vendredi 18 décembre 2020

16 au 18 décembre 2020

 

Mercredi 16 décembre 2020 8h20




Je retrouve le plaisir de mes levers de jour à Agorreta.

Le plaisir de contempler ces paysages à l'horizon éloigné.

Ces paysages en bosquets et coteaux où la lumière se niche et rejaillit.

Je retrouve ce plaisir de partager une tisane avec mes frères, de bavarder avec mes nièces.


L'étable vide a renvoyé en écho mon désarroi, hier soir.

Antton l'avait joué psychologie, en barrant la première stalle de la vieille remorque d'Antxo. Cette caisse en bois, façonnée par un artisan charpentier de marine, parle d'une histoire où les hommes mettaient leur cœur dans leur ouvrage, et leur art dans tout ce qu'ils touchaient.

Plus loin le super3, (ou7, je ne sais jamais) arrondit sa calandre aux gros phares globuleux.

En fond Karrarro de Mizel, ou l'ère du tracteur moderne... de près de 50 ans !


Il n'y a plus de bêtes, ici. Plus cette chaleur, ces souffles, ces croupes puissantes et ces dos longs.

Plus ces grosses têtes tournées vers moi, ces bons yeux confiants.

Tout a été nettoyé : plus de foin dans les râteliers, plus de fougère, plus de poussière.

Je me sens vidée d'une partie de ma substance.

Toutes ces vieilleries me réconfortent, tout de même.

J'ai l'impression d'entendre les voix de ceux là qui ont si souvent posé leurs mains sur ces bois, ces tôles.

Ces mécaniques inertes chuchurrent à mon oreille qu'il y a parfois plus d'âme, là, que chez certains vertébrés physiologiquement animés.

Et je les crois...

Une respiration nouvelle m'aspire hors de cette ellipse où je torturais mes doutes.

Un temps se termine ici.

Je prends les paris pour le suivant. 

De quoi me priverais-je ?

Pour qui renoncerais-je ?

N'ai-je pas raison de vouloir tout garder ?

Ma famille et mes amis, mes paysages d'ici, pourquoi les oublierais-je ? Pour qui ?

Tout ce qui a fait ma vie, tout ce que jusqu'ici j'ai aimé, pourquoi tout cela finirait-il, là ?

J'en suis à une étape, et l'on me demande un choix.

Que je ne veux pas faire. Que je ne ferai pas.

2021 réorganisera Agorreta. Me réorganisera, moi.

Je ne referme pas de porte derrière moi. Ma "pause" de 2008, s'éloigne et retourne dans sa fiction.


20h40

J'ai vu ma Seugette cette après-midi. Elle a parlé de ces choses qu'on "m'impose". Je me suis demandée si elle n'avait pas lu mon "bloc" avant qu'il soit publié !

Au retour, j'ai écourté la virée cimetière. Un vent désagréable m'en a renvoyée.

J'ai pu après le goûter faire mon tour ici. La fougère roussit les flancs de colline. Il s'en récolte de moins en moins. Ailleurs comme ici, les vieilles étables se vident.

Le bois de l'anglais-espagnol se mite à vue d'œil. Après les deux gros pins du bout, toute une travée de grands arbres s'est disloquée. Les fûts effondrés et les bois morts s'enchevêtrent. Le grand hêtre, imperturbable, stoïque, tourne le dos à toute cette catastrophe.

J'aimerais bien avoir sa superbe et son "magnanisme".

Je suis, moi, pusillanime.

Je me moque gentiment de ce vocabulaire prétentieux, de cette culture que j'arbore, comme de la confiture, quand, moins on en a, plus on l'étale. Ce petit dicton m'a toujours plu.

Ces envolées pseudo dramatiques, ces mises en scènes tragi-comiques, ces forfanteries pathétiques, elles me font du bien. Elles m'exorcisent. Ma fameuse catharsis, elle passe par là, très modestement. 

Par ce goût des mots, de leur chant quand on les assemble en phrases. Mes petits textes, je les chantourne comme le frère d'Antxo à chantourné les tenons et les mortaises de sa charrette. Humblement, et pourtant, bouffie d'orgueil, j'écris, je pose les sons, moi qui ne les entends plus.

Je le fais comme ils me viennent. Je suis trop paresseuse pour m'acharner à une besogne de recherche, de correction. Je veux ma prose spontanée, écrue, naturelle.

Cette spontanéité, cette manière de se livrer sans pudeur ni garde-fou, c'est ma manière de vivre.

Elle est un peu baroque, sans doute. Elle est aussi une petite aventure. La mienne.

Mes relations au jour le jour auront ce fumet authentique de qui se raconte sur le moment, sans connaître la suite. Mes petites histoires ne seront pas revisitées après-coup, arrangées. Elles diront mes clairvoyances, ou mes fourvoiements.

Le pari sur l'avenir n'est pas bien risqué. La fin, on la connaît, elle est la même pour tous.

Et pour le chemin pour y arriver, je le vois plutôt agréable, qu'il passe par ici, ou par là.

Je suis dans un bon jour, finalement.

Mon théâtre personnel a fait son travail. Il a expurgé les tristesses et les doutes mauvais.

Ca me fait grand bien de mettre ma petite vie en scène. Je la tiens à distance, je l'examine. 

Et si je la vivais, tout simplement ? Tiens, c'est vrai, ça, pourquoi pas !


Vendredi 18 décembre 2020  10H


Je suis seule à Rivière. Olivier travaille dehors toute la journée.

Le soleil vient de percer la brume accrochée aux grands arbres.

La journée est annoncée magnifique. 

Je compte bien en profiter.

J'ai expédié mes logistiques matinales. Ramené le petit domestique à un survol rapide des tâches ménagères. J'ai le coup pour décréter "a y est !", comme le font les enfants quand on leur confie quelque chose à faire, pour les éloigner et les tenir occupés un moment, et qu'ils vous reviennent trop vite, tout contents d'avoir déjoué la manœuvre.

Je suis l'as de l'esbroufe : pour un ménage très grande vitesse, je me contente des parties visibles. Parce-que j'ai quand-même une ombre de conscience, je m'arrange pour déblayer au maximum mes intérieurs. 

A la ferme, j'ai jeté par remorques tous les meubles auxiliaires ou secondaires, les bibelots, la vaisselle et le linge oubliés dans les armoires.

Comme, après cette opération drastique, il ne reste que l'essentiel, ces trois quatre bricoles dont on ne peut quand-même pas se passer, mes intérieurs sont monastiques. Dans la chambre, un lit, un rangement, point. Dans la salle, la belle table ronde, quatre chaises. Je ne prévois pas de convives surnuméraires. La règle des 6 subcovidique ne m'astreint nullement.

Les pièces sont grandes, là bas, et, maintenant, donc, vides. On nettoie là dedans comme sur une piste de bal, vite et bien.

Ici, Olivier est plus traditionnel. Il aime les meubles, il en a fabriqué plusieurs. Il a aussi reçu de ses enfants moult gadgets et colifichets, qu'il serait malvenu de fourrager au fin fond d'un placard, et criminel de jeter. Ils sont exposés sur les dits meubles.

Ca n'arrange pas mes affaires... 

Par petites touches, tout en délicatesse et finesse, (je suis connue pour ça), je range tel bibelot alambiqué dans la vitrine fermée, hors poussière. Je lui adjoins telle figurine pour rester dans le thème. Je pousse derrière cette statuette, en fond, elle rend très bien, non ?

Je propose d'enlever ci, de donner ça à Virginie, ou alors à Fabien, tiens.

J'y vais doucement, l'homme ne se laisse pas bousculer sans regimber.

Je n'arriverai pas à faire ici ce que j'ai conquis à la ferme : un espace épuré, à peine animé, où les seules bêtes (Aïee, là, je pense encore beaucoup à mes génisses...) monopolisent les accessoires.

Et bien, ce sera là bas, comme j'aime, et ici, comme Olivier le tolère.

Nous nous satisferons de ce compromis, de cette dualité de logis.

Nous répartirons le temps, les lieux, les goûts et les aspirations. Au mieux.

Je prends ce pari : réussir à trouver un équilibre sur deux sites, une vie sur deux systèmes.

Si je n'y crois pas moi-même, qui le fera pour moi ?...


Le soleil monte et je sens sa chaleur à travers le carreau. L'écran devient miroir.

Jeannot est passé chercher des œufs. 

J'arrête ici mes écritures, pour faire le tour du jardin, faire vrombir la soufflette.

Les voisins dans le quartier doivent se demander ce qu'il se passe, chez cet Olivier jusque là si tranquille : des chiens, du mouvement, du bruit, de la vie.

