mercredi 29 mai 2019

26 au 29 mai



Dimanche 26 mai 2019 9h30


La grisaille de ces derniers jours est annoncée finissante.
La chaleur serait aussi de retour, pour bientôt.
Les rangs de maïs jaunâtres, avec l'herbe pointant au milieu, vont prendre meilleure mine. Un petit épandage d'azote, et ce sera reparti, comme en quarante.
Après une première salve de foins précoces, les travaux généraux seront sûrement lancés. La valse des faucheuses, pirouettes et cacahuètes fera l'actualité de cette fin mai.



A la jardinerie, la fête des mères a été sabrée par le temps froid. Pas trop de mal pourtant, et la tendance à des cadeaux hors de notre périmètre nous exonérant de nous en inquiéter exagérément.
La pépinière s'en tire bien, avec une vitesse de croisière maintenue constante sur ces trois dernières années.
Je travaille tranquille, bien épaulée, entre Vincent le sérieux taciturne, et Antoine le surdoué fantaisiste.

Hier soir, je devais livrer quelques plantes sur les hauts de Socoa. Sur les coups de 18h45, je m'apprêtais à partir.
Jean-Michel me héla, pour me présenter une ancienne collègue, dont le nom m'a toujours sonné comme une promesse, long, mélodique, aristocratique.
Je m'approchai, le petit groupe devisait dans la serre. Venue de l'extérieur où l'air frais maintenait ma pression auriculaire dans des parages confortables, je fus assaillie par la touffeur de la grande serre vitrée.
Ou alors, était-ce l'émotion de m'approcher de cette mystérieuse M.Noëlle, descendue en chair et en os de mes phantasmes ?
Un brusque et violent climatère carmina mon visage et mon cou. Je suis comme toutes les femmes de mon âge,  soumise à ces aléas fantasques de température corporelle.
Là, s'y ajoutait un émotif, une intuition de cette rencontre presque cosmique : cette femme m'a toujours intriguée, intéressée. Elle même s'est suffisamment intéressée à ma petite personne, pour s'obliger à la lecture de mon fameux pavé de 200 pages, La Pause. C'est dire !
Comme souvent dans ces cas, où la rencontre physique s'étrique de tout l'imaginaire précédent, je me montrai stupide et croassante comme la vieille corneille, plaquant brutalement mes joues contre les siennes, en un choc de lunettes désordonné et désarçonnant.
Ce que j'imaginais fervent et mystérieusement nimbé d'une intuition sensitive, et, disons-le, presque spirituelle, fût un échange bref, plat, surprenant de brusquerie, et totalement décevant.
Mes collègues me virent prendre feu, je les vis me voir ainsi, je carminai davantage encore, si c'est possible.
M.Noëlle conservait son sourire, je la regardai à peine, entravée dans ma confusion poisseuse.

Tout ceci dans mon imaginaire, toujours, sans doute, quand la scène dut être suffisamment insignifiante pour me reléguer, moi, mes bouffées chaudes et délirantes, et mon imagination débridée et à vif, dans la toile grise de ce qui ne compte pas.
De ce qui s'oublie, et se dilue dans le magmas des instants ratés, trop nombreux malheureusement…
De ce que je note, pourtant, et retrouverai fidèlement, plus tard.




Mercredi 29 mai 2019 14h22





Nous étions lundi soir. Un vol d'une bonne vingtaine de mouettes coulant fluidement dans la combe voisine m'intriguait. L'océan n'est pas loin, c'est vrai, et quelques rares mouettes s'aventurent dans le coin. Là, le nombre faisait question, sans plus.
L'ambiance de ce lundi, toute feutrée d'une pluie silencieuse et suspendue dans l'air immobile, nous aurait facilement transportés en Cornouailles, nos mouettes locales devenues goélands plus aventuriers. 






Le lendemain matin, mardi, des lueurs ocres dorées parlaient d'un temps plus léger. La lumière déboulait, d'entre les roulis nuageux.
Le vent frais et désagréable, en ce moment de l'année, où l'on devrait sauter dans la journée comme on sort du lit, cueille nos enthousiasmes et les tient à distance.
Le soleil nous trouve volontiers dans les endroits abrités, à l'accueillir, béats et reconnaissants.
Les repas pris dehors, les tisanes pieds joints sur la rambarde du balcon, ce sera pour plus tard...








Ce mercredi, la courbe positive se confirme : nous ne nous débarrasserons pas de la fraîcheur, mais la lumière s'allège franchement. Le soleil darde enfin, les ombres de Zaldi et de sa troupe de vaches s'étalent sous les bêtes en tâches condensées sur le mitan du jour.







Comme prévu, les faucheuses déployées fanent les herbes hautes aux épis courbes en andains épais et soyeux. Les tiges se couchent en dominos disciplinés. L'air va se charger très vite des effluves acidulées étourdies de chaleur et d'eau.
La saison est lancée. Chaque période de quelques jours secs et chauds tondra les champs les uns après les autres. Le petit suspense titillera le paysan : le temps va-t-il tenir ? Le soleil chauffer assez ? 
Un restant de ces temps où les foins demandaient tant de temps, justement, pour être engrangés, où les prévisions météorologiques se lisaient dans les étoiles du ciel et les brumes du matin, où il fallait rassembler des bras pour travailler.

Maintenant, le foin, c'est trois jours et quatre machines.
Seul, le parfum reste le même, et nous ramène à ces autres temps.

