lundi 8 juin 2015

SAVAIT-IL LACER SES CHAUSSURES ?



Bonjour à vous !






Lever de soleil au dessus des brumes de fin de nuit.

Encore une très belle journée en perspective.

















L'astre se détache du peloton, c'est parti !















Mère Rhune ne couve plus ce rejeton en son flanc.

Il s'est détaché loin d'elle, à l'est.

Les volutes humides nappent les fonds de vallons et se coulent en fraîcheurs évanescentes.











Le maître de maison profite de cette ambiance si agréable pour faire sa promenade matinale.
Il a gardé de sa carrière paysanne l'usage du lever tôt.





Au retour, pause sur le banc déjà tiédi avant un petit café pris en commun.















Puis, stations en vigie dans les endroits stratégiques de la cour, histoire de suivre le fil des événements quotidiens.

Pour le repas de midi, il aura glané deux ou trois informations à commenter.

Et ne se privera pas de le faire !







Cet homme, mon père,  est dans sa 87ème année.

Comme la plupart des gens de son âge, il a connu quelques désagréments de santé, dont certains, assez sérieux.
Il y a quarante ans environ, la tuberculose lui rongeait les os. Après plusieurs erreurs de diagnostic, et quelques années de traitement, il vint à bout de cette sournoise vermine.

Il ne se montra pas spécialement courageux, ni combatif, à cette époque.

Evidemment, c'est facile d'en juger depuis l'extérieur ! La douleur, l'incertitude d'un mal sur lequel on ne met pas de nom, l'invalidité à un âge en principe de pleine force, tout cela ne s'assimile pas d'un claquement de doigts, et je devrais modérer mes appréciation, sans doute.

Ma difficulté à compatir se diluait dans ce mauvais vin, où lui, noyait ses angoisses.
C'était ainsi, alors, n'y revenons plus.

Plus tard, il eût maille à partir avec un cœur à soubresauts rythmiques, un peu trop jazzy à suivre !
Là encore, deux ou trois électrochocs et quelques pilules colorées plus tard, les choses rentrèrent dans un ordre acceptable.

Mon père envisageait toujours le pire, quand son corps le trahissait ainsi.
Je l'accompagnais chez les spécialistes, écoutais leurs avis et m'appliquais à faire suivre à mon père assez passif, les recommandations des sciences invoquées.
Il se montrait très discipliné, mais toujours résigné d'avance à y rester.

- Oh, je le sais, oui, ce que j'ai... lâchait-il toujours, ils ne te le disent pas, mais, moi, je sais.

Il sous-entendait un cancer quelconque,  s'appuyant sur des symptômes similaires relevés chez des connaissances, depuis effectivement disparues, emportées par ce mal.

- Je ne crois pas que les médecins mentent, non plus, lui objectais-je, s'ils diagnostiquent une inflammation de ton poumon, causée par un des médicaments de ton traitement, tu peux leur faire confiance, et ne pas tout de suite te déclarer un cancer avancé !

- Oui, oui, s'abandonnait-il, peut-être... mais sans y croire.

Ma mère s'offusquait de sa "faiblesse", et décrétait que ce qui le perdrait plus sûrement que tous les cancers réunis, c'était sa passion pour la bouteille à étoiles (le vin, quoi...).

Mon père collectionna au fil des années une demi-douzaine de cancers, Dieu merci imaginaires, dont il se releva...

Bon an mal an, nous traversâmes toutes ces passes difficiles.
Ma mère mourût, minée, elle, par un diabète dévastateur depuis de longues années.

La légende familiale disait mon père vite effondré, et nous nous attendions à ce qu'il se laisse complètement sombrer, après la disparition d'une épouse à tel caractère !

Et bien, nous nous trompions, complètement.

Mon père est resté auprès de ma mère tout le temps de sa maladie, et, s'il est allé chercher, un peu trop souvent à notre goût, du réconfort dans le vin épais, c'est que toute sa vie, il en avait pris le goût, par tradition usuelle, presque, et aussi, que c'était difficile d'assister à ce déclin là. Je le sais, j'y étais.

Malgré la peine de son veuvage, quand même soulagé de ce poids impossible à déposer, il continua seul la route.
Et ne se laissa nullement sombrer.

La maladie le rattrapa trop vite pourtant.
A partir du début 2012, les alertes devinrent fréquentes et aiguës.
La vieille mécanique compensait mal les défaillances diverses.

