mercredi 2 décembre 2020

2 décembre

 


Mercredi 2 décembre 2020 9h30


J'ai activé la logistique pour me libérer une plage écriture.

Je prends un rythme Rivière. 

J'ai déjà relevé combien on se familiarise vite à un nouvel environnement, à de nouvelles cadences. Pour peu qu'on soit bien quelque part, qu'on trouve ses marques, on se sent vite là comme si on y avait été de tout temps à jamais. (J'aime beaucoup cette expression : de tout temps à jamais. Une sacré idée de l'éternité, et de la légitimité à s'y inscrire).

Mon père en séjour à la Concha revenait après quelques pas laborieux vers sa chambre en disant :

- emen dun ne kabi ttikia.

- c'est ici mon petit nid.

Sa chambre était petite, sombre, pas spécialement accueillante, même pour une chambre de malade. Et bien, pour lui qui y restaurait ses forces, elle était un refuge, un petit paradis sur terre.

Il s'était adapté à ce milieu là, laissant son horizon s'y étrécir.

Pour moi, l'horizon s'élargirait plutôt ici des grands espaces.

Pour l'habitat, par contre, je troque une grande bâtisse, avec étable, granges, greniers, champs, contre un pavillon urbain et son petit jardin.

Cette réduction spatiale ne me contraint pas. 

Je me fais bien vite au confort du logement citadin, à la commodité d'une maison propre, où la poussière de foin, les marques de boue et la crasse de grosses bêtes ne ruinent pas au fur et à mesure toute tentative de ménage en profondeur. Ou en superficie, d'ailleurs.

Je ne regrette pas trop la rudesse authentique d'un milieu au plus près de l'origine vitale, du magma odorant d'entrailles chaudes, où se mélangent sang, sucs et stupre. Je m'étonne à peine de ne plus sentir sur moi, au détour d'une porte de casier de vestiaire entrouverte, la riche senteur, (je n'en suis pas encore à puanteur !) de l'étable, imprégnée sur mes vêtements comme un sceau indélébile. Mes collègues soulagés ne me la réclament pas.

Comme on oublie vite nos basiques, comme on se laisse facilement endoctriner par l'aisance et l'artifice ! Je m'amollis dans cette ouate où nos sophistications se prélassent.

Je me fais très bien aussi aux levers un peu plus tardifs, aux retours de la jardinerie où j'arrive pour me mettre les pieds sous une table garnie.

Je me fais avec facilité à la compagnie de mon homme, quand je bêlais avec grande conviction après une solitude où l'on se retrouve en très bonne compagnie avec soi-même.

Ma bonne compagnie avec moi-même, je l'ai maintenant pendant ces jours de repos, quand Olivier travaille et que je suis seule dans la maison calme.

Le feu crépite dans la cheminée, les chiens essaimés sur les tapis soupirent en entrouvrant un œil. La machine à laver vrombit l'essorage comme un avion au décollage. Je préparerai tout à l'heure le repas. Je sortirai prendre l'air avec les chiens quand le soleil sera plus haut, plus chaud. Pour le moment, il lape les murs, pâle et sans force encore.

J'ai plaisir tout de même aussi à rentrer à la ferme, le jeudi soir, après la jardinerie. Je retrouve vendredi mes frères, mes nièces, ma ferme, mes vaches.

Les arrangements pour l'avenir prennent bonne tournure.

Je me coule dans la trajectoire initiée depuis bien longtemps. 

J'en suis à ce moment du passage de sceptre, quand le sortant adoube le rentrant.

J'ai la chance d'avoir dans les miens des mains bienveillantes prêtes à le recevoir. Je le leur confie avec confiance, et soulagement. Ce sceptre me devenait un peu lourd. 

Le temps avance, et notre mode de vie s'y conforme. J'ai préféré devancer cette évolution, ne pas rester dans l'entre-deux où s'accrochent des bribes d'un passé à "révoluer". Le temps avance et le temps des doutes, de l'irrésolution, grignote ce temps à venir. 

Je sais où je veux aller, et je sais comment le faire.

Jusqu'ici, ce sentiment de devoir et de savoir ne m'a jamais fourvoyée. 

Il m'a coûté, parfois. Il me coûtera encore, cette fois. Je ne mute pas après près de 60 ans d'une vie accrochée à Agorreta, sans grimacer de quelques contorsions douloureuses. Les sas de décompression sont souvent des espaces au suspense inconfortable. 