Après la sieste, extérieurs toutes. Nous allons longuement longer les rives de l'Adour. Elle rentre doucement, paraît-il, dans son lit. Jeannot finit de nettoyer la boue dans son garage.

L'eau ici est partout. Je me demande où je vais retrouver les chevaux de la barthe.


18 h

J'ai marché longtemps, flâné sur le chemin de halage bordé des berges inondées.



L'eau reste haute. La petite pancarte-toise sort à peine la tête.







J'ai retrouvé trace des chevaux, sur un tertre replanté en chênaie.
Ils ont du se retirer ici, quand l'eau les a encerclés. Les jeunes plants, protégés dans les fourreaux en plastique noir, ont été bousculés. Cette parcelle est en principe inaccessible aux chevaux. Là, les bêtes ont du pousser une clôture, pour se mettre au sec. Certains plants sont juste ployés, ils repartiront. D'autres, sectionnés à la base, referont peut-être des rejets, en cépée.
Les chiennes sont parties comme des flèches dans les fourrés. L'eau, en se retirant, a aplati les ronciers, modifié le paysage. Tout est gris d'une fine pellicule de boue séchée, sur une certaine hauteur. 
L'eau a du laisser sur la végétation un mélange de senteurs affriolantes. Les deux chiennes ne savent plus où donner de la tête. Txief, égal à lui-même, reste en arrière. Il hume goulument sur Lola des fragrances qui l'affolent et le chavirent. Il est chamboulé entre des pulsions mélangées, et ses névroses contradictoires. Ce chien est un grand tourmenté. Rivière l'a pacifié, mais il ne sera jamais serein, j'en ai peur...
Je me familiarise à côtoyer d'aussi près l'onde vive et les eaux dormantes, de part et d'autre du chemin.






Ma promenade me renvoie la métaphore d'un parcours où le cheminement sinue entre des rives noyées dans l'incertitude.
J'ai réalisé ce cliché d'après moi très réussi, sans trop savoir comment. Par un de ces hasards où le destin guide vos pas dans la bonne trajectoire.

On ne sait plus trop ce qu'il y avait, sous toute cette eau.
Lola et Bullou en savent quelque chose : revenant guillerettes d'une exploration parallèle, elles s'avancent, conquérantes. Une nappe d'eau grise s'étale sur le passage canadien, cette grosse grille de cylindres métalliques espacés pour empêcher les chevaux de sortir du pacage. Mes petites chiennes adorent maintenant patauger dans la boue, dans les flaques. Elles plongent volontiers dans la rivière, amphibies qu'elles sont devenues, presque. 
Cette nappe-ci, elles ne s'en sont pas méfiées : Bullou la première s'y est pris les pattes, sentant brutalement le sol se dérober sous elle. Elle a basculé, les antérieurs dans le vide, plongé la tête sous l'eau, est remonté, s'agrippant tant bien que mal au cylindre suivant. Elle a roulé sur la barre, a fini par rebrousser chemin, et faire le tour.
Lola, occupée à chasser, n'a pas vu la scène. Elle s'est présentée à son tour, un moment après. J'ai essayé de l'attirer vers le côté, pour ne pas risquer de la voir se faire mal, en faisant la même expérience que sa cadette. 
Lola est plus vieille, plus lourde, moins leste.
Plus sourde, aussi : elle ne m'a pas écoutée. Elle s'est avancée bille en tête, fiérote de son expédition dans les broussailles, portant haut sa queue en panache.
Et vlam, elle s'est rétamée, le menton sur le fer, dans un glouglou tumultueux. Bien vite, elle a compris que quelque chose n'allait pas, et, sans demander son reste, a fait demi-tour. Même pas vexée, elle s'est ébrouée, et nous a rejoints.

Nous avons continué notre promenade sous les arbres. Un dépôt de limon gris faisait du halage une grève au sable mouillé.






Le grand chêne penché sur mon ponton à mélancolie veille toujours.








Et, là encore, la magie d'un flash désactivé, la conjonction d'un rayon de lumière et d'un angle de visée, m'ont offert cette image presque surnaturelle. J'ai le sentiment d'une réalité déjà belle telle qu'elle, sublimée par ce qu'on y met.






Nous sommes revenus vers le Vimport. Les peupliers droits dans l'eau plate renvoient vers le ciel leurs reflets inversés.

A la maison, j'ai nettoyé soigneusement les chiens. 

Ils se sont affalés sur les tapis, yeux fermés sur toutes ces sensations mélangées.






dimanche 13 décembre 2020

6 au 13 décembre


Dimanche 6 décembre 2020 10h30


Dans l'air vif du matin, nous faisons notre tour du cheptel local.

Bullou s'intéresse toujours à Raymond le pigeon.





Et Raymond le pigeon se méfie maintenant de Bullou.
Il la scrute, à l'abri derrière le grillage galvanisé.



Nous revenons au chaud.
Dans la foulée de mon virage de mode de vie, nous allons en ce dimanche matin décorer notre sapin de Noël.
A la ferme, jamais au grand jamais, je n'ai vu un sapin de Noël. Et bien, maintenant, à Rivière, j'en aurai un. Je me fais aux bonnes règles sociétales. Je m'en sens étrange, mais bon, bonne élève, je m'applique, à faire comme on l'attend de moi.
Je me demande même, si, suivant cette pente savonneuse, je ne vais pas me mettre à faire des cadeaux, aussi... Il ne manquerait plus que ça ! 

En attendant, et pour mettre un peu d'air dans cette observation assidue de mon comportement hors-sol, je vais cette après-midi rejoindre mes troupes à la jardinerie. Et là, du sapin, je vais en souper !




 Lundi 7 décembre 2020  11h10


J'ai vite fait sorti les chiens dans le petit bois, entre deux averses.

Ils commencent à faire parler d'eux, en coursant les chats du quartier. Je sens venir les querelles de voisinage...

Je vais tâcher de les discipliner : à leurs âges, et leurs antécédents, ça n'est pas gagné !

Je pensais être fourbue, après la fin de semaine aux sapins. Nous vendons beaucoup de grandes tailles, des sapins hauts, larges... et lourds ! 

Le client choisit, plus ou moins vite selon sa tournure. Ensuite de quoi, il faut traîner le sapin vers la machine à enfiler, louvoyer entre d'autres sapins montés, et les clients absorbés dans leurs contemplations, jaugeages et évaluations. Celui-ci trop petit, celui-là trop large, ou trop fourni, quand ça n'est pas assez, la flèche trop dégarnie, tordue, ou fourchue. 

Très rarement, (trop!) on entend un mouflet s'exclamer : ooohh, celui-là, c'est celui-là que je veux !! et les parents approuver, d'accord avec lui et entre eux. Le consensus paraît difficile à trouver, et les conflits intrafamiliaux latents s'expurgent autour du choix du sapin de Noël. Sous nos yeux consternés, quand ce n'est pas ébahis, tant parfois la cristallisation est cathartique. (J'aime bien, ce mot, ces temps-ci, je le mets facilement à toutes les sauces).

Finalement, on arrive à dénicher la perle rare. Là, vite vite avant que le client ne se ravise, on enfourne l'heureux élu dans l'entonnoir galvanisé de la machine à filets. Il faut soulever la base embûchée, d'un petit mètre, hauteur bien suffisante à tirer sur la lombaire vrillée. 

Pour les gros sapins bien ventrus, la manœuvre d'introduction dans le fût galvanisé est difficile. Les branches compressées se bloquent à l'entrée, en un gros bourrelet têtu. Il faut pousser, enlacer, pour affiner le paquet. A l'autre bout, on voit arriver la tête, non, le pied, trop loin dans le cylindre pour pouvoir le tirer. La machine ripe au sol, et avance avec la poussée. Il faut la maintenir. Nous nous mettons parfois à quatre, pour arriver à extirper le sapin engagé, dûment saucissonné dans son filet. C'est un véritable accouchement, et les plaisanteries à cette analogie vont bon train. Elles en sont éculées, mais, puisque l'image reste prégnante, nous la galvaudons jusqu'à l'usure.

Pour les petits, c'est un jeu d'enfant : on présente, on fait glisser, et hop, on récupère de l'autre côté le bébé emmailloté. Bim, sur le chariot prévu à portée, hop, le petit ticket pour la caisse, et le tour est joué.

A propos de ce ticket, plusieurs écoles s'affrontent. Je suis pour la sobriété, le minimalisme épuré. Sur ceux que je fais, il y a juste : bleu, B50. Comprenez : sapin abiès nordmann hauteur 150/175, cravaté de bleu, et monté sur une bûche en bois creusée d'un trou d'un diamètre de 50mm.

