Mercredi 2 mars 2022 9h30
La baie métallique se borde des immeubles de Fontarrabie. Derrière la prairie inclinée en premier plan, les silhouettes encore nues des chênes se tordent de leurs ramures grises.
Je vais bientôt sortir TtonytaPetra au pré.
Hier, je suis allée avec Meriem dans le village natal de ma mère, ce Gurutze d'Oiartzun. Nous avons poussé jusqu'à l'arrière des Trois Couronnes. On les voit bien placides, d'ici, avec leurs trois mamelons bien équilibrés. De là bas, elles montrent un tout autre visage, roches fracassées en un mouvement de chute arrêtée, crêtes dures et abruptes.
Nous nous sommes arrêtées aux anciennes mines désaffectées.
Dans le grand silence, sous le calme du ciel gris, enveloppée dans le cirque imposant de parois de roche sombre mêlé de pans de murs bâtis en pierre, j'ai ressenti une étrange émotion. Celle-là même éprouvée lors de mon unique voyage, qui me mena à Tunis, dans une arène antique. Comme alors, j'ai eu la sensation de sentir l'histoire de ces endroits.
Imprégnée de ce grand silence bienfaisant, j'avais pourtant en tête le raffut infernal du charroi des wagonnets de pierre extraite des profondeurs, le souffle harassé de ces hommes des cavernes aux visages noirs de poussière, aux membres rendus durs comme du fer, épuisés à la mine.
Il faudrait 400 hommes travaillant jour et nuit pendant plus de 200 ans, pour construire l'équivalent de toutes les galeries forées sous la montagne, annonce une citation gravée sur une plaque.
Tout ce vacarme, cette fatigue, cette souffrance, mentalisés, invités dans la nature si tranquille, sereine, maintenant redevenue sauvage d'une végétation accrochée à la pierre, m'ont donné une impression de survivance, de résilience.
Au retour, en passant la frontière, j'ai pensé à ma famille maternelle, qui la passait il y a 86 ans, à la manière de ces Ukrainiens d'aujourd'hui. Eux aussi, dans la terreur de la fuite, dans les explosions trop proches des armes meurtrières, sont partis. Ils ont laissé derrière eux une vie dure, oui, mais paisible. Ils ont laissé les rêves d'un avenir meilleur, construit jour après jour, dans le labeur et la peine. Et ils ont eu la force de redémarrer, de reconstruire autre chose, ailleurs.
J'imagine qu'ils ont gardé toute leur vie ce sentiment d'insécurité et de défiance, cette idée d'une entrée fracassante, fulgurante, du malheur, dans une vie, comme une menace omniprésente, à ne jamais négliger.
Nous, générations d'après-guerre, nous vivons insouciants. Nous remplissons nos vies de préoccupations insignifiantes. Nous remplissons nos vides de bruits, de mouvements. Nous n'avons plus la conscience du danger. Nos vies paisibles nous paraissent dues.
Pourtant, rien n'est dû, et tout peut se perdre, dans la seconde, dans le bouillon d'un mouvement politique, dans l'horreur d'un accident foudroyant.
Chaque jour de paix, chaque minute de bien-être, est une grâce.
Nous n'y pensons pas. C'est le mieux à faire. Il sera toujours temps, si nous la perdons, cette grâce ignorée en temps ordinaire, de souffrir, alors.
Jeudi 3 mars 2022 8h
"Nous avons pris date avec Antton et Beñat pour le 24 mars 2022.
A ce jour là, si Dieu, ou ce qui nous tient lieu de Providence, nous prêtent vie, toutes les perturbations inhérentes à notre nouvelle organisation seront aplanies.
Nous devrions avoir retrouvé stabilité et harmonie. Celles-ci ou d'autres hirondelles nicheront dans la nouvelle étable. De nouvelles génisses, ou alors, deux vieilles vaches éthiques, paîtront, paisibles, dans le soir calme.
Je les hélerai depuis la rampe : "Anttony ! Petra ! Zatozte onea !". Elles s'avanceront... ou j'irai les chercher, pestant contre leur indiscipline.
Lola restera sur le ciment, dans une tâche du soleil chaud. Txief et Bullou s'avanceront dans l'herbe, furetant pour dénicher les mulots.
Mes châtaignes auront moins de mal à feuiller. Leurs racines seront plus profondes.
Remontée du champ, je refermerai la grande porte métallique, panserai mes bêtes.
Je monterai ensuite à l'étage, pour faire le tour de mes bacs à fleurs autour de la cour tiédie au grand soleil de tout le jour.
Je saluerai pour la nuit mes familiers et m'apprêterai à appeler Olivier. Si Dieu, ou ce qui nous tient lieu de Providence, nous prêtent vie, à tous.
