lundi 26 octobre 2020

18 au 26 octobre

 

Dimanche 18 octobre 2020 12h


Nous rentrons pile poil pour le déjeuner d'une longue promenade dans les barthes.

Un enchantement, une féerie, toujours. Et ma modération, encore...





Entrant dans la barthe, je me suis étonnée de ce voile de tulle posé sur la végétation rase. Vu de loin, on aurait dit une couche de givre. Il ne fait pas assez froid, ça ne peut pas être ça.
Je me suis approchée, j'ai regardé de plus près. Un tramage léger de fils de soie, monté en tipis sur les tiges émergentes, recouvre la plaine. 
Quelle chose curieuse, et quelle jolie chose !
Olivier, souriant de me voir émerveillée de cette magie naturelle, m'a expliqué :

Ces rideaux soyeux accrochés aux tiges et aux branches sont des toiles d'araignée. Des toiles d'épeire, précisément, ces araignées des champs. On les appelle les fils de la vierge.
Pourquoi toutes ces toiles, là, au même endroit, et au même moment ? Y-a-t-il des rassemblements d'épeires, comme des rassemblements de gitans ? Des congrégations annuelles en masse dans les champs ?
D'une certaine manière.
Un voisin féru de phénomènes naturels, tenancier du camping proche, promenant lui aussi dans la barthe, nous a décortiqué le phénomène en détail.

Les épeires sont des araignées nomades. Elles voyagent, sur près de 100 kms autour de leur habitat sédentaire. L'épeire n'est pas en elle-même bâtie pour se télé-transporter sur autant de distance. A petits pas d'araignée, même d'araignée pressée, trottinant lestement entre les herbes hautes, la petite épeire immaculée ne peut pas aller bien loin.
Son aspiration voyageuse la rend imaginative et ingénieuse.
Observant ses consœurs, le moment venu, elle chemine, grimpe en haut des arbres élevés, et attend. Elle tisse de longs fils de soie, tout au bout  des ramilles extrêmes,  s'y arrime, et attend.

Quoi ? Qu'attend-elle donc, cette rêveuse perdue par des aspirations d'une qui voudrait avoir des ailes, et n'en a pas ?
Elle attend, elle sent, et se laisse guider par son instinct.

Je me demande au passage par quel accident, quel hasard ou quelles contingences,  la première épeire migratoire s'est laissée emporter ainsi par le vent, et déposer à plus de 50Kms de sa base, affolée et en même temps grisée par l'aventure et l'inconnu.
Je crois dur comme fer que notre science la plus sûre est celle qui nous est donnée sans qu'on la cherche trop. Que besogner avec ténacité à l'accomplissement d'un but, s'acharner en tentatives têtues et harassantes, débouche heureusement parfois sur l'objectif en visée, mais mène tout aussi souvent sur des chemins parallèles, complètement étrangers aux contrées convoitées. Et que ces contrées nouvelles, offertes par un sort arbitraire, sont souvent tout aussi intéressantes que ces autres, dont la conquête nous paraît alors secondaire.
Ceci est ma mienne théorie, bien commode quand une grande fainéante comme moi, prend pour crédo, le postulat que s'échiner ne sert de rien, quand tout vient à point, à qui sait attendre...

La première épeire suspendue à son fil au plus haut de la ramille la plus élevée d'un arbre, par un joli matin de mai, ou un beau soir d'octobre, soulevée avec sa toile par le courant ascendant d'un vent pris entre nappes tièdes sous air frais, emportée vite et loin dans le ciel, déposée à des dizaines de kilomètres de là à la faveur du phénomène inverse, quand l'air d'altitude refroidi redescend vers la terre plus chaude, a du se trouver toute ébouriffée, chue au sol, emmêlée dans ses voiles enchevêtrés, comme une mariée bousculée par un fiancé trop impatient.
Ces bêtes là sont grégaires, et les familières de la première lui ont emboîté le pas. Elles se sont retrouvées, toutes, chavirées par le voyage, ahuries de se revoir là, se cherchant les unes les autres, comme les rescapés sur la plage après un naufrage terrible et violent.
Puis, comme c'est ce qu'elles savent le mieux faire, pour se rassurer et passer le temps, elles se sont remises à tisser de la toile, enveloppant de tulle léger la prairie où le vent taquin les a déposées.

J'ai appris tout ceci de la bouche de cet homme aux histoires passionnantes.
Et compris ainsi la magie de ce dimanche matin.
Cette science nouvelle a défloré un peu mon émerveillement de vieille enfant.
Tant la science à trop vouloir expliquer, ramène à terre les envolées fantastiques.
Je suis un peu comme l'épeire, décidée à me laisser porter.
Sans avoir renoncé à trop décortiquer, fate humaine cartésienne que je suis.

La palombe bleue ne m'a pas attendue pour prendre elle aussi le train du vent favorable.
Sa migration est plus connue que celle de ma blanche épeire. Moins magique, tout de même, à mes yeux. Trop connue, sans les voiles légers et mystérieux de ma petite araignée.






Avançant dans l'immensité de la plaine, nous avons croisé Beltza le poney barthais.
Il s'est amusé de nos ignorances.
Très urbain, il nous a dit :

- allez, suivez-moi, je vais vous montrer !

Cheminant, nous avons croisé une connaissance à lui.









et débouché dans une prairie blanchie comme au plein hiver, de ce tulle délicat posé comme une brume légère.








Une bande de plus de cinquante cigognes arpente mollement le champ, au loin.
Celles-là aussi, ont du sentir tourner le vent.







Notre ami l'âne s'est approché pour nous saluer.
Ses deux compagnons, deux chevaux lourds et longs, sont venus aussi.








Nous retournons cette après-midi à Agorreta.
Les chiens maintenant coutumiers des migrations suivent le train sans difficultés.
Nous retrouverons nos bêtes et notre vie de là-bas. Nomades et sédentaires à la fois.





