mercredi 12 juin 2019

10 juin



Lundi 10 juin 2019 17h15

Ma tournée châtaigne, ma promenade entre les fougères bientôt plus hautes que moi, avec les chiens enchantés de toutes ces odeurs en pistes à suivre :



 Dès le début de mon parcours d'observation, les feuilles sombres et muettes du premier châtaignier soulignent les inflorescences en grappes claires du deuxième. Ces deux là s'entremêlent, et il a fallu ce stade de floraison pour que je les dissocie. Tout proches, et si différents, pourtant.









Juste un peu après, avec la branche coudée de l'acacia en rambarde, le deuxième sujet de mes fines observations, penché sur le chemin. Pour celui-ci, pas l'ombre du début de la moindre "grapillette" de fleurs. Il est dans l'expectative, attend, une température plus douce, peut-être. Le fait est, aujourd'hui encore, le vent de noroît s'insinue désagréablement entre le soleil et la peau. Mes citrouilles sous terre doivent elles aussi rester dans l'expectative, en attente, pour germer.







J'avance encore, oblique à droite, sous la voûte large de mon troisième arbre.
Ici, la fleur s'étire en pustules géométriquement annelées, comme un collier de perles oblongues.






La conformation ras du sol de la couronne végétale facilite l'observation et la prise d'images précises. Sous la lumière diaphane tamisée par les frondaisons, l'ambiance sous-bois protectrice et silencieuse apaise et détend.






Mon quatrième châtaignier, juste en dessous, ne parle pas. Les feuilles vernissées n'abritent pour le moment aucune fleur.





Les chiens furètent autour de moi, attentifs et un peu impatients de reprendre la promenade.



Sur notre droite, en contrebas, se joue l'itinéraire inéluctable du monde végétal, proche cousin de notre monde : un vénérable chêne, large, haut, lourd de ses bois anciens, périclite. 
Beaucoup de ses branches noires sont sèches. Les quelques feuilles rachitiques s'agglutinent en amas blanchis d'oïdium. Le lierre rampe et les ronces grimpent dans cette ossature immense encore, mais sur son déclin.
A son côté, à son ombre jusque là, un jeune châtaignier s'élance. Il sent la lumière enfin accessible au travers de la ramure mitée. Il se projette et fuse, dardant son énergie comme une lance plantée dans le flanc de l'immense ancêtre mourant. 
Le drame se joue en silence, il s'étire dans un temps long pour nos yeux d'homme. Il se joue, pourtant.






Ce décalage dans la perception du temps,  quand le nôtre est si court, cette tragédie en silence, quand nous ne savons pas souffrir sans hurler notre douleur, ne m'empêchent pas de ressentir ce spectacle comme le drame qu'il est. 
Drame pour ce chêne centenaire qui s'étiole, poussé vers la décomposition et sa fin, drame juste et inscrit dans la perpétuité naturelle, où les vieux arbres s'effondrent, libérant l'espace et le chemin vers la lumière, pour laisser place aux jeunes plants vigoureux et impatients.
Ce chêne vénérable, cet arbre à la ramure immense et souveraine dans ce coin de bois, a fait son temps. L'incendie  d'il y a presque cinquante ans dans ces parages a du abréger ce temps, il ne paraît pas si vieux.
Les forêts sont vivantes et les arbres s'en partagent la partition.
Le monde végétal est vivant, et nous pouvons accéder à cette émotion de vie, si nous nous projetons dans son échelle temporelle.

Pour moi, la barrière n'existe pas entre notre monde humain, le règne animal et le végétal. Même le minéral me paraît "compréhensible" à nos perceptions d'hommes.
Je dois trop transposer,  peut-être…
M'imaginer à m'en perdre, sûrement.

Je me souviens bien combien j'étais bouleversée par la mort d'une vulgaire cane de basse-cour, ravalant mes larmes pour ne pas entendre les remarques méprisantes de ma mère, qui ne voyait dans la cane que le repas du dimanche. 
Je me rappelle combien l'agonie d'un grillon enlisé dans le mélange de farine et de vin que nous lui proposions comme pitance, quand nous l'enfermions dans un bocal, pour le faire "chanter" à en mourir, me serrait les entrailles. Je l'avais pourtant traqué dans son trou, ce grillon, fait monter le long de la tige d'herbe introduite dans la galerie étroite, pour l'en débusquer, et déposé moi-même sur le fond de verre. Le bourreaux doivent fonctionner ainsi, détachant leur sensibilité d'une partie de leurs actes. Ils sont sûrement capables eux-aussi de s'émouvoir aux larmes à la vue d'une fourmi amputée, quand ils tranchent des gorges sans se poser de questions. 
Là encore, une histoire de sas trop perméable, où l'on passe d'un côté à l'autre d'une barrière invisible, en se diluant au passage.
Quelle curieuse chose que la nature humaine, tout de même !