Mes collègues, sans aller aussi loin, dans un sens ou dans l'autre, explicitent : abiès bleu, bûche de 50. Le tout est calligraphié avec application, en enlevant le gant mouillé, pour plus de précision dans l'écriture et moins d'humidité sur le papier. En position accroupie, puisque nous n'avons rien trouvé de plus pratique comme bureau qu'un présentoir à ras du sol.

Hier après-midi, nous étions la vieille garde en majorité : Philippe, Agnès et moi. Tous au dessus des 55 ans. Autant dire que les relevés poussifs, les approximations calligraphiques (lunettes enlevées pour cause d'embuage au dessus des masques), les "hans" d'efforts n'ont pas manqué.

Dieu merci, Antoine et Timothy, de la viande plus fraîche, compensaient nos manques.

Nous avons terminé l'après-midi honorablement, contents de nous et de nos affaires.

Des averses drues crépitaient sur le toit de la pergola. La nuit était tombée dès 17h30.

Philippe me dit :

- qu'est-ce qu'il pleut, ici !

Je le regarde :

- ça fait combien de temps que tu es dans la région, Philippe ?

- Près de 20 ans, pourquoi ?

- et tu te sens d'où, de là bas ?

Il rit : c'est vrai, je me sens très bien, maintenant, dans la région, mais je suis natif de "là bas". Et c'est "là bas" que je me sens "chez moi". 

Il vient de Marmande...

Hé bé, les affres de ma migration ne sont pas finies, alors !

Je pensais m'en tirer à trop bon compte...

Je suis beaucoup aussi sur ces notions d'exil, ces temps-ci.

En plus de celles de catharsis.


17h30

Nous rentrons d'une grande goulée d'air pur et de grésil mêlé.

J'ai longuement parlé au téléphone avec Hélène. Ses projets. Les miens. C'est une bonne amie, et elle m'apporte souvent l'éclairage juste. J'espère en faire autant pour elle.

Les eaux sont montées, dans la barthe :








Nous partons sur le bord de l'Adour. L'allègement confinatoire nous y autorise maintenant.
Les berges sont là aussi noyées, mais le chemin de halage reste praticable toute l'année.





Les ors pourpres ou ocrés s'enflamment dans les taillis et les fourrés.

Sur les rouleaux gris métallique d'un ciel plombé de pluie, les couleurs se rengorgent.

Nous avons marché une paire d'heures. Les chiens ont préféré rester à l'abri.

La vie est plus lente, ici. Plus facile et plus douce. 

Les Landes planes m'amollissent et ma fainéantise s'alanguit dans ces contrées faciles.

Les coteaux basques, abrupts et ardus, m'ont galbé le mollet et aiguisé le tempérament.

Je n'ai plus ni envie ni besoin de durcir davantage une mécanique vieillissante et en voie de décrépitude. Je laisse aller, gentiment. Je "me laisse aller" ? comme le chantait Aznavour.

Peut-être bien. Et pourquoi pas !


Mercredi 9 décembre 2020 19h41


J'ai refermé la ferme sur la nuit noire. La pluie s'est abattue, ici aussi.

J'ai du ce matin remonter sur le toit, chapeauter la cheminée ouest. Un vilain suintement clapotait dans la maison. J'ai été ramenée à l'année dernière, à la même époque, je crois bien. J'avais à la petite aube coiffé de la même manière ma cheminée.

Cette grande bâtisse prendrait vite l'eau : il faut la surveiller comme le lait sur le feu...

Avec mes seules visites hebdomadaires, j'aurais vite fait de passer à côté d'un début de dégradation. Une ribambelle de gardiens suppléants veille pour moi.

J'ai passé du temps avec mes génisses, aujourd'hui.

Du temps avec mes frères. Du temps avec mes nièces.

Je suis juste sortie pour aller nettoyer notre tombe. J'ai enlevé la coupe de chrysanthèmes orange : les grosses têtes ployaient sous le poids de l'eau, lamentables. J'ai surélevé les bruyères pour les drainer. La nuit tombait déjà. Je suis rentrée pour préparer le dîner.

Lucie est passée nous voir, la mâchoire enflée d'une intervention sur une dent.

Je n'ai pas vu passer la journée.

J'ai l'impression de faire les choses à la va vite, ici. Ca ne me plaît pas. 

Je dois penser notre nouvelle organisation de 2021. Ménager du temps pour chacun. Et pour moi.

Je n'aurai plus les génisses. Je ne les regarderai plus longuement craquer le foin dans les râteliers.

Neska Motz aux cornes coupées purulait  un peu de la gauche. Elle devenait dangereuse pour les autres, avec les deux appendices effilés dont elle se servait de mieux en mieux. Nous lui avons coupé les pointes. Elles partaient d'ailleurs de travers, et l'intervention lui a plutôt arrangé la mine. 

Je l'ai soignée, ma petite diablesse à la robe noire rutilante

J'ai fait le tour de mes bêtes, étrillé les échines empoussiérées par l'hivernage, cardé les cuisses souillées. Vérifié dans les plis épais l'absence de gales. Enlevé les brindilles de paille dans les coins des yeux. Frictionné les chanfreins. Claqué les épaules larges et caressé les flancs ronds.

Tout ça me manquera. C'est le tribut à acquitter pour embrayer sur la nouvelle décennie.

J'en ai eu près de 6 pour m'assouvir de ce plaisir à soigner de grosses bêtes.

J'en garderai beaucoup de bons souvenirs, beaucoup d'images de toutes ces vaches colorées.

Tous ces moments passés avec elles, toute cette grosse chaleur, ces remugles riches, lourds, cette ambiance de la vieille étable, quand je restais les soirs sur le banc, une tasse fumante à la main, les chiens autour de moi, à les regarder, repues, tranquilles. Elles me partageaient cette paix, en nourrissait la mienne, si vite malmenée.

Celles-ci seront mes dernières, très certainement.

J'écoutais l'autre soir ce pilote de formule 1 renonçant à sa carrière après un spectaculaire accident. Il était sorti au dernier moment de sa voiture en feu. Les mains brûlées. 

Il allait mettre sa carrière en suspens. L'arrêter, sans doute : il avait vu la mort, l'avait appelée Benoît, comme on tutoie un ami que l'on s'apprête à suivre. Puis, le sursaut de survie l'avait dressé, l'avait fait bondir, en détendant son corps jusque là lourd et coulé dans du plomb.

"Pour le moment" disait-il en parlant du hiatus de sa carrière. Pour glisser plus doucement vers le définitif...

Je garde moi aussi dans un coin de tête l'idée que je pourrai reprendre des bêtes, quand les travaux seront terminés, quand peut-être j'aurai réorganisé ma vie autour de la ferme, de nouveau.

J'entretiens cette espérance comme une petite flamme presque éteinte.

Je sais que ça n'arrivera plus, j'en suis presque sûre, du moins. Ce "presque" me facilite les choses, pour le moment.

Ma décision pour une fois était assez réfléchie. L'issue programmée, admise. Pas acceptée tout à fait. J'ai pensé d'abord faire suivre mes génisses à Rivière. J'ai du renoncer : jamais je n'aurais retrouvé ici mes conditions d'éleveuse de salon. J'ai essayé aussi de placer mes génisses, pour pouvoir les suivre, de loin, au moins. C'était une manière de ne pas renoncer complètement. Quand il le faut, pourtant : tous mes volets de vie ne sont plus conciliables. 

J'en garde tant : mon mari, mes amis, ma famille, même moins prégnante, mes chiens, les mots, lus et écrits, les paysages, les arbres. Mon métier où je prends racine et en donne.

C'est beaucoup. Ca suffira largement à me faire une jolie vie.

J'ai pu donner à mes deux parents la chance de mourir là où ils ont aimé vivre, dans le milieu où ils l'ont faite, cette vie.

Je vais m'arranger maintenant pour aimer la vie qui m'est offerte, celle que je choisis.

Je suis capable de m'arranger de tant de choses...


Jeudi 10 décembre 21h30.


A cette heure à Agorreta, l'étable est vide. Ce doit être étrange.

Je suis à Rivière. Et l'eau roule dans la barthe et sur mes joues brulantes.

J'ai l'impression vertigineuse de frôler de trop près mon histoire imaginée en 2008. Qui finissait mal.

Et je rirais presque de mon penchant mélodramatique. De mon goût pour le dithyrambique, l'ampoulé, le soufflé. Quand mon noyau essentiel est plat et dur comme un galet de rivière. C'est peut-être une manière de le protéger...

Je l'ai écrit il y a peu, et je le réécris aujourd'hui : écrire, c'est proposer une fin heureuse à l'histoire. Quand on va bien.