Mes vaches au pré se régalent.
Je vais en faire des images. Me les garder à voir, là aussi, pour plus tard.
J'attendais que la tonsure sur leurs cuisses s'efface; Ce satané Marcel de maquignon me les avait apprêtées pour me montrer leurs courbes généreuses et sculptées. Je les trouve un peu ridicules, avec leur arrière-train de babouin. Le poil met du temps à repousser. La tonsure reste visible. 
Ces petites vont lentement, en tout. Elles grandissent doucement, à se demander si elles seront grandes un jour. Elles bougent gentiment, sans sauts ni cabrioles, comme mes autres génisses. Elles sont placides comme de vieilles vaches, plus placides que leur Bigoudi de mère adoptive.
Celle-ci reste malicieuse et vive, mais toujours bienveillante. Dimanche matin, elle léchait en cadence le front de Neska Motz, sa première voisine d'étable. Elle l'a adoptée, la prenant sous son aile, et la petite la suit comme son ombre.

Une nouvelle fratrie se construit ici.
Chacune y prend place, jour après jour, les rôles ne sont pas encore tout à fait déterminés.
Bigoudi mène la danse, pour l'instant.
Buru Haundi la noire semble s'émanciper, et flairer la place de chef de troupeau.
Katto Pelato vit sa vie, conciliante avec toutes, sans vouloir dominer ni faire allégeance.
Ergelita graziosa s'étourdit vite et se distrait facilement. Elle erre parfois, perdant le sillage des autres, trottinant en arrière, tête haute et mufle au vent;
La Neska Motz, la plus petite, investit sa place de cadette et de favorite. Elle se coule derrière Bigoudi, ménage Buru Haundi, et fait des grâces aux deux autres, on ne sait jamais comment le vent va tourner !

Une vie de troupeau, une vie en communauté, avec ses règles et ses enjeux, se joue dans la prairie et à l'étable.
Je suis tout ça d'un œil attendri, et totalement séduit.
Au prochain grand soleil, je me les cueille et me les engrange.

Mes vaches de maintenant, celles d'avant, se diluent dans le temps long de la vieille étable. 
Je me souviens de ces autres que j'avais compulsées, il y a plus de dix ans.





