lundi 21 septembre 2020

16 au 21 septembre

 


Mercredi 16 septembre 2020 8h15




Je rattrape bel astre d'un autre point de vue. Puisque tout est mouvance, je ne me fige plus, je bouge !

Que faire et penser d'autre, dans un monde où l'on rajeunit ou vieillit d'un jour, selon que l'on tourne à l'est ou à l'ouest ? Dans ce monde où l'espace et le temps se chevauchent et se tournent autour comme les nuages de ce matin ?

Il faudrait le demander à Phileas Fogg...

Un ballet échevelé se joue dans le ciel. La journée est annoncée chaude, encore.


Vendredi 18 septembre 2020 18h


J'ai rentré les vaches pour leur collation du soir.

Je vais m'enquérir de la météo, avant de décider de les ressortir, ou de les laisser dans l'étable pour la nuit. Je ne voudrais pas qu'un orage de grêle cinglant me les gifle trop fort, mes délicates !

Les médaillons secs des carolins jonchent la prairie, crissent dans la cour.

Le vent est chaud, mou.

La pression atmosphérique pèse lourd  dans mes oreilles.


20h50

Je rentre de ma tournée du soir.

Une lourdeur plane dans l'air. Une lueur de souffre jaunit les paysages et le ciel.

Je me souviens avoir contemplé un ciel gris et ocre, pareil à celui de ce soir, il y a 25 ou 30 ans !

J'étais à la fenêtre du vieil appartement, en haut. Je m'y étais installée après mon divorce. Je m'y sentais bien.

Un soir où l'orage se demandait où frapper, je suis restée ainsi un long moment à la fenêtre grande ouverte.

Le même sentiment d'étrangeté m'avait investie, ce grand silence descendu sur une terre prête à recevoir l'eau, violente, peut-être. Prête à s'y soumettre et à s'en gorger, avide et apeurée.

Ce moment a traversé les décennies, intact, dans une mémoire où tant d'autres moments se sont dilués.

Mon silence d'aujourd'hui se cadence d'une harpe syncopée, les bons jours.

Les hirondelles sont parties. L'étable est vidée de leur vol saccadé, quand elles cherchent où se percher pour la nuit. Les gazouillis et pépiements ont déserté les pannes encore blanchies de chaux. L'espace y résonne comme une église vide.

La saison d'automne est particulièrement sèche, cette année. Seules, les ronces continuent de pousser au point de barrer les sentes étroites, du jour au lendemain, de lianes méchantes. Le reste de la végétation, grisé de poussière, se recroqueville. Les feuilles d'acacias sont toutes jaunes, chues en tapis légers sur les chemins de sous-bois.

Je suis rentrée à la nuit presque tombée. Les chiens se sont cantonnés au remblai. L'ambiance étrange les inquiète, sans doute. Ils attendaient mon retour, ployés sur leurs postérieurs, prêts à s'élancer vers moi. Quand ils m'ont vue arriver, ils m'ont fait une fête à tout casser, martelant le sol dur d'une course anarchique, se tortillant, me bondissant dessus. Je me suis accroupie pour les caresser énergiquement, histoire de rester dans le ton de leur enthousiasme. Nous sommes revenus ensemble dans la cour tranquille.

J'ai finalement ressorti les génisses, tout à l'heure. Elles peuvent revenir dans le fond, si besoin.

Ma surdité me préserve du tonnerre qui gronde, et des éclairs qui claquent. Je ne m'inquiéterai pas de les savoir sous l'orage : je ne l'entendrai pas ! A quelque chose malheur est bon, dit-on...

La nuit sera peut-être tout à fait calme, d'ailleurs...


Dimanche 20 septembre 10h10.

Je suis installée face aux grands arbres de Rivière. Il a plu, depuis hier, en averses drues. Les feuilles s'ouvrent à nouveau, reverdissent, rincées et abreuvées.

La logistique du matin ici est vite assurée.

Je m'installe dans ma nouvelle cadence de vie, syncopée entre la ferme et Rivière.

Je me sens moins déstabilisée. Décidée à laisser venir les options, sans rien précipiter. L'attente ne m'est plus, comme avant, souffrance. Mes impatiences assagies atténuent les fibrillations fatigantes. 

Je ressens le bienfait de cette tournure, même si je ne suis pas tout à fait libérée du joug de mes postures d'avant. Le chemin est long, qui mène à la sérénité...

Hier matin, ma Graziosita a fait des siennes.






Ma jolie grise sablée, ma petite préférée, même si je m'en défends, dans un souci d'équité vis à vis de ses sœurs.

Hier matin, je l'aurais facilement enfournée dans une bétaillère, direction l'abattoir ! Enfin, pas tant, tout de même, le temps de mes excès est, comme celui de mes impatiences, passé.

La nuit de vendredi à samedi a été parfaitement tranquille, sur Agorreta. 

Pas d'orage, quelques volées venteuses, peut-être ? Je ne sais pas. J'ai dormi toutes fenêtres ouvertes, et n'ai pas trouvé au matin traces d'un quelconque désordre.

Je me lève maintenant bien plus tard que du temps de mon père. Avant d'aller travailler, je me contente de rentrer les vaches à l'étable, en cette saison. Je les laisse à leurs râteliers. Antton les remet ensuite au champ.

Ce samedi matin, sur le coup des sept heures, je passe la tête par la fenêtre ouverte.

Je suis en direct-live sur le pré, où j'aperçois, dans la nuit, maintenant, mes génisses encore couchées, au pied du grand carolin. Ces demoiselles attendent le lever du jour pour se mettre en route vers l'étable.

La saison avançant, je vais devoir me mettre en route, moi, vers la jardinerie, bien avant.

Bientôt, mes génisses resteront dedans, le soir. Au matin, ce sera la lumière électrique qui les tirera de leur nuit.

En attendant, je m'avance sur la rampe bétonnée, pour les héler. Je les devine, masses sombres, tout près. Seule, Graziosita se distingue dans la pénombre, auréolée de sa robe claire.

Je les appelle, chacune par leur nom.

Graziosita est déjà debout, les autres se lèvent, postérieur d'abord, une pause, puis d'un petit effort, poitrail, avec élan de la tête. Étirements, roulades de queues sur les flancs, humage de l'air du matin, et elles se mettent en marche.