J'ai trouvé une parade ma foi efficace : au lieu de brutalement "cesséssioner", je prends la tangente. Je pars, mais pas tout à fait. Je garde moi aussi "kabi ttiki bat", mon petit nid.

La mutation du mode de vie paraît bien enclenchée. Ma paresse et ma rusticité vite domestiquée y trouvent leur compte.

Un relent aigre de petite trahison me revient quand même. J'ai cette impression très désagréable de tourner le dos à un monde qui m'a faite. De quitter un navire, alors qu'il ne prend même pas l'eau.

Je sais que le bateau continuera de voguer, et que les matelots se porteront très bien sans capitaine. 

Je ramène ici mes cahiers, mes histoires, mon histoire et mes chiens.

Je ramène ici à son mari une épouse absente pendant  15 ans. Fermée pour cause de sentiments différents (sic Bibi), en l'occurrence, priorités différentes.

Une scène me revient :

Je devais avoir 7 ou 8 ans.

Nous étions avec ma mère dans cette voiture aux deux tons de bleu, arrondie autour de phares en globes. C'était pendant la tournée du lait. Je ne sais pas pourquoi j'étais seule avec elle. Habituellement, nous étions là à trois ou quatre, avec mes frères. Tout en nous conduisant à l'école, notre mère nous faisait faire la "'tournée du lait". Nous déposions chaque matin les bouteilles de lait encore tièdes devant les portes closes. Et récupérions les bouteilles vidées de la veille. Chacun de nous était dédié à "ses" clients. Nous nous égayions dans les ruelles, surgis de la voiture bleue, et revenions nous y engouffrer, entassés les uns sur les autres, jusqu'au prochain arrêt.

Ce matin là, donc, j'étais seule avec ma mère, un peu perdue dans cet espace soudain si grand pour moi. Nous ne discutions pas trop, elle et moi. Nos échanges étaient purement pratiques.

Là, je ne sais pas ce qui me passa par la tête. 

J'étais, et je suis toujours, coutumière de ces cheminements de pensée où les idées gambillent dans mon cerveau, tels des chevreaux au pré. Le jeu dure, à bas bruit. Puis, une conclusion, au mieux, ou, plus souvent, une interrogation, me vient. Oui, mes raisonnements sont rarement aboutis, et j'en reste malencontreusement à des questionnements vaseux, où ma tentative d'analyse s'enlise. Avec pour résultat, une compréhension plus glauque qu'au départ, du concept examiné.

C'est beaucoup de fatigue pour rien, et même, pour pire, c'est très dommage, oui, mais c'est ainsi. C'est inscrit dans ma notice, et je suis livrée comme ça.

Le travail mental se fait en solitaire. La conclusion ou la question, elle, est livrée, comme un cheveu sur la soupe, de but en blanc, à qui à le bon heur de se trouver à portée. Et réceptionne le colis sans avoir idée de la trajectoire qui l'a conduit là.

Ce matin là, déjà, le processus enclenché mena à une question :

- emazteki batentzat, zer da lehenbiz, gizona, ero burasoak ?

- pour une femme, qu'est-ce qui prévaut, le mari, ou les parents ?

Je serais bien en peine de reconstituer le début de l'écheveau qui me déposa à cette croisée.

Peut-être étais-je alors déjà amoureuse d'un petit Olivier exotique ? ou autochtone ? Je ne me souviens pas. Inquiétée d'une indisponibilité, pour cause sentimentale, qui aurait vidé ma place dans la voiture au deux tons de bleu ? Tiraillée entre mon devoir de bonne petite fille à sa maman et la vie dehors ? Non, je ne me souviens pas.

Toujours est-il qu'alors, déjà, j'avais de ces interrogations existentielles.

Ma mère, à mille lieues sûrement de ce genre de préoccupations, encore que, dut m'envoyer bouler. Je ne me souviens pas non plus de sa réponse. Décidemment, ma mémoire flanche...

Encore que, et même sûrement pas !, à mille lieues de ces préoccupations. Puisqu'elle-même était dans le vif, entre ses vieux parents, son mari, et pour faire bon poids, ses enfants !

Ma mère et ses parents, sont arrivés à la ferme en 1936. Retour aux débuts de ce "bloc".

En 1951, arrive Joset, mon père.  Tout ce petit monde cohabite, jeunes époux et couple-souche.

Ce terreau de culture s'enrichit d'une tripotée de petits garnements turbulents. Et tout ce joli monde continue de cohabiter.