Sur l'automne, une douleur terrible le plia dans des crises atroces. Je soupçonnai une recrudescence de cette bonne vieille tuberculose dans l'abcès niché au fond d'une vertèbre lombaire.
Les médecins me certifièrent le contraire. Je n'en dis rien de plus... mais n'en pensais pas moins. Vous le savez, j'ai comme ça des croyances bien accrochées, et les raisonnements les mieux argumentés ne m'en éloignent pas facilement.
Je sentais mes interlocuteurs peu disposés à disserter avec moi sur cette tuberculose diabolisée. L'important était de soigner mon père au mieux, et, finalement, l'origine de son mal pouvait bien être indifférente, si on y arrivait.

Au mois de mai 2013, cet épisode évoqué dans la dernière chronique survint.
Mon père fût encore une fois hospitalisé en urgence,  et, encore une fois,  les avis médicaux étaient on ne peut plus pessimistes.

C'est là que l'on me présenta ce fameux questionnaire, à l'entrée de mon père au service de réanimation de l'hôpital de Bayonne, lors d'une énième alerte assez critique.
J'étais prévenue de la possibilité d'une issue fatale. La mise sous oxygène pouvait ne pas suffire, et il s'agissait, vu l'état très délabré du malade, de prendre une option sur une assistance respiratoire par intubation.

Pour en avoir discuté les mois précédents avec mon père, je connaissais sa position. Il voulait mourir sans être maintenu artificiellement en vie. Je préférais quand même recueillir son avis à ce moment là.
Il n'était pas brillant, mais il était conscient.
Je lui expliquais la gravité de sa situation. 
Derrière son masque, il roulait des yeux ahuris :

- Ah ? Orren gaizki nion orduan ?

- Bai, omen.

Je suis si mal, alors ? Oui, il semblerait.

L'échange était on ne peut plus laconique. 
Nous avions partagé sa lutte, j'avais assisté à ses crises de douleur insoutenables. C'était  un soulagement d'arriver au terme de toute cette souffrance, dans ce box de réanimation, dans le  paisible silence scandé des" bips" des appareils de surveillance multiples.
Mon père ne souffrait pas, à ce moment là. 

Il essayait d'enregistrer cette information. Visiblement, il ne se voyait pas si mal en point.
Il appréciait le répit des morsures qui l'avaient torturé. 
Je suivais le cheminement de ses idées dans les mimiques de son visage.
L'étonnement, un peu d'effroi, mais sans plus. Et la résignation, l'abandon.

- Boh ! gozo niok, hola.

Je suis confortable, là.

Et il haussa les épaules au dessus du drap blanc, en fermant les yeux.
Le médecin, c'était une jeune femme, m'attendait dans la coursive.

Elle me fit entrer dans un petit bureau clair. Ma nièce était avec moi.
J'exposai ma position, à savoir, inutile de s'opposer à la marche des choses. Mon père avait beaucoup souffert ces derniers temps, et il avait eu une longue vie. 
Je n'espérais pas autre chose pour lui qu'une mort paisible. Lui même l'acceptait.

La jeune doctoresse prit quelques notes, et nous informa de la nécessité de répondre à un questionnaire. C'était le protocole. Bien.

J'étais un peu secouée. Les derniers mois avaient été éprouvants. La scène précédente, aussi sereine fût-elle, je ne l'avais pas traversée comme on se promène en forêt.

Pourtant, ce questionnaire, très vite, me fit sourire, et à peine plus loin, carrément, rire.
J'évitai de manifester ces émotions saugrenues en ce lieu, mais, en sortant, avec ma nièce, je ne me retins plus.

Jugez par vous-mêmes.

Tout d'abord, le médecin parlait de mon père au passé. Je ne sais pas si les questions écrites allaient aussi vite en besogne...
Elle avait en main tous les éléments médicaux. Il lui fallait d'autres critères pour se faire une plus juste évaluation de l'opportunité de maintenir mon père en vie, ou pas.
C'était un peu froid, mais compréhensible, à mon sens.

- Comment vivait-il ?
- S'intéressait-il aux actualités, à la politique ?

Et quelques autres dans ce registre, histoire de voir si le malade était partie prenante dans la marche du monde.
Moi qui ne m'intéresse à pas grand chose en dehors d'Agorreta, et qui vit à peu près comme une ermite, je serais vite condamnée !

- S'occupait-il lui même de son argent ?

Tiens donc, en quoi cela influerait-il sur sa motivation à rester en vie... A la limite, ça chatouillerait davantage la motivation de ceux qui l'attendent, cet argent, non ?

- S'habillait-il seul ? Devait-on l'aider à se nourrir ?

Malheur aux dépendants !

Je comprenais qu'on puisse prendre en compte ces facteurs, accessoirement. Quand-même, je m'étonnais de ne pas trouver dans ce questionnaire une plus grande place faite à la détermination de  l'envie du patient inanimé, ou en phase de l'être, de vivre, ou pas.
Peut-être ai-je mal interprété les choses, c'est possible.
Je livre ici l'impression retenue, et j'admets sa complète subjectivité.

