samedi 21 mars 2020

21 mars



Samedi 21 mars 2020 15h20


Mon père souffle doucement. Il se repose.
Par ce si étrange printemps, ces jours de silence et d'immobilisme, il n'est pas grand chose de mieux à faire que de se reposer, d'écouter les petits oiseaux. On les entend d'ailleurs beaucoup, maintenant, ces petits oiseaux, depuis que les bruits de notre monde en mouvement se sont tus.

Hier matin, en ouvrant la porte de l'étable, il m'a semblé apercevoir en fuite le vol saccadé d'une hirondelle fatiguée. Je ne l'ai pas revue depuis. 
Dans notre monde ces jours-ci en roue libre, dans cette période où on ne sait plus trop quel jour on est, pour ceux qui comme moi ne travaillent plus, ces repères temporels nous ancrent dans une forme de structure où accrocher ses dérives.
On se sent vite désorganisé, quand notre société le devient.
On se remet vite en cadence, tant que la nature tient la sienne.
Le temps en est bien plus long, et cette longévité  absorbe bien mieux les chocs que nos rythmes trépidants à la spontanéité crispée.

En attendant le retour de notre structure sociétale, j'écoute donc les petits oiseaux pépier; siffler, striduler, chuinter et gazouiller; bruiter, en nuances suffisamment variées pour en faire un langage coloré.
Ce langage en onomatopées, condensé de notre langage parlé, ramené à l'essentiel.

Par ici, d'ailleurs, depuis toujours, nous communiquons pas mal, par onomatopées; ces bruits, ces raccourcis, ces mots en sons.

Ces derniers jours, voyant mon père en petite forme, l'un ou l'autre, et lui-même le plus souvent, se lamente en un :

- Aïe, Aïe, Aïe... lento et decrescendo.

Dans les moments d'alerte plus vive, le bonhomme vocalise un :

- Oïy, oïy, oïy, montant sur les premiers, et descendant ensuite, en une courbe sinusoïdale isocèle. Très musical. 
Le bonhomme a toujours été musicien. Dans sa jeunesse, déjà, il pianotait sur l'accordéon. Depuis, il a toujours aimé les "kantus", les" bertxus", ces chants improvisés en vers.
Chanter lui vient naturellement, en écoutant la messe du dimanche, ou en impromptu, comme ça, par plaisir, ou alors pour fuir une conversation qui le dérange.
Chanter, comme on quitte la salle, quand le discours vous déplaît.

Ce matin, donc, mon père ne se sentait pas bien. Une mauvaise nuit l'avait tenu éveillé, et le déposait sur la plage du matin, exténué, découragé, alarmé.
J'essayai de le rassurer de mon mieux. L'exhortai à se reposer. 

- Dhia ! soufflait-il, fini naun ! je suis fini !

Pour autant, je ne lui trouvai pas la mine d'un agonisant. Il marquait sa fatigue, oui, mais son teint restait coloré, et ses mouvements toniques.

Remettant de l'ordre dans son lit, l'installant au mieux, je lui proposai son dentier, tout pur d'une nuit effervescente dans le gobelet.

- iltzekotan, obe dituzu lehen bai lehen hortzak jarri. Eta bizitzekotan, obekio emango duzu.

- si tu dois mourir, il vaut mieux mettre tes dents au plus vite. Et si tu dois vivre, tu auras meilleure allure aussi.

Il en convint et me tendit la caverne rose de sa bouche à garnir.
Il réclama ses médicaments du matin :

- bizpahiru oren gehio izatekotan.

- histoire d'avoir quelques heures de plus

La chambre et le bonhomme à jour, je proposai d'aller soigner les vaches :

- ez baldinbaze segiduan pasatzekoetan, behiak bazkatu behar nintuzket;

- si tu n'en es pas à trépasser de suite, je pourrais soigner les vaches.

- Bai, bai, ehiek beden bizi behar diten !

- oui, oui, elles au moins, elles doivent vivre !

- Zu ere hartan ematen duzu...

- toi aussi, tu parais parti pour...

- Bai !... hiltziak ez zian kesatzen. Sofritu, ez nahi ninken !!

- Bah ! Mourir ne me fait pas peur : c'est souffrir, que je ne voudrais pas !!

- baino baniet uste gorriak ikustekotan naizen...

- mais je crois que je vais souffrir le martyre...

-Ezin erran,

- On ne peut pas dire.

- Ez, alaun

- c'est ça.

Pour finir de le ramener sur une rive plus claire, je lui passai Olivier, au téléphone.
Ils hurlèrent d'un côté à l'autre de la ligne téléphonique, à tel point que je me demandai, si, depuis Rivière, avec un son pareil, il était vraiment nécessaire d'avoir recours à l'appareil.
Ils convinrent que la mort de mon père devrait attendre un prochain repas, pour nous retrouver tous réunis, après ce confinement obligé.

Je soigne mes belles. Je reviens dans la chambre.
Mon père ouvre un œil, au dessus d'une pommette rougie non pas de fièvre, mais du beau soleil d'hier.

- goxaldu behar ninkek.

- je voudrais déjeuner.

Pour un mourant...

- garbitaxunak ogian bertan egingo ditu. Gutxio nekatuko ze.

- je vais te faire la toilette au lit, ça te fatiguera moins.

Ces temps-ci, notre équipe infirmière ne passe plus, pour éviter la contagion d'une maison à l'autre; je suis là pour pallier.
Mon père de toute sa vie n'a jamais été aussi propre, douché, frictionné et pommadé tous les matins.
Il brille comme un sou neuf.

M'équipant du petit nécessité d'usage, je proposai :

- zuk egin pittilli, nik egingo dut ipurdi

En français, cela ne rend rien. Laissons tomber la traduction;
Juste pour les curieux : pittilli ferait kiki, et ipurdi, kuku.

Notre goût commun pour les bertxus se glisse partout. Pourquoi pas là ?

Arrivés dans la cuisine où Beñat nous attend, je lui raconte notre début de journée alarmée :

- zure burua gaki senditu duzu ? lui demande mon frère

- tu t'es senti partir ?

- Gaki, ez. Hura eldu, zuzen zuzenian, bai !!

- Partir, non. Mais elle arriver, oui, tout droit sur moi !!

On ne peut pas rire de tout, dit-on.
Mon père rit, lui, à gorges déployées, de sa propre mort.
Il lui jette ses éclats à la face.
J'espère juste que, bonne fille, elle ne s'en agacera pas...















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