Quand j'arrive avec ma question subsidiaire, vite après 1970, ma mère sort à peine du deuil de son père, qu'elle a soigné et veillé. En soignant et veillant ses 5 enfants. En travaillant comme une "bourrique", selon sa propre expression. Avec un époux en pleine force de l'âge au summum de sa carrière de mâle. Et une mère explosive avec laquelle elles s'écharpent au retour de chaque tournée du lait, justement. Sur le menu pour le déjeuner, peut-être ?

J'imagine en frissonnant la situation de cette femme, ma mère, à l'aube de la cinquantaine, ne sachant plus où donner de la tête, et faisant quand-même face, et front.

J'imagine son exaspération, quand, tombant des nues, elle entend sa morveuse de mouflette lui demander :

- dites-moi ma mère, faites-vous bien ?

Elle, qui essayait au prix d'un écartèlement constant, de concilier toutes ses facettes de femme : fille, épouse, mère, paysanne. Et qui y arrivait ! Sans se poser de questions, harnachée d'une fatigue suffisante à étouffer toute velléité d'intellectualisation. Sa survie, c'était foncer, tête baissée, ne surtout pas s'arrêter, et encore moins pour réfléchir...

C'est ce qui me perd, à moi : trop réfléchir, penser, sans arriver à rien en tirer.

On ne se refait pas ! La notice, ça s'écrit dans les gènes.

Après ce petit tour en forêt, je reviens à l'ici et maintenant.


Je ne suis pas faite d'un bois aussi dur que celui de ma mère. Je me suis pelée à concilier les seuls rôles de fille et d'épouse. Paysanne, je le suis, (je l'ai été ?) en dilettante. Ca ne compte pas. Pépiniériste, 35h par semaine, ça ne compte pas non plus, au regard des 18h par jours maternels.

Je renonce à me mettre sur les rangs de la compétition. C'est plus salutaire.

J'ai cette chance immense d'avoir été attendue. Attendue par mes amis délaissés. Attendue, de justesse, par un mari désabusé d'être trop longtemps resté une ombre.

Je suis bien décidée à la saisir, cette chance. A ne pas la laisser passer.

J'ai été une bonne fille, loyale et méritante. Je l'ai été jusqu'à en devenir une femme vieillissante déjà, et oublieuse d'être autre chose.

J'ai tenu humblement mais honorablement mon rôle dans les partitions familiales et sociales. 

Quand je me re-raconte l'histoire, elle me plaît. Evidemment.

C'est pour ça qu'on écrit, pour faire de sa vie quelque chose de joli. Se la représenter au mieux, et la présenter à ceux qui vous lisent.

C'est du moins comme ça que j'écris, moi.

Les seules lignes que je vais avoir du mal à écrire, parleront de mon rôle de paysanne, dilettante ou pas. Le gros point noir dans cette transformation, dans cette sortie de chrysalide, ce sont mes génisses. Mes quatre beautés que je vais abandonner. J'essaie de les placer au mieux, de leur assurer quelques belles années encore. Je ne suis pas sûre d'y arriver. Je ferai ce que je peux.

Je les ai déjà laissées à Antton. Et la culpabilité m'en taraude. Quand on a des bêtes, on s'en occupe, journellement, et plusieurs fois par jour. On construit avec elles cette relation unique et exclusive. Mes génisses, je les ai délaissées. Elles me reconnaissent de moins en moins, attachées à Antton qui les nourrit et les soigne, à ma place. Lui n'est pas dans l'optique d'entamer maintenant une carrière d'éleveur.  Les vaches, il les aime bien, elles le lui rendent. Mais, lui non plus, l'odeur lourde de l'étable accrochée à lui, il n'y est pas spécialement attaché.

Je vais vider Agorreta de ses vaches. La confier à d'autres mains qui lui garderont son âme, autrement.

Sortir mes vaches, c'est une petite douleur, et une grande peine, pour moi. C'est une page qui se tourne. J'en garderai les images de toutes ces bonnes bêtes, de toutes ces vaches dont la première m'a nourrie, quand ma mère exténuée n'avait plus de lait pour moi. Je pardonne à cette femme courageuse sa fatigue, et je me pardonne mon choix. Parce-que je crois que c'est le bon.

Je me pardonne mon choix, et je redémarre un projet dans la terre, toujours, dans la mienne, celle de mes racines paysannes.

Mes châtaignes. Une bougonne ronchonne aux yeux mi-clos d'hippopotame mes les a balayées des hauts d'Agorreta. Pour y mettre de la vitrocéramique photovoltaïque, paraît-il, à la place. Bon.