Ce jour là, il y avait dix têtes dans l’étable.
En première position, une vache de type Holstein, la seule du cheptel à ne pas être croisée d’une autre race. Une bête très élégante, toute en jambes. Elle était alors pleine de six mois. C’était la seule à ne pas avoir élevé son veau au pis. Je devais lui faire son apprentissage. Mon père n’y était pas du tout favorable. Il était adepte fervent de la traite traditionnelle à la machine. A son idée, les veaux ne pouvaient être nourris qu’au biberon. Il avait toujours fait comme ça, ça marchait très bien et il fallait continuer.
Je ne discutais pas. Je le laissais dire, courbée mal commodément sous une vache rétive à se laisser téter. J’évitais comme je le pouvais les coups de sabots envoyés sans sommation. Le veau nouveau-né apeuré reculait. Il fallait le maintenir, lui présenter une tête qu’il s’obstinait  à vouloir relever sous le ventre de sa mère agacée. Un moment difficile, quand simultanément vous entendez les remarques désobligeantes de votre géniteur en âge avancé.
Vous auriez envie de lui dire d’aller voir ailleurs si vous y êtes. Mais vous savez pertinemment qu’il se fait un malin plaisir de rester là. Vous n’allez pas lui donner celui supplémentaire de manifester que sa présence vous insupporte. Il le sait bien, vous le savez, il sait que vous savez, alors, c’est bien suffisant comme ça. Les transmissions d’élevage sont affaires délicates, c’est bien connu !
Je la prénommais Ttip-Ttip, cette première de rang. Abréviation de Trip Haundi Lepo Mehe. Soit, dans le texte intégral, gros ventre et collet mince. Une vache encore assez jeune. Elle en était à son troisième vêlage. Une très bonne laitière. Elle nous avait gratifiés à son dernier veau de quarante litres de lait sur une seule journée. Un record jamais égalé chez nous, ni même approché ! Notre fierté. Ttip-Ttip était vive, alerte et malicieuse. Sa position en tête d’étable, et sa qualité incontestable de grande productrice lui valait tous les compliments et toutes les flatteries. Elle en devenait cabotine, mais gardait douceur et simplicité. Tête fine, robe joliment dessinée, c’était la chef de file dans les sorties et les rentrées.
Ensuite, il y avait une dynastie de deux normandes, mère et fille, avec chacune leur petit à leur côté. Les deux étaient boiteuses, et voûtées. La vache de race normande a une coupe un peu fuyante, étroite d’épaules et de hanches. Elle se tient habituellement tête basse, augmentant encore cette allure soumise. En contrepartie, son front se garnit d’une très coquette frange épaisse et blanche, entre deux cornes royalement incurvées. C’est aussi la seule vache que je connaisse à siller. Dans les moments de fatigue ou de rêverie, la vache normande resserre ses paupières, sans les fermer tout à fait. Elle rêve souvent d’ailleurs.
C’est une bête d’une nature assez paresseuse, vite couchée, et pour longtemps. Elle s’étire voluptueusement, dort volontiers la tête posée par terre, quand il est rare de voir une vache ainsi allongée de tout son long. Pour se relever, elle se donne d’ailleurs beaucoup de peine. Elle redresse sa lourde tête, et avant de décoller l’arrière train, il lui faudra plusieurs tentatives infructueuses et pénibles, à se lancer en avant sur les rotules et retomber épuisée sans avoir pu trouver l’élan suffisant à se soulever du sol. Elle y arrive enfin, et se délasse langoureusement les articulations en enroulant d’un côté à l’autre sa longue queue à la terminaison aussi richement garnie que l’est sa frange.
La normande est de fort belle parure, gaiment piquetée de roux et blanc. Sa robe joyeuse compense son allure triste.
Les nôtres sont mère et fille. La vieille s’appelle Haundi. Ca signifie grande. Elle ne l’est pas spécialement, mais sa dolence avait quelque chose de condescendant qui nous a intimidés à son arrivée. C’est une sorte d’hommage à sa majesté de l’avoir baptisée ainsi.
Sa fille est née chez nous. Elle ressemble à sa mère, en plus tordue. Elle a une anomalie des hanches qui la fait marcher en crabe. Elle est poltronne et ne supporte pas d’être brusquée. Elle est capable de meugler à vous serrer les entrailles, dans un registre dramatique étonnant. Celle-ci, c’est Antoinette, en mémoire d’Antton, son parrain d’occasion en quelque sorte. Cet Antton était un peintre qui travaillait à la ferme le jour où Haundi a vêlé. Nous l’avions sollicité pour tirer au jour la petite normande. D’où Antoinette, qui préfère répondre à Toiny-Toinette, plus amical à son oreille velue, sans doute.
Des deux veaux, je ne parle pas. Ceux-là nous quittent trop tôt pour qu’on s’y attache. Pourtant, ils ont leur personnalité aussi. Et pas un ne ressemble à son voisin. Il y en a de très dégourdis. Ils se redressent sur leurs pattes chancelantes dans les deux heures, et suçotent la mamelle dans la troisième. De petits battants qui tracent leur chemin de vie sans l’aide de personne.
D’autres au contraire demandent assistance pour démarrer. Ils sont timorés, dubitatifs. Le monde leur semble hostile et il faut les accompagner un peu. Ils donnent plus de travail que les premiers bien-sûr, mais je les préfère. Ils me suivent d’un regard implorant quand je passe dans leur champ de vision. Je les aide à se nourrir, je suis leur mère de substitution. Ils tendent leur cou soyeux vers moi pour que je les caresse, et se lovent contre mes jambes.
Evidemment, quand ils ont quelques semaines, leur tendresse devient difficile à contenir. Et quand ils veulent jouer à me donner des coups de tête qui manquent me renverser dans le fumier, je les trouve tout de suite moins attachants.
Après cette belle famille rousse et blanche, nous avons la longue silhouette gris sombre de Gaberdi. Gaberdi se traduit par minuit. Tout bêtement parce-que cette belle brune est née en milieu de nuit. Nous l’avons avec Olivier attendue toute la soirée. Sa mère, la blanche Ederra que je présenterai plus tard, n’était guère pressée. Elle se couchait, se relevait, ne se décidait pas. Nous étions dans l’étable, tous deux silencieux et attentifs.
Gaberdi est arrivée sans souci, aussi sombre que sa mère est claire. Elle avait cet été un an. Une génisse sans histoire, satisfaite sitôt nourrie. Une belle tête un peu brève, avec un presque sourire de vache qui rit sur sa boîte. Elle n’est pas très extravertie de nature. Les basiques fondamentaux lui suffisent. Elle s’intéresse à ce qu’on lui met dans sa mangeoire, et hors de là, la planète l’indiffère. Dans le champ, elle est capable de quelques galopades un peu lourdes mais pleines d’entrain. Sa silhouette tout en rondeurs massives se prête peu aux mouvements très alertes. Mais elle est jeune et gaie, sans doute.