Mardi 20 octobre 2020 19h30

Je rentre de la jardinerie. La tempête Barrrbara est annoncée : pointes de vent à 180Km/h.
Le vent me fait peur. Mes vieilles toitures vont-elles résister ?
Pour le moment, pas un souffle. Le grand calme...d'avant la bataille ? Verdun au petit matin devait être comme ça.

19h50

Les premières volées arrivent. Je barricade les volets du grenier, les portes de l'étable. La ferme s'apprête, fait le dos rond.

Mercredi 21 octobre 8h-8h10

Pas de dégâts dans les alentours. Le grand vent a du passer au large d'Agorreta. Je n'ai rien entendu. Ca ne veut pas dire !

A l'est, l'incendie joufflu gonfle en soufflé.
Le feu irradie et se niche dans le grand nuage plat :

Quel dommage ! J'avais pris deus jolis clichés. Je les ai perdus, par une manipulation hasardeuse !
Et bien, faisons travailler l'imagination. C'était bien joli à voir. Plus joli encore si on l'imagine.


Lundi 26 octobre 2020 19h

Changement d'heure cette dernière fin de semaine.
Il fait nuit noire derrière le carreau où la pièce se reflète, baignée de l'or de la lampe posée sur le bureau.

Nous avons été marcher. Entre deux averses, entre deux coulées dorées.
Les chevaux en hordes courent dans la plaine.
Les feuilles tombent très tôt cette année, sans trop se parer des couleurs flamboyantes de l'automne.
Les arbres sont épuisés d'avoir lutté cet été, sans eau. Ils n'en peuvent plus, et ont besoin de se refaire des forces.











Les paysages restent beaux, calmes, sereins d'une onde tranquille aux reflets ors et roux.
J'essaie de capter cette sagesse d'un temps long où les remous se diluent et se fondent.
J'essaie.

vendredi 16 octobre 2020

13 au 16 octobre

 

Mardi 13 octobre 2020 9h30


Je suis à Rivière. Les arbres élevés du bois s'empourprent au soleil pâle. Des nuages cotonneux avancent doucement dans le ciel parsemé d'un bleu timide.

Ma fin de semaine a été maladive. Je traînais depuis une bonne dizaine de jours une forme dégradée. Entrailles en désordre complet, puis gorge enflammée et nez bouché. J'ai mis ça sur le compte de l'inventaire, de mon seuil de tolérance à toute pression, effondré.

Tout de même, l'affaire perdurait.... A samedi matin, j'étais misérable au fond de mon lit souillé d'une nuit de transpiration intense, alternée par des épisodes aux frissons glacés. La commode  juste à côté de la tête de lit était encombrée de tout un nécessaire de détresse : cuvette, serviette, (quelques nausées bilieuses contractaient mes viscères en alarme), mouchoirs froissés, tablettes de paracétamol éventrées, une bouteille d'eau (heureusement fermée) renversée.

Les losanges alvéolés imprimés au plafond par ma si jolie lampe de chevet ne parvenaient  pas  à me rendre l'avenir souriant. Ma nuit désastreuse était atypique d'une de ces crises de Ménière que je connais maintenant si bien, bonnes copines que nous sommes devenues, elles et moi.

Là, un sale mal de tête enserrait mes tempes, en plus du cerclage déjà bien tendu autour de mes oreilles. Une nouveauté. Pas très sympathique, comme visiteur.

Je ne suis pas migraineuse. Au moins ça !

J'avais la veille déposé mon portable sur la commode, au cas où. Depuis la mort de mon père, je le laisse facilement loin de moi. Je ne subis plus le joug oppressant de cette alarme latente, ceinte autour de moi comme une couronne de ronces. (Celle d'épines, c'était pour le Christ, ne mélangeons pas tout).

Si je me tiens le petit boîtier de liaison à portée, c'est que, soit j'attends un appel espéré (ou craint), soit je pense avoir besoin, moi, de pouvoir communiquer en cas de mobilité réduite.

Là, j'en étais à la seconde éventualité.

Ainsi, samedi matin à l'aube, j'ai pu contacter mes satellites numéro un et deux. 

Je hélai par la voie des ondes téléphoniques Antton, d'abord, pour lui demander de s'occuper des génisses, puisque j'en étais bien incapable moi-même.

Ensuite, l'heure correspondant à celle de mon départ pour la jardinerie, j'appelai Olivier, comme je le fais les matins où il n'est pas physiquement avec moi : jeudi et samedi.

Pour la suite, j'attendis un horaire décent pour prévenir mon bien-aimé patron, Jean-Michel.

Il leva immédiatement une oreille alertée à mes lamentelles : tu te fais tester, m'intima-t-il, tu reviendras après. Nous étions samedi. J'étais mal, oui. Pas au point tout de même d'ameuter les services médicaux de garde ou en urgence. Non, non, non.

Délestée de mes logistiques, je me sentais d'ailleurs déjà un peu mieux. A me demander si mes symptômes n'étaient pas psychotiques. Connaissant la cliente, on peut se poser la question. Je me la suis posée. J'ai répondu : non, non, non. Ou alors, au pire, pas que...

Un peu de "xintxa", à prononcer chintcha ? A traduire par comédie, plus ou moins ? Boohh, non, non, non, et alors là, pour le coup, toujours non. La première abusée en serait moi-même, et là, ce n'est plus de la xintxa, c'est du déni : je suis complètement ravagée du ciboulot, mais, comme je ne veux pas me l'admettre, je mets devant tout ça que je ne veux surtout pas voir, l'écran de maux fantasmés. De mots "politiquement" corrects. 

Dieu sait que je ne serais ni la première ni la seule à le faire, allez !

Pourtant, essayant avec application d'être objective, tentative évidemment avortée dans l'œuf pour ce cas de figure, je m'exonérai de cette esquive nocive. Je ne me cache pas derrière mon petit doigt. Bien au contraire, j'écarte large tous les paravents et autre artifices, pour clamer haut et fort, revendiquer crânement, pathétiquement, sans doute, aussi, ma tare. Oui, je suis ravagée du ciboulot. Oui, je le sais. Et oui, je le dis.