A ce moment de la journée, Graziosita serait la première à se présenter, suivie de Buru Haundi, de Neska Motz, et, toujours en dernière position, faisant la tenaille, Katto Pelato.

A mes jours de repos, je me lève encore plus tard. Décidément, je file un mauvais coton !

Quand je viens les chercher, elles sont déjà dans la stabulation du fond, derrière la barrière fermée. Là, même si Graziosita est en première position, elle s'écarte, quand Buru Haundi la bouscule pour prendre sa place. Le ballet  est maintenant à peu près bien orchestré.

Hier matin, comme les autres matins de mes jours travaillés, Graziosita s'avance sur la rampe. Je m'en retourne dans la vieille étable, où j'ai ouvert grand la barrière, pour les attacher au fur et à mesure de leur arrivée.

Je dépasse Karrarro garé là, et m'étonne : je n'entends rien derrière moi. Serais-je dans la nuit devenue complètement sourde, moi qui l'étais déjà bien assez ?

Je me retourne : personne ! Ah, je n'ai donc pas perdu le peu d'ouïe qu'il me restait ! Pour autant, aurais-je alors perdu mes vaches ?

Je ressors dans la nuit,  éclairée sur quelques mètres par la trouée devant la porte métallique ouverte.

J'aperçois Graziosita, redescendue dans le pré, tournant autour du carolin, suivie de Katto Pelato. Je devine à peine les deux noires, circonspectes, considérant le manège, à peine intéressées.

D'accord... Ma grise sablée est en chaleur. Et le rut la rend plus écervelée encore qu'elle ne l'est déjà !

Toutes les génisses s'agitent et changent de comportement quand les hormones en rut les chavirent.

Ma Graziosita, elle, perd complètement le peu de bon sens qu'il lui arrive d'avoir d'ordinaire. Elle ne sait plus ce qu'elle fait, où elle va, ce qu'elle a. 

Distraite, de son naturel de génisse enjouée, souvent perdue dans des rêveries légères, curieuse autant que poltronne, elle est terriblement attachante d'une douceur affectueuse et tellement gracieuse ! (Eh !, n'est pas Graziosita qui le veut !).

Sur ses périodes fertiles, la Graziosita est tourneboulée, perdue à tout raisonnement et à toute injonction. Je l'appelle, elle lève bien la tête vers moi, en une étincelle de conditionnement, mais la détourne aussitôt, happée vers des horizons tumultueux bousculés dans sa petite tête fine.

Quand Buru Haundi, en ses chaleurs, devient brutale et agressive envers ses compagnes de troupeau, celle-ci se colle à Katto Pelato, son amour de toujours. D'ailleurs, celle-ci lui rend la pareille, mais en moins chavirée, plus tranquille qu'elle est, en ces occasions comme en toute autre.

Toute cette science me rend la situation présente toute à fait compréhensible.

Malheureusement, en ce petit matin où l'heure tourne, où mon créneau n'est pas extensible, elle cristallise encore davantage ma contrariété.

Je repars, encore une fois, vers la vieille étable. Je décroche du mur le bâton dont je ne me sers quasiment jamais. Je redescends dans le champ, passablement énervée.

Les deux noires me regardent arriver. Je les exhorte à avancer. Elles obéissent, lourdes et placides. Les deux autres, l'une enflammée et l'autre bonne copine, ne me voient même pas, tout à leur affaire. Je me rapproche, les hèle sèchement. Elles ne lèvent pas le cil. Un petit coup de bâton sur la cuisse. Rien. Un coup plus appuyé. Elles me voient, surprises. Ne bougent pas pour autant, Katto Pelato mufle posé sur la croupe de Graziosita en effervescence.  Katto Pelato simule la saillie, retombant lourdement. Les deux génisses sont de petits gabarits, mais restent de grosses bêtes. Leur équipage, l'une debout derrière l'autre, désarticulé et maladroit, cahote autour de moi.

Je décide de remonter pour attacher les deux noires, avant qu'elles ne me reviennent, celles-ci aussi. Un instant, je me demande si je ne vais pas laisser tout ce petit monde dans le champ. Et puis, non, je me gourmande d'être aussi faible, et de laisser la volonté de mes bêtes prévaloir sur la mienne. Que diable ! Ces vaches doivent comprendre qui est le maître, en ce moulin !

Buru Haundi et Neska Motz ne se posent pas de questions, têtes dans les auges garnies.

Je les attache, les pousse un peu pour les remettre droites, quand elles se prélassent en oblique au travers de leurs stalles. Les deux autres auront déjà bien assez de mal à se garer, sans avoir à se faufiler !

Je repars dans le pré, dans le noir. Au fil de mes allées et venues, la lueur fuse depuis l'est. Pas d'aube spectaculaire, aujourd'hui, du gris, sans plus.

Mes deux amoureuses continuent leur cirque, se humant l'une l'autre, en pas désordonnés.

Je leur fais tâter du bâton, pour les ramener à l'étable. Elles s'amusent à me faire un tour de circuit, remontant dans la rampe, pour redescendre par l'ancien portail. Un tour de piste encore, et elles montent le long de la clôture, pour draguer du côté des blondes du Cousinou. 

Je perds définitivement patience. Le bâton claque sec sur les cuisses musculeuses.  Mes appels câlins dans le silence de la nuit deviennent exhortations furieuses : puta, etorri onea ! puta, n'ayant pas grand besoin de traduction, etorri onea : viens par ici ! 

Les génisses cillent, se bousculent, finissent par rentrer dans l'étable éclairée.

Graziosita s'avance vers sa place, quêtant sa suivante en tournant la tête par dessus son épaule. Je lui tâte le mufle du bout de mon bâton. Elle ne se le fait pas dire deux fois, s'engage dans la stalle. Buru Haundi, importunée par toute cette agitation, a terminé sa ration son-luzerne. Avant de s'attaquer au foin, elle prend le loisir d'encorner gentiment la Graziosita trop évaporée pour se glisser à sa place sans dévier. La perturbée se recule. Par dessus son dos, je rabroue l'autre du bâton. 