Alors, je les ai délocalisés, mes châtaigniers. Ils racineront plus bas, chez moi. Là où paissaient mes vaches. Ils se nourriront de tout cet humus enfoui là sur des décennies de pacage. Ce sera une manière de perpétuation. J'aime à le voir ainsi.

On ne peut pas tout avoir, et choisir, c'est renoncer. J'ai écarté avec un gros serrement de cœur mes génisses, pour planter dans ma terre des arbres. 

Cette histoire finira bien, à l'ombrage d'une châtaigneraie que je suis encore à temps de voir embellir.

C'est ça aussi, écrire. Imaginer une fin heureuse.

Cette histoire, la mienne, pourtant, je l'avais sombrement terminée, en 2008, dans ce "La pause" où j'avais purgé mon malaise d'alors :


Le jour où ma mère gît au petit matin dans son lit, sans mouvement, je lui ferme les yeux sans grande émotion. Ca fait quelques temps déjà que je ne la sentais plus bien vivante.
Cérémonies d’usage, défilé des familiers, tout se passe dans une ouate où je perçois les bruits et les gestes au travers d’un brouillard protecteur.
Je m’occupe des formalités, je me distrais quelques jours de ce malaise pesant en retrouvant une utilité.
Mon père est effondré. Il ne dit rien, baisse la tête et cherche dans le vin un réconfort impossible.
Moins de deux semaines après la mort de sa femme, il se pend à une poutre du grenier. C’est mon frère qui va le trouver et le décrocher, avant de venir me chercher, pâle comme un spectre.
Nous n’avions même pas rangé le linge mortuaire. Même défilé des mêmes familiers abasourdis. Même brouillard cotonneux. Là encore, je fais ce qui est à faire.
Je ne cherche pas à comprendre. J’assiste à la déliquescence des choses de ma vie passée. Tout tombe en lambeaux autour de moi.
J’assiste à tout, je ne participe à rien. Je reste passive, je me retire loin en moi. J’y sens le vide.
Mes frères ne me disent rien. J’ai compris depuis notre scène des familles que la ferme ne perdurerait pas au-delà de mes parents.
Le surlendemain de l’enterrement de mon père, je demande au maquignon de venir. Cet homme noiraud et râblé nous a suivis depuis des décennies. C’est lui qui nous a vendu ou acheté toutes nos bêtes.
Il arrive en début d’après-midi. Il a assisté à la cérémonie des funérailles, je lui ai serré la main en le regardant longuement.
Il sait bien de quoi il va être question. Notre situation n’est pas un cas unique. Bien des fils de paysans autour de nous ont vendu les terres héritées de leurs parents. Et les bêtes avec, pour s’en débarrasser.
C’est d’ailleurs assez compréhensible, compte-tenu de la pression foncière dans le coin. Au prix du mètre-carré de terrain, il n’y a pas besoin d’y regarder à deux fois avant de se décider.
Je comprends cette position, je n’ai pas de commentaires à faire dessus. Economiquement, il n’y a pas à hésiter. Et je ne l’ai pas fait.
Nous nous sommes facilement mis d’accord. Je voulais juste que les choses aillent au plus vite. Il m’a entendue et a fait le nécessaire.
Le lendemain matin, la longue bétaillère reculait dans la cour, devant les portes grandes ouvertes de l’étable.
J’avais abondamment nourri tout le monde, les vaches étaient repues et les veaux dormaient le ventre rebondi.
Je craignais ce moment. Je savais que ce serait difficile. Ca l’a été.
Pour faciliter la manœuvre, j’avais la veille modifié le parcours de sortie de mes vaches. D’ordinaire, elles allaient au champ par le fond. A part le premier jour de sortie après l’hivernage, où elles sont un peu indisciplinées par excitation, les bêtes connaissent le circuit et ne font pas de difficultés.
La veille donc, un peu perturbées par ce changement, il y avait eu un peu de désordre, les unes faisant demi-tour pour retrouver leurs usages devant les suivantes moins routinières qu’un peu de nouveauté amusait.
Ce matin là, elles avaient toutes intégré la nouvelle chorégraphie et tout se passa sans heurts.
Le maquignon était venu avec son fils. En général, les deux hommes sont assez expéditifs, et, sans être brutaux, ils mènent rondement les choses, en donnant de l’aiguillon électrique si besoin pour activer le mouvement.
Ce jour là, les circonstances étaient un peu particulières, et ils firent preuve de beaucoup de patience. La grande rampe était inclinée devant l’entrée de l’étable, le camion était fraîchement et abondamment paillé, il n’y avait pas d’autres animaux à l’intérieur.
Mes vaches sont pour la plupart vieilles. Certaines boitent. Elles n’avancent pas vite et n’aiment pas être bousculées.
Après avoir salué les deux hommes, je les ai détachées une à une. En les encourageant de la voix et de quelques tapes, je les ai guidées jusque dans la bétaillère. Certaines ont eu du mal à gravir la petite déclivité galvanisée. Elles ont un peu dérapé et se sont étonnées de cet obstacle inhabituel.
Les petits veaux apeurés cherchaient leurs mères au milieu des autres. La bétaillère était longue. Toutes les vaches ont pu avancer sans être tassées avant que la grande trappe ne se referme dans un claquement puissant. Je tâchai de calmer mes bêtes effrayées. Elles tournaient en rond et me bousculaient au passage.
Le fils du maquignon ouvrit une portière sur le côté et vint me chercher. Il me prit par le bras et me tira en arrière.