Pour autant, et subséquemment à cette tare, je suis "mañuntzi". Je fais facilement des "manières". "mañak". Pas dans le sens de bonnes manières outrées : les bonnes manières civilisées, c'est à l'autre bout géographique de ma sphère. Non, des manières dans le sens de faire des mines, prendre des poses, jouer la comédie (tiens...), être théâtreuse. Limite faire des caprices. Etre alambiquée. Chiante, quoi.

Chose que de moi j'ignorais totalement jusque là. Chose qui me répugnait complètement. Comme vous répugne le plus fort ce qui en vous s'enfouit comme un gros kyste plein de pus jaune.

Quoi qu'il en soit, pour les raisons apparentes ou obscures, (comme on dit dans les actes de vente notariés : les servitudes cultes et occultes), je me rendormis presque paisible, frissonnante et suante encore, mais soulagée.

Le covid avait la main mise sur mes jours. Beñat l'appelle la "Covédie", joliment, comme on dirait la "Comédie", pas del Arte, un peu quand-même, parfois. Et pour moi, suivant le développement ci-haut...

J'admets la trame d'un faisceau d'indices convergeant vers une culpabilité étayée.

Je demande le bénéfice du doute, et en appelle à la présomption d'innocence !

La suite s'est enchaînée gentiment. Je me suis isolée, par précaution principale et injonction supérieure.

Olivier est venu me chercher à Agorreta, pour préserver mes frérots "fragiles", d'après lui. Parce-que lui, ne le serait pas, d'après lui, toujours. Bien.

J'ai emmené ma mini-meute avec moi, au cas où je devrais rester confinée à Rivière plusieurs jours. Nous sommes partis, comme dans les Vacances de Mr Hulot, la voiture un peu encombrée, plus par les affaires des chiens que par les miennes.

Mes bêtes ne sont pas grandes voyageuses. Elles ne sont pas coutumières des trajets en voiture. Txief et Bullou vomissent facilement leur inconfort. Même si je les emmène souvent jusqu'au cimetière, en quelques minutes, un aller Hendaye Rivière, c'est presque une heure.

Olivier avait pris ses précautions. Il ne tordit même pas le nez, quand j'étalais sur ses draps recyclés en chiffons, (quand chez moi ils auraient encore fait usage très honorablement), les couvertures puantes de mes chiens campagnards.

Le voyage se passa fort bien.

Nous arrivâmes au port, courbatus mais dignes, tous et chacun.

Depuis, mes chiens apprivoisent Rivière. Comme je suis avec eux à chaque instant, ils l'aiment bien, ce Rivière qui leur rend leur patronne.

Même le passage à la douche les a amusés, c'est pour dire...

Et oui, nous arrivons ici "en ville", même si Rivière est un bourg de moins de 1500 âmes, niché dans une magnifique forêt.

Un coquet pavillon en lotissement, ce n'est pas une ferme avec ses sucs riches et puissants, ses parages boueux et le tas de fumier tout proche.

La maison d'Olivier, ce n'est pas une étable avec des gens autour. On ne passe pas d'une litière souillée à la pièce de vie en maculant le carrelage à chaque pas.

Non, chez Olivier, c'est classiquement propret. 

Mes trois vieux chiens pouilleux et puants y font désordre. La patronne elle-même y est assez exotique.

Alors, en obédience au maître de maison, nous sommes tous passés au pédiluve : nettoyage en profondeur des bêtes, des vêtures et des cas contact.

Nous sommes ressortis de là froufroutants, parfumés. Nous nous sommes humés, intrigués par cette étrangeté d'être trop propres. Vite conquis par le soyeux au toucher, le séduisant à l'odeur, vite oublieux d'une religion tout nature et authenticité, fi des artifices et des conforts factices.

Je me reconnais maintenant femme de peu de foi, vite convertie à une croyance et à son contraire. En plus d'être "mañunzi", je suis aussi "txorua": la tête vite tournée par le bout du nez par où je me laisse mener.


18H

J'ai été me faire explorer les naseaux. J'appréhendais cette investigation. Je suis très moyennement sereine, dès qu'il s'agit d'attenter à mes intégrités.

J'ai tâché de respirer profondément. Mon erreur a été de ne pas calquer ma cadence sur le mouvement entrant. J'aurais du alors inspirer, accueillant cette petite tête immaculée d'un coton-tige innocent. A mon crédit, j'ai corrigé le tir immédiatement, dès que la jeune laborantine charlottée joliment s'est dirigée vers la seconde narine. Et là, c'est passé comme une lettre à la poste.

Très fière de mon grand courage, je suis revenue à mon mari, comme une enfant rentre de l'école avec son bon point à la main.

J'attends maintenant pour demain le résultat de mon analyse.

Négatif, je retourne à la jardinerie jeudi.

Positif, je reste confinée ici les quelques jours réglementaires.

La "Covédie" m' a doucement détachée de mon père, ce printemps.

M'attachera-t-elle profondément à mon mari, à l'automne ?

En me détachant d'Agorreta et de ceux de là bas ?

Je ne sais pas. Ce que je sais, là, déjà, c'est que mon emphase, elle, n'a pas de mesure !

Les tests ne sont pas tous de laboratoire...

Et les questionnements de cet acabit pas tous existentiels, non plus...

Avec Olivier, nous avons des  soucis de trop nantis : deux maisons nous tendent les bras.

S'il n'y en avait qu'une, la question ne se poserait pas.

Et s'il n'y en avait aucune, nous serions bien assez occupés à nous trouver un toit pour nous le mettre sur la tête. Ca nous épargnerait de nous la casser bêtement...



Mercredi 14 octobre 2020 9h15


Il pleut de la pluie et des feuilles de chêne.

J'entends le bip d'un message sur le portable.

Je regarde : les résultats sont disponibles sur le site talali talala.

Eh ben, pour celui comme moi qui n'a qu'un vieil appareil tout juste capable d'imprimer un "texto", on n'est pas sortis de l'auberge. Même pour les "MMS" (après enquête poussée, j'ai fini par comprendre que c'étaient des images, enfin, je crois...), je suis infoutue de les voir, d'aller les chercher je ne sais où je ne sais qu'est-ce.