J’ai en fait assez peu d’échanges très aboutis avec elle. Elle vit dans son monde et n’a pas besoin de moi pour lui tenir compagnie. On la distingue à peine, noire dans l’étable sombre. Mais elle est là, très présente d’une belle assurance. Toute la prestance de race de la Bleue, Blanc Belge court dans ses veines de croisée.
De même patrimoine génétique, mais de robe toute mouchetée, nous avons ensuite Pamposa. La Pamposa est une petite coquette, toute en mines et manières. La nôtre est maintenant trop imposante pour être gracieuse et coquine. Mais elle a été une petite bête malicieuse et fière de sa jolie parure. Ca lui a valu ce nom qui la suit quand sa grâce s’est perdue dans les masses de muscles ramassés sur des volumes épais.
Je soupçonne Pamposa de n’être pas bien maline. Elle est pleine de bonne volonté pourtant et essaie de se concentrer sur l’ordre donné en ouvrant grand ses prunelles sombres. Mais la lueur en est minérale, et l’information se heurte sans pouvoir avancer vers des zones mieux perméables. Ma Pamposa est une bûche, et le restera. Elle arrive quand même à se tourner, si je le lui demande, toujours par le même côté. Pour le reste, elle ne saisit pas, et lève haut sa lourde tête bigarrée sans savoir où la diriger. Je l’aime bien quand même. Elle est douce à caresser, et son dos large et bien incurvé se prête bien à la main qui flâne. Après tout, on ne lui demande pas des prouesses intellectuelles, alors… Ma Pamposa vivra béatement et sans comprendre.
Histoire de varier les couleurs, deux croisées limousines se côtoient dans la deuxième partie de l’étable. La vénérable Monumento, et sa fille, Lucie. Leurs robes fauves ondoient richement sur les flancs longs. La mère est striée de noir sur le dos. Elle porte de larges tâches blanches sur la tête et jusque sur les naseaux. C’est une bête vraiment monumentale, longue, large et lourde.
Elle est vieille maintenant, mais toujours aussi belle, à mes yeux. C’est sûr, elle a une implantation de cornes un peu particulière. C’est-à-dire que ses deux appendices sont tournés dans la même direction, curieusement. Le côté droit, où une flèche horizontale dardait raide, a souffert des conséquences d’une chute contre une maçonnerie de qualité éprouvée à cette occasion. Il y reste un moignon atrophié, pas très décoratif sans doute, mais bon, moins gênant que l’attribut précédent. En vis-à-vis, c’est tout à fait autre chose. La corne est bien là, solidement implantée, et même très joliment incurvée, en un ample mouvement délié. Seulement, l’angle de la courbe est dirigé en droite ligne vers la joue de la bête. La pointe cornée s’avance inexorablement vers la mâchoire de ma belle rousse. C’est tout à fait pratique pour lui faire tourner le mufle, par exemple. Cette anse s’agrippe en grand confort et la prise est bien assurée. Simplement, il faut penser à scier la corne avant qu’elle ne touche la peau. Une corne n’est pas une liane de la jungle amazonienne. Elle croît en quiétude et à bas-bruit. Il faudrait être vraiment négligent pour ne pas intervenir avant la perforation.
Dieu merci, une fois par an en gros, mon frère muni d’une scie à métaux s’attelle à ma Monumento. Ahanant, poussant et tirant, bien appuyé sur l’épaule de la vache patiente, il œuvre dans la stridence de la lame peu accoutumée à cette matière cornée. Après quelques minutes d’effort, et dans un nuage de poussière odorante comme du vieux cuir tanné, la pointe tombe à terre, et habituellement, nous la récupérons pour la laisser quelques jours à l’intention des curieux.
Comme si cette petite anomalie ne suffisait pas, ma Monumento a les sabots déformés. Ils lui poussent eux aussi de telle façon qu’ils gênent considérablement sa marche. Elle pose ses grosses pattes un peu sur le côté du pied, au détriment de l’élégance de son allure, et de sa rapidité. Inutile d’essayer de presser Monumento. Elle va son train, et rien ne la fera aller plus vite.
Quand elle vous passe devant, on dirait une montagne en mouvement. Elle vallonne de toute sa longueur, ondule de ses larges épaules comme les vagues de fond. Cette bête avance en roulis lents et lourds. Elle porte en elle l’ancestrale mémoire d’un cétacé flottant entre deux eaux. Elle en a la grâce lourde et puissante. Tête baissée, concentrée, elle se tire en avant dans un bel ondoiement fauve. On la regarde comme on contemple un vallon large entre de vieux monts sages arrondis autour. Elle repose à la vue.
Plusieurs fois, nous avons parlé de la vendre. Elle est vieille, elle pèse lourd, elle ferait un joli profit, après tous les veaux qu’elle a régulièrement élevés chaque année. Mais je la fais ré-inséminer chaque fois, en repoussant d’un cycle l’échéance dernière. Monumento est née chez nous. Nous avons eu sa mère longtemps aussi. Et je la garderai autant que je le pourrai.
La dernière de l’étable est Ederra, la mère de Gaberdi. Elle aussi est née chez nous. C’est une vache magnifique, blanche, fière et forte. Tout en elle est vigoureux. Elle est placide heureusement. De la pointe de sa queue à son naseau tacheté, elle respire la pleine santé. Ses yeux sont un peu exorbités et lui donnent un air ahuri. Elle regarde d’ailleurs souvent vers le haut, sans doute parce qu’elle m’entend arriver par le grenier. Elle pousse périodiquement un meuglement puissant venu de loin. Elle le fait durer longtemps et reprend de profondes inspirations entre deux élans sonores. Après une série de quatre ou cinq, elle attend, les yeux au ciel, comme si elle se demandait si elle avait été entendue. Le silence ne la décourage nullement, elle recommence. Et s’arrête après trois séquences. C’est alors deux ou trois raclements de sabots, à la manière du taureau dans l’arène. Et puis plus rien.
Ceux qui la voient faire sont impressionnés par ces manifestations, au point de me mettre en garde quand je m’approche d’elle. Mais Ederra est bien tranquille. Elle montre, mais n’use pas de cette force qu’elle s’amuse à sentir.
La particularité d’Ederra est qu’elle ne supporte pas les veaux nouveau-nés. Y compris les siens. Et par nouveau-né, doit s’entendre le veau de moins de six semaines. Alors, il faut jusqu’à ce terme avancé, accompagner le vulnérable nourrisson durant la tétée, à défaut de le voir valdinguer jusque sous la mangeoire. Ederra ne consent à nourrir que si je reste à ses côtés, avec le veau turbulent entre nous. Je ne fais bien-sûr pas l’économie de quelques coups de sabots destinés à ce malotru, et douloureusement court-circuités par ma pauvre petite personne. Ainsi va le métier de l’éleveur…
Ainsi, mon étable était certes très attachante, mais sûrement tout aussi affligeante pour l’œil de l’économiste. Des bêtes peu performantes, peu poussées en production, en un mot comme en cent, bonnes à rien.
Et bien moi, ces bêtes là, je les aimais bien telles quelles. Je ne leur en demandais pas plus que ce qu’elles me donnaient. Je trouvais que c’était déjà bien. 