-          Allez, me dit-il, ne reste pas là. Je reviens demain pour les papiers. Ne t’en fais pas, je m’occupe de tout ce matin. Ca ira vite.

J’étais anéantie, incapable de répondre quoi que ce soit. J’eus à peine la présence d’esprit de lui tendre les cartes d’accompagnement que j’avais prêtes dans ma poche. Il en aurait besoin pour rentrer les bêtes à l’abattoir.
Il prit la liasse de cartons roses et, me serrant l’épaule, fit signe à son père de monter dans le camion.
J’entendais les sabots racler le sol. Mais personne ne meugla. Dans un vrombissement sourd, l’engin s’ébranla lentement.
Je restai debout au milieu de la cour. Je n’avais pas envie de retourner dans l’étable vidée. Le soleil montait au dessus de la pinède. La ligne d’horizon était nette entre la mer et le ciel plus clair.
Je restai là. J’attendais de voir passer la bétaillère sur la route en face. Je l’entendais encore. Le maquignon conduisait lentement. Toutes mes bêtes roulaient vers la mort. Je leur avais fait une belle vie, je ne pouvais pas faire plus.
Je rentrai dans la cuisine sans passer par l’étable. Je m’assis et restai là un long moment. Quand j’entendis mon frère qui descendait de sa chambre pour le petit déjeuner, je sortis.
Assise contre le mur de la ferme, je regardais le soleil allumer la baie scintillante. Je respirai calmement. Je sentais une paix incongrue entrer en moi.
Mes parents étaient morts, mes vaches allaient être tuées dans la matinée. J’avais cédé les deux porcs, les chèvres et les quelques moutons à un éleveur de Saint-Pée sur Nivelle. Il devait venir les chercher à midi.
J’avais prévu de sacrifier toutes les volailles, une vingtaine de poules, dans l’après-midi.
Je savais que je partirai très vite de la ferme vide. Il me restait une dernière chose à faire, et, pour celle-là aussi, j’avais besoin de mobiliser ma volonté.
J’ai déjà parlé de ma vieille chienne. En plus de celle là, il y en avait une autre, à peine moins vieille, mais plus malade encore. Je la soignais depuis plusieurs années pour un problème cardiaque. Elle avait des crises d’étouffement très pénibles, et le vétérinaire m’avait avertie que quand ces crises deviendraient trop fréquentes, il faudrait se résoudre à faire piquer la chienne.
J’ai toujours eu des chiens. Et je les ai toujours eus autour de moi quand j’étais à la ferme. De petits compagnons de route, attachants et ludiques.
J’aurais pu emmener mes deux chiennes avec moi. Olivier me l’avait proposé. Je n’étais pas persuadée que c’était une bonne idée. Ces bêtes ont toujours vécu à la campagne, en liberté totale. Elles trottinent dans les champs, connaissent leurs repères. Fragilisées par l’âge et la maladie, je ne les voyais pas s’adapter dans un pavillon de lotissement, attendant dans un jardinet clôturé que je revienne.
En plus de ces arguments contestables mais destinés à la galerie, il y avait surtout que je voulais faire table rase de mon passé à la ferme. Je ne voulais rien emporter. J’en avais suffisamment dans la tête comme ça pour ne pas m’en rajouter devant les yeux.
J’avais décidé d’avancer une échéance de toute façon prochaine. J’allais faire piquer mes deux petites chiennes. Je pris rendez-vous pour le lendemain.
Je ne me rendais pas vraiment compte que je m’étais mise dans une logique de destruction. Je distribuais la mort à tours de bras.
Olivier m’en fit la remarque. Certes, nous ne pouvions pas rapatrier chez lui les vaches, les cochons, et toute la basse-cour. Mais bon, tuer les chiennes lui semblait trop extrême.
Nous avons eu cette discussion la veille de mon rendez-vous chez le vétérinaire, le jour même où toutes les bêtes sont parties de la ferme.
J’étais dans un état d’esprit très bizarre. Je recherchais l’isolement, je n’avais surtout pas envie d’expliquer mes comportements.
Je ne comprenais pas qu’Olivier ne le sente pas. Je le regardais me parler, et j’espérais qu’il se tairait, qu’il comprendrait ce besoin de recueillement en ces jours où je perdais tout.
Il insistait, répétant que je devenais inhumaine à force de tout vouloir détruire autour de moi. Il m’avoua que je lui faisais peur.
J’étais à bout. J’étais nerveusement fatiguée, j’avais besoin de beaucoup de silence.