Là, l'image mentale de mon étable vidée ne me réussit pas trop.

Je vais tâcher de m'en mettre une plus jolie en tête. Plus tard. Pour le moment, je laisse aller ma peine. 


Vendredi 12 décembre 2020 18h40


J'ai marché le long de l'Adour déversé sur ses rives.

Les chiens traquent les ragondins tapis au ras de l'eau. Ces horribles bêtes les noient, paraît-il, les entrainant par le fond, en plantant leurs dents jaunes dans les gorges. Ils peuvent rester submergé très longtemps, et les promeneurs impuissants revoient leurs chiens remonter d'un tourbillon rouge, noyés, morts. 

Comme jolie image, je pourrais trouver mieux !

Mes chiens se sont bien amusés, et nous sommes tous rentrés, mouillés, mais saufs.

Les arbres aux troncs plantés dans l'eau grise parlent de résistance. De meilleurs jours leur viendront, quand les flots rentreront dans leurs lits.

De meilleurs m'en viendront, quand les tumultes de 2020 s'assagiront.


Dimanche 13 décembre 2020 10h53


Je relis mes dernières chroniques.

J'y retrouve le tumulte des idées dans ma tête. Mes doutes et résolutions, mes projets et mes regrets.

Ce genre de virage à mon âge coûte. 

Ce que l'on fait à 20 ans, insouciant et confiant, devient difficile à 60. La vie a eu le temps de faire vaciller toute cette belle énergie vierge. Les blessures remontées de loin marquent profond et égratignent les prospectives. Pour moi, du moins. 

Je m'avance sur la rampe, cillant pour essayer d'apercevoir les silhouettes autour. La méfiance ralentit mon pas et rentre ma tête dans les épaules, comme quand on a peur des coups.

C'est idiot de se mettre tout seul dans une posture inconfortable. Rien ne m'y a obligée. Rien à part le sentiment du devoir de transmission. 

Dès qu'on dit "devoir", disait mon pilier délicat, on est dans les schémas. Et il faut sortir des schémas. Dès qu'on dit "il faut", aussi, d'ailleurs on y est, dans ces schémas à éviter.

Alors, je vais arranger ça : j'ai eu l'envie de transmettre, le besoin de penser plus loin que ma petite personne. Et je suis persuadée de la légitimité et du bien fondé d'une telle transmission.

J'ai reçu la vieille ferme en héritage. Comme on reçoit "l'amour en héritage", chantait Nana Mouskouri. (Je suis très chansons, chansons qui datent, je ne suis pas du tout la discographie moderne).

Je vais la quitter, ma vieille ferme, la faire passer à ceux de mon sang, qui la veulent, à leurs alliés de cœur, sans attendre que la maladie ou la mort m'en sortent, et que mes suivants se tournent vers autre chose. Mes successeurs pourront ainsi en profiter longtemps, la faire vivre, autrement, et la transmettre, à leur tour. 

Je joue avec cette idée dramatique du grand départ, de l'exil. De ces petites morts où on quitte, on abandonne.

On imagine facilement la peine de celui qui est abandonné. Laissé seul sur le quai désert.

On croit trop souvent que celui qui part, de son propre choix, le fait le cœur léger. Parce-qu'il a choisi de partir, justement. Qu'il le fait pour aller vers cet autre chose qui l'attire. Qu'il en oublie ce qu'il quitte, facilement, et s'en exonère sans mal.

Quand on est à l'aube de sa vie, c'est sans doute vrai. Et salutaire.

Moi, j'ai du attendre trop longtemps...

La culpabilité me taraude. L'attrait de l'avenir me l'allège, mais ne me l'enlève pas.

Je sens bien combien je surfais mon importance pour Agorreta. Combien je m'accroche à ce rôle où je me suis plu tout ce temps : le rôle de la "régente". 

Je sens bien que derrière cette culpabilité d'abandonner, il y a aussi le besoin pathétique de se croire retenu. Quand on ne l'est plus.

Seigneur Dieu, comme j'aime à me compliquer la vie ! Et oui...

J'ai toujours aimé ces introspections ridicules et stériles. Je me promène en moi-même comme dans un bois touffu. Je m'y emmêle aux taillis, et tombe, parfois, sur un sentier joli. Ce seul sentier découvert, mérite largement mes errances et mes fatigues, lisse les égratignures et en apaise les griffures.

Alors, je persiste, je tricote et détricote, sans fin ni but.

Comme je triche, aussi. Fausse les cartes et tronque les mises.

Je pars de la vieille ferme, dis-je. En restant collée à elle, dans cette partie plus récente où j'ai vécu la moitié de ma vie. Comme départ solennel, ça se pose là !

Je me fais mes films, mes romans à deux balles.

J'aime triturer les émotions, mélanger l'authentique et le théâtreux. J'en fais une telle mélasse que je ne sais plus moi-même ce que je sens, au juste. C'est peut-être la bonne manœuvre pour y échapper, à ces maudites émotions qui me débordent,  puisque je suis infoutue de les dompter.

Je fais diversion, à la vue des autres et à l'usage de moi-même.

Je clame tragiquement "je ppparrrs !", yeux fermés et la main retournée sur le front.

Et je reste, accrochée comme le vilain petit pou !

Je geins, sur mes peines, et, implacable, je tranche brutalement dans le vif. Mes génisses en savent quelque chose. Bah... Elles ont eu eu une bien jolie vie, à Agorreta. Et les bêtes que j'ai eues avant elles aussi. 

Mon irruption dans leur parcours les a toutes sorties d'un destin sans surprise : nous ne sommes pas en Inde, et les vaches ici sont des usines à viande, ou à lait. Alors, un petit tour à Agorreta, ça leur a fait de jolies vacances, à toutes celles qui sont passées là.

S'il doit en venir d'autres, elles s'en porteront aussi bien, et moi avec.

Et voilà une culpabilité facilement levée !

Je suis une véritable roublarde, à la vue des autres et à l'usage de moi-même.

J'embrouille et je m'embrouille.

La molécule renfloue mes enlisements. Elle ne peut pas en clarifier les bouillonnements, en plus.

2020 m'aurait joliment fait sombrer, sans elle. Je m'y serais noyée, emportée dans les turbulences comme le chien par le ragondin.

2021 devrait, en sa fin, débroussailler tout ça, et m'installer dans une perspective plus stable. D'où j'aurai une vue mieux dégagée. C'est mon espoir et ma visée vers l'avenir.

S'il m'est donné de le vivre.


18h30

Nous sommes allés au lac de Léon. 

Nous varions rarement nos parcours. Mais bon, là, avec la mini-meute, nous l'avons senti comme ça.










La fougeraie sous les pins ploie des dernières pluies.

Je retrouve ces sentiers où, cet été, je me demandai où j'irai, derrière Olivier.

Là encore, je le suis. Décidée, encore, s'il se fourvoie, à me fourvoir avec lui.

La promenade dans la forêt de pins recentre les idées et ramène dans mon esprit le calme de la surface lisse et immobile du lac.

Peu d'éléments, ici : la fougère rousse, les pins noirs,  le sable blanc. Les idées ne s'y égarent pas, elles se structurent des longs fûts sombres. Les sentiers sont droits, on y voit loin, sans surprise.

Ca m'a fait du bien.

Je retourne à la jardinerie demain.

Là, il n'y a pas à se casser le bol : un sapin, une bûche, un client, le filet, le ticket.

Ca fatigue sainement le corps, et ça aère l'esprit.

Juste ce qu'il me faut, ces temps-ci.











ier.





mercredi 2 décembre 2020

2 décembre

 


Mercredi 2 décembre 2020 9h30


J'ai activé la logistique pour me libérer une plage écriture.

Je prends un rythme Rivière. 

J'ai déjà relevé combien on se familiarise vite à un nouvel environnement, à de nouvelles cadences. Pour peu qu'on soit bien quelque part, qu'on trouve ses marques, on se sent vite là comme si on y avait été de tout temps à jamais. (J'aime beaucoup cette expression : de tout temps à jamais. Une sacré idée de l'éternité, et de la légitimité à s'y inscrire).

Mon père en séjour à la Concha revenait après quelques pas laborieux vers sa chambre en disant :

- emen dun ne kabi ttikia.

- c'est ici mon petit nid.

Sa chambre était petite, sombre, pas spécialement accueillante, même pour une chambre de malade. Et bien, pour lui qui y restaurait ses forces, elle était un refuge, un petit paradis sur terre.

Il s'était adapté à ce milieu là, laissant son horizon s'y étrécir.

Pour moi, l'horizon s'élargirait plutôt ici des grands espaces.