De toutes ces autres, avant et après.
Je les ai accompagnées, et elles m'ont laissé le souvenir de bons moments, de moments tout simples et si précieux.

Mes vaches sont les petits cailloux de mon chemin de paysanne imprégnée du fumet d'une vieille étable patinée.
Je ne suis pas sûre de pouvoir en suivre beaucoup d'autres. On n'élève pas une génisse comme un poulet en laisse !
Quand je ne me sentirai plus capable de m'occuper de mes quelques grosses bêtes, je serai bien malheureuse, sans doute.
Jusque là, je savoure chaque moment de chaque jour, chaque rentrée du pré, chaque sortie, chaque distribution de nourriture, et chaque paillage.
Je pose ma main sur ces flancs chauds, je parcours l'échine longue et vallonnée, je frictionne et claque vigoureusement les méplats durs ou les croupes soyeuses.
J'arrondis ma paume sur les chanfreins osseux, juste au dessus des mufles humides et chauds.
Je triture les plastrons flasques et épais.

Je vis ma vie de paysanne et leurs vies de bêtes, m'y réchauffe et y nourris mon plaisir et ma joie.
Qu'ils me demeurent !



vendredi 24 mai 2019

20 au 24 mai




Lundi 20 mai 14h46






L'aube enchanteresse de jeudi dernier annonçait le changement de temps.
Et, en effet, depuis jeudi soir, le temps a changé !
Averses drues et trombes d'eau roulant de rigoles en ornières, grondements de tonnerre et coups de vents, grand frais carrément froid pour la période, tout nous ramenait à un mars agité.

L'occasion de vérifier mes différents aménagements hydrauliques, en situation.
Le remplissage des cuves à eau, une réussite complète.
La prolongation de la descente d'eau près de l'ancienne porcherie, expulsée de son logement comme la tétine d'un bébé boudeur. Olivier a rattrapé le coup en usinant un embout conique improvisé. L'efficience a pu en être vérifié immédiatement, à la faveur des averses dominicales. Tout reste en place. Bien.

Ma frise au coin de la hotte de cheminée dans cette vieille cuisine colorée, parfaitement sèche.
Ma fuite de la terrasse, là aussi artisanalement et aléatoirement étanchée à l'automne dernier, je crois, bien atténuée, en voie de progrès, avec en visée l'extinction, comme celle du côté opposé, à la faveur des poussières, mousses, et autres alliés naturels.
Une autre, en voie d'extinction, ma voix, à la défaveur d'une trachéite tenace. Bols de miel aigris au citron, et tout ça s'apaise gentiment.

Le bourrelet de béton coulé en lave froide derrière la ferme et devant l'étable ne renie pas ses promesses. Finies les flaques, la nappe perfide glissée sous la grande porte métallique, finies les roues boueuses de Karrarro au retour du vidage de la bennette à fumier. Un net et appréciable progrès.

J'ai observé les mouvements de l'eau, suivi la course des rus tumultueux losangés sur les cailloux, repéré les méandres dans les boues ramollies et les herbes hautes.
J'ai accompagné les flux et creusé les petites rigoles propres à désengorger quelques deltas ralentis ici ou là.
J'ai regardé le résultat de mes petits travaux. Une averse suivait l'autre d'assez près pour amener un verdict instantané.

J'ai toujours aimé ces réalisations légères et faciles, où le petit effort produit les meilleurs effets. Un coup de binette dans la terre grasse, et le ruisselet s'engouffre là où on l'attend, sans faire d'histoire. La flaquette indécise s'élance et se déverse dans cette échappatoire, l'eau coule, s'évacue, libère et entraîne.
Meeeerveilleux !!

Il est ainsi des satisfactions toutes simples et benêttes.
Comme celle de triturer les mots et d'en inventer, à la guise d'alliages improvisés.

Je ne suis ni spécialiste hydraulique ni académicienne de langue. Je m'autorise toutes les entorses et les dérives.
On me contiendra bien, s'il le faut, comme je contiens l'eau.
Que l'on me laisse juste assez de latitude, comme je le fais pour elle.
A cette condition, elle se montre bonne fille et ne s'emporte pas en débordements colériques.
Comme je le fais moi-même...



Vendredi 19 avril 2019 17h50


Un petit saut dans le temps, pour amener la suite.
Les moments se chevauchent dans ce "bloc", comme les ruisselets d'eau pressés dans les rigoles.

Une promenade dans les bois, des châtaigniers,  mes châtaigniers à suivre, 











des fougères en crosses déroulées, des fleurettes, myosotis pâles et lithodoras au bleu profond, 












Mes fougères millénaires, les tourillons des bugles dardés entre les fraises des bois.  





des œnothères dans les creux humides,


le lotier des sols pauvres,








Les graminées aux épis lourds, déjà,











La timide véronique rasante et les grappes opulentes des acacias en fleurs,





Des arbres, des herbes, des fleurs, mon monde et ma joie.



Mercredi 22 mai 2019 17h
Vendredi 24 mai 2019 15h40

Ma promenade dans le soleil, avec mes chiens, à faire le tour de mes six châtaigniers témoins.
J'ai découvert une nouvelle piste de promenade. Plus dans les recoins, dans les sous-bois, les parages sauvages. Des endroits un peu  à l'écart, tout près pourtant, avec un petit air d'aventure et de découverte.
Quelques mètres à peine, et je me sens toute dépaysée, comme Alice au Pays des merveilles franchissant la porte magique.