-          Tais-toi, lui dis-je, maintenant, tais-toi.

Je ne prenais pas la mesure de son désarroi. J’étais trop occupée du mien. Quand il laissa libre cours à ses inquiétudes, à ses doutes, quand il me répéta qu’il n’était pas sûr de pouvoir vivre avec une femme aussi monstrueuse, je m’éveillai un instant de ma torpeur.

-          Je te fais peur ?

-          Oui.

Il m’avait crié sa réponse. Et s’était enfin tu. Son regard cherchait le mien. Il scrutait mes yeux comme s’il espérait y trouver un restant de cette humanité qu’il croyait perdue.
Et je sentis qu’il avait raison, en un sens. J’avais bien perdu l’envie de partager une existence humaine, civilisée. Je voulais détruire, mais à aucun moment ne me venait l’idée de reconstruire quelque chose.
Et Olivier, mon bel amour, voulait vivre, aux côtés d’une femme vivante, pas d’une enveloppe vidée.

-          Alors, laisse-moi.

C’était une évidence. Je n’avais plus rien à offrir, à personne. Et personne ne me sortirait de ce néant.
Olivier papillota de ses beaux yeux clairs. Il me tendit ses grands bras et se pencha vers moi.
Je me détournai. Il avait raison. J’étais monstrueuse d’inhumanité.
Et je ne savais pas comment j’en étais arrivée là.

-          Laisse-moi, répétai-je. Maintenant, laisse-moi.

Je partis dans le soir. Les petites chiennes me suivirent. Je m’assis sur un talus et les caressai toutes les deux longuement.
Je ne pleurais pas, je n’étais pas triste. J’étais froide, et vide.
Quand je suis rentrée, Olivier était parti.
Quelques heures plus tard, je déposai mes chiennes l’une après l’autre sur une table en inox. Elles me regardèrent pendant qu’elles s’endormaient. Elles semblaient confiantes. Je les tins dans mes bras jusqu’à ce que leurs corps légers s’alourdissent.
Le vétérinaire m’assura que la plus vieille était au bout du rouleau. L’autre, aurait pu durer sans doute.
Je ne répondis rien, réglai ce que je devais, et m’en allai.
En sortant sur le parking blanc de soleil, je décidai de quitter Hendaye, et de le faire au plus vite.
Je m’occupai dans l’après-midi des quelques formalités nécessaires.
C’est simple finalement de partir. On se croit établi quelque part, attaché par d’innombrables lests, et puis, quand on est décidé, tout se fait si vite.
Quelques formalités, une adresse en poste restante pour se faire suivre quelques papiers, et c’est tout.
C’est un peu déconcertant.


Ca faisait un sacré nettoyage...
Et, pour finir, en catharsis : 



