mardi 24 mars 2020

23 mars



Lundi 23 mars 2020 15h19


Je prends le rituel de ce moment d'écriture, après la sieste, pendant que mon père dort juste à côté.
En une semaine de confinement, j'ai organisé mes journées selon un schéma raisonnable.

La qualité de la nuit ne dépend pas de moi. Je m'adapte au sommeil paternel, à ses phases calmes et agitées.
Au petit matin, je garde l'usage d'un lever assez tôt, avec un battement d'une heure par rapport à l'horaire "hors coronavirus".
Je fais ma petite série d'étirements entre 5h30 et 6h30. 
Les chiens ont licence de dormir dans la chambre. Ils repèrent parfaitement mes levers pour mon père, dans la nuit, et se contentent d'ouvrir un œil à mon passage.
Au matin, par contre, ils sentent immédiatement le lancement de journée, et viennent faire fête à qui mieux-mieux.
Petite mise en train ordinaire, remise en route de la machine, quelques mots avec mon père, avant de passer à l'étable.
Les vaches sorties au pré en début de semaine ne touchent plus au foin sec dans les râteliers.
Je leur distribue juste leur ration son et pulpe de luzerne.
J'ai à peine le temps de changer leur litière, qu'elles se recouchent, pour quelques heures de repos encore. 
Elles se sont elles aussi adaptées au rythme saison haute, et savent bien qu'elles sortiront autour des 10 heures.
Ensuite, la matinée se passe en logistiques ménagères et culinaires.
Beñat passe autour des 8 heures, au moment du lever du roi.
Nous prenons ensemble une collation, les nouvelles mutuelles de la nuit, et les projets pour la journée.
Ces temps-ci, forcément, les dits projets sont circonscrits dans la zone autorisée. Ce périmètre un peu flou de 200, 500, ou 2000 mètres ! autour du domicile, selon la source interrogée.
Le temps est aux incertitudes, aux adaptations impromptues et aux diktats improvisés sur le moment. C'est assez déstabilisant, mais bien compréhensible. Ce satané virus nous a complètement désorganisés !

Jamais comme ces jours-ci, je n'ai briqué la maison. Je découvre étonnée le brillant d'un pan faïencé, que j'avais toujours cru mat. Je m'applique à bien empiler le linge, alignant les bordures rebondies des plis. Je prends soin de coordonner les parures de lit, ton sur ton, ou alors, en contrastes agréables à l’œil.
Pour la préparation des repas, même chose : je prends le temps de composer des menus équilibrés, d'innover quelques plats avec les moyens du bord. 
J'ai toujours détesté faire les courses. Fait durer au maximum les denrées, pour m'épargner cette corvée. Mon attitude navrante avant devient maintenant méritoire, citoyenne.
Personne n'est plus sûr de rien. Il y a encore de la marchandise dans nos rayons de supermarché. Quelques étagères vidées suffisent à rameuter nos angoisses du manque. Les miennes sont vite en éveil, toujours.

Nous avons ici instauré un système d'approvisionnement tournant : chacun prend la commande globale, et le point relais se matérialise sur le banc de pierre, ou alors sur la table, en pierre elle aussi, à l'ombre. Ces deux points stratégiques, sur le passage de tous, suffisamment à l'écart pour respecter les distances protocolaires nous permettent d'appliquer les consignes à la lettre.
On se tient au courant des stocks.
Cette forme d'entraide, cette solidarité renforcée, fait du bien. Pas seulement à la logistique.

Un esprit anti-gaspi généralisé gagne les foyers. 
Il retrouve ici sa légitimité dûment éprouvé dans la circonstance.
Un sachet d'infusion, prévu pour quelques minutes d'immersion dans l'eau chaude, se voit recyclé sur trois utilisations d'un tiers du même temps.
Je ne nettoie plus mon bol à grande eau à chaque usage. Non, j'économise, l'eau de vaisselle, l'eau de nettoyage, les produits ménagers.
Je n'entame plus sans y prêter attention le sachet de brioches du petit-déjeuner paternel. Non, là encore, je compte en nombre de jours, et calcule le moment du prochain réapprovisionnement nécessaire. Je tâche d'ailleurs doucement de le convertir à la tartine beurre-confiture : ces gâches certes bien appétissantes, onctueuses de leur crème fraîche, moisissent vite, en un feutrage bleu-vert à l'acidité rebutante, même pour des papilles aguerries comme les miennes !
Lui, dont les entrailles sont maintenant bien délicates, je ne peux quand même pas l'empoisonner à la brioche gâtée !

Les différents transferts de vieil homme se font maintenant calmement, sans bousculade ni presse. Mes mouvements se calquent sur la vitesse des siens. Nous devons ressembler à deux marsupiaux sur leurs branches...

Deux trois riens et la matinée arrive sur les midis. 
J'ai un petit battement d'à peine une heure, entre deux tâches étirées en langueur confortable, pour y insérer une petite bricole, histoire de varier les journées. Cette semaine, je vais reprendre une petite tournée peinture. Il me reste un pot de blanc pour façade, je vais talocher ça ici ou là. Moins académiquement que jamais : le but n'est pas de faire un ouvrage parfait. Le but est de mettre du clair, du blanc, là où guette le plus sombre.

L'heure du repas arrive.
Les deux frérots s'approchent. Notre foyer confiné à quatre s'installe autour de la table ronde.
Ces jours-ci les thèmes de conversation s'étrécissent tristement autour du coronavirus.
On ne parle plus que de ça. A croire qu'il ne se passe plus rien dans le monde. A croire que ce minuscule virus, invisible et impalpable, a tout monopolisé, tout arrêté.
Nous continuons pourtant d'avoir des voisins, qui continuent eux-aussi de vivre, comme ils le faisaient avant.  Il doit bien y avoir des histoires, en dehors et autour de ce coronavirus.