Bien. Etant dans l'instant sur l'ordinateur, je peux faire comme on me dit, et aller chercher cette information à l'endroit indiqué. 

Un petit suspense anime toujours ce temps d'attente des "résultats". Un examen, c'est un examen. Où l'on est jugé, toisé, évalué. Ce moment d'inconfort entre la prestation et son jugement, le test et le résultat de son analyse, laisse place libre à la sensation désagréable, quand on croit, sans savoir, qu'on se demande, et ne sait toujours pas.

Portable ouvert, écran allumé, lunettes ajustées, je recopie soigneusement les 25 caractères de l'adresse mentionnée : ce site est inaccessible pour le moment. Ah, j'ai du me tromper dans la calligraphie numérique. Je recommence, appliquée, langue tirée entre les lèvres entrouvertes. (Oui, fermées, ce ne serait pas possible).

Bam, même écran désolé, même message laconique.

J'imagine la foule fébrile pianotant frénétiquement la même adresse, au même moment.

Il y avait pléthore de présumés malades, hier, devant le laboratoire.

Pléthores d'anxieux avérés, aujourd'hui, au dessus des claviers.

Je réessaierai plus tard.


10h24

Ah, ça y est, le site est désengorgé.

Là encore, on ne va pas au plus simple, avec un identifiant à retranscrire, long comme un jour sans pain.

Qu'importe, toujours pareil, je m'applique.

Je tiens la feuille à en-tête. Je n'aime pas rechercher une info sur l'écran. Je préfère la tenir sur papier, comme au bon vieux temps. Je m'apprête à imprimer. Bien-sûr, maintenant, avant d'imprimer, il faut enregistrer. Soit. Je m'apprête à enregistrer. 

Olivier arrivé derrière moi lit l'écran par dessus mon épaule. Me voyant tâtonner pour savoir où aller mettre ce fichu papier pour pouvoir l'avoir dans les mains, un jour, il s'impatiente.

Olivier n'est pas prêteur. Quand on lui demande un outil ou une machine, il tique. Et, s'il y a moyen, feinte, pour se dérober : l'outil est sur le point de casser, il n'a plus de carburant pour la machine.

Quand, pour mes moments d'écriture, j'utilise son ordinateur, il consent, sans trop grincer des dents, mais pince quand même un peu les lèvres. 

Là, voyant la fléchette sauter d'un coin à l'autre de l'écran, il prend peur. Il est comme moi : il maîtrise moyennement l'informatique, et panique vite quand un dossier disparaît, emporté vers l'abîme par un seul clic maladroit.

- Attends, me dit-il en prenant la souris, je vais te l'imprimer. Et bim ! mon feuillet disparaît !

Plus tendue par l'attente des résultats que je ne le pensais, je sur-réagis :

- Casse-couilles, à croire que tu sais tout mieux que les autres !

Oui, je deviens maintenant parfois grossière, quand les nerfs me lâchent.

Le soufflé monte vite, la crispation critique nous gagne.

Olivier s'éloigne. Le champ magnétique dans la pièce retombe dans des fréquences supportables.

Je reprends mon code à 25 chiffres, répète ma manœuvre initiale. Gentiment, le feuillet revient se plaquer sur l'écran. J'enregistre, académiquement. Et, comme j'aime, j'imprime.

Les mains encore un peu tremblantes de la scène précédente, ou alors d'appréhension, puisqu'en plus de tout le reste je me suis aussi découverte couarde et poltronne, je lis : négative, virus non détectable. Aaaahhh.

Je ne suis pourtant pas spécialement à risque, ni obèse, ni diabétique, ni asthmatique.

Pas égoïste non plus au point de ne pas penser à mes frères, qui, eux, sont un peu tout ça.

L'idée d'une villégiature à Rivière, avec mes chiens, promenant lentement au bord de l'onde sous les grands arbres aux couleurs automnales, ne me déplaisait pas, si le virus ne me mettait pas plus mal que là.

Même en si peu de jours, le quotidien ici me devient familier, et agréable.

La fainéantise m'est rentrée dans la moelle.

Là, puisque le Covid ne me sera pas toujours alibi, je vais retourner à la jardinerie demain.

Rester là quand-même un peu, jusqu'à dimanche, pour ne pas ruiner trop tôt le bénéfice de mes chiens tout proprets. Et continuer l'expérience.

Cela nous aura fait une parenthèse agréable. Et un test édifiant.


Vendredi 16 octobre 2020 11h49


Les petites logistiques m'ont amenée jusqu'à presque l'heure de déjeuner.

Olivier est en chantier à Soustons, il mangera sur place.

Ca me laisse le loisir d'une journée où je pourrais voleter en horaire libre, casser une petite croûte ici, ou prendre une tisane là, entre deux tâches légères. Me prélasser dans un temps où aucune contrainte domestique ou professionnelle ne me tient.

Evidemment, dans la réalité, je vais écourter mon moment d'écriture, pour ne pas déjeuner plus tard que d'ordinaire, ou alors à peine, dans cette amplitude de quelques minutes avant ou après, où s'ébat largement mon idée de la liberté...

Je suis en mes jours, et dans ma vie, aussi prévisible et localisable qu'un totem habité d'une horloge suisse. Même femme, peu je varie, et, pour ce qui est de la routine, au moins, peu fol sera celui qui s'y fie.

Je viens de terminer le livre "Yoga" d'Emmanuel Carrère. Je l'ai lu d'un trait, à la faveur de mon séjour ici. Mon pilier délicat me l'avait recommandé, enthousiaste, après avoir entendu l'interview de l'auteur à la radio. Ma mienne nièce libraire me l'a approché.

J'ai lu, tirée par le bout du nez, par l'idée que l'ouvrage traitait de la bipolarité. Il en est question, oui, mais entre autres choses. Yoga (d'où le titre, quand-même), terrorisme, migrants, art d'écriture, polluent, d'après moi, ce sujet central. Pour moi. Toujours. Evidemment.

Je suis égocentrée de manière navrante. Je ne m'intéresse pas au delà de mon périmètre étroit. A lire Emmanuel, je ne serais pas la seule, d'ailleurs !