Pour l'habitat, par contre, je troque une grande bâtisse, avec étable, granges, greniers, champs, contre un pavillon urbain et son petit jardin.

Cette réduction spatiale ne me contraint pas. 

Je me fais bien vite au confort du logement citadin, à la commodité d'une maison propre, où la poussière de foin, les marques de boue et la crasse de grosses bêtes ne ruinent pas au fur et à mesure toute tentative de ménage en profondeur. Ou en superficie, d'ailleurs.

Je ne regrette pas trop la rudesse authentique d'un milieu au plus près de l'origine vitale, du magma odorant d'entrailles chaudes, où se mélangent sang, sucs et stupre. Je m'étonne à peine de ne plus sentir sur moi, au détour d'une porte de casier de vestiaire entrouverte, la riche senteur, (je n'en suis pas encore à puanteur !) de l'étable, imprégnée sur mes vêtements comme un sceau indélébile. Mes collègues soulagés ne me la réclament pas.

Comme on oublie vite nos basiques, comme on se laisse facilement endoctriner par l'aisance et l'artifice ! Je m'amollis dans cette ouate où nos sophistications se prélassent.

Je me fais très bien aussi aux levers un peu plus tardifs, aux retours de la jardinerie où j'arrive pour me mettre les pieds sous une table garnie.

Je me fais avec facilité à la compagnie de mon homme, quand je bêlais avec grande conviction après une solitude où l'on se retrouve en très bonne compagnie avec soi-même.

Ma bonne compagnie avec moi-même, je l'ai maintenant pendant ces jours de repos, quand Olivier travaille et que je suis seule dans la maison calme.

Le feu crépite dans la cheminée, les chiens essaimés sur les tapis soupirent en entrouvrant un œil. La machine à laver vrombit l'essorage comme un avion au décollage. Je préparerai tout à l'heure le repas. Je sortirai prendre l'air avec les chiens quand le soleil sera plus haut, plus chaud. Pour le moment, il lape les murs, pâle et sans force encore.

J'ai plaisir tout de même aussi à rentrer à la ferme, le jeudi soir, après la jardinerie. Je retrouve vendredi mes frères, mes nièces, ma ferme, mes vaches.

Les arrangements pour l'avenir prennent bonne tournure.

Je me coule dans la trajectoire initiée depuis bien longtemps. 

J'en suis à ce moment du passage de sceptre, quand le sortant adoube le rentrant.

J'ai la chance d'avoir dans les miens des mains bienveillantes prêtes à le recevoir. Je le leur confie avec confiance, et soulagement. Ce sceptre me devenait un peu lourd. 

Le temps avance, et notre mode de vie s'y conforme. J'ai préféré devancer cette évolution, ne pas rester dans l'entre-deux où s'accrochent des bribes d'un passé à "révoluer". Le temps avance et le temps des doutes, de l'irrésolution, grignote ce temps à venir. 

Je sais où je veux aller, et je sais comment le faire.

Jusqu'ici, ce sentiment de devoir et de savoir ne m'a jamais fourvoyée. 

Il m'a coûté, parfois. Il me coûtera encore, cette fois. Je ne mute pas après près de 60 ans d'une vie accrochée à Agorreta, sans grimacer de quelques contorsions douloureuses. Les sas de décompression sont souvent des espaces au suspense inconfortable. 

J'ai trouvé une parade ma foi efficace : au lieu de brutalement "cesséssioner", je prends la tangente. Je pars, mais pas tout à fait. Je garde moi aussi "kabi ttiki bat", mon petit nid.

La mutation du mode de vie paraît bien enclenchée. Ma paresse et ma rusticité vite domestiquée y trouvent leur compte.

Un relent aigre de petite trahison me revient quand même. J'ai cette impression très désagréable de tourner le dos à un monde qui m'a faite. De quitter un navire, alors qu'il ne prend même pas l'eau.

Je sais que le bateau continuera de voguer, et que les matelots se porteront très bien sans capitaine. 

Je ramène ici mes cahiers, mes histoires, mon histoire et mes chiens.

Je ramène ici à son mari une épouse absente pendant  15 ans. Fermée pour cause de sentiments différents (sic Bibi), en l'occurrence, priorités différentes.

Une scène me revient :

Je devais avoir 7 ou 8 ans.

Nous étions avec ma mère dans cette voiture aux deux tons de bleu, arrondie autour de phares en globes. C'était pendant la tournée du lait. Je ne sais pas pourquoi j'étais seule avec elle. Habituellement, nous étions là à trois ou quatre, avec mes frères. Tout en nous conduisant à l'école, notre mère nous faisait faire la "'tournée du lait". Nous déposions chaque matin les bouteilles de lait encore tièdes devant les portes closes. Et récupérions les bouteilles vidées de la veille. Chacun de nous était dédié à "ses" clients. Nous nous égayions dans les ruelles, surgis de la voiture bleue, et revenions nous y engouffrer, entassés les uns sur les autres, jusqu'au prochain arrêt.

Ce matin là, donc, j'étais seule avec ma mère, un peu perdue dans cet espace soudain si grand pour moi. Nous ne discutions pas trop, elle et moi. Nos échanges étaient purement pratiques.

Là, je ne sais pas ce qui me passa par la tête. 

J'étais, et je suis toujours, coutumière de ces cheminements de pensée où les idées gambillent dans mon cerveau, tels des chevreaux au pré. Le jeu dure, à bas bruit. Puis, une conclusion, au mieux, ou, plus souvent, une interrogation, me vient. Oui, mes raisonnements sont rarement aboutis, et j'en reste malencontreusement à des questionnements vaseux, où ma tentative d'analyse s'enlise. Avec pour résultat, une compréhension plus glauque qu'au départ, du concept examiné.

C'est beaucoup de fatigue pour rien, et même, pour pire, c'est très dommage, oui, mais c'est ainsi. C'est inscrit dans ma notice, et je suis livrée comme ça.

Le travail mental se fait en solitaire. La conclusion ou la question, elle, est livrée, comme un cheveu sur la soupe, de but en blanc, à qui à le bon heur de se trouver à portée. Et réceptionne le colis sans avoir idée de la trajectoire qui l'a conduit là.

Ce matin là, déjà, le processus enclenché mena à une question :

- emazteki batentzat, zer da lehenbiz, gizona, ero burasoak ?

- pour une femme, qu'est-ce qui prévaut, le mari, ou les parents ?

Je serais bien en peine de reconstituer le début de l'écheveau qui me déposa à cette croisée.

Peut-être étais-je alors déjà amoureuse d'un petit Olivier exotique ? ou autochtone ? Je ne me souviens pas. Inquiétée d'une indisponibilité, pour cause sentimentale, qui aurait vidé ma place dans la voiture au deux tons de bleu ? Tiraillée entre mon devoir de bonne petite fille à sa maman et la vie dehors ? Non, je ne me souviens pas.

Toujours est-il qu'alors, déjà, j'avais de ces interrogations existentielles.

Ma mère, à mille lieues sûrement de ce genre de préoccupations, encore que, dut m'envoyer bouler. Je ne me souviens pas non plus de sa réponse. Décidemment, ma mémoire flanche...

Encore que, et même sûrement pas !, à mille lieues de ces préoccupations. Puisqu'elle-même était dans le vif, entre ses vieux parents, son mari, et pour faire bon poids, ses enfants !

Ma mère et ses parents, sont arrivés à la ferme en 1936. Retour aux débuts de ce "bloc".

En 1951, arrive Joset, mon père.  Tout ce petit monde cohabite, jeunes époux et couple-souche.

Ce terreau de culture s'enrichit d'une tripotée de petits garnements turbulents. Et tout ce joli monde continue de cohabiter.

Quand j'arrive avec ma question subsidiaire, vite après 1970, ma mère sort à peine du deuil de son père, qu'elle a soigné et veillé. En soignant et veillant ses 5 enfants. En travaillant comme une "bourrique", selon sa propre expression. Avec un époux en pleine force de l'âge au summum de sa carrière de mâle. Et une mère explosive avec laquelle elles s'écharpent au retour de chaque tournée du lait, justement. Sur le menu pour le déjeuner, peut-être ?

J'imagine en frissonnant la situation de cette femme, ma mère, à l'aube de la cinquantaine, ne sachant plus où donner de la tête, et faisant quand-même face, et front.

J'imagine son exaspération, quand, tombant des nues, elle entend sa morveuse de mouflette lui demander :

- dites-moi ma mère, faites-vous bien ?