Je suis derrière Graziosita, j'attrape sa queue et la ramène haut sur sa cuisse, en lui posant le bâton sur l'épaule. Cette manœuvre toute simple fait avancer la vache. Pour autant, je ne peux pas en même temps tenir sa queue le long de son flanc, et attraper les brins de la chaîne pour les nouer autour de son cou. Graziosita n'est peut-être pas bien grande, elle est quand même encore trop longue pour l'écartement de mes deux bras.

Je lui parle, rabaissant mon ton de voix de deux octaves. Je susurre : là, Graziosita, là... La "puta !" est remisée pour le moment...

Elle se décide enfin à s'intéresser à sa mangeoire. Je peux me couler vers son épaule, longeant son échine de la main. J'entoure son cou, passe l'attache dans la boucle. Ca y est !

Reste la dernière, Katto Pelato. Elle est en arrière, près de Karrarro, hésitant entre mugir et faire demi-tour. Nom d'un chien ! Je ne vais quand-même pas passer la matinée à courir après mes quatre vaches !

Je renvoie en fond de gorge les imprécations véhémentes qui y montent.

"Zato onea, Katto Pelato, zato". Viens par ici, viens. J'y mets toute la douceur et la persuasion dont je me sens encore capable. Ma grande taupe bai au velours brossé écarquille des yeux vagues. Je soupçonne Katto Pelato d'être assez hermétique à autre chose que ses besoins de base. Elle hume vers Graziosa, qui continue de lui faire les yeux doux par dessus la murette.

Ni une ni deux, elle se décide, et s'engage à sa place, sans faire plus d'histoire. Alléluia !

Je me dépêche de l'attacher. Je la flatte au passage, si belle, emperlée de rosée, avec ses volumes bosselés d'une musculature puissante.




Je prends encore le temps de contempler mes beautés alignées, quand j'en ai déjà perdu beaucoup à les courser.

Toute ma colère reflue, et une onde de bien-être s'étale en grève plane à sa place.

Je serai en retard, tant pis.

Graziosita et Kato Pelato continueront leur manège tout le jour, sans doute.


19h

La pluie nous a surpris quand nous arrivions à la maison du bois.

Nous nous y sommes abrités, collés au mur, à un endroit où la charpente dévastée  ne laissait pas passer l'eau.

Le soleil est revenu, coursé par des rideaux de pluie suspendus sur la barthe.

La journée a été ainsi, ponctuée entre averses crépitantes sur la véranda, et percées d'or sur les massifs rafraîchis d'eau.

Nous avons fait ripaille, à midi, en belle-famille. Anguilles et œufs au lait. Très bon, trop riche !

Mon foie engorgé distille un fiel mélancolique.

Je repense à mes génisses, à mes chiens, à là bas.

Je vais faire diète, ce soir, et remiser mes nostalgies dans les grands bras de mon mari.


Lundi 21 septembre 2020 9h50


La pluie goutte depuis les branches des arbres.

L'horizon est noyé dans le gris. Le clapotis dans la descente de la gouttière répond au gargouillis dans le bassin, juste de l'autre côté, sous la fenêtre ouverte.

L'eau espérée arrive enfin, un peu tard pour les maïs et toutes les cultures à récoltes automnales.

Un merle s'excite entre les dalles du cheminement de pierres plates. il débusque les vers sous les touffes de mousse séchée. Les balles de brins enchevêtrés m'évoquent ces westerns, dans les déserts du Nouveau Mexique, je crois, (il doit y en avoir un ancien, alors ?), où de grosses pelotes de végétation libre traversent les paysages empoussiérés. C'est un peu tiré par les cheveux, comme analogie, surtout un jour comme aujourd'hui, où on est aussi près de l'ambiance des déserts du Nouveau Mexique, que des cratères refroidis de la lune...

Je n'en suis vraiment pas à une référence oiseuse près !

Une longue et bonne nuit de sommeil m'a allégé les humeurs.

Je vois ma vie bien légère, ce matin. Les jalons sont posés. Les relais donnés. Je n'ai qu'à me laisser porter, essayer de reconquérir une insouciance malmenée depuis trop longtemps.

Je me tiens honteusement loin de toute actualité.

Le monde tourne, le coronavirus s'accroche, de grandes choses s'accomplissent et se défont, sans doute, sans moi, sans même ma curiosité, encore moins mon intérêt. Honte à moi ! 

Je ne suis donc capable que d'écouter en boucle Clara Luciani souffler qu'"on ne meurt pas d'amour" et autres fadaises rythmées ? Jusqu'à ce que ce CD monopolise ma capacité de concentration, je faisais mes trajets vers, et, depuis, la jardinerie en écoutant France Inter. Je captais une ou autre bribe informative. J'aimais aussi les chroniques économiques, sociologiques, humoristiques. Il ne me vient pas pour le moment d'autres hics.

L'ensemble il est vrai ne musclait pas la capacité à voir la vie en rose. A chaque détour de phrases, c'était plutôt l'affliction, la morosité. Au moins, l'écoute des actualités radiophoniques épargne de ces faisceaux d'informations diffusés en instantané : un journaliste parle, une bande annonce défile, un, quand ce n'est pas deux, encarts s'invitent sur l'écran. Et tous ces intervenants concomitants parlent de choses différentes, évidemment, en un amalgame déconcertant.

J'ai peut-être le cervelet trop distendu, comme on peut avoir un muscle relâché, mais tout de même, est-il réellement possible d'enregistrer correctement autant de données simultanées ?

Sachant que, pendant qu'on regarde l'écran, une ou autre pensée collatérale, parasite ou indigène vrombit à la marge d'une conscience déjà surexploitée. Qu'est ce que j'ai prévu pour le repas ? Mince, il y a une couche terrible de poussière sur la table basse ! Ah, ce pantalon me serre maintenant, j'ai du grossir comme un chichon, il faut que je me reprenne...

J'imagine tous les circuits surmenés comme une grosse circulation urbaine aux heures de pointe.

Et les bouchons inhérents...

Alors, moi, je m'en tiens à l'écoute distraite des rubriques radiophoniques, avec un sujet, un thème par débat. Et juste le temps de mon trajet, à savoir une bonne demi-heure. Un jour sur deux, calqué sur ma cadence ouvrière. C'est dire que je ne risque pas d'être submergée.

