dimanche 30 août 2015

AGORRETA : FIN DES HOSTILITES




Bonjour à tous !

Cette fin de semaine marque la fin du mois par une chaleur ma foi rude...

Je ne sais pas pour vous, mais, moi, passé les 33 degrés à l'ombre, je trouve le poids solaire sur ma nuque un peu oppressant. Ce tyran accentue une pression désagréable et vous tombe sur les épaules comme une mauvaise nouvelle.

Bah ! ce sont les dernières ruades d'un été bien marqué, cette année.
Quand le froid et la grisaille nous attristeront le tempérament, nous ne nous sentirons pas bien mieux, allez !





La brume du matin nous semble bien amicale, quand nous savons qu'elle nous préserve un peu de fraîcheur.

Les bancs se disloquent, persistant en fin de vallon, déposant dans les combes une humidité de fin de  nuit.









La baie s'étire sous cette lumière poisseuse et voilée.

Le grand soleil ne plaque pas encore sa force sur les paysages.
Il se profile en ombre allongée.

Un grand félin sur le point de sortir de sa tanière.
Peu de jours nous le rendent ennemi, ce soleil.
Les derniers en sont, quand on cherche à fuir son poids, en organisant des journées au mitan en intérieur.




Avez-vous remarqué la progression sournoise de ce liseron rampant ?

Ses fleurs blanches en modestes corolles s'illuminent un peu partout.
D'année en année, la liane gagne, et on la voit maintenant dans les champs de regain, là où avant elle ne poussait pas.
Une conquérante des temps nouveaux ? Une envahisseuse silencieuse trahie par ses fleurs éclatantes ?
Encore une que l'orgueil perdra, à s'exhiber trop sans penser qu'ainsi elle s'expose.
C'en est presque un plaisir de saisir une tige souple et de sentir venir à soi toute une trame derrière.

Remarquez, à la voir proliférer, ça ne doit pas en amuser tant que ça...


Le temps passe et la flore locale évolue. Nous avons connu la presque disparition des coquelicots de bords de fossé. Avec la mode des jachères fleuries, les hautes corolles rouges sang ont réapparu.
Une variété de liane sauvage, aux jeunes pousses rappelant le goût des asperges vertes, paraît-il,  investissait nos ronciers, il y a quelques années.
On ne la voit plus. Sans doute les printemps plus humides lui ont-ils déplu, je ne sais pas.

Tout change et bouge, à bas-bruit ou grand fracas.

Notre mode de vie à Agorreta a lui aussi changé, je vous le disais.


Le temps n'est plus où nous vivions à trois générations dans la même cuisine. Où les enfants dès leur plus jeune âge se voyaient confier des tâches domestiques.

Notre modèle économique simple et efficace d'alors a fait long feu...

Nous ne pourrions pas l'utiliser maintenant, évidemment. 
Je vous parlais de ce temps où le mérite et la récompense s'enchaînaient dans une limpidité rassurante.
Le travail, la peine, amenait une juste rétribution, une aisance, un confort de vie.

Agorreta était une structure agricole parmi beaucoup d'autres. 

Mes parents et grands-parents étaient travailleurs et courageux.
Ils ont évidemment connu l'adversité et les mauvais coups du sort. Je vous les racontais au début de ce "bloc".

Mais ils ont aussi connu la gratification de voir leurs conditions de vie améliorées, la satisfaction de ne plus connaître la faim et la peur du manque. 

Même si ces ombres planaient toujours dans la tête de ma mère. 

Lors d'un nettoyage périodique, ça nous prend de temps en temps, même ici, oui, nous avons retrouvé dans une immense armoire du grenier, fermée à clef, une réserve de sucre et d'huile considérable.
De quoi tenir un siège pendant un bon moment.

Je ne sais pas de quand dataient ces denrées. Les bouteilles d'huile avaient fini par se fendiller, et le liquide visqueux avait gentiment suinté sur les paquets de sucre entreposés juste dessous.
Cette jolie mélasse traversait le plancher, et coulait le long du mur de pierres de l'étable en dessous, en traînées sombres et grassement irisées.

Un peu comme des larmes de miel, de l'or fondu venu d'en haut. 

Je crois bien d'ailleurs que c'est la recherche de la source de ce phénomène mystérieux et intrigant, qui nous lança dans cette grande opération de nettoyage, si peu fréquente à Agorreta...