Maintenant, il fait froid. Mon grand manteau gris me protège. Les rares marcheurs que je croise se dépêchent. Ils sont pressés de retrouver le confort et la chaleur de leurs maisons.
Moi, je connais la torpeur bienfaisante du froid. S’assoir bien resserrée dans une grange, entendre le souffle régulier des bêtes assoupies, et s’endormir comme on s’en va. Le réveil inconfortable me pince à la nuque. Je cherche une meilleure position, je me love autant que je le peux dans ce qui me reste de chaleur.
J’évite de m’endormir contre le flanc pourtant chaud des bêtes couchées. Je ne veux pas me laisser surprendre par le paysan au petit matin. Je dois rester dans un coin reculé, cachée. L’ambiance des étables la nuit me ramène à des sensations ancestrales. Les animaux se couchent lourdement les uns après les autres, dans des ahanements soulagés. Les souffles s’apaisent, se font réguliers et berceurs. Quelques chaînes remuées scandent le silence sans l’effaroucher.
Je me sens bien. Je laisse venir l’engourdissement des sens. Je ne pense plus, je ne me demande plus rien. La sensation de ce bien-être primaire me suffit. Je n’ai pas faim, je n’ai pas mal. Rien ni personne ne peut m’atteindre. J’ai tout laissé.
Je n’ai plus la curiosité de me demander à quoi je ressemble. J’ai maigri, mes cheveux ont poussé. Quand je m’inquiétais avant de partir de savoir comment je pourrai me tenir propre dans la rue, je sais maintenant, que ça n’est pas un problème. On s’arrange des équipements publics, on apprend, on s’accommode. C’est étonnant comme les choses semblent plus difficiles avant qu’on ne les connaisse.
Je passe dans les rues quand j’ai besoin d’y aller, et on ne me regarde pas. Même dans les petits villages, on ne fait pas attention à moi. Je marche vite, j’ai l’air occupée, ça suffit à ne pas éveiller l’intérêt. Je n’erre pas, j’avance. Quand je suis fatiguée, je m’écarte. J’évite de m’assoir sur les bancs des villes. Ou alors, si je m’y pose un moment, c’est pour le plaisir d’observer les gens autour de moi. Ils passent, ils se croisent, ils ne s’arrêtent pas et ne s’assoient jamais près de moi. Ca me va très bien. Je ne recherche pas le contact.
Je me parle beaucoup, souvent à haute voix. Je le faisais déjà avant, mais depuis que je suis partie, je me fais systématiquement la conversation, quand je suis seule. Je dois me surveiller pour ne pas continuer de la faire quand il y a du monde autour. J’aime ma compagnie, je me trouve spirituelle et amusante. Je manque certainement de contradicteur, mais bon, je ne suis pas partie non plus pour améliorer mes performances en débat. J’essaie quand même de garder les idées larges, de considérer les choses de différents points de vue. Un exercice difficile, mais une distraction assurée et intarissable.
Le temps ne me manque pas. Je n’ai pas encore terminé de m’en régaler. Je ne suis pas certaine que l’ennui soit inéluctable. Les jours passant, j’ai même l’impression d’être de plus en plus occupée, paradoxalement. Je n’ai rien de particulier à faire, soit, mais ça me prend tout mon temps !
J’organise mes journées à la demande. J’ai du plaisir à faire ce que je fais. Je marche, je regarde la lumière changeante et les paysages mûris d’automne. J’entre dans cette image sans effraction, je m’y fais une place sans rien déranger. Je m’assois sur un talus ensoleillé. Les fougères coupées laissent des géométries nettement découpées sur les flancs arrondis. Les champs de maïs bien peignés de l’été, se hérissent maintenant en épilations négligées des moignons de pieds secs coupés par les grandes machines avaleuses de récoltes.
Les jours de pluie, je m’abrite dans les bergeries isolées. Les bêtes ne s’effarouchent pas de ma présence. Je distribue parfois un peu de pain sec récupéré en ville. Elles mâchonnent distraitement, l’œil rêveur mais le naseau en alerte toujours.
Je m’assois dans la pénombre odorante. Je ne pense à rien de particulier. Je respire calmement en regardant les flancs laineux serrés les uns contre les autres. Les moutons se désintéressent de moi, m’oublient dans mon coin et se couchent de leur côté.
Je vis tranquille, sans projet, mais pleine de rêves diffus. Je deviens de moins en moins moi, je me sens fondre dans l’espace et le temps, sans m’inquiéter de cette dissolution.
Je m’éloigne, je me quitte de la même manière que j’ai tout quitté. Sans bruit ni remous, doucement.