De ce côté, il n'est pas mal non plus. Avec l'érudition, la culture, l'exotisme d'une classe sociale étrangère à la mienne. Cette tendance à sauter d'un sujet à l'autre, entraîné par une réflexion dispersée, je la connais bien. Ramenée à mon échelle et à ma condition (même si je n'établis pas de hiérarchie particulière entre un haut lettré et une pépiniériste paysanne, je reste dans les classiques schémas  de classe), les arborescences d'un cerveau anarchique me sont familières.

La bipolarité est dans ce livre au centre du chapitre évoquant l'internement à Sainte Anne. Mais j'ai comme une impression de survol. Sans doute parce-qu'on préfère ne pas revenir trop près de ces contrées dangereuses, quand on les a frôlées.

La bipolarité s'inscrit aussi en filigrane quand il est question d'aventures amoureuses, où l'exaltation des états hypomaniaques vous fait décoller et vous porte haut.  En arrière-plan rapproché, quand, professionnellement, l'hypomanie décuple votre énergie, votre créativité et vos performances.

Je repère maintenant, avec le recul, ce fonctionnement radical et chaotique, dans mes amours et dans mon travail.

J'ai aimé, avec passion, et quitté, avec brutalité.

J'ai travaillé à un projet, avec ardeur, et l'ai abandonné, dans l'instant, pour m'atteler au suivant.

Le temps et la molécule ont arrondi mes pics en mamelons plus sages.

J'aime toujours, avec passion. Je travaille encore, avec ardeur (?) parfois...allez !

Je me méfie davantage de mes tendances autodestructrices. Je tâche de les canaliser, d'en tempérer les brusqueries et les conséquences.

L'objet de mes passions m'est devenu précieux, plus précieux qu'une image surfaite de moi-même à laquelle j'accrochais un orgueil dévastateur. 

Mes jours sont encore tempétueux, cycliques, mais ne seront plus, je l'espère, cycloniques, cataclysmiques. Toujours dans la modération, hein ?!

Toute à l'étude concentrée de moi-même, je m'attelle, pour résister.

Cet égocentrisme, je le constate, mais je me le pardonne. Même, je pense que ce "je" si présent en ces pages, parle bien à beaucoup d'autres "je", parmi mes quelques lecteurs assidus.

Je n'ai pas le talent d'un Emmanuel Carrère. Je ne saurai pas comme lui faire toucher du doigt cette réalité fuyante d'une maladie sournoise autant que séduisante. (Parce-que si séduisante, justement).

C'est pour ça que je suis une vieille pépiniériste paysanne, et lui  un écrivain reconnu. Et oui !

Et alors ?

Cela me musèlerait-il ? Que nenni. Je persiste. 

Si un seul des errants perdus en ces lignes se sent soulagé de partager une sensation qui lui pèse et le fait souffrir, j'aurais été présomptueuse, oui, d'accord, mais aussi, source de soulagement. Et rien que pour ça, je veux bien endosser toutes les critiques sur un tempérament vain et ampoulé.

Emmanuel Carrère est bipolaire type 2, comme je le suis aussi, si tant est qu'on puisse catégoriser aussi simplement des affections un tantinet complexes. Phases dépressives profondes, et hypomanie. Pas de phases maniaques caractérisées.

Les phases dépressives si sympathiques du bipolaire, qui vous engloutissent, vous envasent dans un marasme où l'on ne voit pas d'autre issue que la mort libératrice, j'ai suffisamment connu pour avoir une bonne idée de ce qu'il relate. Suffisamment aussi pour éviter de m'y attarder, ne serait-ce qu'en narration.

J'essaie de m'en tenir à sa sage ligne de conduite : là, à l'instant présent, ça va.

Très adhérente aux théories d'Emmanuel Carrère, je ne partage quand-même pas son pessimisme sur un possible avenir amoureux positif. Serein, non, je n'y crois pas. Partager la vie d'un bipolaire n'est pas "un long fleuve tranquille". Tranquille, ça n'existe pas, pour nous. Gerard Garouste n'a pas appelé son livre "L'intranquille" pour rien.

A condition de s'amarrer ferme, à condition d'avoir été prévenu, on peut embarquer. Et connaître quelques sensations fortes, agréables, ou pas. 

La molécule est là, garante et garde-fou.

Au moment de l'endormissement, quand le corps se relâche, je sens une onde frémissante parcourir ma chair. Le demi-sommeil me la rend palpable aussi. Le cerveau traité en ses circonvolutions les plus intimes frissonne et rayonne son frisson par toutes les terminaisons nerveuses. Je suis peut-être la seule à m'émouvoir de ce phénomène. A me l'inventer, peut-être, je ne sais pas.

En dehors de ça, pour le moment, la molécule pare, se laisse gober et oublier.

Toujours pareil, là, à l'instant présent, ça va.

Dans la lignée de ces choses qui posent aux nerveux dans notre genre des abîmes de réflexion insondables, l'organisation prochaine de mon avenir.

Je suis en pleine domestication de ce sentiment d'écartèlement entre Agorreta et Rivière.

Agorreta me manque : ses bêtes et ses gens me manquent. L'ordre n'est qu'affaire de musicalité de syllabes, attention !

Cette transition d'alternance de séjour entre les deux sites devrait être provisoire. De ces provisoires qui durent longtemps... 

Je regarde cette alternance géographique avec plus d'amitié, la considérant comme une opportunité, une chance. Au lieu d'un démembrement douloureux, j'essaie d'y trouver la possibilité d'un équilibre avec deux points d'appui au lieu d'un. 

L'équilibre et moi, ça fait deux, on le sait. (bipolaire, 3% de la population, Ménière 2 %, pour ce que j'ai retenu des statistiques. Pas de bol quand-même de cumuler les deux !). J'apprivoise mes bêtes intérieures avec circonspection et délicatesse. Elles sont comme mes génisses, mes mécaniques internes : follettes, parfois, et bien moins prévisibles que mes cadences ou mes horaires.

