mercredi 29 mai 2019

26 au 29 mai



Dimanche 26 mai 2019 9h30


La grisaille de ces derniers jours est annoncée finissante.
La chaleur serait aussi de retour, pour bientôt.
Les rangs de maïs jaunâtres, avec l'herbe pointant au milieu, vont prendre meilleure mine. Un petit épandage d'azote, et ce sera reparti, comme en quarante.
Après une première salve de foins précoces, les travaux généraux seront sûrement lancés. La valse des faucheuses, pirouettes et cacahuètes fera l'actualité de cette fin mai.



A la jardinerie, la fête des mères a été sabrée par le temps froid. Pas trop de mal pourtant, et la tendance à des cadeaux hors de notre périmètre nous exonérant de nous en inquiéter exagérément.
La pépinière s'en tire bien, avec une vitesse de croisière maintenue constante sur ces trois dernières années.
Je travaille tranquille, bien épaulée, entre Vincent le sérieux taciturne, et Antoine le surdoué fantaisiste.

Hier soir, je devais livrer quelques plantes sur les hauts de Socoa. Sur les coups de 18h45, je m'apprêtais à partir.
Jean-Michel me héla, pour me présenter une ancienne collègue, dont le nom m'a toujours sonné comme une promesse, long, mélodique, aristocratique.
Je m'approchai, le petit groupe devisait dans la serre. Venue de l'extérieur où l'air frais maintenait ma pression auriculaire dans des parages confortables, je fus assaillie par la touffeur de la grande serre vitrée.
Ou alors, était-ce l'émotion de m'approcher de cette mystérieuse M.Noëlle, descendue en chair et en os de mes phantasmes ?
Un brusque et violent climatère carmina mon visage et mon cou. Je suis comme toutes les femmes de mon âge,  soumise à ces aléas fantasques de température corporelle.
Là, s'y ajoutait un émotif, une intuition de cette rencontre presque cosmique : cette femme m'a toujours intriguée, intéressée. Elle même s'est suffisamment intéressée à ma petite personne, pour s'obliger à la lecture de mon fameux pavé de 200 pages, La Pause. C'est dire !
Comme souvent dans ces cas, où la rencontre physique s'étrique de tout l'imaginaire précédent, je me montrai stupide et croassante comme la vieille corneille, plaquant brutalement mes joues contre les siennes, en un choc de lunettes désordonné et désarçonnant.
Ce que j'imaginais fervent et mystérieusement nimbé d'une intuition sensitive, et, disons-le, presque spirituelle, fût un échange bref, plat, surprenant de brusquerie, et totalement décevant.
Mes collègues me virent prendre feu, je les vis me voir ainsi, je carminai davantage encore, si c'est possible.
M.Noëlle conservait son sourire, je la regardai à peine, entravée dans ma confusion poisseuse.

Tout ceci dans mon imaginaire, toujours, sans doute, quand la scène dut être suffisamment insignifiante pour me reléguer, moi, mes bouffées chaudes et délirantes, et mon imagination débridée et à vif, dans la toile grise de ce qui ne compte pas.
De ce qui s'oublie, et se dilue dans le magmas des instants ratés, trop nombreux malheureusement…
De ce que je note, pourtant, et retrouverai fidèlement, plus tard.




Mercredi 29 mai 2019 14h22





Nous étions lundi soir. Un vol d'une bonne vingtaine de mouettes coulant fluidement dans la combe voisine m'intriguait. L'océan n'est pas loin, c'est vrai, et quelques rares mouettes s'aventurent dans le coin. Là, le nombre faisait question, sans plus.
L'ambiance de ce lundi, toute feutrée d'une pluie silencieuse et suspendue dans l'air immobile, nous aurait facilement transportés en Cornouailles, nos mouettes locales devenues goélands plus aventuriers. 






Le lendemain matin, mardi, des lueurs ocres dorées parlaient d'un temps plus léger. La lumière déboulait, d'entre les roulis nuageux.
Le vent frais et désagréable, en ce moment de l'année, où l'on devrait sauter dans la journée comme on sort du lit, cueille nos enthousiasmes et les tient à distance.
Le soleil nous trouve volontiers dans les endroits abrités, à l'accueillir, béats et reconnaissants.
Les repas pris dehors, les tisanes pieds joints sur la rambarde du balcon, ce sera pour plus tard...








Ce mercredi, la courbe positive se confirme : nous ne nous débarrasserons pas de la fraîcheur, mais la lumière s'allège franchement. Le soleil darde enfin, les ombres de Zaldi et de sa troupe de vaches s'étalent sous les bêtes en tâches condensées sur le mitan du jour.







