lundi 15 juin 2020

12 au 15 juin




Vendredi 12 juin 2020  6h40










Ce matin, le ciel au levant est pur, à peine essaimé de nuagets même pas follets.
Sur la mer, pourtant, les gros volumes gris en suspensions lourdes n'annoncent rien de bien sûr.
Le temps n'est toujours pas aux foins. 
Quel dommage.... Nous aurions largement eu le temps en mai de boucler rondement des fanaisons de qualité.
Là, les jours passent, les tiges épient et se creusent, se couchent sous le poids de l'eau.

Sur la grande prairie pâturée par les moutons, le mal est moindre. Les fétuques élevées, les dactyles grossiers, quelques adventices acides, blanchissent le champ, et prennent une vilaine couleur de paille.
Les refus d'hivernage, ces brins de moindre qualité, dédaignés par les moutons fins connaisseurs, sont montés en graines.

Le meilleur ourdit en dessous. Les essences plus fines, le ray-grass  délicat, le pâturin nourrissant, les plantains savoureux et les légumineuses riches en protéines sont bien là. Le froid a freiné la pousse. Les tiges hautes prennent de la lumière, mais elles n'étouffent pas, trop maigres pour prendre toute la place.
Le foin sera mieux équilibré de ces pailles plus digestes.
Enfin, on se le raconte comme ça, pour faire contre mauvaise fortune bon cœur...

L'impatience nous gagne. Le dépit nous guette.
Les augures ne sont pas encore bonnes.
Il faut attendre.
Alors, attendons !



15h40


Je sors gentiment d'une longue sieste, quand j'entends les chiens aboyer dans la cour.
Je m'avance, ma tasse de thé à la main.

Je vois là une longue voiture noire. A son volant : Jésus.
Ce Jésus du : porque no haces tù un metro oxenta ?
"Pourquoi tu ne fais pas, toi, un mètre quatre-vingt ?

Que nous reprenons volontiers par un de ces codes de langage privés, régis dans le cercle fermé des gens ayant partagé une même expérience. Hermétiques à tous les autres, ces "remoutures" de réparties, ces termes particuliers, ramènent à des allusions plus ou moins fines, mais suffisamment goûtées pour accéder au rang de vocabulaire commun à l'usage d'un petit groupe.

Nous avons ainsi le "eeuhh ché pas !" (pour je ne sais pas), chantonné avec la lippe avancée de qui doute de ce qui pourrait advenir, mais sait pertinemment ne pas être ce qui est avancé. Comme on se gratterait la nuque en haussant des épaules impuissantes.
Celui-ci nous vient d'un ancien collègue d'Antton.

Le "il était bienn bonn avannt" nous est resté de ma mère, envoyant brutalement bouler Lucie quand elle déplorait les agissements coupables de son ex-compagnon. Evidemment "bienn bonn" à l'époque où il était preneur en place !

"Tenoria baziak" est issu de Mizel d'Axoenia.
Il tractait une charrette de foin, justement. Le chemin d'arrivée à la ferme n'était déjà pas fameux. La remorque tanguait, la pile de ballots empilés dessus oscillait dangereusement.
Nous pratiquions l’entraide entre fermes voisines, pour ces travaux saisonniers.
Mizel avait de son côté ses propres foins à rentrer, et le temps devenait peut-être menaçant, je ne sais pas. Toujours est-il qu'il pressait le mouvement. Au risque de faire chavirer notre chargement !
Un de mes frères installé sur le garde-boue à ses côtés lui fit remarquer qu'il allait un peu vite, secoué, sûrement, lui-même, assez durement, par les cahots répercutés en direct sur son assise.
En temps normal, Mizel aurait ralenti, rétrogradé, sagement adapté sa vitesse à la conjoncture.
Là, la situation n'était pas du tout de coordination. Son intérêt de ne pas perdre de temps allait à l'encontre de l'arrivée à bon port du chargement  qu'il tractait.
Enclenchant la vitesse supérieure, en dépit du moindre bon sens, il eut cette sortie :

- tenoria baziak !

- l'heure s'en va, mieux dit en bon français : l'heure tourne.

Dans les mêmes eaux : le "ez dute hauk astirikan !" "ceux-ci n'ont pas le temps!"
Dans sa jeunesse mon père et quelques autres jeunes vigoureux paysans prêtaient déjà main forte dans le voisinage pour ces fameux ouvrages de fanaisons et de moissons.
Ce jour là, le labeur avait été rude. 
Mon père et deux autres compères entrèrent dans la cuisine sombre de la ferme où ils avaient œuvré toute la journée. On leur offrit de l'eau fraîche. Qu'ils burent avec gratitude. En attendant un petit "krakade" (goûter), copieux, pour récompense de leur peine pas comptée.
Le maître de maison avait travaillé avec eux. Sa belle-mère, une vieille acariâtre bien peu avenante, n'avait aucune intention de se mettre en frais pour rassasier cette troupe de jeunes travailleurs affamés.

- Aizu Maria, prestatuko zinuke zerbait otronz mutill haukentzat ?

- Dis-moi Marie, préparerais-tu quelque chose à dîner pour ces garçons ?

- Bah José ! ez zazula pentxatu ere : ez dakizu hauk ez dutela astirikan ?!

- Allons José, n'y pense même pas : ne sais-tu pas qu'ils n'en ont pas le temps ?

Elle s'en tirait ainsi d'une belle pirouette, la vieille carne !
Le maître de maison s'inclina, penaud, et les jeunes repartirent, le ventre creux.

Depuis, cet "astirikan" "pas le temps" fleurit sur nos lèvres à la moindre occasion.