La question qui  me rendit cette scène, au demeurant solennelle, complètement loufoque, arrive :

- Savait-il lacer ses chaussures ?

Je le répète, je peux me tromper et déformer. Mais cette question là, j'en suis sûre, revint plusieurs fois sur le tapis, avec insistance.
Et là, ça ressemblait à un sketch oh combien surréaliste et comique.

- Savait-il lacer ses chaussures ?

Je répondais un peu mécaniquement à tout ce qu'on me demandait.
Là, j'eus un coup d'arrêt.

- Ses chaussures ?

- Oui, ses chaussures ! Savait-il les lacer ?

La jeune femme s'agaçait de mon mini-blocage. Je m'étais montrée jusque là tout à fait coopérative et même efficace, répondant rapidement et brièvement.
L'affaire était menée rondement, et on allait pouvoir en cinq sets régler cette histoire d'intuber ou pas, de faire vivre ou laisser mourir, quoi !
Un vieil homme, pas bien gaillard, sa fille pas trop éplorée pour qu'on ait à laisser le temps entre chaque question, d'essuyer les pleurs et ravaler la morve, tout allait pour le mieux, on pensait avoir fait le plus difficile, et là, crac ! ça coinçait ! Mince alors...

C'est sans doute à cause de mon apathie que la question me fût posée plusieurs fois.
Toujours est-il qu'elle me parût saugrenue, et eût le mérite d'alléger ce sentiment de vivre un moment de grande responsabilité, à savoir participer à la décision d'aider mon père à vivre encore, ou de le laisser aller vers la mort.
On ne joue pas à distribuer la vie et la mort tous les matins, n'est-ce pas ? Et décider ainsi du sort de son père, même en sachant qu'on ne fait que participer à une décision collégiale, est lourd.
D'autant plus qu'en guise de comité de réflexion, on a devant soi une grille de questions assez peu lisible pour le commun des mortels.
Je ne doute pas que derrière le fait de savoir lacer ses chaussures, se dessine une capacité de coordination dans les mouvements, se mesure un degré d'indépendance et d'autonomie. On se souvient bien combien enfant on se sent grandi quand on n'a plus besoin qu'un adulte se penche sur vos lacets, c'est vrai !
Sur le moment, je ne faisais pas le rapprochement entre savoir lacer ses chaussures, et mériter de vivre, ou pas.
D'ailleurs, en terminologie, ce jour là, après mes adieux à mon père, je pensais plus : mériter de mourir...

Très bêtement, au lieu de livrer mon désarroi mi- amusé, je répondis :

- Des chaussures à lacets, il n'en met pas : il ne porte que des sandales, des sabots de caoutchouc, ou des mocassins... sans lacets !

La doctoresse haussa des épaules, navrées. Quel nombre de points attribuer à cette rubrique essentielle, dans ces conditions ?
Je la laissai désemparée, et m'en retournai à la ferme.

Mon père ne mourût pas.

Les occupants des lits voisins recevaient des visites. Nous nous retrouvions dans le sas où il fallait endosser un grand tablier, se laver les mains. Un sas entre le monde des vivants, et celui des presque morts.
Plusieurs de ces familles passèrent à la jardinerie les jours suivants. Pour commander des compositions florales en hommage au défunt qu'ils avaient accompagné, pour la plupart, des gens bien plus jeunes que mon père, et en moins mauvaise posture.

Je vous ai raconté que, pendant ces jours là, ma vache Louloutte se retrouva à terre.
J'étais persuadée qu'elle se relèverait. Mais que mon père ne serait plus là pour la voir.

C'est le contraire qui est arrivé. Je me suis trompée. Alléluia !

Aujourd'hui, je regarde mon père quand il prend le soleil devant la ferme.
Ses sandales aux pieds, il est serein, et vivant.




Je me demande s'il saurait les nouer, ces fameux lacets...







Bigoudi ne se demande rien, elle mange, de bon appétit.

Son malaise digestif est oublié !
















Elle se porte comme un charme, vous remercie de vous être inquiétés pour elle.


Et vous salue bien cordialement.









Pollita meuglait cette nuit son envie de porter de nouveau en elle un petit veau. Sa fille Rubita n'a qu'un mois et demi.
Ma foi, cette bête a adoré son expérience de la maternité. Elle s'en tire à merveille. Alors, je laisse décider, sans questionnaire...








Comme mon père a décidé de vivre, contre l'avis de tout le monde !

A bientôt pour d'autres nouvelles d'Agorreta.
Là où la vie ne se met pas en grille !

1 commentaire: