lundi 23 janvier 2017

LA LÉPROSERIE D'AGORRETA



Bonjour !

Je reviens à mes recherches autour d'Agorreta.

La théorie des réfugiés cathares établis ici autour des années 1100 ne m'a pas convaincue totalement.
Par contre, la thèse d'Agorreta, asile de mendiants fatigués de errer par les chemins hostiles a trouvé écho tout à fait favorable dans mon esprit.
Sans que la seconde proposition soit mieux étayée que la première.
C'est ainsi que les convictions les mieux ancrées se fondent : sur des résonances mystérieuses mais profondes.

Cette histoire d'hôpital de lépreux entendue je ne sais où est tout de même à mettre au crédit de mon objectivité rationnelle.
Je n'ai peut-être pas l'esprit scientifique et cartésien majoritairement. J'ai quand même de l'intérêt pour ce qui se démontre, s'explique et se comprend par raisonnement.
Tiens, je suis même donnée pour être portée sur la mathématique pure et dure, voyez !

Ma léproserie d'Agorreta n'est pas un fantasme. Mes parents en avaient eux aussi eu vent.
Je vous l'ai dit, des fouilles autour de la ferme ont mis à jour des ossements humains en grande quantité.
Les vieilles pierres d'ici ont vu mourir des gens, plus qu'ailleurs.
Sans être spécialement mystique ou illuminée, je pense que les lieux gardent une mémoire de leur histoire.
Les terribles cachots des châteaux forts, les arènes où les esclaves se faisaient dévorer par des fauves pour offrir un spectacle distrayant, plus près de nous, les camps de concentration, me semblent habités de plus que de l'histoire que nous en connaissons par les mots.
C'est peut-être une impression fausse, et mon esprit est peut-être impressionné par ce que je sais, par ce que l'on m'apprend.
Je n'ai eu qu'une fois l'occasion de mettre mes pas dans un de ces lieux tragiquement célèbres.
C'était en Tunisie, et nous visitions un site conservé intact depuis des siècles. Une arène s'ouvrait à ciel ouvert sous un ciel dur et vide. Le silence était saisissant. A l'époque, mes oreilles ne bourdonnaient pas comme maintenant, et j'étais capable d'entendre ce silence. D'y percevoir les seuls battements de mon sang. 
Nous étions un petit groupe, et chacun s'avançait sans bruit, sans parler et marchant presque sur la pointe des pieds, sans se concerter. Une chape invisible mais perçue par tous nous maintenait dans une solennité intimidante.
Je m'étais engagée dans un étroit passage ouvert dans la pierre. Le tunnel était sombre et frais, quand on venait de l'aire ensoleillée. De loin en loin, la voûte s'ouvrait sur le ciel, trouant la pénombre d'une lumière brutale.
Je n'avais fait que quelques mètres, et je perçus un murmure de voix. Je crus qu'un autre groupe s'était engagé par l'autre bout de mon tunnel, et que j'entendais les gens commenter leur visite. Je m'étonnai de cette désinvolture : moi, le site me rendait muette, et ceux qui m'y avaient accompagnée semblaient partager cette attitude.
M'avançant, je compris qu'il n'y avait personne. J'entendais, oui, mais rien qui venait d'ici et de maintenant.
Je ressentis la souffrance et la terreur de ces pauvres malheureux poussés ici vers l'arène, comme si je les voyais hurlant devant moi. C'était oppressant.
Je ressortis dans la lumière vide, un peu haletante et remuée.
Mes compagnons de visite s'égayaient sur la grande esplanade, certains figés, d'autres bougeant lentement.
Je les rejoignis et nous quittâmes l'endroit.
Nous parlions peu.
Rentrés à l'hôtel, revenus dans notre monde confortable, hors de portée de cette terreur parvenue jusqu'à nous à travers les siècles, nous reprîmes le cours de nos conversations anodines. 
La plupart avaient ressenti à un moment ou à un autre cette sensation, ce malaise, à des degrés divers.
Nous connaissions la vocation de cette arène. Cette connaissance à elle seule pouvait expliquer notre ressenti commun.
Nous sommes dérangés aussi, quand on nous parle de la sauvagerie humaine. Cela se comprend.
Je persiste à croire que les lieux gardent une mémoire. Que la perception d'une histoire est différente quand on se trouve à l'endroit où s'est déroulée cette histoire. Je ne peux évidement pas l'expliquer mieux, puisque ces choses là se sentent, et ne se démontrent pas. Pensez-moi farfelue, si vous le voulez, je me le pense moi-même...

Le site de Tunisie était grandiose et impressionnant, au delà de son histoire, sans doute. Comme peut l'être une montagne massive ou un précipice vertigineux.
La même montagne et le même précipice s'animent différemment quand on y sent les traces des montagnards dévissés en cordées et écrasés sur les pierres dures jusqu'au fond de l'abîme.

Enfin, c'est ce que je crois...
Ce qu'il me semble sentir, au delà de toute démonstration scientifique et rationnelle.

J'habite un de ces endroits où des hommes ont souffert. Ou des hommes sont morts, plus qu'ailleurs.
J'habite aussi un de ces endroits où des hommes ont trouvé refuge. Où ils se sont sentis à l'abri.
Les vieilles pierres d'Agorreta ont vu ces hommes. Ils y ont posé leurs mains, et ils s'y sont réfugiés, au Moyen-Age, déjà.

Je pensais trouver facilement des traces de cette léproserie d'Agorreta, en pianotant sur ce clavier.
Ce "Ternet" me livrerait des secrets à foison, croyais-je.
J'ai cherché, pianoté, cliqué.

Sur Hendaye et les lépreux, j'étais ramenée à une histoire de sorcières sur la plage.
Ou alors, exilée en Afrique...
J'étais entraînée dans un univers un peu fantastique, moi déjà suffisamment fantasque sans cela !

Je cherchais des traces historiques. Je pensais presque trouver un registre d'entrées et de sorties, avec des noms remontés des siècles passés jusqu'à moi. Un peu plus, et j'aurais croisé sur une représentation ancienne le regard d'un malheureux accroché à son bâton de marche devant Mère-Rhune.
Une léproserie me disais-je, c'est quand-même un bâtiment signifiant...

Et bien, non. Soit je n'ai pas cherché là où il le fallait, soit ma léproserie n'a jamais suscité l'intérêt.
Je n'abandonne pas si vite. Je ne vais pas m'acharner, non. Juste glaner ici où là, comme on cueille. Ecouter mes intuitions et la mémoire des pierres.

La vie et la mort de malheureux errants passent inaperçues, depuis des siècles des siècles.
On a davantage relaté celles des rois, et des grands, évidemment.

Mes bohémiens lépreux, réfugiés et exilés ont pourtant existé, eux aussi.
Et leurs vies ont compté. Comme leurs morts.
Qui sait si, en faisant bien silence, leur voix n'arrivera pas jusqu'à moi...




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