Et, quand, comme ces jours-ci, je préfère à ce tout petit brin d'information sur le monde, la facilité de refrains haut perchés entre deux couplets aux syllabes curieusement frappées, autant dire que la terre pourrait s'arrêter de tourner sans que je m'en rende compte. Puisque dans ma tête, elle tangue, même quand elle ne bouge pas...

Je me sens un peu coupable d'être si peu citoyenne. Si peu engagée, si peu concernée.

Refermée sur mon petit monde, où je me pose des questions existentielles sur mon petit avenir insignifiant. Et alors ! Quoi ? 

Il ne manque pas de gens ambitieux et visionnaires pour se sentir investis de la charge de mener le monde. Il ne manque pas non plus d'autres gens tout aussi ambitieux mais peut-être moins audacieux, pour les juger, les modérer, les entraver, au moins.

Je peux je le crois, rester à la marge. Me contenter de moi, me résigner à eux.

Regarder les arbres et la pluie qui s'y pose. Laisser les chants mélodiques des tourterelles se répondre dans le jardin.

Etre la candide d'un monde cynique.

J'ai dans l'idée que, tant que je pourrai mettre de jolis mots dessus, mon monde me suffira, ici, là bas, dans la pénombre d'un sous-bois comme au fond d'une cave.

J'ai dans l'idée que l'imaginaire pallie à tout, ou presque.

Dans l'idée quand-même, que, s'il y a moyen, le poser au milieu de jolies choses, comme on dépose un oisillon perdu dans son nid de plumes tièdes, lui réussira mieux.

Dans l'idée que cette humble quête suffit maintenant à remplir ma vie.


dimanche 13 septembre 2020

9 au 13 septembre

 .


Mercredi 9 septembre 7h40

Le soleil levé se glisse à la marge de mon nouvel horizon



Je le perds...


17h

Une journée pure, d'un automne annoncé, me régale : les couleurs mûries vers l'or, les feuilles craquantes sous le pas, l'air léger et l'horizon à portée.

C'est le moment où je préfère mes paysages, ici. 

Je me souviens, avec gratitude, des journées à cueillir les haricots sur les pieds de maïs déjà secs. Des après-midi où on triait le grain, au grand air, devant le grenier.

C'était un peu plus tard, plutôt vers le début du mois prochain.

A cette époque de l'année, celle des récoltes de haricots, et du maïs, un peu plus tard encore, nous avions en renfort la tantine Pantzika, la sœur de mon père, et son mari, Charlot.

Pantzika venait dès les haricots. Charlot renforçait les effectifs pour le maïs.

J'appréciais beaucoup ce travail en compagnie. J'appréciais aussi les journées écourtées, les après-midi plus brèves, où le travail se limitait à un jour plus court. Grande fainéasse, que j'étais, déjà !

Ma mère et sa belle-sœur bavardaient. 

Les haricots tombaient dans les paniers, en cosses légères, parfois entrouvertes sur de beaux grains lisses et rutilants. Le haricot "coco", le favori de ma mère, blanc veiné d'un marbre impur, était le plus charnu. Le petit rouge, presque noir, étincelant d'un œil blanc en son mitan, logeait dans des cosses plus fines, plus fripées.

Les lianes sèches s'enroulaient autour des pieds de maïs, en un lacis gracieux de volutes ascendantes. Les cosses pendaient en grappes, à tous les étages, à portée de main. C'était bien plus confortable de cueillir, ainsi, debout dans le grand soleil, entre les rangs des maïs aux feuilles crissantes. Les paysages roux d'automne gagnaient en profondeur, ciselés par une lumière fervente.

Nous remplissions des paniers que nous déposions sur l'"ipular", la bande enherbée autour du champ. Les sétaires hirsutes grattaient la peau nue. Les épis de chiendent gluants striaient nos jambes et se collaient dans les poils des chiens. A chaque panier rempli et déposé là, je prenais le temps de les caresser, ces chiens fidèles qui nous attendaient en bout des rangs.

L'après-midi s'avançait. Je rêvassais en travaillant, prêtant à peine attention aux discussions des deux femmes. Juste assez pour saisir quelques commérages, quelques méchancetés de bonne guerre, sans plus, quelques confidences chuchotées plus bas.

Nous travaillions rang par rang. Au fur et à mesure de l'avancée de l'après-midi, j'espérais que ma mère décréterait le dernier arrivé. Elle ne capitulait que l'ultime panier bombé jusque sous l'anse.

Mon père nous rejoignait, juste avant l'heure du goûter. Il cueillait les dernières cosses avec nous, pour arriver à finir nos rangées.

Il chargeait sur son épaule la grosse corbeille où nous avions vidé nos premiers paniers. Nous nous passions les autres au bras. Nous rentrions à la ferme, les chiens trottinant autour de nous. Un arrêt au poulailler, pour ramasser les œufs, posés en équilibre précaire sur les haricots, et c'était le moment de rentrer à la ferme. 

Nous disposions sur la toile ciré de la table de la cuisine le pain, le fromage, la confiture et le beurre pour les tartines. Assis sur les bancs, nous mangions, silencieux dans un premier temps, tout à nos mastications appliquées. Les conversations reprenaient, ensuite, sur un registre différent : les hommes à la tablée prohibaient certaines confidences féminines...

Charlot s'était joint à nous pour le goûter. J'étais très intriguée par son tatouage sur le bras, bleu, entre ses veines saillantes. Je ne suis plus très sûre. Je crois que c'était une ancre de bateau, avec un serpent enroulé ?

La collation terminée, la tantine et le tonton retournaient vers Béhobie.

Nous, nous nous chargions des tâches du soir : soins des bêtes, traite, mise en bouteille du lait encore chaud, repas.

Je m'endormais toute alanguie de sensations agréables. Les bribes de bavardages me revenaient. J'avais l'impressions d'être sur le point d'entrer dans un monde mystérieux : celui des femmes et de leurs amours. Et oui, parce-qu'évidemment, en ce temps là comme maintenant, les femmes  entre elles parlaient beaucoup d'amour !

Aux belles journées d'automne, nous étendions les cosses de haricots sur des toiles grossières, au plein soleil, devant le grenier. "Zubian", comme nous avons toujours appelé cet endroit : le pont. A vue d’œil, on ne comprend pas trop. Pourtant, "Zubia" enjambe bien l'ancienne porcherie. Nous rentrions nos balles nouées aux quatre coins, tous les soirs, pour les ressortir au prochain grand soleil.

