Bonjour à tous !
En ce vendredi, il fait beau. Ma pause sera courte. Et pourtant...
Je suis comme la plupart d'entre vous, j'aime parler de moi, j'aime qu'on m'écoute, qu'on s'intéresse... Et, comme la plupart d'entre vous, je n'ai rien de bien particulier pour mériter cette attention et cet intérêt ! Alors, que faire ?
Et bien, moi, je raconte des histoires. Des histoires de toutes sortes. Des histoires sur moi, mais pas seulement. Je peux très bien vous raconter une histoire sur vous qui passez, la feuille sèche qui tourne et boule sur le chemin caillouteux menant à la ferme. Une histoire sur Madonna et sur la vache qui est chez moi. Des histoires, quoi.
Curieusement, on me croit mieux quand je raconte des histoires inventées. Peut-être parce-que la réalité est plus ordinaire. Mon quotidien est des plus simples. Ma vie des plus moroses. C'est de là que vient sûrement mon imaginaire débordant. C'est par nécessité que j'agrémente la réalité.
Aussi, ne cherchez pas de vérités pures, dures et vraies dans ce que j'écris. Je vous l'ai dit, ce sont des histoires. Mes histoires. Il y a de moi, du moi de la vraie vie, du moi comme je me voudrais, et des autres, tels qu'ils sont...ou pourraient être.
Comme c'est pratique n'est-ce pas ? Je raconte, je me livre, ça me fait du bien. Ces épanchements me dégorgent l'âme et me laissent les humeurs légères et le tempérament clair. Mais, comme je ne garantis aucunement la véracité de ce que je dis, je peux tout aussi bien me protéger derrière ces fictions comme on se cache derrière un masque. Je parle, mais à l'abri, sans me mettre trop en danger.
Vous savez, ces tragédies grecques où les passions les plus vives mises en scène exultaient dans le sang et les cris, c'était bénéfique, aussi. De vivre si intensément par réalité décalée aidait sûrement à mieux canaliser des émotions légitimes mais parfois destructrices dans la vie réelle.
Enfin bon, je ne suis pas meilleure psychanalyste que photographe ou informaticienne. Alors je laisse là ces réflexions nébuleuses et stériles pour en revenir... à moi !
Il y a une demi-douzaine d'années, un hiatus dans mon parcours professionnel me laissa désemparée. J'étais assez mal.
Pour alléger ce malaise, je décidai d'entreprendre un récit. Ce récit, je vais vous le livrer. Oh, ne vous attendez à rien d'extraordinaire. Je l'ai déjà donné à lire à un ou autre. Et, pour certains, ils en ont abandonné la lecture assez vite, tellement ça devait les passionner...
Tranquillisez-vous. D'abord, vous pouvez toujours faire l'impasse et attendre de voir si la chronique suivante vous distrait mieux. Je ne le saurai même pas ! Voyez, en plus de pouvoir me cacher derrière le masque de l'écran d'ordinateur et de mes histoires, je peux en plus m'éviter la cinglante déception d'un jugement défavorable. Que du bonheur, ce Veb...
Alors, voici ma prose. Si vous avez deux trois soirées mortelles à combler, elle peut faire votre affaire. Et si vous avez mieux à vous mettre sous la dent, j'en suis contente pour vous. Retrouvons-nous donc plus tard.
Je vous livre le colis, et vais de mon côté promener ma mini-meute :
Ils attendent à mes pieds. L'après-midi est douce et nous allons la savourer par les chemins creux et encore boueux des dernières pluies.
Pour vous, voici le pavé en question :
LA PAUSE
J’en suis à ma troisième
semaine de chômeuse avérée, après près de trente années d’une carrière de
travailleuse acharnée.
Le premier saisissement
passé, je vais me tourner vers les opportunités de ma nouvelle condition.
Beaucoup de retours en arrière, pour le moment, inévitables sans doute et
peut-être même bénéfiques. Jusqu’ici toujours, j’en retire plus d’amertume et
de rancune que de joie et de sérénité. Il faudra du temps pour envisager
l’avenir sans se retourner et sans regretter la perte du passé.
Je n’ai jamais été d’un
naturel triste ou geignard. J’ai plutôt eu la fâcheuse tournure de chercher à
« voir la vie en rose », quitte
à forcer un peu le sentiment. J’ai toujours trouvé les choses amicales au
moins, quand je n’avais pas carrément l’impression d’être chanceuse.
Je me plains très rarement.
Pas pour ne pas faillir à ma réputation de pugnacité et d’optimisme. Parce-que
je ne me sens pas de raisons de me plaindre, tout bêtement.
Ma situation présente est
loin d’être enviable, sans doute. Mais bon, je ne me vois pas non plus si mal lotie.
Je ne suis pourtant pas tout
à fait imperméable au regard des autres. Et ce regard là me dit bien que je
fais plus pitié qu’envie. Bien. Je le note, sans pouvoir trop m’en féliciter.
Pour me remonter le moral,
puisque je suis censée avoir besoin de me le faire remonter, ce moral, on me
présente cette triste situation comme passagère. Les plus toniques y voient
même l’occasion rêvée d’un changement de cap salutaire.
Bien, bien, bien.
Surtout, surtout, il faut
vite faire quelque chose, ne pas se laisser engluer. Il y a danger, chaque jour
passé est une défaite. Il faut lutter pied à pied pour remonter dans le bateau
des gens actifs, acteurs estimés d’une société en marche accélérée.
D’accord, d’accord, je
comprends.
Et je vois bien la part de
vrai dans ce discours là.
Mais, moi, là, maintenant,
j’ai besoin d’une pause.