Je rentrerai, m'installerai à cette même grande table ronde. Et je raconterai ma journée d'alors.
Si je me souviens de celle d'aujourd'hui. Ou alors, si je puise ce jour là dans la mémoire de ce "bloc", et y retrouve par hasard cet instant de maintenant.
Notre mémoire humaine est faillible et indulgente. Elle s'arrange du temps passé et redessine l'histoire pour nous la rendre plus jolie. Mon "bloc" remet les pendules à l'heure.
C'est pourtant dans cette brume entre l'oubli et le pardon qu'est notre salut.
Oubli de nos manquements et pardon pour nos fautes.
Je me plais à cette romance en une fiction avenante.
Je me plais à ces retours où ma bienveillance m'exempte.
Si cet avenir là m'est laissé, je tâcherai d'y graver la course légère d'un temps aussi filant que le vol de mes hirondelles égarées.
Et, s'il ne l'est pas, au moins aurais-je eu la douce illusion de l'avoir à portée."
Comme je suis romanesque ! Je ne me dédie pas. Si je ne peux pas déverser ici mes coulées sirupeuses, où le ferai-je ?
Je retrouve à la lecture exactement mon état d'esprit d'alors. J'étais un peu bousculée, pas trop sereine, à l'idée de ce petit bouleversement dans ma vie.
Mon père allait mourir, l'année précédente, en 2020. Je repensais en avril 2021 beaucoup à cette période, et relisais souvent mes mots d'alors. Je soufflais d'être libérée de cette veille épuisante. Je me sentais reconnaissante au sort ami qui m'avait prêté main forte, incroyablement, avec ce Covid qui me laissait à la ferme, pour pouvoir tenir mes serments passés dans les meilleures conditions.
Pour l'année à venir, je me souhaitais de conquérir enfin cette congruence recherchée depuis les tout débuts de ce "bloc". Depuis toujours, en réalité.
Installée dans une situation bien établie, retombée sur mes pieds plus ou moins comme je l'avais toujours envisagé, je serais enfin quiète, enfin en paix, avec le monde et moi-même. Ce serait la plénitude.
Aujourd'hui, mes prévisions d'alors se sont parfaitement réalisées. Tous mes vœux sont exhaussés. Je devrais être béate, chaque jour et à tout instant. D'après ce que j'en pensais à une époque où cette béatitude me faisait signe de loin, pour plus tard, en des augures enfin quiètes.
Dans ce passé lointain, puis, plus proche, seules les circonstances de la vie, les atermoiements, les obstacles inévitables à surmonter, faisaient écran, et m'empêchaient d'atteindre enfin mon Graal. Tout ça s'écarterait, je, l'écarterais, et j'y serais. C'était ma perspective d'un avenir chantant.
En effet, j'ai réussi à surmonter les embûches. Je suis là où je voulais être, et comme je le voulais. Je me sens globalement bien, parfois, même, en pointes fugaces, trop fugaces à mon goût, très bien.
Pour autant, je n'ai pas atteint la plénitude, comme je me la représentais. J'imaginais un état constant de contentement. De bonheur me paraît emphatique. J'imaginais un horizon clair sous un ciel léger.
Et puis non, toujours pas !
Ma pote bipole veille au grain. Ca n'est pas pour rien que Gérard Garrouste a intitulé son livre "l'intranquille". Pour les gens comme moi, la recherche de la tranquillité est un leurre. Nous y avons droit, sporadiquement, mais elle ne nous est pas compagne de route.
Une faille en frisson, tapie au creux du plexus, ouvre au petit matin en moi une béance, un vide, implacable, qui m'aspirerait vite. J'ouvre les yeux, la lumière filtre jusqu'à moi, les chiens, percevant mon mouvement, touchent mes mains de leurs museaux tièdes. La faille se referme.
Cette faille en frisson ressemble à celle qui froisse les chairs, flétrit le galbe, creuse sur la peau les ornières profondes. Celle-ci au moins s'annonce, et se voit venir, jour après jour, même si elle surprend encore, sournoise, désagréable, au détour d'un miroir intransigeant ou d'un regard qui glisse sans s'attarder.
Celle-ci me déplaît, évidemment. Elle ne m'inquiète pas.
L'autre m'empêche de goûter pleinement le plaisir simple d'un quotidien pourtant si attendu.
Je navigue entre excitations passagères, petites envolées follettes vite fatiguées, un fond de tension jamais tout à fait assagi, et une mélancolie dolente. Je ne me rappelle plus trop de mes exaltations passées. Le mieux à faire, c'est d'ailleurs de les oublier, pour ne plus les regretter. J'ai du mal à imaginer mes désespoirs d'il y a quelques années. Là aussi, le mieux est de les laisser dans leurs gouffres profonds.
Ainsi va ma vie ordinaire.