En quelques jours, les haricots finissaient de sécher, dans les cosses entrouvertes et craquantes de chaleur. On enfournait tout ça dans des sacs en toile de jute de récupération, aux inscriptions exotiques. Mon père ahanait en tapant sur les fagots mous à grand coups de fourche, pour terminer de libérer les grains. Nous attendions ensuite une brise suffisante pour séparer les haricots dodus des débris de cosses. L'opération nécessitait deux seaux, l'un levé à bout de bras, et l'autre au sol. Nous versions les haricots de l'un vers l'autre, et les fétus s'envolaient au vent dans la chute. Les grains lourds tombaient en cascade, martelant le seau, puis la pile, en un bruit sourd d'abord, puis, plus clair.

Pour la cueillette du maïs, elle se faisait alors à la main. Les parcelles étaient souvent morcelées, de petite taille. Les plants d'alors étaient plus courts, les têtes, bien plus petites. La tige au dessus de l'épi avait été coupée, pour être mangée en vert par les vaches. Nous faisions "kapeta". Ca se traduirait par étêtage, plus ou moins. 

L'opération commençait dès après la formation de l'épi, et continuait durant tout le séchage, par petites quantités, pour assurer un fourrage frais aux vaches et aux cochons, souvent privés d'herbe en cette saison sans eau. 

Elle assurait le triple avantage d'éviter la verse des plants trop hauts,  de pourvoir les bêtes en nourriture,  et de permettre une cueillette plus facile, sans être incommodés par les feuilles coupantes et les tiges hautes.

Nous travaillions à hauteur d'homme, deux rangs chacun, et discutant sans entrave.

Il y avait en semaine deux ou trois équipes de deux. Un homme pour porter les corbeilles pleines, apparié à une femme. Moi, je cueillais seule, lançant de loin, et, souvent, à côté, les épis lourds de soleil, directement dans la remorque étroite aux bords hauts, "brozela".

Je me faisais féliciter, et, mon père, pestant contre "neska ostiori", cette "saleté de fille", me jetait une petite corbeille en ramassant les épis tombés hors de la charrette. La plupart de ces corbeilles avait fait long usage, et le nattage en fond était ajouré. Il fallait disposer les premiers épis de telle façon que les suivants ne passent pas au travers. Ca m'amusait bien moins que de jouer les basketteuses...

Les fins de semaine, nous étions plus nombreux, et le travail avançait rondement. La récolte du maïs, c'était l'affaire de plusieurs semaines, alors.

Dans mes plus lointains souvenirs, nous décrochions des pieds les épis enrobés dans leurs spathes, les "churikiñ". L'effeuillage se faisait ensuite à la ferme, dans le grenier, à la main. Il fallait décoller l'enveloppe feuillée des épis, d'un mouvement tournant à la base. Là encore, plusieurs hommes et femmes se rassemblaient, à la lueur d'une faible ampoule. Les conversations allaient bon train. Les épis lourds tombaient, dorés, oblongs, encore gorgés de soleil.

Les travailleurs, assis en cercle sur des tabourets de fortune,  jetaient les spathes étoilées sur une autre pile. Les feuilles sèches, les barbes crépues, rousses ou bai, des inflorescences, s'amoncelaient.

Je me souviens combien je m'amusais, quand, tout le monde parti, je pouvais plonger et me rouler dans cette masse moelleuse. Les chiens jouaient avec moi, en longues parties joyeuses. J'en ressortais noire de poussière et de crasse, hirsute des barbes et des feuilles accrochées à mes vêtements et à mes cheveux, à peine dégoûtée par un ou autre vers blanc, tout froid et répugnant, glissé à même la peau.

Les spathes étaient distribuées aux vaches, qui n'en raffolaient pas, mais les grappillaient quand-même, avant de les tirer du râtelier et de les piétiner. Elles finissaient dans la litière. Elles faisaient d'ailleurs cet usage pour les cochons, qui, comme moi, aimaient bien se rouler dedans en couinant voluptueusement.

Par la suite, nous avons instauré un autre mode opératoire : nous effeuillions directement les épis sur le pied. Ca ne demandait guère plus de temps, ça évitait les séances à la ferme. Que je regrettais beaucoup !

En revanche, les épis s'égrenaient des chocs sur les grains. Ca faisait bien l'affaire des oiseaux et des rongeurs venus glaner derrière nous.

Plus tard encore, bien-sûr, la machine a remplacé les joyeuses équipées. La récolte du maïs devenait bien moins bucolique et conviviale. Le tumulte assourdissant des engins décourageait toute velléité de conversation. Et là, il y a bien moins à raconter.

Pour en revenir au temps présent, la sécheresse de cet été accélère les maturations. La nature se dépêche d'arriver au terme, épuisée d'avoir manqué d'eau. Les maïs sont déjà pailleux. Les épis maigres.

Ce sera une petite récolte.


Vendredi 11 septembre 2020  20h20


Funeste jour anniversaire d'un attentat où l'horreur vous sidère.

La violence d'une souffrance infligée, on ne sait d'où ni pourquoi, l'injustice d'être une victime, sans avoir initié la guerre.

Ici, j'ai simplement pleinement savouré la journée. Naïvement, scandaleusement.

J'ai été dans mes sous-bois de la montagne, m’asseoir au pied moussu du chêne où j'ai déversé mes peines, il y a trois ans.

Les branches des noisetiers aux feuilles rondes et diaphanes balançaient mollement dans une brise légère. Le silence, où ce que je peux maintenant en percevoir, baignait toute une végétation grisée de la poussière d'une terre asséchée. 

La canopée des arbres maintient un semblant d'humidité, restitue une ambiance fraîche, où les frondes de fougères continuent de se déployer royalement, éventant une onde apaisante.

J'étais bien, là, à gratter les chiens couchés contre mes flancs. Mes séjours à Rivière me privent d'eux, pour le moment.

J'ai cligné des yeux dans les rayons intermittents du soleil parsemé entre les arbres hauts.

Nous sommes rentrés par le cimetière, où j'ai disposé des coupes de bruyère.

Au soir, après le repas pris de bonne heure avec mes frères, je suis retournée me promener, dans les alentours cette fois.