Elle, qui essayait au prix d'un écartèlement constant, de concilier toutes ses facettes de femme : fille, épouse, mère, paysanne. Et qui y arrivait ! Sans se poser de questions, harnachée d'une fatigue suffisante à étouffer toute velléité d'intellectualisation. Sa survie, c'était foncer, tête baissée, ne surtout pas s'arrêter, et encore moins pour réfléchir...

C'est ce qui me perd, à moi : trop réfléchir, penser, sans arriver à rien en tirer.

On ne se refait pas ! La notice, ça s'écrit dans les gènes.

Après ce petit tour en forêt, je reviens à l'ici et maintenant.


Je ne suis pas faite d'un bois aussi dur que celui de ma mère. Je me suis pelée à concilier les seuls rôles de fille et d'épouse. Paysanne, je le suis, (je l'ai été ?) en dilettante. Ca ne compte pas. Pépiniériste, 35h par semaine, ça ne compte pas non plus, au regard des 18h par jours maternels.

Je renonce à me mettre sur les rangs de la compétition. C'est plus salutaire.

J'ai cette chance immense d'avoir été attendue. Attendue par mes amis délaissés. Attendue, de justesse, par un mari désabusé d'être trop longtemps resté une ombre.

Je suis bien décidée à la saisir, cette chance. A ne pas la laisser passer.

J'ai été une bonne fille, loyale et méritante. Je l'ai été jusqu'à en devenir une femme vieillissante déjà, et oublieuse d'être autre chose.

J'ai tenu humblement mais honorablement mon rôle dans les partitions familiales et sociales. 

Quand je me re-raconte l'histoire, elle me plaît. Evidemment.

C'est pour ça qu'on écrit, pour faire de sa vie quelque chose de joli. Se la représenter au mieux, et la présenter à ceux qui vous lisent.

C'est du moins comme ça que j'écris, moi.

Les seules lignes que je vais avoir du mal à écrire, parleront de mon rôle de paysanne, dilettante ou pas. Le gros point noir dans cette transformation, dans cette sortie de chrysalide, ce sont mes génisses. Mes quatre beautés que je vais abandonner. J'essaie de les placer au mieux, de leur assurer quelques belles années encore. Je ne suis pas sûre d'y arriver. Je ferai ce que je peux.

Je les ai déjà laissées à Antton. Et la culpabilité m'en taraude. Quand on a des bêtes, on s'en occupe, journellement, et plusieurs fois par jour. On construit avec elles cette relation unique et exclusive. Mes génisses, je les ai délaissées. Elles me reconnaissent de moins en moins, attachées à Antton qui les nourrit et les soigne, à ma place. Lui n'est pas dans l'optique d'entamer maintenant une carrière d'éleveur.  Les vaches, il les aime bien, elles le lui rendent. Mais, lui non plus, l'odeur lourde de l'étable accrochée à lui, il n'y est pas spécialement attaché.

Je vais vider Agorreta de ses vaches. La confier à d'autres mains qui lui garderont son âme, autrement.

Sortir mes vaches, c'est une petite douleur, et une grande peine, pour moi. C'est une page qui se tourne. J'en garderai les images de toutes ces bonnes bêtes, de toutes ces vaches dont la première m'a nourrie, quand ma mère exténuée n'avait plus de lait pour moi. Je pardonne à cette femme courageuse sa fatigue, et je me pardonne mon choix. Parce-que je crois que c'est le bon.

Je me pardonne mon choix, et je redémarre un projet dans la terre, toujours, dans la mienne, celle de mes racines paysannes.

Mes châtaignes. Une bougonne ronchonne aux yeux mi-clos d'hippopotame mes les a balayées des hauts d'Agorreta. Pour y mettre de la vitrocéramique photovoltaïque, paraît-il, à la place. Bon.

Alors, je les ai délocalisés, mes châtaigniers. Ils racineront plus bas, chez moi. Là où paissaient mes vaches. Ils se nourriront de tout cet humus enfoui là sur des décennies de pacage. Ce sera une manière de perpétuation. J'aime à le voir ainsi.

On ne peut pas tout avoir, et choisir, c'est renoncer. J'ai écarté avec un gros serrement de cœur mes génisses, pour planter dans ma terre des arbres. 

Cette histoire finira bien, à l'ombrage d'une châtaigneraie que je suis encore à temps de voir embellir.

C'est ça aussi, écrire. Imaginer une fin heureuse.

Cette histoire, la mienne, pourtant, je l'avais sombrement terminée, en 2008, dans ce "La pause" où j'avais purgé mon malaise d'alors :


Le jour où ma mère gît au petit matin dans son lit, sans mouvement, je lui ferme les yeux sans grande émotion. Ca fait quelques temps déjà que je ne la sentais plus bien vivante.
Cérémonies d’usage, défilé des familiers, tout se passe dans une ouate où je perçois les bruits et les gestes au travers d’un brouillard protecteur.
Je m’occupe des formalités, je me distrais quelques jours de ce malaise pesant en retrouvant une utilité.
Mon père est effondré. Il ne dit rien, baisse la tête et cherche dans le vin un réconfort impossible.
Moins de deux semaines après la mort de sa femme, il se pend à une poutre du grenier. C’est mon frère qui va le trouver et le décrocher, avant de venir me chercher, pâle comme un spectre.
Nous n’avions même pas rangé le linge mortuaire. Même défilé des mêmes familiers abasourdis. Même brouillard cotonneux. Là encore, je fais ce qui est à faire.
Je ne cherche pas à comprendre. J’assiste à la déliquescence des choses de ma vie passée. Tout tombe en lambeaux autour de moi.
J’assiste à tout, je ne participe à rien. Je reste passive, je me retire loin en moi. J’y sens le vide.
Mes frères ne me disent rien. J’ai compris depuis notre scène des familles que la ferme ne perdurerait pas au-delà de mes parents.
Le surlendemain de l’enterrement de mon père, je demande au maquignon de venir. Cet homme noiraud et râblé nous a suivis depuis des décennies. C’est lui qui nous a vendu ou acheté toutes nos bêtes.
Il arrive en début d’après-midi. Il a assisté à la cérémonie des funérailles, je lui ai serré la main en le regardant longuement.
Il sait bien de quoi il va être question. Notre situation n’est pas un cas unique. Bien des fils de paysans autour de nous ont vendu les terres héritées de leurs parents. Et les bêtes avec, pour s’en débarrasser.
C’est d’ailleurs assez compréhensible, compte-tenu de la pression foncière dans le coin. Au prix du mètre-carré de terrain, il n’y a pas besoin d’y regarder à deux fois avant de se décider.
Je comprends cette position, je n’ai pas de commentaires à faire dessus. Economiquement, il n’y a pas à hésiter. Et je ne l’ai pas fait.
Nous nous sommes facilement mis d’accord. Je voulais juste que les choses aillent au plus vite. Il m’a entendue et a fait le nécessaire.
Le lendemain matin, la longue bétaillère reculait dans la cour, devant les portes grandes ouvertes de l’étable.
J’avais abondamment nourri tout le monde, les vaches étaient repues et les veaux dormaient le ventre rebondi.
Je craignais ce moment. Je savais que ce serait difficile. Ca l’a été.
Pour faciliter la manœuvre, j’avais la veille modifié le parcours de sortie de mes vaches. D’ordinaire, elles allaient au champ par le fond. A part le premier jour de sortie après l’hivernage, où elles sont un peu indisciplinées par excitation, les bêtes connaissent le circuit et ne font pas de difficultés.
La veille donc, un peu perturbées par ce changement, il y avait eu un peu de désordre, les unes faisant demi-tour pour retrouver leurs usages devant les suivantes moins routinières qu’un peu de nouveauté amusait.
Ce matin là, elles avaient toutes intégré la nouvelle chorégraphie et tout se passa sans heurts.
Le maquignon était venu avec son fils. En général, les deux hommes sont assez expéditifs, et, sans être brutaux, ils mènent rondement les choses, en donnant de l’aiguillon électrique si besoin pour activer le mouvement.
Ce jour là, les circonstances étaient un peu particulières, et ils firent preuve de beaucoup de patience. La grande rampe était inclinée devant l’entrée de l’étable, le camion était fraîchement et abondamment paillé, il n’y avait pas d’autres animaux à l’intérieur.
Mes vaches sont pour la plupart vieilles. Certaines boitent. Elles n’avancent pas vite et n’aiment pas être bousculées.
Après avoir salué les deux hommes, je les ai détachées une à une. En les encourageant de la voix et de quelques tapes, je les ai guidées jusque dans la bétaillère. Certaines ont eu du mal à gravir la petite déclivité galvanisée. Elles ont un peu dérapé et se sont étonnées de cet obstacle inhabituel.
Les petits veaux apeurés cherchaient leurs mères au milieu des autres. La bétaillère était longue. Toutes les vaches ont pu avancer sans être tassées avant que la grande trappe ne se referme dans un claquement puissant. Je tâchai de calmer mes bêtes effrayées. Elles tournaient en rond et me bousculaient au passage.
Le fils du maquignon ouvrit une portière sur le côté et vint me chercher. Il me prit par le bras et me tira en arrière.