J’avance difficilement. Je ne peux plus ouvrir les yeux comme il faut. Mes paupières tuméfiées m’en empêchent. J’ai mal à ma jambe aussi. J’essaie de garder mon manteau fermé autour de moi. Je ne sais pas d’où viendra le prochain coup. Je sais qu’ils sont toujours derrière moi. Ils me rattraperont quand ils le voudront, et continueront de s’amuser à me frapper encore. Je ne les crains même plus. Je les espère presque. Qu’on en finisse, au moins…
De ma lèvre ouverte coule un sang chaud et un peu salé. La sensation n’est pas désagréable. La chair tendue se décongestionne et se soulage dans l’écoulement. Je goûte ce mélange de larmes et de sang. Un bourdonnement assourdi vrombit dans mes oreilles. Je continue de mettre un pas devant l’autre. Je les entends rire juste à ma gauche. Je me sens bousculée, je perds l’équilibre et je tombe contre l’arête dure du trottoir mouillé. Je lève un bras pour tenter de me protéger le visage. Je me rassemble autant que je peux. La brutalité du coup, le bruit sourd du poing fermé lancé contre ma bouche. Je sens ma lèvre s’éclater encore plus. Je ne peux rien voir. C’est aussi bien comme ça. On me frappe dans le dos, le lourd manteau amortit le choc mais ma tête heurte durement le sol.
Je distingue un filet de lumière dans la nuit. Le grand projecteur du rond-point me recueille dans son halo orangé. Il couve impuissant ma misère et mes souffrances. Je ne suis même plus sûre de souffrir d’ailleurs à ce moment. Je me suis déjà retirée hors de moi. Le corps que l’on frappe m’est un peu étranger. Je perçois la douleur, je la sens moins. C’est presque doux, ce sentiment d’être devenue inaccessible au mal. Ils s’acharnent sur moi, à coup de pieds et de poings, rageurs, hurlants, haineux de sentir que je leur échappe déjà. Ils sont déçus de la brièveté de leur jeu sans doute. Je n’essaie plus rien, je ne suis plus une vie à protéger. J’accepte la mort comme une délivrance, une fatalité admise. Ils vont me tuer, et je préfère ça maintenant.
Un grand triangle de brume orange flotte autour du mât lumineux. Je peux l’entrevoir. Je suis calée contre le trottoir, recroquevillée. Ils essaient de me relever, je résiste. Je ne me veux plus debout. Je me suis inclinée, je suis tombée, je suis mieux comme ça. Je n’ai plus peur, je n’ai plus mal, je suis déjà en dehors de moi. Rien ni personne ne m’atteindra là où je suis, là où je vais.
Je n’aurais jamais pensé que mourir puisse être aussi doux. J’ai partagé les derniers moments de mes bêtes, souvent, et j’y ai trouvé la détente du dernier relâchement. La résignation devant la mort m’a semblé soulagement parfois, après des souffrances d’une trop pénible agonie. Mais j’étais dans la position de celui qui regarde partir. Je ne pouvais pas penser alors que l’effroi de l’inconnu s’estompe. Le gouffre me paraissait vertigineux, et l’idée d’y tomber insupportable.
Et là, je suis paisible, tranquille. Je vais mourir, je le sais et je l’accepte sans peur. Je n’ai plus mal, je ne sens plus le froid, j’entends à peine les insultes de mes meurtriers enragés. Je regarde venir à moi la mort comme une amie. Je suis étonnée de tant de facilité, mais j’en suis surtout rassérénée.
Dans la brume orangée, la longue silhouette sombre avance vers moi la main tendue. Le vieil homme me sourit, son regard est bon et son geste accueillant. 
Je le reconnais. Je vais mettre ma main dans la sienne, en toute confiance et complète acceptation.
La mort peut-être douce, je le sais maintenant.
Je suis prête.






Une odeur d’essence, le liquide froid sur ma joue.
Je me replie davantage. Je vais mourir brûlée !
L’effroi m’emplit et fait voler en éclats dans la seconde la sérénité de mon agonie.
Je me suis encore une fois trompée.
Je cherche mon image dans la lueur du projecteur. Je ne l’y trouve plus.
Mourir est difficile aussi alors.
Quand vivre l’était déjà bien assez.


He bé ! Je ne respirais pas la joie de vivre, cet été 2008 ! Une phase sombre, assombrie encore à dessein, roulée dans les mots lourds.

Je me souviens combien ce texte m'avait fait du bien. Combien coucher ma déchéance imaginée sur le papier m'en avait délivrée. A l'époque, et depuis bien avant, déjà, écrire, pour moi, c'était soigner et guérir.

Je continue de mettre des mots sur mes jours. De me raconter des histoires et la mienne.

Je la vois bien plus légère et plus claire, la même histoire, aujourd'hui : 

Je ne m'écartèlerai pas. Je ne m'autodétruirai pas.

Je concilierai de mon mieux tous mes mondes : le mari, les amis, les chiens, la forêt d'ici, la ferme, les châtaignes et moi-même. Dans cet ordre.


Quand, en 2032, je me relirai, d'aujourd'hui et d'hier, je me demande bien ce que j'en penserai...

Assise à l'ombre de mes châtaigniers d'Agorreta, ou de mon vénérable chêne de Rivière.

S'ils y sont encore... et si j'y suis aussi !







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