lundi 13 janvier 2020

10 janvier



Vendredi 10 janvier 21h



Bigoudi a été piquée à 19H
J'ai des remontées de peine, comme on a des remontées de bile, par saccades, violentes.



Bigoudi se sera montrée facétieuse jusqu'au bout. Elle ne m'aura jamais déçue. Je me demandais si une fin tragique n'aurait pas été plus efficace pour le poignant de mes petites histoires campagnardes : elle m'a aussi donné ça.

Après un mieux en début de semaine, je l'ai sentie stagner, entre deux, moins mal, mais pas tout à fait bien.
Depuis hier, elle a recommencé à manifester de la douleur. Elle refusait les carottes dont pourtant elle est friande.
Ce matin, je l'ai observée. Elle m'a observée en retour, tournant vers moi sa belle tête carrée aux bons yeux pleins d'espoir. Elle souffrait, elle espérait mon aide, et j'étais impuissante.

J'ai appelé ma vétérinaire "attitrée" par la Chambre d'Agriculture, après que notre Champion local se soit rangé des vaches. Il nous a accompagné durant des années, la petite Bégonia, son associée, aussi. Nous avons connu ensemble de ces moments difficiles où il faut décider de tuer une bête, quand on l'a soignée pendant des années.

Cette vétérinaire attribuée, s'appelle Catherine Scheil. Elle exerce depuis Sare.
Je ne la connaissais pas, sauf par ouïe-dire de notre ami Beñat, très élogieux.
Après mon appel, très vite, j'ai vu arriver une grande walkyrie, haute, large, monumentale, sympathique, joviale, attentive et d'une finesse de perception étonnante pour quelqu'un qui ne nous connaissait pas, ni moi, ni ma Bigoudi. 
Elle est rentrée dans l'étable. Bigoudi ne paraissait vraiment pas mal en point, pour qui ne la connaissait pas. Debout, vive encore, le poil lisse et le ventre rond.
Catherine l'a observée, longuement, elle m'a écoutée, attentivement.
Elle a examiné ma vache, l'a palpée, comme son collègue du dimanche. Ensuite, elle a poussé ses investigations, pratiquant une rapide analyse sanguine, puis une fouille approfondie. 
Je voyais ma Bigoudi arc-boutée, poussée contre son auge par la vigoureuse intervention de la vétérinaire, qui semblait vouloir entrer en elle, tant elle essayait de toucher loin.
J'ai cru que ma vache déjà malade allait mourir défoncée !

- Aashhh… a soufflé Catherine. Che touche quelque chose dé pas normal, là ! 

Elle est allemande, et en a gardé l'accent teuton.
Elle a essayé de s'enfoncer davantage encore. Bigoudi a mugi de douleur.
Aussitôt, Catherine s'est retirée, a caressé le flanc endolori, et murmuré  :

- C'est ffini ! je né te fferai plus de mal.

J'étais tout à côté, immobilisant Bigoudi dans un licol à l'extrémité attachée au râtelier.

En quelques mots, la vétérinaire nous a expliqué la marche à suivre :
deux possibilités : inflammation, ou tumeur.
Si inflammation, anti biotiques, anti inflammatoires et reboostage express.
Si tumeur, à cet endroit et à ce stade, rien à espérer de bon.

Les larmes me sont montées aux yeux. J'ai déjà connu ce verdict, et j'en ai déjà connu l'issue, fatale.
J'ai caressé le chanfrein de ma Bigoudi, comme je l'ai fait des milliers de fois. Elle soufflait fort.
Nous avons décidé de ne pas laisser passer notre dernière chance. Administré des piqûres, des solutions intra-veineuses, tout ce qui peut se tenter.
Berra là de passage nous aida. Dans ces moments là, il faut en même temps immobiliser la vache, passer les produits, éclairer les zones sombres. Plusieurs bras, de la force.
Antton assurait la prise à la tête. Bigoudi le connaissait bien, maintenant, et elle se tenait tranquille, le sentant contre son épaule.
Berra était derrière la murette, tenant la mouchette pour faire lever la tête de la vache. Ma pauvre Bigoudi avait les veines toutes aplaties d'un métabolisme en berne. La piquer était difficile, elle souffrait, et la vétérinaire soufflait ses Aashh d'effort. Pliée sous le cou de la vache, coincée dans l'espace étroit, elle s'échinait. 
De l'autre côté de la murette, Neska Motz, alarmée par toute cette agitation autour de sa mère adoptive, encornait à l'envie, rrikiti-rraka, notre brave Berra accroché à la mouchette.
Le pauvre garçon tenait son poste, comme je l'y exhortais, et se faisait joliment secouer. A l'heure qu'il est, il doit avoir le fessier tout mâché et bleui ! Grâces lui soient rendues de son abnégation...