Mes paysages changent. Des badauds l'investissent. Le confinement du coronavirus nous les a amenés. Beaucoup ont découvert cette campagne à portée, et en profitent maintenant.

Mes chiens apeurés à la vue des promeneurs frôlent les fossés, cherchant des lignes de fuite pour s'éloigner des chemins trop à découvert. Je n'aime pas les sentir effrayés, j'écourte leur supplice en bifurquant vers des sentiers presque disparus, où les ronces griffent méchamment. Là encore, le sous-bois m'accueille.

J'aime pourtant toujours autant le paysage en damiers bruns, roux, verts ou dorés, offert en panorama depuis les hauts d'Agorreta. Avec la Rhune bleue en triangle aux volumes arrondis.

Mes paysages changent, ils ont déjà changé, et changeront encore.

C'est inévitable.

J'ai changé moi aussi. Je ne m'accroche plus comme la teigne à des projets perdus.

J'en imagine de nouveaux, ailleurs, pourquoi pas ?

Des lignes se dessinent. Elles me plaisent, et je m'engage dans ces chemins là, confiante dans mon histoire.

Je cherche toujours ce point de congruence, ce pays amical et paisible.

C'est ma quête, elle me mène et me dirige.

Je peux me perdre, je ne la perds jamais de vue.



Dimanche 13 septembre 2020  9h20


Mon père aurait eu 92 ans aujourd'hui.

L'an dernier, nous avons fêté son anniversaire devant  la baie scintillante de Txingudy. 

Mon père aura profité de ses dernières années, investissant les joies des promenades en voiture avec Beñat, de bons casse croûte à Ibardin, de tous ces plaisirs interdits, coupables,  durant sa vie d'homme jusque là. Ma mère n'aurait pas admis de dépenser ainsi de l'argent !

Comme l'annonçait Lucie, "finies les vacances, Grand-Père !"

Gageons qu'au moins, si ces deux là se retrouvent, elle ne le houspille plus trop...


19h30

Nos rentrons tardivement de notre promenade.

Nous avons rencontré le voisin du camping, bavardé, de tout et de rien, de champignons, d'araignées et de fils de la vierge.

A l'ombre de notre grand chêne fétiche, nous avons devisé. Cet homme aime parler. Je suis en veine d'écouter.

Les paysages ici aussi rendent de l'or.

La lumière change vite, et, d'heure en heure, le même endroit vire.







Les reflets dans l'eau paraissent plus profonds.

Le bien-être de l'onde plane instille le calme.

Je sens la plénitude de cette nature.

Je m'en inspire.

Je laisse venir à moi tous les possibles, sans peurs ni impatience.

lundi 7 septembre 2020

30 Août au 7 septembre


 Dimanche 30 Août 2020 10h58


J'expérimente les dimanches communs des gens ordinaires.

Je  me laisse porter par ces matins paresseux où l'on se prélasse au lit. Ces moments flous l'on vaque, vague, désœuvré, presque. 

Je n'ai pas eu ces usages là instillés avec mon petit lait. Chaque moment de chaque jour, à la ferme, était dédié à une ou autre tâche. 

Ces derniers temps, depuis la mort de mon père, j'ai plus de latitudes dans mes plages horaires. Pour autant, familière de cet environnement où je me suis conditionnée, je reste happée, sollicitée, hélée, par tous ces petits riens qui vous remplissent une journée.

Je passe dans une pièce, et je me dis, "tiens, il va falloir que je fasse les carreaux". Dans l'étable, "té,  je dois dépoussiérer le râtelier". Dans la cour, "ah, il y a eu du vent, je dois passer la soufflette". Toujours, une panière à linge remplie, une cuisinière souillée, ou le réfrigérateur vide, viennent grimacer à la marge d'un horizon impur.

Pour les soins aux bêtes et aux plantes, je les catalogue dans une série différente. Celles de mes activités de loisir. Mes activités plaisir. La litanie des "il faut", "je dois", ces schémas qui nous conditionnent en nous asservissant, relâche son étau.  Je ne programme pas ces activités là. Elles viennent se loger plus librement, dans un espace moins quadrillé.

J'ai l'usage de regrouper mes "obligations", plus ou moins pesantes : ménage, courses, administratifs, cuisine (pour la partie utilitaire), dans la matinée. Pour m'en débarrasser. J'ai toujours été de ces gens, qui se jettent sur les tâches ingrates, pour se consacrer, ensuite, seulement, aux plus agréables.

Alors qu'il serait peut-être plus pertinent de se faire plaisir dans les secondes, prioritairement, en espérant, qui sait, que quelqu'un d'autre se charge des premières à votre place. Configuration souvent espérée, je suppose, rarement atteinte, j'imagine, esprit chagrin que je suis...

Mes journées s'ordonnancent comme une horloge suisse : sans surprises.

La matinée accomplie, comme un devoir, vient la suite. 

Après le repas, la sieste, puis, la partie des activités plaisir : plantes, décos, soins aux vaches ou aux chiens, pâtisserie. Pour cette partie là, je n'ai pas de temps imparti. Je peux m'en occuper là, ou plus tard, à mon prochain jour de repos, tout aussi bien. Par soins aux bêtes ou aux plantes, j'entends soins hors nourrissages, pansages, et abreuvages obligés, bien-sûr; Il ne m'a pas échappé qu'on ne sursoit pas facilement à certaines exigences primaires...

Dans la dernière tranche de mes activités ordinaires, je prélasse les promenades dans la campagne, les moments de lecture, d'écriture, les conversations entre amis.

J'ai ces temps-ci la coupable (?) tendance à libérer de l'espace et du temps, "impromptument", pour les conversations entre amis : elles se présentent parfois sans s'être annoncées. On ne programme pas une visite surprise, un coup de téléphone improvisé, une invitation inattendue et spontanée. On les cueille, dès qu'elles passent à portée, comme les fleurs éphémères qu'elles sont.

Si un visiteur agréé encadre sa silhouette dans l'embrasure de la porte de la vieille cuisine, je laisse en plan ménage ou préparation culinaire, pour faire chauffer l'eau de la tisane, ou faire couler le café.

Je suis encore en apprentissage, et ne soulève le joug de mes présumées obligations qu'avec un pincement de culpabilité, un coup d’œil sur la pendule, pour le moins.