Les essentiels, le chemin creux le long du petit bois, le chemin aux noisettes, l'horizon de Mère-Rhune en isocèle, restent incontournables. C'est autour de ces piliers, mes fondements, que j'erre et vagabonde, en terrain connu mais pas encore exploré.

Mes six châtaigniers de référence, très commodément, jalonnent ce nouveau parcours.
Au tout début, chez l' "anglais" maintenant espagnol, le bois rafraîchi montre les beaux fûts de quelques arbres vénérables. Une tentative avortée de replantation de la haie en abélias et troènes fait profiter le chaland de cette ambiance forestière, où la lumière filtrée par les frondaisons dans la canopée exubérante en ce moment cueille doucement les bois gris et blonds.






Mes deux premiers châtaigniers sont là, penchés au dessus de la clôture branlante.
Leur tronc oblique supporte les grosses branches, en un effort de reins tendus sûrement pénible.
Le premier n'est pas encore en fleurs, quand le second s'ourle déjà partout de longues grappes pâles.
Les feuilles sont aussi différentes, avec de larges lobes ovalisés  pour le premier, et des sections plus étroites et parallèles chez l'autre, terminant en pointes longues.
Deux marqueurs d'un génotype différencié, garant pour moi de la biodiversité du monde de la châtaigne.
Je tiens là deux membres cousins de la même famille, avec leurs particularités bien tranchées. Un sujet d'étude de qualité !







Bullou profite de mes explorations, pour se rafraîchir les coussinets dans un bain de boue improvisé.





Ce hêtre majestueux perdu jusque là pour le promeneur au milieu d'un fatras broussailleux,
nous dit le temps long, les épreuves de ses troncs divisés, et la gloire de sa ramure généreuse évasée vers la lumière. Il redistribue toute cette sagesse avec grandeur et bienveillance, en patriarche bienfaisant.






Mère-Rhune placide m'accueille au bout du chemin ombré, bleue dans le ciel  pâle. 













Avec Lola,  nous passons sous les branches basses et étalées de deux autres sujets d'étude, en bordure au bout du bois.  Une ambiance fantasmagorique et un peu mystérieuse, où l'on se sent en sécurité, protégés dans une antre sans danger. La caverne des premiers hommes, où se mettre à l'abri et se préserver.
Ici aussi, deux châtaigniers aux feuilles différentes, et à la floraison décalée. Leurs branches basses se présentent obligeamment à l'examen. Il n'est que de se pencher et de regarder de près !








Mon cinquième châtaignier est à peine plus loin, sur la gauche du chemin.
Il m'a semblé l'automne dernier, que quelqu'un avait débroussaillé son pied. Il est apparu ainsi, tout droit et fier, de son long fût sombre.
Celui-ci serait de type japonais plus marqué, dans une silhouette élevée.
Ou alors, sa jeunesse au milieu d'une végétation haute l'a-t-elle tiré vers la lumière en un mouvement vertical ?
Entre type et environnement, difficile de démêler les influences croisées.
Floraison et feuilles le rapprochent des deux autres, à la même allure, mais au port différent.
Affaires de circonstances, peut-être, alors…





En avançant toujours vers l'est, sur le chemin baigné de soleil, j'oblique à gauche.
Bullou adore cette fuite là; le chemin trop à découvert lui semble moins tentant.

Nous traversons un autre porche ombragé, et débouchons dans la fougeraie pentue.
Le chemin en bas m'est bien familier : j'y venais chercher les vaches au pacage dans "le champ du pylône", "Zikiñeta". Pourquoi Zikiñeta, de la racine Zikiña, sale ? Peut-être en mémoire d'une ancienne décharge, comme derrière Agorreta ? 
Je ne sais pas, j'imagine. Les ancêtres devaient être fantaisie, d'accord, mais leurs appellations devaient sûrement s'accrocher à quelque restant de raison…





Ici aussi, l'observation se fait très à l'aise. Les branches se couchent sous la main, mêlées aux frondes maintenant déployées des fougères longues.
Celui-ci exhibe des dents obliques sur le bord des feuilles, plus aplaties me semble-t-il que les autres. Un quatrième type ?


Je continuerai mes observations minutieuses, regarderai comment évoluent les inflorescences, noterai le moment de la formation des bogues, leurs formes, leurs implantations, et suivrai tout le développement, jusqu'à la fructification, et la récolte.
La forme et la couleur des châtaignes, leur saveur et leur odeur, complèteront mes planches d'étude.
Et guideront ma future culture.
Tout le long de cet été à venir, tout le long de l'automne et des saisons prochaines, je suivrai mes châtaignes.
Une idée comme une autre, un projet joli et inoffensif. Un projet peut-être bien utile au contraire, à mon enthousiasme, déjà, du moins !

mercredi 15 mai 2019

15 mai



Mercredi 15 mai 2019 14h30



Des journées radieuses d'un printemps idéal allègent les humeurs chagrines.
A peine un voile diaphane s'étire sous le ciel haut, à l'azur sinon intimidant.
Un petit vent toujours frais vivifie le teint, atténuant la chaleur déjà mordante d'un soleil haut.
Les hirondelles fusent comme des jets, entrent et sortent dans la ferme par les portes grandes ouvertes de l'étable.
Les chiens s'allongent, se déplaçant de l'ombre au soleil, suivant leur meilleur confort.
A la jardinerie, les clients achètent, heureux dans leurs jardins, pleins d'idées et d'envies.