Comme prévu, les faucheuses déployées fanent les herbes hautes aux épis courbes en andains épais et soyeux. Les tiges se couchent en dominos disciplinés. L'air va se charger très vite des effluves acidulées étourdies de chaleur et d'eau.
La saison est lancée. Chaque période de quelques jours secs et chauds tondra les champs les uns après les autres. Le petit suspense titillera le paysan : le temps va-t-il tenir ? Le soleil chauffer assez ? 
Un restant de ces temps où les foins demandaient tant de temps, justement, pour être engrangés, où les prévisions météorologiques se lisaient dans les étoiles du ciel et les brumes du matin, où il fallait rassembler des bras pour travailler.

Maintenant, le foin, c'est trois jours et quatre machines.
Seul, le parfum reste le même, et nous ramène à ces autres temps.

Mes vaches au pré se régalent.
Je vais en faire des images. Me les garder à voir, là aussi, pour plus tard.
J'attendais que la tonsure sur leurs cuisses s'efface; Ce satané Marcel de maquignon me les avait apprêtées pour me montrer leurs courbes généreuses et sculptées. Je les trouve un peu ridicules, avec leur arrière-train de babouin. Le poil met du temps à repousser. La tonsure reste visible. 
Ces petites vont lentement, en tout. Elles grandissent doucement, à se demander si elles seront grandes un jour. Elles bougent gentiment, sans sauts ni cabrioles, comme mes autres génisses. Elles sont placides comme de vieilles vaches, plus placides que leur Bigoudi de mère adoptive.
Celle-ci reste malicieuse et vive, mais toujours bienveillante. Dimanche matin, elle léchait en cadence le front de Neska Motz, sa première voisine d'étable. Elle l'a adoptée, la prenant sous son aile, et la petite la suit comme son ombre.

Une nouvelle fratrie se construit ici.
Chacune y prend place, jour après jour, les rôles ne sont pas encore tout à fait déterminés.
Bigoudi mène la danse, pour l'instant.
Buru Haundi la noire semble s'émanciper, et flairer la place de chef de troupeau.
Katto Pelato vit sa vie, conciliante avec toutes, sans vouloir dominer ni faire allégeance.
Ergelita graziosa s'étourdit vite et se distrait facilement. Elle erre parfois, perdant le sillage des autres, trottinant en arrière, tête haute et mufle au vent;
La Neska Motz, la plus petite, investit sa place de cadette et de favorite. Elle se coule derrière Bigoudi, ménage Buru Haundi, et fait des grâces aux deux autres, on ne sait jamais comment le vent va tourner !

Une vie de troupeau, une vie en communauté, avec ses règles et ses enjeux, se joue dans la prairie et à l'étable.
Je suis tout ça d'un œil attendri, et totalement séduit.
Au prochain grand soleil, je me les cueille et me les engrange.

Mes vaches de maintenant, celles d'avant, se diluent dans le temps long de la vieille étable. 
Je me souviens de ces autres que j'avais compulsées, il y a plus de dix ans.