La source étant localisée derrière un amoncellement hétéroclite de meubles et objets divers et variés, tous d'une utilité toute relative, puisqu'ils s'empoussiéraient là depuis bon nombre d'années, nous extirpâmes, et jetâmes dans la foulée, quelques remorques de vieilleries.
Certaines nous tiraient un ou autre commentaire nostalgique, reliques exhumées d'un passé presque oublié, déjà.

Rien de bon, dans tout ça, et à part une douzaine de torchons brodés et une cuvette de toilette en porcelaine, séduisante aux yeux de ma belle-sœur, nous ne trouvâmes pas grand chose à conserver.
La fameuse armoire en larmes grasses fût basculée avec sa provision surprenante et gâchée.

Ce signe de l'état d'esprit de l'époque était bien révélateur, d'une peur à peine muselée, mais toujours prête à grogner encore.

A Agorreta, nous n'étions pas riches. Pas pauvres non plus.
Nous vendions le lait de nos vaches, des légumes, des œufs, quelques volailles.

A la belle saison, nous hébergions des "estivants", en locations meublées. La ferme se peuplait. La cour s'animait de jeux d'enfants. Des gens, pour nous exotiques, investissaient notre espace isolé. 
Le monde nous arrivait, et nous regardions vivre ces "estivants", avec curiosité.
La ferme paraissait vivre un temps un peu décalé, toujours un peu en retrait d'une modernité dont on se méfiait.

Nos revenus étaient ainsi diversifiés, mais ça n'était pas non plus la grosse affaire, ne rêvons pas.
Notre train de vie était modeste. Nous vivions de peu, utilisant tout jusqu'à l’extrême usure, ne gaspillant rien, faisant profit de chaque chose.

J'ai gardé cette vigilance, cette hygiène de comportement. Pas de gaspillage, pas d'achats sans besoin. Je m'en porte très bien, même s'il en est pour dire que ne sais pas vivre... les médisants !


Je n'ai jamais adhéré à notre société de consommation excessive et volage. 
Je vis modestement, de façon dépouillée, et j'en suis fort aise.

Ma mère était un peu trop marquée sans doute par ce temps où la misère pointait le bout de son nez. L'exil, à son adolescence, lui avait inscrit dans la moelle une précarité dont le sentiment ne la libérait jamais tout à fait.
Pour se rassurer, pour éloigner cette ombre collée à ses pas, elle avait besoin d'engranger, des denrées, des vêtements, de l'argent.
Elle avait la bosse du commerce, comme on dit, et adorait négocier des affaires, petites ou grandes.
Elle avait le goût de la vente, et il fallait la voir, au marché, vanter la fraîcheur de nos légumes, la qualité de nos œufs ou le "bon poids" de notre vieille balance romaine à plateau, jamais réglée mais toujours en activité...

Les autres paysannes des fermes voisines n'étaient pas en reste, et la concurrence était rude, pour attirer le chaland vers son étal.
Il y avait là Bittorin, d'Antxoborlo, et ses légumes parfaits. Des tomates idéalement lisses, des betteraves cuites parfaitement rondes, des haricots verts fins et craquants.
Maritxu, venue de Biriatou, alignait foison de cageots colorés. Son offre était de loin la plus abondante et la plus complète, en toute saison. Son potager, en bord de Bidassoa, produisait en masse et variété.
Maritxu était une longue femme, mince et sèche, les lèvres pincées, le regard dédoublé derrière de grosses lunettes. Ses mains calleuses et fortes, un peu épaisses au bout de ses avant-bras noueux comme des sarments de vigne, attestaient de longues heures de travail.

Elle était de loin la marchande la mieux achalandée de nos halles hendayaises.
Mais bon, en ce temps là, il y avait de la place pour tout le monde, et chacune rentrait chez soi, ravie de cette matinée en société.
Ces femmes sortaient peu de chez elles, et ces deux matinées aux halles pendant la saison estivale, ramenées à une seule en hiver, étaient pour elles l'occasion de se rencontrer, de rencontrer leurs clientèles respectives. 
Leur principale sortie, avec les courses au supermarché, où ma mère s'attardait volontiers aux coins des rayons, avec une ou autre connaissance.