-          Allez, me dit-il, ne reste pas là. Je reviens demain pour les papiers. Ne t’en fais pas, je m’occupe de tout ce matin. Ca ira vite.

J’étais anéantie, incapable de répondre quoi que ce soit. J’eus à peine la présence d’esprit de lui tendre les cartes d’accompagnement que j’avais prêtes dans ma poche. Il en aurait besoin pour rentrer les bêtes à l’abattoir.
Il prit la liasse de cartons roses et, me serrant l’épaule, fit signe à son père de monter dans le camion.
J’entendais les sabots racler le sol. Mais personne ne meugla. Dans un vrombissement sourd, l’engin s’ébranla lentement.
Je restai debout au milieu de la cour. Je n’avais pas envie de retourner dans l’étable vidée. Le soleil montait au dessus de la pinède. La ligne d’horizon était nette entre la mer et le ciel plus clair.
Je restai là. J’attendais de voir passer la bétaillère sur la route en face. Je l’entendais encore. Le maquignon conduisait lentement. Toutes mes bêtes roulaient vers la mort. Je leur avais fait une belle vie, je ne pouvais pas faire plus.
Je rentrai dans la cuisine sans passer par l’étable. Je m’assis et restai là un long moment. Quand j’entendis mon frère qui descendait de sa chambre pour le petit déjeuner, je sortis.
Assise contre le mur de la ferme, je regardais le soleil allumer la baie scintillante. Je respirai calmement. Je sentais une paix incongrue entrer en moi.
Mes parents étaient morts, mes vaches allaient être tuées dans la matinée. J’avais cédé les deux porcs, les chèvres et les quelques moutons à un éleveur de Saint-Pée sur Nivelle. Il devait venir les chercher à midi.
J’avais prévu de sacrifier toutes les volailles, une vingtaine de poules, dans l’après-midi.
Je savais que je partirai très vite de la ferme vide. Il me restait une dernière chose à faire, et, pour celle-là aussi, j’avais besoin de mobiliser ma volonté.
J’ai déjà parlé de ma vieille chienne. En plus de celle là, il y en avait une autre, à peine moins vieille, mais plus malade encore. Je la soignais depuis plusieurs années pour un problème cardiaque. Elle avait des crises d’étouffement très pénibles, et le vétérinaire m’avait avertie que quand ces crises deviendraient trop fréquentes, il faudrait se résoudre à faire piquer la chienne.
J’ai toujours eu des chiens. Et je les ai toujours eus autour de moi quand j’étais à la ferme. De petits compagnons de route, attachants et ludiques.
J’aurais pu emmener mes deux chiennes avec moi. Olivier me l’avait proposé. Je n’étais pas persuadée que c’était une bonne idée. Ces bêtes ont toujours vécu à la campagne, en liberté totale. Elles trottinent dans les champs, connaissent leurs repères. Fragilisées par l’âge et la maladie, je ne les voyais pas s’adapter dans un pavillon de lotissement, attendant dans un jardinet clôturé que je revienne.
En plus de ces arguments contestables mais destinés à la galerie, il y avait surtout que je voulais faire table rase de mon passé à la ferme. Je ne voulais rien emporter. J’en avais suffisamment dans la tête comme ça pour ne pas m’en rajouter devant les yeux.
J’avais décidé d’avancer une échéance de toute façon prochaine. J’allais faire piquer mes deux petites chiennes. Je pris rendez-vous pour le lendemain.
Je ne me rendais pas vraiment compte que je m’étais mise dans une logique de destruction. Je distribuais la mort à tours de bras.
Olivier m’en fit la remarque. Certes, nous ne pouvions pas rapatrier chez lui les vaches, les cochons, et toute la basse-cour. Mais bon, tuer les chiennes lui semblait trop extrême.
Nous avons eu cette discussion la veille de mon rendez-vous chez le vétérinaire, le jour même où toutes les bêtes sont parties de la ferme.
J’étais dans un état d’esprit très bizarre. Je recherchais l’isolement, je n’avais surtout pas envie d’expliquer mes comportements.
Je ne comprenais pas qu’Olivier ne le sente pas. Je le regardais me parler, et j’espérais qu’il se tairait, qu’il comprendrait ce besoin de recueillement en ces jours où je perdais tout.
Il insistait, répétant que je devenais inhumaine à force de tout vouloir détruire autour de moi. Il m’avoua que je lui faisais peur.
J’étais à bout. J’étais nerveusement fatiguée, j’avais besoin de beaucoup de silence.

-          Tais-toi, lui dis-je, maintenant, tais-toi.

Je ne prenais pas la mesure de son désarroi. J’étais trop occupée du mien. Quand il laissa libre cours à ses inquiétudes, à ses doutes, quand il me répéta qu’il n’était pas sûr de pouvoir vivre avec une femme aussi monstrueuse, je m’éveillai un instant de ma torpeur.

-          Je te fais peur ?

-          Oui.

Il m’avait crié sa réponse. Et s’était enfin tu. Son regard cherchait le mien. Il scrutait mes yeux comme s’il espérait y trouver un restant de cette humanité qu’il croyait perdue.
Et je sentis qu’il avait raison, en un sens. J’avais bien perdu l’envie de partager une existence humaine, civilisée. Je voulais détruire, mais à aucun moment ne me venait l’idée de reconstruire quelque chose.
Et Olivier, mon bel amour, voulait vivre, aux côtés d’une femme vivante, pas d’une enveloppe vidée.

-          Alors, laisse-moi.

C’était une évidence. Je n’avais plus rien à offrir, à personne. Et personne ne me sortirait de ce néant.
Olivier papillota de ses beaux yeux clairs. Il me tendit ses grands bras et se pencha vers moi.
Je me détournai. Il avait raison. J’étais monstrueuse d’inhumanité.
Et je ne savais pas comment j’en étais arrivée là.

-          Laisse-moi, répétai-je. Maintenant, laisse-moi.

Je partis dans le soir. Les petites chiennes me suivirent. Je m’assis sur un talus et les caressai toutes les deux longuement.
Je ne pleurais pas, je n’étais pas triste. J’étais froide, et vide.
Quand je suis rentrée, Olivier était parti.
Quelques heures plus tard, je déposai mes chiennes l’une après l’autre sur une table en inox. Elles me regardèrent pendant qu’elles s’endormaient. Elles semblaient confiantes. Je les tins dans mes bras jusqu’à ce que leurs corps légers s’alourdissent.
Le vétérinaire m’assura que la plus vieille était au bout du rouleau. L’autre, aurait pu durer sans doute.
Je ne répondis rien, réglai ce que je devais, et m’en allai.
En sortant sur le parking blanc de soleil, je décidai de quitter Hendaye, et de le faire au plus vite.
Je m’occupai dans l’après-midi des quelques formalités nécessaires.
C’est simple finalement de partir. On se croit établi quelque part, attaché par d’innombrables lests, et puis, quand on est décidé, tout se fait si vite.
Quelques formalités, une adresse en poste restante pour se faire suivre quelques papiers, et c’est tout.
C’est un peu déconcertant.