Je me giflerais d'être aussi nombrilique. Je le suis pourtant, et dois m'en accommoder.


Allez, j'ai quand même écouté le Président mercredi soir.

Adhéré à ses propos et recommandations.

Comme on adhère très facilement, quand les recommandations ne bousculent pas d'un iota vos habitudes. Couvre-feu à 21H, ils peuvent bien l'instaurer partout, ça ne me changera pas. La règle des 6, bien longtemps que j'ai limité mes cercles à beaucoup moins.

Hier matin, en route pour la jardinerie, j'entends à la radio le préfet de je ne sais où, assurer que les habitants des grosses agglomérations concernées par le couvre-feu ne viendront pas en masse, à l'occasion des vacances de la Toussaint, avec leurs virus débridés. Ils y sont autorisés. Et je conçois facilement qu'ils soient tentés de fuir des conditions restrictives, pour savourer la liberté d'un temps de vacances, là où c'est encore possible.

Mais non, a dit le digne préfet, les gens sont responsables, et bougeront peu.

Ah...bon.

Nos museaux muselés nous rendraient le sang froid ? Je parierais plutôt sur le contraire...

Alors voilà, si, quand je m'intéresse au vaste monde, c'est pour appuyer sur les boutons qui virent au rouge, autant que je m'en abstienne, et en reste à ma petite personne. 

Insignifiante, oui, mais, au moins, anodine et sans conséquences.


Mes chiens à Rivière sont comme des coqs en pâtes. Ils apprécient énormément l'intérieur douillet, propret. Se prélassent sensuellement sur les tapis et le canapé. Olivier consent. Il est prêt à tout pour m'attirer dans ses rets, le bougre !

Ils ont parfaitement assimilé la notion de limites de propriétés. Ils chargent en meute contre tout ce qui se présente au portail, facteur ou animaux du voisinage. Ce qui se passe derrière les haies, même juste de l'autre côté de la haie, ils ignorent, superbement.

Je craignais quelque scandale de voisinage, avec mes chiens hurlant au moindre son du quartier.

Pas du tout ! Ils se tiennent tranquilles, assis dans l'allée. Ils ont déjà repéré les places au soleil, les bons coins par où observer. Ils attendent sagement notre retour quand la maison est vide, sans paniquer. Ils font fête, s'amusent entre eux.

Quand nous allons marcher en forêt, pourtant, ils font vite marche arrière, rebroussant vers la voiture, au lieu de nous suivre. C'est qu'ils commencent à prendre de l'âge, et les longues promenades les fatiguent. De vrais chiens de ville, de salon !

Txief s'est même beaucoup calmé, ici.

Quand à Agorreta il paraît toujours à l'affût d'un possible danger, sans cesse en appuis tendus sur ses jarrets, oreilles aux aguets, ici, il se laisse aller au repos, à l'abandon. C'est surprenant !

Je les regarde faire, j'apprends, j'attends, de voir, de décider, un jour, plus tard.






dimanche 4 octobre 2020

23 septembre au 4 octobre

 

Mercredi 23 septembre 2020 20h


Le véritable automne a sonné à l'heure.

La journée a été de pluie, de vent. Les vaches sont à l'intérieur, avec la tempête mécontente de butter contre les portes closes.

Les chiens couchés dans la cuisine lèvent parfois une oreille, alarmés par une rafale plus colérique. Seule, Lola, dans sa bulle de vieille chienne sourde, soupire d'aise, sans s'inquiéter de rien. Comme j'envie sa quiétude ! Ma surdité génère au contraire une angoisse, celle de ne pas savoir d'où arrive ce que je crois entendre, ni ce que ça peut bien être. Comme si j'avais besoin de ça pour me mettre martel en tête !

Cette après-midi, nous avons été avec Lou et Tiago jusqu'au cimetière. Une sortie comme une autre, après tout ! Nous avons nettoyé le caveau, redisposé les plaques et les coupes. Arrangé cette dernière demeure comme on agence une pièce à vivre. Les petits, intrigués, m'ont interrogée sur les noms gravés dans la pierre. Pour eux, tous ces noms parlent d'une préhistoire, quand, pour moi, ils sont la mienne.

Une averse plus sévère nous a remisés sous le parapluie, accroupis contre une tombe voisine, avec les trois chiens collés à nous. Nous avons ri, irrévérencieusement. Nous avons ri, réconfortés dans notre petite bulle abritée et crépitante.

Je ne sais pas si ce moment restera pour eux en souvenir. Pour moi, je l'ai trouvé agréable, et mémorable.

Au soir, Tiago est revenu vers moi, pour une promenade dans la campagne proche.

Je l'ai regardé courir en sautillant devant moi, enfant insouciant aux boucles dansantes. Petit ange blond et rieur.



Vendredi 25 septembre 2020 21h50


J'arrive au soir d'une journée de grande tempête.

J'ai regardé un long moment les mouettes voler contre le vent, montant et descendant sans avancer, à quêter un couloir de courant favorable.

Les ramilles brisées des carolins roulaient dans la prairie. Les feuilles sèches et les pailles de maïs chuintaient dans l'étable. J'ai ramassé plusieurs brouettes de détritus agglutinés dans les coins de la cour. J'ai eu le temps de panser mes génisses, de les contempler, rassasiées, tranquilles, dans la quiétude de l'étable silencieuse.

Le temps de penser l'avenir, de voir arriver dans mon paysage de nouvelles silhouettes, amies.

Je vais me coucher, laisser dehors le tumulte.



Dimanche 27 septembre 2020  11h30


Je vais cette après-midi à la jardinerie. Après l'été, nous recommençons à ouvrir les dimanches. Les grandes surfaces de bricolage s'y sont mis, amplifiant le mouvement par des ouvertures depuis le matin et jusqu'au soir. J'imagine que nous allons nous mettre au diapason. Et bien, ça nous fera davantage de repos en semaine ! 

Difficile pour les jeunes parents de sacrifier les dimanches en famille, évidemment. 

Nos cadences se diluent dans des préoccupations de performance économique. Notre réalité se dissout dans un virtuel où se montrer suffirait à être. Et pour autant, n'est pas, évidemment...