Nonobstant, je suis une élève appliquée, et progresse rapidement.

Cette dernière tranche d'activités détente a tendance a prendre de l'importance. Mes obligations "utilitaires" sont allégées au fur et à mesure de mon avancée en âge. 

Il me semble que c'est une évolution naturelle, et bien saine.

Je n'ai pas l'intention d'enlacer à bras le corps une carrière professionnelle de dernier raout. La logistique domestique s'écrème d'elle-même. J'ai repeuplé le bout de ferme. J'ai moins de pièces à suivre. L'intendance avec mes frères est bien rodée maintenant. La chorégraphie se déroule sans ratés, fluidement et en grande efficacité.

Je n'ai pas non plus l'intention d'agrandir mon cheptel. Mes génisses sont belles, placides, faciles.

Elles ne meuglent pas d'un pis trop plein, ne réclament pas un veau disparu. Elles voguent librement dans notre installation idéale. Tout est à leur portée, l'abri, le fourrage, l'eau. Si quelqu'un fait tomber du foin frais tous les jours dans leurs râteliers, elles sont autonomes, et ne demandent pas davantage. 

Quand je m'absente à Rivière, Antton prend le relais. Et il le fait très bien, mieux que moi, même,  dit-il, et dit-on ! Mon orgueil éleveur en prend un coup, mes aspirations à me libérer de toute contrainte s'en fait un manteau...

Si lui-même est occupé de son côté, il  trouve toujours quelqu'un pour suppléer. Ce garçon a un grand sens des responsabilités, et me dégage des miennes en toute efficacité.

Pour les chiens, la ferme n'est jamais déserte. Ma résidente, mes frères, sont présents à un moment ou à un autre, chaque jour. 

Toutes ces justifications parlent pourtant clair : je me sens fautive.

Cette petite grimace de culpabilité me pince. Ce sentiment d'abandonner mes bêtes me titille désagréablement. Cette idée de "devoir", pas bien fait, encore et toujours, me pèserait facilement.

Mon monde serait idéal s'il n'était pas écartelé, entre Agorreta et Rivière, entre ma famille et mon mari, entre mes bêtes, là-bas, et la forêt, ici.

J'ai tout ce dont je rêve, mais pas dans le même espace. Quel dommage...., moi, si peu aventurière, et piètre voyageuse !

Dans la tragédie grecque, il y a, paraît-il, unité de lieu et unité de temps. Tout se passe au même endroit, et dans le même moment.

Dans ma comédie, il y a démembrement, pas douloureux, n'exagérons pas, non plus, mais, inconfortable, quand-même.

J'ai tout ce à quoi j'aspire, mais pas au même endroit, ni en même temps.

C'est ballot !


Tout ça est encore très frais, comme organisation.

Les grandes lignes se dessinent. Les priorités vont se décanter.

Je ne connais pas l'issue de tout ça. Je laisse venir. Certains décideront, aussi, pour eux, et pour moi. Ca me facilitera la... tâche ! Toujours....

Nous verrons ça.

Pour l'instant présent, celui à vivre pleinement, je suis à Rivière.

J'écris dans cette pièce aménagée pour moi, face aux grands arbres du bois.

Olivier prépare notre repas.

Ce matin, pour ne pas perdre la main, nous avons fait le tour des élevages locaux :






Raymond, le pigeon  de Bayonne, rescapé par Hélène, goûte les joies de son nouvel habitat.
Il est arrivé ici il y a plusieurs années maintenant : mon amie Hélène l'avait sauvé de justesse d'une attaque meurtrière d'une troupe de tourterelles, dans les rues du Petit Bayonne. Elle me l'avait confié, je l'avais légué à Olivier. Il a fait le trajet Hendaye-Rivière dans une boîte de carton coincé dans l'une des sacoches de la moto.
Longtemps, il a demeuré dans une volière, devant le garage, ici.
Jusqu'à cet hiver, où Olivier a bâti ce coquet poulailler, en fond de jardin. Les poules d'Agorreta s'y trouvent d'ailleurs fort bien. Elles se sont bien acclimatées, regrettent peut-être le large figuier, aux grosses chaleurs d'été. Ma glousse grise considère le jeunot d'ici avec un peu de mépris. Ca lui fera bien son affaire, allez !

Raymond, a, dans un premier temps, été cantonné à l'appartement gauche de l'édifice, derrière le petit volet grillagé. Une fin de semaine où j'étais ici en villégiature, je me suis inquiétée de le voir tristounet, la plume terne et la pupille morne. Les planchettes hautes le privaient d'une vue sur cour, la lumière ne lui venait pas en suffisance, il dépérissait. Les affres de la dépression allaient nous l'emporter !
Immédiatement, j'ai transféré mes alarmes à Olivier. Nous avons tous les deux réfléchi un moment. Très vite, faisant tourner l’œil en prospection, nous nous sommes ensemble arrêtés sur l'ancienne volière, sous le lagerstroemia violet, où, longtemps, Olivier a logé poules et pigeons d'avant.
A l'époque contemporaine, il n'y avait là qu'une petite poule noire, sèche et prostrée, d'une patte abîmée. Ce poulailler est suffisamment grand, ensoleillé le matin, abrité des grands chauds et des froids mordants. 
La volaille a été délocalisée de l'autre côté pour cause de proximité avec l'aire de pâture. Les poules adorent picorer et griffer la terre franche, trifouiller dans l'herbe, et fouiner sous les haies. Le poulailler originel est bétonné, et l'accès au jardin d'agrément pour les poules réclamait servitude au travers de la cour. Bien peu commode : une circulation alternée et balisée était nécessaire, à chaque fois que l'on voulait entrer ou sortir du garage. C'est-à-dire, plusieurs fois par jour. 
Parce-qu'évidement, à chaque fois qu'elles sentaient un mouvement dans le périmètre, les poules curieuses se précipitaient en caquetant, oubliant les joies des griffages et autres activités jardinières. Il fallait alors les renvoyer là d'où elles venaient, et poser une barrière pour les empêcher de revenir là où elles voulaient rester. Les accompagner chaque matin et chaque soir, pour les transferts dortoirs-jardin, sous peine de les voir investir l'ensemble de la propriété...
Beaucoup de remue-ménage, de temps perdu, et de fatigue nerveuse. 
Nous avons pensé à ce remembrement foncier, regroupant pour nos poules habitat, activités et agrément dans un même rayon.
Raymond a suivi la migration, quitté sa volière individuelle un peu étroite, pour ce lot en résidence collective.
Les poules ne se plaignent de rien, et vivent leur nouvelle vie en grande sérénité.
Raymond, lui, n'a pas supporté le voyage.