La plénitude ne se conquiert jamais, ai-je entendu il y a peu dans une de ces émissions de radio philosophiques. Le propre de l'humain serait sa recherche, justement. Toujours, l'homme désirerait quelque chose qu'il n'a pas, ou regretterait ce qu'il n'a plus : la puissance, l'amour, la gloire, la jeunesse perdue, les promesses manquées.
Même les plus grands sages, les ascètes libérés de toute contingence matérielle, les purs esprits, aspireraient à s'améliorer, tendraient à devenir meilleurs encore, plus libres, plus détachés et sereins. Parce-qu'ils ne se sentiraient pas l'être tout à fait.
Le jour où l'homme réussirait sa réunification complète, le jour où il atteindrait la complétude, ne viendrait jamais. Vivant, il cheminerait, en mouvement vers un but toujours hors de sa portée. Seule, la mort marquerait la fin de sa course, en son arrivée. En figeant la recherche dans une immobilité implacable.
Je trouvais cette vision bien décourageante, moi qui pensais au contraire ma recherche sur le point d'aboutir ! Pour autant, j'ai grande foi en ces gens qui ont beaucoup étudié la nature humaine. Et ces mots ont résonné en moi en un écho de défaite annoncée.
J'expérimente maintenant cette théorie.
Mes moments de vif contentement me portent encore haut. Mais ils ne durent pas. Pas assez, évidemment. Une morosité diffuse vient trop souvent atténuer ces pointes si plaisantes. Entre les deux, une indifférence terne louvoie, bonne fille, pas très pétillante, mais, ma foi, assez reposante.
Cette neutralité d'un tempérament jusque là bouillonnant m'est étrangère, et fade. La molécule fait sûrement son travail. Elle me ramène dans des contrées moins accidentées. Si elle m'interdit ces envolées grisantes, regrettées, elle atténue aussi la profondeur des gouffres noirs où je me suis parfois enterrée vivante.
L'âge aussi sans doute fatigue mes ardeurs, et les lisse dans un créneau plus étroit. Pour qui a vécu si intensément, les jours ordinaires semblent gris.
Quand j'en discute avec mes amis, ils paraissent perplexes, et ne me comprennent pas. Ils n'ont jamais connu mieux. Pour la plupart, et heureusement, pas pire non plus. Leur satisfaction loge parfaitement dans cet entre-deux confortable, à défaut d'être palpitant.
Je me souviens encore trop bien de ces moments perdus. J'en regrette les couleurs vives, presque aveuglantes. Pour contrebalancer ces regrets, je me souviens aussi des ces affres horribles, injustifiables et inexplicables.
Ma recherche raisonnable sera donc celle d'une gratitude sincère pour avoir trouvé un équilibre. Je vais tâcher d'oublier la griserie des acrobaties périlleuses, renoncer à atteindre jamais une paix constante et durable, et m'en tenir au plancher de mes vaches. Dans ma tournure de femme vieillissante, c'est plus prudent.
C'est là d'ailleurs, dans le souffle chaud de mes bêtes paisibles, dans les odeurs puissantes de l'étable empoussiérée, que le sentiment le plus proche de la sérénité me visite.
Là, et aussi dans les sous-bois silencieux, au bord des rivières calmes ou des lacs tranquilles.
Assise sur une souche ou sur une pierre plate encore chaude de soleil, les chiens autour de moi.
Ici, dans ma cour-jardin, à ma table ronde, dans le soir tiède du jour finissant.
Dans la lecture d'un livre captivant.
Dans ces moments d'écriture où je laisse aller mes vagabondages.
Au soir d'une bonne journée de travail, à la jardinerie, quand le soleil bas se couche sous la galerie. Ou, à l'hiver, quand le halo du projecteur me veille, travaillant seule à mes plantes.
Dans tant d'autres circonstances encore, qu'il me paraît finalement bien indécent de bêler après mieux.
Mes acouphènes s'estompent dans ces moments au point que je croie possible de ne plus les entendre, un jour. Je suis au plus près de la plénitude.
Si j'y pense alors, je reprendrai dans un an ce texte, en un rendez-vous sur le futur, en pariant sur la chance de m'en trouver aussi bien que de mon présent.
Le monde bousculé me hurle au visage l'indignité d'une inconséquence stupide.
Dans un an peut-être, aura-t-il retrouvé un peu de paix.
Je n'y crois pas. Il y a toujours eu des guerres. Celle-ci est seulement plus près de nous. Le bruit des bombes nous inquiète. Les performances de la technologie de guerre nous visent en potentielles victimes directes.
C'est sans doute la nature profonde des hommes de n'être jamais en paix. La philosophe de la radio disait vrai.
Je ne suis pas seule dans mes tourments. Je suis seulement étrécie dans leur étroitesse.
