai dit, je ne suis pas du genre vierge effarouchée, j’en ai passé l’âge d’abord, et n’en ai de toute façon jamais cultivé la tournure. Mais, bon, quand-même, un reste d’éducation judéo-chrétienne me poussa à le remettre à sa place, ce mal embouché. Lui laisser l’impression qu’il me choquait l’aurait trop contenté !
-      Si tu veux, lui dis-je en me tournant urbainement vers lui. On peut essayer. Mais ne t’étonnes pas si je te vomis dessus, je ne suis pas très en forme en ce moment.
Et toc ! Je commençai à m’amuser de le voir déconfit.
Je déchantai vite :

-      Ouais…, t’es pas bandante, mais au moins, t’es marrante ! J’t’aime bien, tu peux êt’ ma copine…

Et il se tourna de l’autre côté en me gratifiant d’un petit pet bien senti.
 L’animal ! Comme si j’avais besoin d’entendre ça, dans mon état ! Et avec mes mauvaises oreilles…
Je n’en avais pas tout à fait terminé. Un collègue de mon voisin se présenta pour le voir.
-      Tiens, j’te présente ma nouvelle copine, lui dit ce dernier en me désignant.
L’autre, du même genre que le premier, le panache de la position debout en plus, me considère et lance à la cantonade :
-      Eh ben, tu les prends de plus en plus vieille mon vieux !
Toujours agréable à entendre, n’est-ce pas ? Enfin…
Mon tour était venu d’être examinée plus longuement. On me roula vers une stalle individuelle.
Mon prétendant ne me fit pas, lui, l’honneur d’un signe d’amitié. Comme quoi, finalement, la vieille geignarde ne manquait pas de raisons de se plaindre, sans qu’on le sache…
Une gentille infirmière, jeune et douce, me demanda de me dépouiller de ma maigre tenue, à l’exception de ma culotte.
Là encore, comme quelques heures auparavant, je me réjouis d’avoir le matin puisé dans le tas des sous-vêtements encore présentables. Vous savez, cette petite culotte qui ne vous galbe pas trop mal, qui reste bien en place et vous donne une réelle assurance, même sous un short informe. Ce soutien-gorge ajusté, mais pas trop, ou rien ne baille mais rien ne déborde non plus. Un petit imprimé fleuri assez coquet, agréable à l’œil.
J’enfilai la chemisette ouverte dans le dos. A ce sujet, pour avoir observé plus tôt dans l’après-midi certaines patientes déambulant ainsi attifée, j’aurais une petite remarque à faire.
Je sais bien que la priorité en ces circonstances est à la commodité. Qu’on ne cherche pas à faire de vous la reine du bal et que le seul souci de la gente médicale à ce moment est de pouvoir vous examiner, vous piquer, vous brancher, en un minimum de temps et de confort. D’accord.
Mais là, tout de même, il me semble que l’on pourrait conserver cet aspect primordial tout en préservant un minimum de féminité et de dignité au patient. La lie censée refermer le dispositif dans sa partie arrière est souvent absente. Par le fait, la chemisette baille depuis le milieu du dos. Et offre à la vue de tous les spectateurs placés derrière, la partie charnue et pas toujours glorieuse à mes âges de votre anatomie…
Quand on fait péniblement suivre une potence avec une perfusion plantée dans le bras, on ne peut pas toujours s’assurer que le petit tablier vous enveloppe correctement. Et suivant la corpulence à recouvrir, le résultat est plus ou moins satisfaisant ! Une triste paire de fesses ramollies dans une culotte pendant en berne n’est pas ce qu’il y a de plus réjouissant à exposer. Les patients en sont bien conscients qui tâchent autant qu’ils le peuvent de garder bonne face (ou plutôt verso…).
Bah ! Me direz-vous, si votre principale préoccupation est cette coquetterie déplacée, c’est que vous n’êtes pas si mal ! C’est vrai, et mon propos ici n’a pas sa juste place, je le reconnais.
D’ailleurs, comme la plupart des autres sans doute, je n’ai fait aucune observation et me suis contentée de laisser tout ça de côté.
J’expérimentais les tests de premières prises en charge avec une certaine curiosité.
Prises de tension, de température, de sang. Petits jeux très amusants à je te touche le bout du doigt, je me touche le bout du nez, yeux fermés, yeux ouverts, je lève une jambe, je la replie… Je me félicitai de la facilité avec laquelle je semblais satisfaire aux attentes de mon sympathique examinateur.
Un petit dispositif de ventouses me fût appliqué sur tout le corps. C’était amusant, tous ces petits tétons métalliques surnuméraires qui me poussaient de partout !
Une petite virée dans les couloirs jusqu’aux installations d’imagerie sophistiquées, et retour à la stalle départ.
Je n’étais pas inquiète de mon état. Je me sentais mieux. Le médecin ne tarda pas à me dire que je n’avais pas grand-chose à faire là. Que mon petit malaise était « périphérique », et qu’aux urgences, on traitait le vital. Il me fit cette remarque avec bon sens et je ne perçus aucune acrimonie dans ses paroles.
Après tous ces examens divers et variés, il  était donc avéré que mon état de santé n’était pas inquiétant. Je souffrais d’une anomalie probablement congénitale de mes oreilles. Là, immédiatement, je repris tous mes remerciements au Très-Haut et vouai aux orties un patrimoine génétique aussi délabré.
 Je vivrais très bien avec. Bon. Mais avant de retomber et de bouler  comme une patate que l’on a lancée en l’air, je devais consulter un spécialiste de la chose et suivre le traitement recommandé. Bien.
J’étais un peu penaude d’occuper ainsi un temps et un espace précieux. Mais bon, toute cette petite batterie d’examens me rassurait tout de même, et sans ce passage aux urgences, je me serais sûrement encore contentée de me dire que la crise était passée et que je n’avais pas besoin de mieux me soigner.
Grâces soient rendues à notre Jean-Marc de la jardinerie, secouriste qualifié !
(Je peux maintenant rendre grâces de tous côtés puisque mon capital remerciements est intact…)
Mon grand mari, passé en coup de vent dans l’après-midi, un peu inquiet, devait repasser dans la soirée.
Je retirai à petits « flocs » mes mignonnes ventouses. Repassai mes vêtements « civils », y compris mes bottines au préalable débarrassées de leur terreau dans le sachet plastique. J’étais redevenue moi-même.
J’attendais les dernières consignes du médecin pour pouvoir partir.
Un bon sourire, et une franche poignée de mains plus tard, je remerciais tout le monde pour les bons soins et m’en allais au bras de mon mari prévenant et solide.
Une vraie petite aventure, et le rire qui me revient quand j’y repense.





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