Ce jour là, il y avait dix têtes dans l’étable.
En première position, une vache de type Holstein, la seule du cheptel à ne pas être croisée d’une autre race. Une bête très élégante, toute en jambes. Elle était alors pleine de six mois. C’était la seule à ne pas avoir élevé son veau au pis. Je devais lui faire son apprentissage. Mon père n’y était pas du tout favorable. Il était adepte fervent de la traite traditionnelle à la machine. A son idée, les veaux ne pouvaient être nourris qu’au biberon. Il avait toujours fait comme ça, ça marchait très bien et il fallait continuer.
Je ne discutais pas. Je le laissais dire, courbée mal commodément sous une vache rétive à se laisser téter. J’évitais comme je le pouvais les coups de sabots envoyés sans sommation. Le veau nouveau-né apeuré reculait. Il fallait le maintenir, lui présenter une tête qu’il s’obstinait  à vouloir relever sous le ventre de sa mère agacée. Un moment difficile, quand simultanément vous entendez les remarques désobligeantes de votre géniteur en âge avancé.
Vous auriez envie de lui dire d’aller voir ailleurs si vous y êtes. Mais vous savez pertinemment qu’il se fait un malin plaisir de rester là. Vous n’allez pas lui donner celui supplémentaire de manifester que sa présence vous insupporte. Il le sait bien, vous le savez, il sait que vous savez, alors, c’est bien suffisant comme ça. Les transmissions d’élevage sont affaires délicates, c’est bien connu !
Je la prénommais Ttip-Ttip, cette première de rang. Abréviation de Trip Haundi Lepo Mehe. Soit, dans le texte intégral, gros ventre et collet mince. Une vache encore assez jeune. Elle en était à son troisième vêlage. Une très bonne laitière. Elle nous avait gratifiés à son dernier veau de quarante litres de lait sur une seule journée. Un record jamais égalé chez nous, ni même approché ! Notre fierté. Ttip-Ttip était vive, alerte et malicieuse. Sa position en tête d’étable, et sa qualité incontestable de grande productrice lui valait tous les compliments et toutes les flatteries. Elle en devenait cabotine, mais gardait douceur et simplicité. Tête fine, robe joliment dessinée, c’était la chef de file dans les sorties et les rentrées.
Ensuite, il y avait une dynastie de deux normandes, mère et fille, avec chacune leur petit à leur côté. Les deux étaient boiteuses, et voûtées. La vache de race normande a une coupe un peu fuyante, étroite d’épaules et de hanches. Elle se tient habituellement tête basse, augmentant encore cette allure soumise. En contrepartie, son front se garnit d’une très coquette frange épaisse et blanche, entre deux cornes royalement incurvées. C’est aussi la seule vache que je connaisse à siller. Dans les moments de fatigue ou de rêverie, la vache normande resserre ses paupières, sans les fermer tout à fait. Elle rêve souvent d’ailleurs.
C’est une bête d’une nature assez paresseuse, vite couchée, et pour longtemps. Elle s’étire voluptueusement, dort volontiers la tête posée par terre, quand il est rare de voir une vache ainsi allongée de tout son long. Pour se relever, elle se donne d’ailleurs beaucoup de peine. Elle redresse sa lourde tête, et avant de décoller l’arrière train, il lui faudra plusieurs tentatives infructueuses et pénibles, à se lancer en avant sur les rotules et retomber épuisée sans avoir pu trouver l’élan suffisant à se soulever du sol. Elle y arrive enfin, et se délasse langoureusement les articulations en enroulant d’un côté à l’autre sa longue queue à la terminaison aussi richement garnie que l’est sa frange.
La normande est de fort belle parure, gaiment piquetée de roux et blanc. Sa robe joyeuse compense son allure triste.
Les nôtres sont mère et fille. La vieille s’appelle Haundi. Ca signifie grande. Elle ne l’est pas spécialement, mais sa dolence avait quelque chose de condescendant qui nous a intimidés à son arrivée. C’est une sorte d’hommage à sa majesté de l’avoir baptisée ainsi.
Sa fille est née chez nous. Elle ressemble à sa mère, en plus tordue. Elle a une anomalie des hanches qui la fait marcher en crabe. Elle est poltronne et ne supporte pas d’être brusquée. Elle est capable de meugler à vous serrer les entrailles, dans un registre dramatique étonnant. Celle-ci, c’est Antoinette, en mémoire d’Antton, son parrain d’occasion en quelque sorte. Cet Antton était un peintre qui travaillait à la ferme le jour où Haundi a vêlé. Nous l’avions sollicité pour tirer au jour la petite normande. D’où Antoinette, qui préfère répondre à Toiny-Toinette, plus amical à son oreille velue, sans doute.
Des deux veaux, je ne parle pas. Ceux-là nous quittent trop tôt pour qu’on s’y attache. Pourtant, ils ont leur personnalité aussi. Et pas un ne ressemble à son voisin. Il y en a de très dégourdis. Ils se redressent sur leurs pattes chancelantes dans les deux heures, et suçotent la mamelle dans la troisième. De petits battants qui tracent leur chemin de vie sans l’aide de personne.