Dieu merci, nous avons perçu sa détresse suffisamment tôt, et l'en avons tiré.
Il est maintenant petit prince de l'ancien poulailler, voletant d'un perchoir à l'autre, curieux des activités dans la cour. Il revit !




Le second volet d'élevage d'Olivier rampe sous les quadrillages de ce "reptilarium" à ciel ouvert.
La tortue est un reptile dont l'ossature entoure la chair. Quand dans le reste du règne animal vertébré, pour ce que j'en sais, c'est le contraire. Cette carapace ossature est assez jolie à admirer, avec ses géométries moirées. 
J'avoue ne pas m'être beaucoup attachée à ces tortues. Elles sont mystérieuses d'une histoire ancestrale, fossiles vivants d'une ère primaire où se perd notre origine.
Ce vertige venu du fond des âges m'impressionne, certes, mais n'éveille pas en moi l'émotion affective. La tortue ne deviendra jamais pour moi un succédané de la vache. Je conviens que son entretien demande moins d'assiduité. Si je suis ma pente paresseuse, c'est à prendre en compte aussi.
Je suis dans une période d'étude.
Je lutte contre mon penchant aux décisions hâtives.
De cette tortue en ogive, je dois prendre un enseignement : on avance aussi, même quand on le fait lentement.
Le tout est de ne pas se tromper de direction.






15h30

Une belle sieste plus tard, nous cheminons vers la forêt.



Cet ancien poste de garde-barrière, avec son bureau et son tableau d'affichage, parle d'un temps ancien, lui aussi. Mais dont les gens de mon âge se souviennent encore.
La préhistoire, pour les jeunes, évidemment !

Nous traversons la ligne de chemin de fer aux caténaires coiffés des nids désertés des cigognes.
La large plaine des barthes s'étale devant nous.
Les canaux d'eau tracent des lignes à perte de vue. La jussie a été coupée dans la prairie. Les  poussières des inflorescences rougeâtres teintent les eaux presque stagnantes.
Le côté gauche a été nettoyé. Le droit reste à faire :





























Les étendues fauchées sont rendues aux bêtes.
Les troupeaux sont revenus.
Les vaches de l'année dernière sont là. Il y a beaucoup de belles blondes. Je retrouve ma grande normande. Une autre, vosgienne rousse. Je ne repère qu'une seule de ces bazadaises, que je croyais croisées charolaises. 
















Tout près, des chevaux viennent vers nous.











Ils ne sont pas farouches, et viennent quémander caresses. Une jeune jument câline, une lourde pouliche aux cils blonds,  approchent et nous font un brin de conduite sur le chemin.

Nous entrons dans la forêt.
La maison du bois désertée fait un abri aux ânes.






Les bois, les bêtes, les eaux, le silence, la plaine large et les cieux légers, parlent de ce que j'aime.
C'est mon monde, aussi, ici.


Mercredi 2 septembre 2020 7h40



Mon horizon d'Agorreta est parfaitement pur, ce matin.




Vendredi 4 septembre.  20h

4 mois ont passé depuis la mort de mon père.
Le monde continue de tourner, évidemment.




Neska Motz et Graziosita mangent, tout à leur bien-être.

Dehors, Buru-Haundi et Katto Pelato se font gentiment la conversation.

Elles sont bêêêlles, mes bêtes !

Il est bien joli aussi, mon monde, d'ici !








Samedi 5 septembre 8h15

J'arrive à la jardinerie.
Je viens d'entendre à la radio l'affaire des palefreniers de la marquise de Moratala. Ils continuent de s'occuper des chevaux de la marquise défunte, et ne sont pas payés !

3 ans après la mort de la vieille marquise, ses deux fils, les deux petits marquis, se disputent les 150 millions d'euros de l'héritage.
L'un, le naturel, ( je ne comprends pas au juste ce que c'est, pour une femme, un fils "naturel" : hors mariage, adopté ?), paraît plus légitime que l'officiel. Il a d'ailleurs dans un premier temps fait l'avance pour les salaires, ce printemps.
Le second, l'officiel, ne jure que par son titre, et les millions à récupérer pour lui seul. Les palefreniers, il s'en bat l’œil.
Pour lui, les chevaux pourraient bien crever de faim dans leur souillure, s'ils ne valaient rien...

Les palefreniers, attachés à ces bêtes qu'ils suivent depuis des années, continuent leur travail, qui mérite bien salaire, mais n'en a pas !

Ces deux petits marquis mériteraient un bon coup de fourche chacun, avant qu'on la leur mette dans les mains. Qu'ils se fatiguent à pailler et à panser leurs chevaux, ils verront les choses autrement, et apprendront que les millions d'euros ne font pas tout !
Mais non, ces deux là, ou l'un, ou l'autre, je ne sais pas, sont aveuglés et incapables de raisonner.

Et tant pis pour les palefreniers de sang pur, et les purs sangs sacrifiés...


Lundi 7 septembre 2020 5h25

Dimanche entre amis, à Rivière, hier. Je retrouve chaque fois avec grand plaisir mes amis Yvette,  Jean-Louis, Gilles et Hélène.
Des discussions animées ont résonné dans la véranda, sur l'avenir, les jours qui passent, et ceux qui ne reviendront pas.
Les doutes, les peurs de l'âge qui avance, la vacuité de ce temps après celui du travail, les espoirs aussi et une confiance à restaurer absolument, se sont heurtés et chamboulés comme les plaques tectoniques qui glissent, se cognent et s'imbriquent.
Une tablée a réuni des destins ordinaires, et pourtant uniques.
Je me sens vulnérable, ces temps-ci, chamboulée moi aussi.
Comme le dirait ma brune Lasseuguette, ce n'est pas le moment de prendre des décisions.
Pas encore.

Nous irons cette après-midi promener, toujours.
Et regarderons l'horizon long du temps qui avance à son pas.
Nous le regarderons, humblement, et avec espoir.