Ca faisait un sacré nettoyage...
Et, pour finir, en catharsis : 



Maintenant, il fait froid. Mon grand manteau gris me protège. Les rares marcheurs que je croise se dépêchent. Ils sont pressés de retrouver le confort et la chaleur de leurs maisons.
Moi, je connais la torpeur bienfaisante du froid. S’assoir bien resserrée dans une grange, entendre le souffle régulier des bêtes assoupies, et s’endormir comme on s’en va. Le réveil inconfortable me pince à la nuque. Je cherche une meilleure position, je me love autant que je le peux dans ce qui me reste de chaleur.
J’évite de m’endormir contre le flanc pourtant chaud des bêtes couchées. Je ne veux pas me laisser surprendre par le paysan au petit matin. Je dois rester dans un coin reculé, cachée. L’ambiance des étables la nuit me ramène à des sensations ancestrales. Les animaux se couchent lourdement les uns après les autres, dans des ahanements soulagés. Les souffles s’apaisent, se font réguliers et berceurs. Quelques chaînes remuées scandent le silence sans l’effaroucher.
Je me sens bien. Je laisse venir l’engourdissement des sens. Je ne pense plus, je ne me demande plus rien. La sensation de ce bien-être primaire me suffit. Je n’ai pas faim, je n’ai pas mal. Rien ni personne ne peut m’atteindre. J’ai tout laissé.
Je n’ai plus la curiosité de me demander à quoi je ressemble. J’ai maigri, mes cheveux ont poussé. Quand je m’inquiétais avant de partir de savoir comment je pourrai me tenir propre dans la rue, je sais maintenant, que ça n’est pas un problème. On s’arrange des équipements publics, on apprend, on s’accommode. C’est étonnant comme les choses semblent plus difficiles avant qu’on ne les connaisse.
Je passe dans les rues quand j’ai besoin d’y aller, et on ne me regarde pas. Même dans les petits villages, on ne fait pas attention à moi. Je marche vite, j’ai l’air occupée, ça suffit à ne pas éveiller l’intérêt. Je n’erre pas, j’avance. Quand je suis fatiguée, je m’écarte. J’évite de m’assoir sur les bancs des villes. Ou alors, si je m’y pose un moment, c’est pour le plaisir d’observer les gens autour de moi. Ils passent, ils se croisent, ils ne s’arrêtent pas et ne s’assoient jamais près de moi. Ca me va très bien. Je ne recherche pas le contact.
Je me parle beaucoup, souvent à haute voix. Je le faisais déjà avant, mais depuis que je suis partie, je me fais systématiquement la conversation, quand je suis seule. Je dois me surveiller pour ne pas continuer de la faire quand il y a du monde autour. J’aime ma compagnie, je me trouve spirituelle et amusante. Je manque certainement de contradicteur, mais bon, je ne suis pas partie non plus pour améliorer mes performances en débat. J’essaie quand même de garder les idées larges, de considérer les choses de différents points de vue. Un exercice difficile, mais une distraction assurée et intarissable.
Le temps ne me manque pas. Je n’ai pas encore terminé de m’en régaler. Je ne suis pas certaine que l’ennui soit inéluctable. Les jours passant, j’ai même l’impression d’être de plus en plus occupée, paradoxalement. Je n’ai rien de particulier à faire, soit, mais ça me prend tout mon temps !
J’organise mes journées à la demande. J’ai du plaisir à faire ce que je fais. Je marche, je regarde la lumière changeante et les paysages mûris d’automne. J’entre dans cette image sans effraction, je m’y fais une place sans rien déranger. Je m’assois sur un talus ensoleillé. Les fougères coupées laissent des géométries nettement découpées sur les flancs arrondis. Les champs de maïs bien peignés de l’été, se hérissent maintenant en épilations négligées des moignons de pieds secs coupés par les grandes machines avaleuses de récoltes.
Les jours de pluie, je m’abrite dans les bergeries isolées. Les bêtes ne s’effarouchent pas de ma présence. Je distribue parfois un peu de pain sec récupéré en ville. Elles mâchonnent distraitement, l’œil rêveur mais le naseau en alerte toujours.
Je m’assois dans la pénombre odorante. Je ne pense à rien de particulier. Je respire calmement en regardant les flancs laineux serrés les uns contre les autres. Les moutons se désintéressent de moi, m’oublient dans mon coin et se couchent de leur côté.
Je vis tranquille, sans projet, mais pleine de rêves diffus. Je deviens de moins en moins moi, je me sens fondre dans l’espace et le temps, sans m’inquiéter de cette dissolution.
Je m’éloigne, je me quitte de la même manière que j’ai tout quitté. Sans bruit ni remous, doucement.




J’avance difficilement. Je ne peux plus ouvrir les yeux comme il faut. Mes paupières tuméfiées m’en empêchent. J’ai mal à ma jambe aussi. J’essaie de garder mon manteau fermé autour de moi. Je ne sais pas d’où viendra le prochain coup. Je sais qu’ils sont toujours derrière moi. Ils me rattraperont quand ils le voudront, et continueront de s’amuser à me frapper encore. Je ne les crains même plus. Je les espère presque. Qu’on en finisse, au moins…
De ma lèvre ouverte coule un sang chaud et un peu salé. La sensation n’est pas désagréable. La chair tendue se décongestionne et se soulage dans l’écoulement. Je goûte ce mélange de larmes et de sang. Un bourdonnement assourdi vrombit dans mes oreilles. Je continue de mettre un pas devant l’autre. Je les entends rire juste à ma gauche. Je me sens bousculée, je perds l’équilibre et je tombe contre l’arête dure du trottoir mouillé. Je lève un bras pour tenter de me protéger le visage. Je me rassemble autant que je peux. La brutalité du coup, le bruit sourd du poing fermé lancé contre ma bouche. Je sens ma lèvre s’éclater encore plus. Je ne peux rien voir. C’est aussi bien comme ça. On me frappe dans le dos, le lourd manteau amortit le choc mais ma tête heurte durement le sol.
Je distingue un filet de lumière dans la nuit. Le grand projecteur du rond-point me recueille dans son halo orangé. Il couve impuissant ma misère et mes souffrances. Je ne suis même plus sûre de souffrir d’ailleurs à ce moment. Je me suis déjà retirée hors de moi. Le corps que l’on frappe m’est un peu étranger. Je perçois la douleur, je la sens moins. C’est presque doux, ce sentiment d’être devenue inaccessible au mal. Ils s’acharnent sur moi, à coup de pieds et de poings, rageurs, hurlants, haineux de sentir que je leur échappe déjà. Ils sont déçus de la brièveté de leur jeu sans doute. Je n’essaie plus rien, je ne suis plus une vie à protéger. J’accepte la mort comme une délivrance, une fatalité admise. Ils vont me tuer, et je préfère ça maintenant.
Un grand triangle de brume orange flotte autour du mât lumineux. Je peux l’entrevoir. Je suis calée contre le trottoir, recroquevillée. Ils essaient de me relever, je résiste. Je ne me veux plus debout. Je me suis inclinée, je suis tombée, je suis mieux comme ça. Je n’ai plus peur, je n’ai plus mal, je suis déjà en dehors de moi. Rien ni personne ne m’atteindra là où je suis, là où je vais.
Je n’aurais jamais pensé que mourir puisse être aussi doux. J’ai partagé les derniers moments de mes bêtes, souvent, et j’y ai trouvé la détente du dernier relâchement. La résignation devant la mort m’a semblé soulagement parfois, après des souffrances d’une trop pénible agonie. Mais j’étais dans la position de celui qui regarde partir. Je ne pouvais pas penser alors que l’effroi de l’inconnu s’estompe. Le gouffre me paraissait vertigineux, et l’idée d’y tomber insupportable.
Et là, je suis paisible, tranquille. Je vais mourir, je le sais et je l’accepte sans peur. Je n’ai plus mal, je ne sens plus le froid, j’entends à peine les insultes de mes meurtriers enragés. Je regarde venir à moi la mort comme une amie. Je suis étonnée de tant de facilité, mais j’en suis surtout rassérénée.
Dans la brume orangée, la longue silhouette sombre avance vers moi la main tendue. Le vieil homme me sourit, son regard est bon et son geste accueillant. 
Je le reconnais. Je vais mettre ma main dans la sienne, en toute confiance et complète acceptation.
La mort peut-être douce, je le sais maintenant.
Je suis prête.






Une odeur d’essence, le liquide froid sur ma joue.
Je me replie davantage. Je vais mourir brûlée !
L’effroi m’emplit et fait voler en éclats dans la seconde la sérénité de mon agonie.
Je me suis encore une fois trompée.
Je cherche mon image dans la lueur du projecteur. Je ne l’y trouve plus.
Mourir est difficile aussi alors.
Quand vivre l’était déjà bien assez.


He bé ! Je ne respirais pas la joie de vivre, cet été 2008 ! Une phase sombre, assombrie encore à dessein, roulée dans les mots lourds.

Je me souviens combien ce texte m'avait fait du bien. Combien coucher ma déchéance imaginée sur le papier m'en avait délivrée. A l'époque, et depuis bien avant, déjà, écrire, pour moi, c'était soigner et guérir.

Je continue de mettre des mots sur mes jours. De me raconter des histoires et la mienne.

Je la vois bien plus légère et plus claire, la même histoire, aujourd'hui : 

Je ne m'écartèlerai pas. Je ne m'autodétruirai pas.

Je concilierai de mon mieux tous mes mondes : le mari, les amis, les chiens, la forêt d'ici, la ferme, les châtaignes et moi-même. Dans cet ordre.


Quand, en 2032, je me relirai, d'aujourd'hui et d'hier, je me demande bien ce que j'en penserai...

Assise à l'ombre de mes châtaigniers d'Agorreta, ou de mon vénérable chêne de Rivière.

S'ils y sont encore... et si j'y suis aussi !