Je me faisais ces réflexions faussement profondes, en cheminant avec Olivier, ce matin, le long d'un ruisseau près de la barthe.




La brume sur l'étier se soulève doucement. Les plans émergent. Les doutes s'estompent ? Peut-être...






Le petit pont des barthes aux pierres moussues parle d'un ouvrage d'art perdu dans la campagne.








Un concours de chevaux lourds réunit à Saubusse des éleveurs fiers de leurs bêtes aux croupes puissantes et aux crinières brossées.


L'écluse de pierre paraît bien solide.

Les hirondelles parties d'Agorreta feraient-elles une pause à Rivière ?
Elles sont encore là, sur les fils électriques, petits elfes mutins aux ventres clairs.




Je retrouve ici les deux petits ânes du bois.




Le pont Saint Jean, appelé ici d'Eugénie Desjobert arrondit ses arches blanches sur le ciel bleu de la brume levée.
Il va être restauré. Les travaux commencent dans la semaine.

En 1878, les autorités locales décident de relier le Maransin et le Pays d'Orthe, en construisant ce pont au dessus de l'Adour, entre Saubusse et Orist.
Le financement manque. Eugénie Desjobert, une riche veuve retirée à Saubusse, fera don de 400000 francs or, une somme considérable à l'époque. C'est elle aussi qui financera le sanatorium de Capbreton, devenu maintenant le Centre Européen de Rééducation Sportive.






C'était la minute historique...



Vendredi 2 octobre 2020 17h30


Je passe dans mon nouveau bureau-ancienne chambre paternelle. Je vais refermer les volets sur la tempête revenue.

J'ai goûté seule, à la grande table ronde de la cuisine silencieuse. Tartines grillées nappées de confiture d'orange (merci Paulette !), trempées dans un bon vieux thé au lait. Très classique, jamais décevant, une valeur sûre. Mon arbre rupestre aux dorures titillées de pluie a enlacé mes pensées vagues dans ses branches sinueuses.

J'ai l'impression en ces moments dolents de profiter pleinement de l'ambiance de la ferme.

Les chiens dorment, après la promenade vivifiante dans une percée inattendue de soleil, entre deux ciels plombés, aux ventres lourds, arrondis sur une mer crénelée.

Les vaches sont couchées elles aussi, dans un paillage froufroutant de fougère rousse mêlée à du foin pâle. Elles sont rassasiées, mes belles. Leurs panses rebondies les obligent à étirer les pattes, en soufflant de bien-être. Katto Pelato nichait une petite gale, dans son entrecuisse serrée. Je l'en ai débarrassée, je l'ai pommadée. Elle a étiré son cou musculeux, les yeux un peu exorbités sur un plaisir langoureux.

Par le petit volet ouvert de la grande porte, je voyais les hordes de pluie cingler la cour. Les nappes d'eau se chevauchent en désordre, roulant et boulant dans une urgence clapotante.

J'ai étrillé les génisses, aux croupes tendues à la morsure sensuelle de la carde.

Tout ce petit monde est maintenant au repos, grosses têtes tournées sur les antérieurs repliés. Elles soufflent et soupirent en cadence.

Je vais préparer le dîner, en regardant le mauvais temps laissé dehors comme un malvenu.

Je savoure ces moments ordinaires comme on lape le fond d'un bol de gourmandise.

C'est ma seule journée ici, cette semaine.

Mercredi, nous avions notre inventaire annuel, à la jardinerie.

Le (la ?) Covid nous a amenés à décaler cet inventaire à fin septembre, quand, jusque là, nous le faisions fin juin. Nathalie a ses raisons que la raison ne connaît pas...

Je reconnais cette excitation des remises à jour des compteurs. J'ai toujours adoré ça.

 Simplement, ce qui, quand on a l'énergie et la fougue de la jeunesse, vous porte, vous bouscule alors que les forces vous lâchent. Au soir de deux jours de comptages intensifs, de contrôles agaçants, nous étions tous assez éprouvés. Oui, parce-que, évidemment, pour cette session encore, j'ai du, impuissante, supporter, navrée, de méticuleuses vérifications, pour savoir si on avait bien différencié les gants roses, des gants verts, (deux gencods différents, pour un même prix d'achat !), quand, juste à côté, trois pans entiers de gondoles avaient été sautés ! Bououhhh, quelle fatigue !

Un moment après, Antoine me hèle, impérieux, pour me demander d'où je sors un daphné à 15 euros... Je le lui sors, ce malheureux petit pot, perdu en effet au milieu d'un carré d'azalées. Il marmonne contre un rangement approximatif, que je lui reproche illico, puisqu'il en a la charge autant que moi !

Vexée et vicieuse, je l'envoie contrôler une zone piégée : entre mon comptage de la vieille (ma,gasin ouvert) et aujourd'hui, nous avons vendu deux grosses pièces, des magnolias sur tige à plus de 500 euros chacun. J'ai fait rectifier à l'informatique, en laissant sur place le feuillet d'origine. Logiquement, il doit repérer l'erreur. Je le surveille du coin de l'œil. 

Nonchalant et pourtant appliqué, ce grand échalas déambule autour de la jauge à vérifier, tournant les pages de sa liasse au fur et à mesure de son avancée. Il relève la tête de sa lecture, à chaque ligne, pour ce que j'en vois de loin. Vérifie méticuleusement chaque étiquette, compte et recompte, pour être plus sûr encore. Il s'attarde sur deux lignes de soulangeanas à 12 euros, déplaçant les conteneurs, les sortant dans l'allée, pour pouvoir les inventorier sans se tromper. 11. Bien. Il y en a bien 11 sur le papier. Ca va. Je le vois penser comme si j'étais dans sa tête !

Pendant ce temps, moi, je ne fais rien, mais c'est pour la bonne cause...

Il termine sa tournée. Il a contrôlé que toutes les plantes présentes dans la jauge étaient bien répertoriées sur les feuillets. Je le vois replier la liasse, satisfait, ou alors, déçu ? de n'avoir pas trouvé d'erreur à m'imputer. (Là, c'est mon côté Machiavel qui parle... et ma propre expérience, allez !)