La vie sociale était réduite. Le travail à la ferme prenant. 
La mécanisation moderne a permis de se libérer de la nécessité d'une main-d’œuvre irremplaçable alors. 
Tout le monde était sollicité, dans la famille, chacun à sa mesure.
Les gros travaux se faisaient en mutualisation avec les voisins. Ca offrait là encore des occasions de rassemblement, dans une ambiance joviale d'entraide.

Notre clientèle laitière était majoritairement issue du monde rural. 
Je me souviens des frères Pochelu, de la sombre Garayo au haut de son escalier craquant, de l'inoubliable cuisinière Jésusa. Ma mère faisait volontiers une halte chez elle, au risque de nous mettre en retard pour l'école, où la tournée nous menait en fin. Au temps des vacances évidemment, nous étions enchantés de nous régaler du riz-au-lait encore tiède qu'elle nous préparait.

Toutes ces figures et tant d'autres encore, témoins maintenant éteints de ce passé.

Je vous le disais, la réglementation administrative nous a rattrapés, et notre petit fond de commerce si sympathique a été "illégalisé".


Nous avons duré, un moment, en arguant de l'arrêt imminent de notre activité.
Mes parents vieillissaient. "On ne peut pas leur enlever ces quelques vaches, et ce petit train d'activité", expliquai-je. "Ils y sont tellement attachés, ils en mourraient"...
De fait, l'activité s'amenuisait naturellement. Tout le monde avait un travail salarié à l'extérieur. 
Nous perdurions par tradition, nous laissant porter par le courant faiblissant.
Nous avons été les derniers livreurs de lait hendayais. A Urrugne, il y a encore une ou deux fermes qui commercialisent le lait aux particuliers, je crois.
En berlingots, pasteurisés, comme le chlore en dosette, quelle horreur !

L'administration envoyait ses sbires. Des hommes, rendus à la ferme Agorreta, ahuris de se retrouver dans un monde qu'ils croyaient enterré depuis longtemps.
Ils n'en revenaient pas. Et une certaine nostalgie leur étirait les lèvres en un sourire presque attendri.
Ils se sont montrés compréhensifs et compatissants, longtemps.

Tout de même, à force d'annoncer que nous allions arrêter, sans le faire, nous avons fini par les lasser.
Notre volume d'activité, ridicule et anecdotique, ne justifiait évidemment pas leur courroux. Nous ne mettions pas à mal les circuits officialisés.
Mais cet entêtement, cette obstination, commençaient à les agacer. Ils percevaient derrière nos justifications de presque mourants, une ténacité qui montrait trop le bout de son nez.

Le dernier émissaire, contraint et forcé par une hiérarchie froide et imperméable d'être calfeutrée dans un bureau moquetté, bien loin de l'étable tiède et odorante d'Agorreta, a du forcer son tempérament et se montrer intransigeant.

Je me souviens parfaitement de cette après-midi d'hiver.
Je faisais la soupe, dans la cuisine où ronronnait le grand poêle.
Ma mère était dans la chambre, déjà bien invalidée, à siester. Mon père était parti faire un tour de "TTiki-Haundi", vous savez, notre tracteur années soixante.

Une automobile blanche se gara dans la cour. Un homme lesté d'une mallette en sortit.
Les hommes à mallettes, à Agorreta, on s'en méfie, je vous l'ai dit déjà. Ils sont souvent précurseurs d'ennuis et de tracas.
Nous ne sommes pas des délinquants, nous n'avons pas de raison spéciale de nous méfier. Mais bon, c'est un réflexe atavique, nous considérons l'extérieur comme un monde inconnu, et potentiellement hostile. 

 Du temps où ma grand-mère Manuella était en vie, elle se présentait en vigie à la demi-porte de l'étable, et  barrait la route à ce type de visiteurs représentants l'état ou autre organisme assimilé à l'autorité, en annonçant péremptoirement :

      - Moi, ye ne parrle pa le frantzez !

Bras croisés et sourcils froncés, elle n'en démordait pas, et le visiteur s'en allait le plus souvent, la queue basse, sa mallette sous le bras.
Evidemment, tôt ou tard, se présentait un courrier, un officiel mieux accompagné, enfin, une quelconque manifestation de la première source qu'un tel premier accueil n'avait malheureusement pas suffi à décourager.

Manuella est morte et enterrée. Et j'ai appris que différer la chose avec l'administration n'avance à rien.