Nous avions fait tout ce qui pouvait l'être.
Il fallait attendre de voir comment Bigoudi réagirait. Si réaction, il y avait, ce serait dans l'heure. S'il n'y avait pas d'amélioration, il ne fallait pas en espérer davantage pour après.
J'étais pessimiste.
L'heure suivante ne démentit pas ma très mauvaise impression.
Bigoudi ne s'en sortirait pas. Elle était encore solide, elle pouvait durer plusieurs semaines, en perdant du poids. Elle souffrirait un peu plus chaque jour.
Ma décision était prise : je ne la laisserais pas se dégrader, souffrir, et de toute façon, mourir.
Elle me regardait. Je la caressais. Elle mordilla dans une carotte.

La vétérinaire partie se faire arracher une molaire revint.
Elle euthanasia ma Bigoudi.
J'accompagnai ma vache quand elle se laissa lourdement tomber au sol.
C'est une scène difficile et violente, de voir une grosse bête s'affaisser et tomber ainsi, de la voir trembler le temps que ses nerfs se vident de leur flux, de la voir heurter durement de la tête la pierre de la murette.
Ca été une scène pénible, de voir ma Bigoudi mourir si brutalement;
C'aurait été plus pénible encore, de la regarder dépérir.

Demain matin, je redisposerai les Neskak, pour combler cette première stalle vide.
J'y mettrai Buru-Haundi et Graziosita.
Il n'y aura pas de passation de pouvoir à la prochaine sortie au pré. Buru-Haundi sera la chef de file incontestée. Bigoudi lui a cédé la place, bien malgré elle.

Voilà la triste fin de mon reportage heure par heure.
L'épilogue tombé comme un couperet sur ma prétention à connaître ma vache :
Je pensai Bigoudi neurasthénique quand elle était en souffrance.
Je croyais que Bigoudi s'étirait ou se frottait la gorge contre la murette, langoureusement, parce-qu'elle se sentait beaucoup mieux. Elle essayait juste d'avoir moins mal.

J'avais bien senti la tristesse de ma vache.
Bigoudi était une machine à faire de belles génisses et beaucoup de lait. Elle a mis très longtemps à se tarir après Agathe. Elle avait même des montées de lait il y a quelques mois à peine.
Quand elle a perdu ce qui donnait un sens à sa vie de vache, elle en a fait du sang mauvais, agglutiné dans ses viscères.
C'est assez courant, chez les mammifères, de succomber à ce stade de leur évolution.
C'est ainsi.
Je pensais l'avoir pourrie en alimentant sa gourmandise. Et bien non, cette culpabilité là aussi, elle me l'a épargné : son analyse sanguine le jour même de son euthanasie montrait une glycémie et une acétonémie exemplaires. Sans être experte, un genre de diabète et de cholestérol chez nous. Bigoudi n'était pas engorgée, elle était plutôt étouffée par le trop grand manque.

C'est plus facile de refaire l'histoire quand on en connait la fin.
Les publications quotidiennes prennent ce risque de commenter une  actualité à chaud, quand les analystes "après-coup" dissèquent plus confortablement la trame.

Ma Bigoudi est morte.
C'est une grande peine, c'était une bonne et belle bête.


Lundi 13 janvier 10h

J'attends l'équarrisseur. Un autre moment difficile, quand le grappin hisse le cadavre, et le lâche au dessus de la benne métallique où il chute dans un bruit mou.
Après, j'effacerai ces images.

De cette triste histoire, je retiendrai quelques traits colorés pour en éloigner la tristesse.

Je retiendrai le soutien de mes frères et amis qui n'ont pas ri de ma sensiblerie, en voyant couler mes larmes.

Je retiendrai la frénésie de ma Neska Motz à encorner Berra. A lui "enlever l'envie de se gratter le dos", "bizkarreko azkuriak kendu", comme nous disons joliment en basque.