D’autres au contraire demandent assistance pour démarrer. Ils sont timorés, dubitatifs. Le monde leur semble hostile et il faut les accompagner un peu. Ils donnent plus de travail que les premiers bien-sûr, mais je les préfère. Ils me suivent d’un regard implorant quand je passe dans leur champ de vision. Je les aide à se nourrir, je suis leur mère de substitution. Ils tendent leur cou soyeux vers moi pour que je les caresse, et se lovent contre mes jambes.
Evidemment, quand ils ont quelques semaines, leur tendresse devient difficile à contenir. Et quand ils veulent jouer à me donner des coups de tête qui manquent me renverser dans le fumier, je les trouve tout de suite moins attachants.
Après cette belle famille rousse et blanche, nous avons la longue silhouette gris sombre de Gaberdi. Gaberdi se traduit par minuit. Tout bêtement parce-que cette belle brune est née en milieu de nuit. Nous l’avons avec Olivier attendue toute la soirée. Sa mère, la blanche Ederra que je présenterai plus tard, n’était guère pressée. Elle se couchait, se relevait, ne se décidait pas. Nous étions dans l’étable, tous deux silencieux et attentifs.
Gaberdi est arrivée sans souci, aussi sombre que sa mère est claire. Elle avait cet été un an. Une génisse sans histoire, satisfaite sitôt nourrie. Une belle tête un peu brève, avec un presque sourire de vache qui rit sur sa boîte. Elle n’est pas très extravertie de nature. Les basiques fondamentaux lui suffisent. Elle s’intéresse à ce qu’on lui met dans sa mangeoire, et hors de là, la planète l’indiffère. Dans le champ, elle est capable de quelques galopades un peu lourdes mais pleines d’entrain. Sa silhouette tout en rondeurs massives se prête peu aux mouvements très alertes. Mais elle est jeune et gaie, sans doute.
J’ai en fait assez peu d’échanges très aboutis avec elle. Elle vit dans son monde et n’a pas besoin de moi pour lui tenir compagnie. On la distingue à peine, noire dans l’étable sombre. Mais elle est là, très présente d’une belle assurance. Toute la prestance de race de la Bleue, Blanc Belge court dans ses veines de croisée.
De même patrimoine génétique, mais de robe toute mouchetée, nous avons ensuite Pamposa. La Pamposa est une petite coquette, toute en mines et manières. La nôtre est maintenant trop imposante pour être gracieuse et coquine. Mais elle a été une petite bête malicieuse et fière de sa jolie parure. Ca lui a valu ce nom qui la suit quand sa grâce s’est perdue dans les masses de muscles ramassés sur des volumes épais.
Je soupçonne Pamposa de n’être pas bien maline. Elle est pleine de bonne volonté pourtant et essaie de se concentrer sur l’ordre donné en ouvrant grand ses prunelles sombres. Mais la lueur en est minérale, et l’information se heurte sans pouvoir avancer vers des zones mieux perméables. Ma Pamposa est une bûche, et le restera. Elle arrive quand même à se tourner, si je le lui demande, toujours par le même côté. Pour le reste, elle ne saisit pas, et lève haut sa lourde tête bigarrée sans savoir où la diriger. Je l’aime bien quand même. Elle est douce à caresser, et son dos large et bien incurvé se prête bien à la main qui flâne. Après tout, on ne lui demande pas des prouesses intellectuelles, alors… Ma Pamposa vivra béatement et sans comprendre.
Histoire de varier les couleurs, deux croisées limousines se côtoient dans la deuxième partie de l’étable. La vénérable Monumento, et sa fille, Lucie. Leurs robes fauves ondoient richement sur les flancs longs. La mère est striée de noir sur le dos. Elle porte de larges tâches blanches sur la tête et jusque sur les naseaux. C’est une bête vraiment monumentale, longue, large et lourde.
Elle est vieille maintenant, mais toujours aussi belle, à mes yeux. C’est sûr, elle a une implantation de cornes un peu particulière. C’est-à-dire que ses deux appendices sont tournés dans la même direction, curieusement. Le côté droit, où une flèche horizontale dardait raide, a souffert des conséquences d’une chute contre une maçonnerie de qualité éprouvée à cette occasion. Il y reste un moignon atrophié, pas très décoratif sans doute, mais bon, moins gênant que l’attribut précédent. En vis-à-vis, c’est tout à fait autre chose. La corne est bien là, solidement implantée, et même très joliment incurvée, en un ample mouvement délié. Seulement, l’angle de la courbe est dirigé en droite ligne vers la joue de la bête. La pointe cornée s’avance inexorablement vers la mâchoire de ma belle rousse. C’est tout à fait pratique pour lui faire tourner le mufle, par exemple. Cette anse s’agrippe en grand confort et la prise est bien assurée. Simplement, il faut penser à scier la corne avant qu’elle ne touche la peau. Une corne n’est pas une liane de la jungle amazonienne. Elle croît en quiétude et à bas-bruit. Il faudrait être vraiment négligent pour ne pas intervenir avant la perforation.