Urbaine, je me suis donc avancée, pour éviter à l'homme de se faire mordre les mollets par les chiens.
Je l'ai fait entrer, asseoir, et lui ai fort civilement offert un café.

Tout en l'écoutant, j'ai continué à émincer les poireaux sur la planchette en bois, tac, tac, tac.

L'homme était bien agréable, ma foi. Charmé comme la plupart de ses prédécesseurs par notre ambiance authentique et rétro.
Il avait visité l'étable, félicité de la bonne santé apparente des bêtes, évoqué son enfance, ces décors d'alors, exactement pareils à celui-ci, d'aujourd'hui.

Il se sentait bien, me regardait préparer ma soupe, le sourire un peu triste aux lèvres.

Cependant, il était en mission, et ne l'oubliait pas.
Extirpant de sa maudite mallette une liasse de documents, dont des courriers que je reconnaissais pour les avoir moi-même adressés, il me commenta :

   - Ca fait onze ans, que vous nous dites que vous êtes sur le point d'arrêter. Vous en êtes où, aujourd'hui ? Les vaches qui sont là, elles produisent bien du lait, vous en faites quoi ? Et ces quatre veaux ? Dites-moi...

Il était ennuyé de me tourmenter, mais il était là pour ça.

Mon petit tac tac tac s'interrompit. Celui-ci, doux et gentil, annonçait la fin d'une période.
Il s'appuyait sur un historique argumenté impossible à minimiser. Pas de fuite possible, de pirouette envisageable.

Au passage, me présentant obligeamment les documents les uns près des autres sur la table, presque jusque sous la lame de mon couteau levé, il m'indiqua un ou autre paragraphe, où il était question d'amendes, de plusieurs milliers d'euros, pour qui voudrait s'entêter à exercer une activité hors des chemins de la stricte légalité.

Bien, bien, bien...

Le temps des jeux avait cessé, donc.

   - J'ai arrêté, cette année. Nous ne vendons plus rien. Nous sommes plus de vingt, à vivre ici. Le lait, nous le buvons. Et les veaux, nous les mangeons. Je vais enlever les trois vaches du fond, j'attends juste de les tarir.

Ces dispositions, je les décidai en même temps que je les énonçai. 
D'une certaine manière, j'étais soulagée de cette décision imposée. Elle m'évitait d'avoir à capituler, de moi-même. Les choses se dessinaient en ce sens, de toutes façons.
Cet envoyé de l'administration ne faisait que poser un terme sur une trajectoire prévisible, et consentie.

J'arrêterai, donc.

Ma mère se manifesta depuis la chambre, entendant ce son de voix étranger.
Mon visiteur prit congé. Il me parla de son âne qu'il voulait placer. Il se séparait de sa compagne et devait déménager. Il cherchait un endroit, à la campagne, où il pourrait se refaire, avec son âne, auquel il était très attaché, à priori.

Il comprenait ma façon de vivre. Il l'enviait.
Il posa très doucement sa main sur mon bras, et me glissa une carte avec son numéro de téléphone personnel, au cas où j'aurais une solution, pour son âne...


Je refermai la porte derrière lui. Je levai ma mère, la rassurai. Non, non, il n'y avait rien, c'était juste une histoire de papiers. Pour nous, rien ne changeait.

Revenue dans la cuisine, je jetai la carte dans le feu, et terminai ma soupe.

Dans les semaines suivantes, j'avertis les dernières clientes que je livrai, de la cessation de ma tournée de lait.
Elles s'en désolèrent. Et comprirent que ce temps là avait passé.

Ainsi finit le semblant d'activité de la ferme Agorreta.

Nos vaches sont maintenant nos animaux de compagnie, comme nos chiens.
Et, ma foi, si je garde un bon souvenir de ce temps là, où nous parcourions les rues d'Hendaye au petit matin, je sais bien que ce temps là, s'il fût,  ne pourrait plus être.

Ainsi vont les choses, les mondes et les temps. Ils s'inscrivent, tracent leur ligne et se perdent.
Nous les maintenons vifs par notre mémoire imparfaite, et avançons, puisqu'on ne peut pas s'arrêter là, aussi bien qu'on y soit.

A une autre fois, suiveurs de ces nouvelles d'Agorreta.
Une fois prochaine, quand ce soleil ardent se sera apaisé d'avoir tant irradié.





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