Et bien non, il semblerait qu'il n'y ait plus que lui, lui à commenter, lui qui s'invite à table, dans la cour, partout.
La saison est belle pourtant, et le printemps exulte partout en pousses et fleurettes.
Quand je me promène, en fin d'après-midi, dans mon périmètre autorisé, je fais toujours le plein de sensations agréables. Pourtant, plane dans l'air cette étrangeté, ce silence un peu inquiétant.
La sensation si agréable des premiers jours, cet air de vacances, se pollue d'une menace de dilution dans un inconnu pesant.
J'ai perdu toute idée de contrôle. Je me sens soumise au bon vouloir de ceux qui décident de l'activité, de son arrêt, de sa reprise, sans que j'y comprenne grand chose. Les décisions sont prises dans l'urgence, dans l'inconnu d'un avenir difficile à imaginer.
Je vais écouter ce soir le président. Comme beaucoup.
Et appliquer.


Mon père grogne de bien-être. Je vais l'aider à se lever. 
Beñat arrive.
Nous allons partager la collation de l'après-midi.
Après, les laissant ici, je vais prendre l'air avec les chiens.
Puis, rentrer les vaches.
Préparer le repas du soir;
Nous préparer pour la nuit.
Lire un peu, avant de m'endormir.

Des journées ordinaires d'une période complètement hors, de l'ordinaire.


Mardi 24 mars 2020 15h30

Le soleil s'allonge voluptueusement sur le banc de bois devant le garage.
J'y ai siroté ma tisane, en épuçant les chiens.
C'est une activité bien plaisante, l'épuçage, quand on a besoin de se vider la tête. Comme ces courtisanes à la dentelle de nos tableaux romantiques, je me concentre sur la bêbête courant entre les poils retroussés. Les grosses blondes pleines d’œufs claquent grassement sous l'ongle, quand les petits mâles noirauds craquent sèchement. Les premières sont plus lourdes, plus faciles à saisir. Les seconds ne se laissent pas facilement attraper, se faufilent lestement sous le poil plus épais, à même la peau. Il faut aller les y débusquer.
Une petite chasse, pour moi farouche opposante au massacre d'un gibier sacrifié.
Pour m'exonérer et lever les contradictions culpabilisantes, je me dis que ces puces parasitent mes chiens, qu'elles sont toutes petites, et que leurs cervelets minuscules ne réagissent que par réflexe, non en conscience.
C'est sûrement faux, le cœur de la puce traquée doit s'emballer en saccades paniquées, ses émotions doivent lui étouffer la gorge, et les petits puceaux terrorisés doivent serrer les dents pour ne pas hurler de peur, quand ils voient leurs aînés emportés.

Toujours est-il que ces longues séances de déparasitage au soleil nous contentent, moi et mes chiens. C'est déjà ça, et fi d'une sensiblerie malmenée.

Je m'exonère facilement, je le sais.
De la même manière, un petit vent de honte m'a balayée, hier soir, en entendant un malade traiter d'imbéciles les inconscients qui prenaient cet épisode pour des vacances.
Je me suis sentie fautive. Je comprends bien sa colère, à cet homme cloué au lit, respirant avec grande difficulté.
Pour autant, me morfondre et me flageller allégeraient-ils sa souffrance ?
Puisque je fais tout ce qu'il est demandé de faire, puisque j'applique les consignes à la lettre, puisque je fais tout ce que je peux faire pour éviter de propager la contagion, ne puis-je pas tâcher de vivre ce moment au mieux ?

Je prends soin de mon père, vulnérable s'il en est.
Une grande fatigue creuse parfois de profonds sillons dans ses rides.
Mes jours et mes nuits sont de séquences hachées, entre deux soins et réconforts.
Il est content et soulagé de m'avoir près de lui, si disponible à ses besoins.
Je suis contente et gratifiée de pouvoir l'être ainsi.
Ce coronavirus est une catastrophe sanitaire.
Pour moi, ici, même si j'ai bien conscience de l'énormité à le dire, c'est l'opportunité d'accompagner au mieux mon père dans cette étape pénible.
Ma cadence ouvrière, un jour salarié sur deux, même si elle est aménagée au mieux par un patron à l'humanité rare, ne me permettrait pas de suivre cette cadence. Je m'y épuiserai. Je lâcherai la bride.
Je ne peux décemment pas demander deux fois un congé de fin de vie pour le même homme, tout de même !
On me l'a signé trois, ou peut-être même quatre fois, ce certificat de fin de vie, pour mon père.
Des médecins compétents ont estimé autant de fois que je pouvais prendre ce temps, pour lui, pour nous, dans mon parcours civil.
Je ne sais pas si cette fois est la dernière.
Je sais que cette fois, la possibilité m'est offerte, encore une fois, d'avoir cette chance de soulager une souffrance pareille.
Humblement, scandaleusement, je suis reconnaissante au coronavirus.

Au premier signe de souffrance chez les miens, à la première grimace de l'horreur sur un visage aimé, je prendrai conscience de l'horreur de ce drame sanitaire. Sans doute.
Trop tard ? Non, je ne le crois pas. Il n'est jamais trop tard pour repousser l'horreur. Toujours trop tôt pour la prendre sur soi, en allant la chercher avant qu'elle ne vous vienne.

Je fais ce qu'il faut.
Je fais ce que je dois contre le coronavirus.
Je fais ce qu'il faut.
Je fais ce que je dois pour mon père.

C'est peut-être la seule certitude qu'il me reste, en ces temps troublés.
Je ne peux que m'y accrocher.
Sinon, sombrer.








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