Pour autant, les deux magnolias sournoisement glissés entre deux lignes anodines ne l'ont pas interpellé. Du moins, leur manque physique ne lui a pas sauté au visage. Et oui, il s'attend à ce que j'oublie des plantes, pas à ce que j'en invente, là où elles ne seraient pas ! 

Sardonique,( honte à moi), je jubile : je vais lui claquer son beignet, à cet impertinent !

Au moment où il revient vers moi, il se fige, tel le chien de chasse à l'arrêt. Il hume l'air, avance une lippe boudeuse, penche la tête sur le côté et fronce le sourcil. Ah, quelque voyant s'est allumé dans les méandres de son cerveau. 

Antoine est un jeune homme très érudit, très savant. Il a enregistré une quantité incroyable d'informations. Il possède une culture époustouflante, en histoire, notamment. 

La moyenne intellectuelle dans l'équipe de la jardinerie ne doit être ni plus ni moins bonne que dans la plupart des groupes d'employés de base. Notre culture générale, aux uns et aux autres, nous suffit à assurer notre travail correctement. On ne nous demande pas de briller en société ou en conférence, et ça tombe bien : nos prestations seraient généralement assez décevantes.

Antoine sort du lot, sans conteste. Il culmine à des étages de savoir que nous ne soupçonnions même pas. C'est tout simple : quand une question nous vient, une question d'ordre général comme il s'en présente fortuitement à l'orée d'une journée ordinaire, nous n'avons plus le réflexe classique de consulter Ternet. Non, en toute première intention, confiant dans notre encyclopédie vivante, nous allons chercher Antoine, et sa science impressionnante. 

Rares les fois où il cale. Et terribles alors les conséquences subséquentes à une telle faille. Antoine pris en défaut n'est pas, comme le commun du mortel, raisonnablement mortifié. Vexouillé, boudeur un peu, et puis bohhh, passant à autre chose en haussant des épaules.

Non, Antoine pris en défaut hausse haut son menton pointu, dubitatif, d'abord, y croyant encore, cherchant dans ses circuits internes où se nicherait l'information qui forcément doit y être, puisqu'il sait tout.

Antoine pris en défaut rameute ensuite l'inspiration plus élevée dans un horizon lointain, roulant le blanc des yeux qu'il a bleu (le blanc, pas les yeux, les yeux, il les a noisette).

Là, on le sent vaciller. Sa certitude d'une omniscience incontestée chancelle. Il chancelle avec elle. Physiquement. Il balance d'avant en arrière, en un mouvement oscillant d'une amplitude discrète. Si je le remarque, moi, ce mouvement, c'est que j'en suis bien familière, avec mon maudit Ménière !

Antoine pris en défaut marmonne, va et vient de la mâchoire, comme une chèvre à la ronce.

Un moment après, encore, il finit par capituler, reconnaître l'écueil et se soumettre à l'opprobre.

Il se referme comme l'huître chatouillée, se resserre et s'en va, menton relevé sur le côté, et jambes serrées sur de petits pas rapprochés.

A la pause ou au soir, il s'enquiert académiquement de la science manquante.

Et nous revient, savant, heureux comme un enfant qui a trouvé son vieux jouet perdu.

Se justifie, trouvant toujours une raison, oiseuse parfois, mais bon, de n'avoir pas su, lui, l'homme qui sait.

Pour nous, nous ne nous tracassons pas plus que ça : la question, nous nous la mettons dans la poche, avec le mouchoir pas dessus. Assurés que notre Antoine éclairera notre lanterne, à un moment ou à un autre.

Mes espoirs de ce mercredi ont été déçus : Antoine ne s'est pas laissé prendre à mon piège.

Revenant sur ses pas, il a reconsulté le feuillet, réexaminé les carrés de plantes, et, triomphant, a entouré la ligne fautive, la ligne de la victoire : il avait repéré une erreur, et une belle, cette fois !

Je n'ai eu que la satisfaction de le voir tout penaud, quand, ramenant sa trouvaille à Sophie, il s'est fait rabrouer pas un "oui, ça, on l'a vu, c'est une vente d'hier".

Comprenant immédiatement mon pauvre stratagème, il s'est retourné, théâtral :


- Ah, Aaaah !, m'a-t-il renvoyé, tu pensais me piéger, fourbe que tu es !

Oui, Antoine goûte aussi les classiques antiques, et nous déclame ainsi des tirades improbables dont nous sommes bien incapables de situer l'origine. Mais qui nous sonnent, comme de lointains souvenirs scolaires stratifiés dans une gangue épaisse.

Antoine n'est pas rancunier. Dès qu'il s'est rassuré sur ses compétences intellectuelles, il consent à nous pardonner nos errances, comme nous lui pardonnons les siennes. Bien contents de n'avoir pas une telle capacité à nous y aventurer.

Antoine est mon petit chouchou de la jardinerie, tout le monde le sait.

Lui le premier.


Dimanche 4 octobre 2020 19h20


Nous avons pu marcher plus de deux heures, sans essuyer d'averses. Alléluia !

Les abats d'eau brutaux des deux derniers jours ont radicalement changé le paysage :

les barthes sont inondées, Rivière est à la mer !



Les bêtes se reculent sur les tertres près de la forêt.
Mon Dieu, je frissonne à la seule idée de voir un jour mes beautés dans ces parages !





L'Adour charrie ses flots jaunes mêlés à l'or des feuillages couchés dans l'onde.






Ces chevaux continuent de brouter, pas du tout inquiets de l'eau qui les encercle pourtant.

Nous croisons des éleveurs avec leurs vans en remorque : ils sillonnent les pâturages, pour rapatrier leurs bêtes au sec.

Cette année, l'arrivée de l'eau a surpris tout le monde.

Il y quelques jours encore, tous ces paysages étaient grisés de poussière sèche.

Nous sommes rentrés. Olivier allume une flambée. Je regarde les nuages plus légers dans le ciel du soir.