Dieu merci, une fois par an en gros, mon frère muni d’une scie à métaux s’attelle à ma Monumento. Ahanant, poussant et tirant, bien appuyé sur l’épaule de la vache patiente, il œuvre dans la stridence de la lame peu accoutumée à cette matière cornée. Après quelques minutes d’effort, et dans un nuage de poussière odorante comme du vieux cuir tanné, la pointe tombe à terre, et habituellement, nous la récupérons pour la laisser quelques jours à l’intention des curieux.
Comme si cette petite anomalie ne suffisait pas, ma Monumento a les sabots déformés. Ils lui poussent eux aussi de telle façon qu’ils gênent considérablement sa marche. Elle pose ses grosses pattes un peu sur le côté du pied, au détriment de l’élégance de son allure, et de sa rapidité. Inutile d’essayer de presser Monumento. Elle va son train, et rien ne la fera aller plus vite.
Quand elle vous passe devant, on dirait une montagne en mouvement. Elle vallonne de toute sa longueur, ondule de ses larges épaules comme les vagues de fond. Cette bête avance en roulis lents et lourds. Elle porte en elle l’ancestrale mémoire d’un cétacé flottant entre deux eaux. Elle en a la grâce lourde et puissante. Tête baissée, concentrée, elle se tire en avant dans un bel ondoiement fauve. On la regarde comme on contemple un vallon large entre de vieux monts sages arrondis autour. Elle repose à la vue.
Plusieurs fois, nous avons parlé de la vendre. Elle est vieille, elle pèse lourd, elle ferait un joli profit, après tous les veaux qu’elle a régulièrement élevés chaque année. Mais je la fais ré-inséminer chaque fois, en repoussant d’un cycle l’échéance dernière. Monumento est née chez nous. Nous avons eu sa mère longtemps aussi. Et je la garderai autant que je le pourrai.
La dernière de l’étable est Ederra, la mère de Gaberdi. Elle aussi est née chez nous. C’est une vache magnifique, blanche, fière et forte. Tout en elle est vigoureux. Elle est placide heureusement. De la pointe de sa queue à son naseau tacheté, elle respire la pleine santé. Ses yeux sont un peu exorbités et lui donnent un air ahuri. Elle regarde d’ailleurs souvent vers le haut, sans doute parce qu’elle m’entend arriver par le grenier. Elle pousse périodiquement un meuglement puissant venu de loin. Elle le fait durer longtemps et reprend de profondes inspirations entre deux élans sonores. Après une série de quatre ou cinq, elle attend, les yeux au ciel, comme si elle se demandait si elle avait été entendue. Le silence ne la décourage nullement, elle recommence. Et s’arrête après trois séquences. C’est alors deux ou trois raclements de sabots, à la manière du taureau dans l’arène. Et puis plus rien.
Ceux qui la voient faire sont impressionnés par ces manifestations, au point de me mettre en garde quand je m’approche d’elle. Mais Ederra est bien tranquille. Elle montre, mais n’use pas de cette force qu’elle s’amuse à sentir.
La particularité d’Ederra est qu’elle ne supporte pas les veaux nouveau-nés. Y compris les siens. Et par nouveau-né, doit s’entendre le veau de moins de six semaines. Alors, il faut jusqu’à ce terme avancé, accompagner le vulnérable nourrisson durant la tétée, à défaut de le voir valdinguer jusque sous la mangeoire. Ederra ne consent à nourrir que si je reste à ses côtés, avec le veau turbulent entre nous. Je ne fais bien-sûr pas l’économie de quelques coups de sabots destinés à ce malotru, et douloureusement court-circuités par ma pauvre petite personne. Ainsi va le métier de l’éleveur…
Ainsi, mon étable était certes très attachante, mais sûrement tout aussi affligeante pour l’œil de l’économiste. Des bêtes peu performantes, peu poussées en production, en un mot comme en cent, bonnes à rien.
Et bien moi, ces bêtes là, je les aimais bien telles quelles. Je ne leur en demandais pas plus que ce qu’elles me donnaient. Je trouvais que c’était déjà bien. 






De toutes ces autres, avant et après.
Je les ai accompagnées, et elles m'ont laissé le souvenir de bons moments, de moments tout simples et si précieux.

Mes vaches sont les petits cailloux de mon chemin de paysanne imprégnée du fumet d'une vieille étable patinée.
Je ne suis pas sûre de pouvoir en suivre beaucoup d'autres. On n'élève pas une génisse comme un poulet en laisse !
Quand je ne me sentirai plus capable de m'occuper de mes quelques grosses bêtes, je serai bien malheureuse, sans doute.
Jusque là, je savoure chaque moment de chaque jour, chaque rentrée du pré, chaque sortie, chaque distribution de nourriture, et chaque paillage.
Je pose ma main sur ces flancs chauds, je parcours l'échine longue et vallonnée, je frictionne et claque vigoureusement les méplats durs ou les croupes soyeuses.
J'arrondis ma paume sur les chanfreins osseux, juste au dessus des mufles humides et chauds.
Je triture les plastrons flasques et épais.

Je vis ma vie de paysanne et leurs vies de bêtes, m'y réchauffe et y nourris mon plaisir et ma joie.
Qu'ils me demeurent !



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