Dans le même registre, même si le rapprochement semble aléatoire, mais je n'en suis vraiment pas à un aléatoire près,  j'ai toujours été ahurie par la violence diffusée en pleine journée, dans ces documentaires animaliers, où la gracile antilope court de toutes ses forces devant la lionne lancée derrière elle. 
L'antilope bondit et étire ses sauts, autant qu'elle le peut. Le fauve s'aplatit dans sa course et la talonne. L'antilope se fatigue, les yeux exorbités, terrorisée et rendue, déjà.
La lionne la rattrape, elle plante ses griffes sur la croupe striée d'écume. L'antilope en un dernier sursaut se dégage, encore, le sang perle, elle court. La lionne enragée par cette fuite et ce sang accélère elle aussi. Elle bondit, lourde de son poids de fauve et de sa colère. Elle écrase sous elle l'antilope. 
La bête cornée se débat, tente de se libérer, n'y parvient pas. La lionne plante maintenant ses crocs dans le flanc palpitant. Elle remonte à la gorge d'où le sang chaud gicle en salves d'une vie à défendre. La lutte soulève la poussière dans un désordre brutal et sanguinaire. L'antilope se débat toujours, autant qu'elle le peut. La lourde lionne sur elle arrache déjà des lambeaux de chair chaude, elle éventre et fouaille, fourrage dans la pelure soyeuse maintenant salie.
Longtemps l'antilope lutte. Et longtemps, la lionne déchire.
Enfin, l'antilope laisse tomber sa tête au bout de sa gorge ployée et offerte.
La lionne se couche, et mange, cette viande encore palpitante.

Ma mère adorait regarder ces documentaires. Elle suivait les images d'une attention gourmande. Moi, je ne les supportais pas, et je ne la supportais pas, elle d'y prendre du plaisir.
Ces documentaires sont très prisés je suppose, puisqu'ils continuent d'être diffusés.
La brutalité et la violence seraient-elles mieux supportables, quand on parle de jungle sauvage ?
L'ailleurs et l'autrement nous carapaçonnent-ils dans notre capacité à ressentir ? Ou le décalage nous exonère-t-il ?
Je dois avoir un caparaçon trop perméable….
La molécule pare. Elle rend étanche ce sas où la terreur et les horreurs restent dehors.
Intellectuellement, je fais mes rapprochements d'avant, mais mon petit monde ne s'en bouleverse plus. 
Je vis "à côté" de moi. De ce moi trop lucide ou sensitif pour ignorer la vanité de nos illusions "préservatoires".
Et c'est bien plus confortable ainsi.

Me revoilà perdue dans mes forêts intérieures ! Je n'essaie plus de me suivre, je me tiens juste à vue, de loin, et laisse errer mes pensées. Ces errements me plaisent et je m'y trouve bien.

Je me raccroche aux branches basses, rattrape la lumière diffusée au travers de la canopée, et reviens vers la bonne rive.
Les bosses aplaties des Trois Couronnes me ramènent à la douceur de vivre.






Je continue ma tournée d'observation.










Ce châtaignier-ci, résolument typé japonais, conforte les premières comparaisons. Les hybrides asiatiques fleurissent les premiers, par dessus les feuilles étroites.









Mon petit dernier, en bas de la fougeraie donnant sur la mer, allonge de fines panicules délicatement ciliées.
Les groupuscules s'emboîtent en séquences régulières, arrondies, très différentes des géométries à plusieurs facettes des premiers.

Toute cette diversité dans un si petit périmètre laisse imaginer le foisonnement des combinaisons possibles entre les différentes variétés de châtaigniers.
Je me cantonnerai à ces six là, pour ne pas me perdre davantage que je ne le fais déjà !

Mes chiens, eux, ne se perdent pas. Ils dressent les oreilles dans cette ambiance "djeunguel' fantasmagorique. Le chemin se perd, lui, dans la végétation exubérante, affolée par les séquences humides, fraîches, puis, subitement, chaudes.
Quand je n'y passe pas de trois jours, les lianes des ronces s'entremêlent à partir des deux côtés, et les frondes souples des fougères ployées recouvrent la piste ténue.









Les minuscules étoiles de la légère stellaire piquètent les tiges raides des graminées épaisses.



Je rentre à la ferme, avec l'impression d'avoir parcouru des mondes...

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