Je suis dans une bien bonne passe, sereine et légère. Que cela me dure !

Entre la blanche cigogne et le noir corbeau, entre le bien et le mal, entre l'ombre et la lumière, j'ai eu lundi dernier l'occasion d'éprouver le bienfait d'une bonne action. Quand elle ne demande pas trop de peine, évidemment…
Les anges désintéressés se font rares, de nos jours, et je n'en suis pas !

Lundi après-midi, je me promenais dans la campagne paisible et scintillante de ce printemps idéal.
Je lambinais voluptueusement le long du bois de l'anglais. Nous continuons de l'appeler ainsi, même s'il y a belle lurette que "l'anglais" n'y est plus, faisant fi de l'actuel espagnol. Le "bois de l'espagnol", ça sonne nettement moins bien que le "bois de l'anglais", je trouve.
Le soleil tamisé des frondaisons encore tendres parsemait le chemin d'ocelles lumineuses.
J'avançais, respirant largement; les chiens trottinaient autour de moi.
En ligne de mire, Mère-Rhune isocèle pointait le mitan de mon monde.

Au bout du petit bois, je bifurquais à droite, dans l'herbe déjà haute aux épis lourds à ployer les tiges minces. Je voulais aller voir où en était la floraison de mes châtaigniers témoins.
Je m'avançais, un peu courbée, pour passer sous les branches basses.
Là, un vieux chien, en fait, je le sus plus tard, une vieille chienne, furetait dans les restes de feuilles mortes craquantes.
Je m'étonnais de la trouver là, seule. Elle devait s'être perdue, et son maître la cherchait sans doute. Elle vint vers moi, agitant sa queue poilue en signe d'amitié. Les miens ne lui firent pas mauvais accueil, flairant peut-être sa détresse ?
Elle était longue comme un teckel, poilue, je l'ai dit, comme un griffon, couleur sable comme un labrit. Son museau blanchi et ses yeux larmoyants disaient les années.
Une vieille chienne bien fidèle, sans doute.
Je lui parlai, la flattai derrière ses oreilles pendantes.
J'en étais à me demander si je devais la ramener à la ferme, ne voyant personne alentour.

Cherchant mieux trace d'une présence humaine, essayant d'apercevoir entre les futaies le chemin en contrebas, j'entendis un appel sourd :

- Il y a quelqu'un ? Aidez-moi !

Je localisais mal la source de cette détresse. Mes oreilles, même appareillées, restent imparfaites.
Je m'avançais dans l'herbe haute, par le bord, pour ne pas compromettre la fanaison proche. La vieille chienne me suivait, accrochée à mes talons. Les miens fermaient la marche.

A quelques mètres seulement, une piste d'herbe écrasée me renseigna sur une trajectoire toute récente. Je ne voyais toujours personne, mais j'entendais les cris plus proches.

- J'arrive, je suis là.

Toujours rassurer, rassurer encore, dans les cas d'alarmes.
Je mis mes pas dans ceux, coupables, de celui qui avait ainsi piétiné le foin à venir.

Au bout de ma piste, je vis. 
Je vis une pauvre femme couchée dans les herbes hautes, la tête vers le bas, glissant dans la déclivité à chaque mouvement qu'elle tentait pour se relever.
Ses jambes formaient un angle bizarre, elle essayait de se protéger la tête de ses bras. Elle avait perdu une chaussure. Son visage cramoisi aux joues striées de larmes disait la panique de sa posture inconfortable.
Je m'approchai, réitérant mes assurances d'assistance immédiate.
Le femme était dans mes âges, un peu plus vieille peut-être. Son visage rougi aux traits gonflés se perdait dans les herbes froissées.
Elle était sur le côté droit, une jambe pliée sous l'autre, le menton sur l'avant-bras replié lui aussi, mains au dessus de la tête, ou, plutôt, dans la configuration, au dessous.
J'ai entendu parler de la position latérale de sécurité. Jamais je n'ai pu retenir s'il fallait mettre la personne en danger sur sa gauche, ou sur sa droite. Confondant moi-même allègrement les deux, un peu prise de l'urgence à tenter quelque chose, oui, mais quoi ? je préférais la laisser telle quelle. Ne pas essayer de bouger la victime, n'est-ce pas ?

La femme enfin entendue dans sa plainte se rassénérait.
Sa vieille chienne lui tournait autour, et agitait sa queue poilue de plus belle, couinant de tout petits gémissements.
Je m'accroupis doucement, à hauteur du visage de la femme.

- Vous avez mal quelque part ? 
- Non.

- Que vous-est-il arrivé ?
-  J'ai glissé, je ne peux plus me relever.

- Avez-vous des problèmes d'équilibre ? Des ennuis de santé ?

Moi-même coutumière de vertiges et autres chutes, je me sentais compétente dans la situation.
J'improvisais un questionnaire de première intention, sensé m'aiguiller sur la meilleure conduite à tenir.
Je reprenais la maîtrise de la situation; le cas semblait sérieux, mais pas désespéré. Tout à fait dans mes cordes, à priori.

- Je suis handicapée, j'ai du mal à respirer.