Il y en a ainsi beaucoup, comme le plus récent "marécage vaseux" de Beñat.
Il est ici question d'une situation pas trop nette, où l'on s'enlise facilement, si l'on n'y prend pas garde.

Toutes ces tournures en elle-même bien imagées et suffisamment parlantes, s'enrichissent de cette première fois, où, inédites encore, elles ont frappé notre imaginaire pour les années à venir.

Les "tenoria baziak", "astirikan" et autres,  sont en eux-mêmes assez plats.
Ramenés à leur contexte originel, il deviennent souvenir où nostalgie d'un temps passé, d'une occasion particulière, et amusement d'une sortie bien réussie, les rehaussent au rang de pépites d'un langage à usage des seuls initiés.

Le "un metro oxenta" de Jésus jaillit lors d'une dispute dans la cour de la grande maison, où un pugilat explosif entre voisins boursoufla en conflit généralisé, où les participants de première et seconde ligne se trouvèrent pris dans les hurlements et les gesticulations.
Notre Jésus est en lui-même un petit volcan aux éruptions imprévisibles.
D'un instant à l'autre, il passe de phrases amicales, presque tendres, susurrées charmeusement, à des imprécations violentes, assénées d'une voix aiguë, perçante, et terriblement énervante.
Le tout accompagné d'une gestuelle incontrôlée, trop vive, et fatigante en excès.

Je ne sais plus de quoi il était question au juste ce soir là. De places de stationnement des voitures, je crois. 
Jésùs était à l'époque locataire dans la grande maison. Il partageait la cour avec les autres, et ses activités de restauration automobile prenaient un peu trop de place.
Cette fois là, pour la énième fois, il y avait eu vive discussion autour d’empiétements et autres perturbations.
Un de mes frères, voulut s'interposer pour ramener un peu de paix dans toute cette agitation.
Mal lui en prit : il fut assailli par le diable Jésus, complètement survolté à ce stade.

Très vite excédé par les sautillements et les criailleries de cet intervenant agité, le frère se mit à hurler à son tour, traitant notre bon Jésùs de "medio polvo", demie poussière. Ce qui, le fait est, ne fait pas grand chose. Trop peu au goût de celui là qui se donne tant de peine pour occuper de la place.
Pour expliquer sa situation de précarité, Jesus voulut illustrer le phénomène de fatalité d'un parcours professionnel et d'un destin social peu favorables, par cette question :

- porqué no haces tù, un metro oxenta ?

C'est vrai, ça, pourquoi mon frère était-il petit, quand d'autres étaient grands ?
Pourquoi, lui, Jésùs, était-il au chômage, réduit à des activités à la marge de la légalité, quand d'autres avaient une situation confortable ?
Sa bonne volonté et ses efforts citoyens ne devaient pas être mis en cause. Le seul sort contraire devait lui en être responsable. Et sûrement pas, lui, coupable !
Le "medio polvo" en devenait une pure méchanceté gratuite.
Et le retour à l'envoyeur aussi cinglant qu'un revers de tennis percutant.

Nous reprenons maintenant cette saillie colorée, pour contrer une accusation injuste.
Et retournons ainsi dans notre mémoire collective resserrée à cette époque déjà tourmentée à Agorreta.

Je repensais à tout ça au moment où je reconnus Jésùs.
Un sourire m'en vient toujours aux lèvres.
Jesus ne vit plus depuis longtemps à Agorreta. Il circule quand-même dans les parages, et nous le croisons parfois, un peu attendris, maintenant que nous ne subissons plus les désagréments de ses excès de caractère.

Pour cette après-midi, Jésùs vient nous demander asile, pour une petite biquette mignonne.
Un de ses voisins veut la faire adopter : il n'a pas la place de la garder.
Je m'approche.
Pour avoir essayé d'attraper des chevreaux, je connais leur ressort et leur vivacité.
Cette petite va bondir dans tous les sens, me dis-je.
Je me penche. Elle tend son joli museau vers moi.
Je passe la main sous son ventre rebondi, et la hisse. Elle se love contre moi, câline.
Jesus nous contemple, les larmes aux yeux :

-que contento estoy, es tan cariñosa !

-comme je suis content, elle est si attachante.

Le fait est : elle l'est.
Et lui aussi, si on ne lui tient pas grief de ses excitations insupportables.

Je recueille la petite biquette. Je vais la proposer à ma belle-sœur. Elle en a déjà trois, et sa maison est celle du bonheur pour tous les animaux en souffrance.

La petite chèvre est adoptée sitôt vue.
Elaia la gourmande la baptise immédiatement Oreo, du nom de ces biscuits aux deux chocolats, blanc et noir.









Je laisse la biquette entre de bonnes mains. Elle explore soigneusement son nouvel habitat, repérant quelques brèches dans la clôture.
Gageons qu'à travers elle, le turbulent Jesus continue de se rappeler à nous, quand, essoufflés de courir après elle dans les champs voisins, nous le maudirons encore...


Lundi 15 juin 2020  18h00

Rivière.

La promenade dans les bois exubérants d'une densité végétale émulsionnée a été bien agréable.









Les ombrages piquetés de soleil bordent l'Adour calme.
Le "douil" cette eau stagnante en étangs mystérieux affleure un peu partout, entre les branchages bas.







Une silhouette fantasmagorique chevauche un plan d'eau jauni d’œnothères en fleurs.
Les bois morts haut torsadés enjambent l'eau immobile, comme une vieille prude retrousserait ses jupes.

Nous revenons d'un monde féerique.

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