Pendant deux ans, nous avons eu le Covid. Maintenant, nous avons la guerre. Notre civilisation serait-elle sur le déclin ? La conquête de la technologie nous asservit. Nous maîtrisons mal ce qui était prévu pour nous servir. Les recherches bactériologiques s'échappent des laboratoires. La technologie poussée dépasse le plus grand nombre, et le rend dépendant de spécialistes pointus, mais rares.
J'ai l'impression que notre pouvoir d'adaptation s'essouffle. Que nous ne reprendrons pas la main. Que notre destin court plus vite que nous, et vers sa perte.
C'est sans doute un effet de l'âge. Toujours, j'ai entendu les mâtures se désoler d'une jeunesse d'après eux incapable. Et, toujours, j'ai entendu les jeunes croire en leur avenir. Même si j'ai l'impression de les entendre moins enthousiastes, maintenant...
Décidemment, mes pensées tournent grises...
Je vais immédiatement fermer ce portable, et m'en aller vers mes châtaigniers. Je vais desserrer les liens des protections. Ils commencent à feuiller, et le tube trop étroit les contraint.
Un peu d'air leur fera du bien, comme à moi !
Lundi 28 mars 2022 10h45
J'ai terminé mes logistiques matinales, et il n'est pas encore l'heure de préparer le déjeuner. J'ai bien moins de choses qu'avant à faire, et j'y mets bien plus de temps. Comme c'est étrange !
Il ne faut pourtant pas chercher bien loin les causes de cette perte de performance : un lever bien plus tardif, une cadence ralentie, une pause de milieu de matinée alanguie. Puisque ce que j'ai à faire est fait, je m'exonère facilement.
Installée dans ma pièce-sas, je profite comme jamais de la floraison du poirier devant ma cour. Avant, cet endroit n'était que de passage. Maintenant, j'y vis, dès que la température y est agréable. Ce petit plant frêle que j'avais protégé est devenu un arbre gracieux, à la corolle bien équilibrée, d'une bonne demi-douzaine de mètres de haut. Ses fruits sont succulents et ses fleurs éclatantes. Je n'ai pas remarqué l'automne dernier le flamboiement de ses feuilles prêtes à se détacher. J'ai mieux vu celle du poirier d'ornement, dans le champ, en bas. Peut-être celui-ci a-t-il éclipsé celui-là. Je serai plus attentive cette année.
Mes hirondelles ne sont toujours pas là. Le retour du mauvais temps est prévu pour la fin de semaine. Elles sont sûrement sages, et attendent pour plus tard. Je surveille, j'espère.
Allez, il est temps de penser aux panses à remplir. Ma cuisine est comme moi : pas très fine, mais sans fioritures aucune. Les fioritures, je les réserve à mes Nouvelles...
Mercredi 30 mars 2022 11h15
Encore mon rendez-vous de fin de matinée.
Le temps change. Le froid revient. La pluie avec. Elle sera bienvenue. Comme le dit le dicton : pluie d'avril remplit les greniers.
L'année dernière, Avril fût sec. Mes châtaigniers tardifs en souffrirent, au point d'en périr, finalement. Là, si une ou autre bonnes averses nous tombent du ciel, ils s'en abreuveront utilement, au moment du démarrage en feuilles. Pour le moment, tout le monde veut vivre. Châtaigniers, noyers et aulnes se lancent, hardiment.
TtonytaPetra semblent indifférentes. Elles broutent au pied, maintiennent la prairie rase. Je n'ai pas à m'en occuper. Mon intervention desserrage des liens de la semaine dernière donne à mes plants l'air dont ils ont besoin. Je me contente de surveiller, avec assiduité.
TtonytaPetra ont aussi renoncé à tenter l'évasion vers de plus grands espaces. Elles ont admis les limites, et se tiennent sagement dans le carré imparti. Là encore, je suis relevée de garde.
Le retour du mauvais temps va calmer l'activité, à la jardinerie. Les derniers jours, un pic a passablement énervé toute l'équipe. La frénésie de la saison a soufflé, aiguisant les impatiences et les ardeurs.
J'essaie de ne pas me laisser entraîner dans cette sphère mouvementée. Les agitations, les changements brusques de rythme, me sont médicalement contre-indiqués. Trop vivement secouée, mes bulles s'affolent et ma boule s'embrouille. Je perds totalement en efficacité.
Quand, maintenant une cadence plus constante, je reste passablement opérationnelle... quoi qu'en disent certaines méchantes langues !
Là comme ailleurs, j'ai gentiment lâché du lest. Je ne compte sûrement pas faire des miracles en fin de carrière. De plus jeunes sont sur la rampe de décollage. C'est à leur tour de prouver leur performance professionnelle. La mienne est derrière moi...
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