Aïe, là, ma belle assurance fondit comme neige au soleil. Problèmes respiratoires, cardiaques, peut-être ? Je me demandais si je ne devais pas appeler du secours.
La laisser là me paraissait cruel. Elle continuait de vouloir se relever, et sa station dans l'herbe empirait d'autant.

- Je vais vous aider, décidai-je. Ecoutez-moi, vous voulez bien ?
- Oui, souffla-t-elle.

Cette confiance inconditionnelle aiguillonna mes aspirations secouristes.
Forte de moultes séances relevages, avec ma mère d'abord, puis, mon père ensuite, je me targue d'avoir en la matière une expérience avérée.
Je me plaçais sous la femme, maintins ses épaules fermement, glissant mes genoux sous sa tête inclinée.
Elle se laissait faire comme une grosse poupée désarticulée. Les quatre chiens furetaient autour de nous.
- Pouvez-vous déplier votre jambe ?
- Je vais essayer.

La pauvre femme soufflait.

- Attendez, vous allez d'abord respirer.

J'accompagnais mes paroles d'une respiration profonde et lente. Elle suivit mon rythme, soufflant bruyamment par la bouche. Un petit fond d'haleine avinée me donna à comprendre sa chute, entre autres motifs, peut-être, mais bon, quand-même...

Je remis la chaussure perdue en place, massai les articulations, pour vérifier l'absence d'une douleur aigue, signe de fracture ou d'entorse. Toujours forte de mes expériences médicales tout de même poussées. La femme ne manifestait pas de souffrance particulière, elle se rassurait, me tenant la main comme une perdue.
Elle était petite, avec des jambes toutes fines, quand son buste par opposition semblait bien généreux. Penchée au dessus d'elle, j'atteignais ses pieds, au bout de ses jambes repliées.
Je soulevais un peu son buste, jaugeais ses capacités et son ressort.
Elle paraissait suffisamment tonique.
Je connaissais bien la manœuvre pour rétablir une meilleure position :

- Vous allez vous mettre à genoux sur ce côté.

Je pivotais doucement ses épaules, soulevais la jambe qui pesait sur l'autre. Avec un han d'effort, elle la dégagea, et l'allongea devant elle. La seconde suivit, propulsant les extrémités inférieures hors de mon atteinte.
Elle continua elle-même les massages, arrondissant son dos contre mon flanc.
J'écartais les chiens, appuyais mon soutien, et accompagnais le mouvement de la femme pour se mettre à genoux. La déclivité du terrain, sa position tête en bas, n'aidait pas. Pourtant, elle donna un petit coup de reins assez vigoureux, et, tout fluidement, pris un meilleur appui sur ses genoux. Là, elle voulut se redresser, derechef. Trot tôt, trop vite !
Elle s'était décollée de mon appui, et me revint, bille en tête, et tête en avant. J'esquivai de justesse son crâne contre mon front. Je rattrapai comme je le pus la chute. La femme était retombée sur ses genoux, toujours tête en bas.

- Retournez-vous doucement, à quatre pattes.

Elle obtempéra, avec davantage de précautions.
Les chiens, amusés de ce semblant de jeu, suivaient le mouvement. La vieille, à petits pas. Les miens, à petits bonds amusés.
Pour faire bonne mesure, je faisais de même. Tous au même niveau, au ras des herbes saccagées.
Ce petit mouvement rotatoire nous mena dans le sens de la pente, bien plus confortable au redressement envisagé.
La femme, soufflant toujours, mais pleine de bonne volonté, souleva dans un autre han d'effort sa jambe, posa un pied devant elle, et, s'appuyant lourdement sur moi, se releva.
Une laisse rouge se balançait autour de son cou. Elle flageolait un peu, mais tenait bon. Respirant toujours par la bouche, elle reprit contenance, épousseta son tricot en velours côtelé, rajusta les jambes de son pantalon en toile fine.
Relevé, son visage restait congestionné, mais de meilleure augure.
Un temps de repos encore, et nous nous remîmes tous en route. Elle levait bien haut ses jambes à chaque pas, un peu comme les soldats russes à la parade.
Cahin-caha, nous revînmes sur le chemin caillouteux, sur le plat sécurisé.
Elle me remerciait, serrait encore ma main avec effusion.
Je lui souris, bien contente de cet épilogue heureux.

Mes chiens attendirent ce moment pour se rendre compte de la présence de ces intrus dans notre promenade.
Subitement, quand jusque là tout le monde marchait tranquille, ils s'en prirent à la vieille chienne. Je calmai mon petit monde à coups de pieds et de cris. Une récente trachéite rendait ma gouaille bien rauque, et peu efficiente. Les coups de pieds compensaient.
Ma mini-meute finit par comprendre qu'il fallait laisser les deux rescapées en paix. Elles cheminèrent dans les tâches de soleil, la femme un peu vacillante mais assez droite quand-même, la chienne mufle bas et queue ballante.

Nous reprîmes le cours de notre sortie.
J'étais contente, contente de moi et de la femme.
Moins contente de mes chiens, si peux compatissants et vite redevenus mauvais.

Dans ces petites têtes, ange et démon, noir et blanc, bien et mal, tout ça se mêle et se confond bien vite :





Voyez ce petit Ttiki, fruit des amours de Kaxu la jolie et de mon Ballurdo si gentil et tant regretté.
C'est un chien fidèle et câlin.
Voyez-le ici : n'est-il pas bien vilain, retroussant ses babines sur une hargne vive ?

Tout se mêle et se confond, c'est bien ça...