Je retiendrai la chance de pouvoir se payer le luxe d'offrir une fin plus douce à une bête vivrière, que l'on aurait du envoyer vite fait à l'abattoir, tant qu'elle tenait debout, pour en tirer le prix de la viande au poids.

Je retiendrai ma grande vétérinaire au rire franc et jovial. Je vais la revoir pour la prochaine prophylaxie, très bientôt. Il ne faudrait pas que mes Neskak soient contaminées par une ou autre saleté. Non, là, quand-même ce ne serait plus de la malchance, ce serait carrément de la poisse.
Je disais dernièrement qu'il est curieux que nous soyons plus bouleversés par le malheur des autres que par leurs joies. "Bouleversés" dans le sens de remués, réactifs, intéressés, et pas toujours pour de bonnes raisons, et dans le bons sens du terme. Quand on a l'impression que la malchance, si elle frappe là, et surtout si elle frappe là où, ma foi, on compatit, oui, mais, en même temps, si c'est là, ce ne sera peut-être pas ici… quand on ne se réjouit pas carrément ! (le malheur des uns…..)

Bahh, la nature humaine est ainsi faite. La mienne comme les autres, allez !

Je retiendrai 10 années de complicité et de jolies moments avec ma Bigoudi, jours après jours.
Je dois reconstruire avec les Neskak ce que j'ai perdu là. Il y faudra du temps. J'y occuperai le mien.

Je retiendrai deux échanges désopilants, dignes des meilleurs vaudevilles aux quiproquos hilarants :

l'infirmier venu samedi matin :

Se penchant par le volet de la grande porte de l'étable :

- Comment elle va ?

Je m'approche, fourche en main. Je terminais la litière. J'avais replacé mes Neskaks. J'étais toute désemparée de voir mon étable vidée de sa blanche vedette.

- Elle est morte. Je l'ai tuée.

Il s'étonne, hausse les sourcils :

- Toi ?

- Mais non, la vétérinaire !

Il baisse le menton et plisse les lèvres, yeux froncés :

- Mais,... de qui tu parles ?!

- De la vache ! De qui d'autre ?

Il se détend :

- Aahh ! Je te demandais de tes nouvelles, à toi !

Je comprends l'équivoque :

- Et tu me parles à la troisième personne ?

Nous rions tous les deux de bon cœur.
Pauvre Julianito, il sait que je n'ai pas la lumière à tous les étages, dans ma pauvre tête, et il a cru que je déraillais complètement !

Ce même samedi, dans l'après-midi.

Jean-Michel, au courant pour ma Bigoudi, me raconte comment, quand il rentre chez lui, son ânesse Kattalin accourt à sa rencontre, lui quémande un morceau de pain en s'avançant vers la voiture, allonge le cou  pour qu'il la gratte, et le mordille en signe affectif.
Il continue ainsi, tout à la joie de son évocation, sans se rendre compte qu'il fouaille mes entrailles à chacune d'elles.

Je me souviens comment, il y a plusieurs années, mon amie Hélène, souffrant d'une rupture amoureuse à ce moment là, m'avait justement rabrouée :

- tu avais besoin de me parler de ça, bourrique ?!

quand je lui parlais de mes projets romantiques avec Olivier pour le lendemain, sans me soucier de sa douloureuse solitude.

Je le relate à Jean-Michel, parlant de ma Bigoudi qui, elle aussi, m'entendait arriver, et allongeait le col pour que je la gratte.

- Et comment elle va ? me demande Jean-Michel.

Je suis interloquée par un tel manque de sensibilité. Il a carrément oublié que Bigoudi est morte , le sans-coeur !

- Impeccable, sous sa bâche, en attendant l'équarrisseur !

- Mais non, Hélène, comment va Hélène ?

Je souris, il rit, je ris aussi.

Il y a ainsi dans les situations que l'on ne penserait pas comiques à priori, des moments où le rire se fait insolemment une place au milieu des larmes. Sans aucune correction, l'impertinent !

Dans le même registre, notre médecin de famille, commentant les analyses "impeccables" de ma mère, deux mois après avoir signé son certificat de décès...
Bigoudi aussi, est morte, "impeccable" !

Je sens bien les égarements de mes arborescences neurologiques où une surcharge électrique fait grésiller les faisceaux.
Cette surcharge est bénéfique, pour le moment. Elle ne m'a pas brûlée dans une hystérie ravageuse. Ma peine est naturelle, et mon émotion saine.
J'ai fait ce que je devais faire.








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