Et, même si je m’en sens un
peu coupable, je vais me la faire, cette pause, justement.
Je ne suis pas devenue
fainéante, profiteuse, assistée larvaire, du jour au lendemain.
J’ai été écartée.
Je pensais tenir
honorablement mon rôle, et on est venu
me dire que la partition avait changé. Je jouais avec conviction et envie, mais
je jouais seule, sans m’en rendre compte, et on m’a coupé le micro.
Que faire d’autre que se
lever, ranger son instrument, s’il vous est laissé, et quitter l’orchestre ? Ca m’a paru l’attitude la plus naturelle. J’ai
fait ce qui m’a semblé bien. Et, quoi qu’il se passe ensuite, du moins jusqu’à aujourd’hui,
je n’ai pas pu me convaincre que j’aurais mieux fait de m’assoir trois rangées
derrière pour jouer autrement, moins fort, moins moi.
Je n’écarte pas l’idée que
les semaines à venir me feront regretter cette belle dignité préservée. Je dis
juste, à aujourd’hui, je me soutiens sans réserve. Et pour demain, s’il n’en
reste qu’un pour le faire, il faudra bien que je sois celui-là.
J’ai envie de me refaire une
autre vie, tranquillement. Jusque là, les choses m’ont toujours bousculée,
poussée au train. Comme toutes les femmes de ma génération, entre famille et
travail, je me perdais, je m’oubliais.
Je me justifiais de ce que je
faisais pour les autres.
Et bien, maintenant, je vais faire moins,
beaucoup moins.
Et je vais faire pour les autres, oui, mais
aussi pour moi. Sans en être à d’abord pour moi, encore, mais bon, en chemin
quand-même…
On avance, on se tient droit, on essaie de
temps en temps de repérer un chant d’oiseau dans le tumulte d’une rue de grande
ville, on donne un peu du coude quand ça bouscule en trop grande presse.
Et puis, au détour d’une impasse, on prend
la tangente, on pousse un portail vermoulu, et on s’assoit dans l’herbe maigre
d’un jardin oublié.
Le soleil caresse amicalement
le dos de la main, une fourmi affairée court dans l’herbe. Le bruit de la ville
s’assourdit. Un peu de paix descend sur terre.
On n’est pas trop mal, et
même, on est, presque, carrément, bien.
En pause.
Ma culture de base fût des
plus classiques.
J’ai vu le jour, il y a
presque un demi-siècle déjà, dans une honnête famille paysanne du beau Pays Basque.
Je me suis épanouie entre bêtes dans les champs. Peu de contact avec la gente
humaine au demeurant.
Nous vivions assez isolés, et
à mon entrée dans la vie sociale, à l’école maternelle, je ne comprenais pas un
traître mot de la langue française. Il m’a fallu quelques temps pour nouer de
maigres relations amicales avec mes camarades de classe.
Rien de bien marquant puisque
je serais bien incapable de citer ne seraient-ce que trois noms d’élèves de ma
classe. A peine si quelques silhouettes me sont restées, floues et muettes
toujours.
J’ai traversé une scolarité
sans histoire, sans trop de mal ni grand mérite.
J’aimais bien apprendre, j’ai toujours aimé
ça, mais j’oubliais aussi vite ou presque. Des résultats suffisants pour
nourrir un orgueil bien emplumé depuis le départ.
Pas assez brillants pour me
laisser croire que j’irai bien loin. De la facilité, pas grand talent. Ma croix
à porter en ce bas monde. Avoir l’idée de ce que peut-être la réussite,
l’approcher suffisamment pour en percevoir l’éclat.
Et puis reculer pour ne pas
risquer de connaître ses limites et les
trouver bien étroites.
Plusieurs me l’ont dit, et
j’ai la faiblesse de le croire, sans ironie, « Tu aurais pu faire quelque
chose, toi ». Oui, peut-être, je ne sais pas, mais de toute façon, je ne
l’ai pas fait, ce « quelque chose » que d’ailleurs je détermine mal.
C’est vrai, ça, c’est quoi
« quelque chose », quand on parle de faire une vie. Une belle
carrière professionnelle ? Et vous mesurez ça à quoi, vous, au
juste ? Au salaire ? A votre contribution positive à la marche
universelle des choses ? Tiens, dites-moi donc combien il y en a qui
peuvent prétendre avoir réellement fait avancer les choses. Et quelles
choses ? Et vers quoi…
Tout ça me dépasse un peu.
Encore une question de limites d’entendement sûrement. Je suis quelqu’un de
plutôt pratique. Les théories, je saisis difficilement. Et puis, y réfléchir
m’amuse très moyennement. Alors, je laisse ça à d’autres, et je me contente de
collecter l’information à titre général, sans rien en tirer pour mon
particulier.
Et puis, à ne surtout pas
négliger, mon petit égo y trouve bien son compte, lui ! Je n’ai rien fait
de remarquable, d’accord, je reconnais bien volontiers. Bien obligée.
Mais bon, si, par cas,
j’avais « voulu », faire quelque chose, si j’en avais eu l’ambition,
l’envie, le goût, et bien, j’aurais sûrement pu !
Du moins, c’est ce que je me
dis. Je n’ai pas réussi, pas parce-que je n’aurais pas eu la capacité de le
faire, non, du tout, mais bien parce-que mon naturel ne me porte pas à ce genre
de défi, voilà tout. Avec tout ça, je me suis déjà fatiguée à tourner en rond
avec ces histoires de pouvoir, vouloir, et encore, on n’en est pas à devoir.
Brisons là et avançons. Où
j’en étais, donc ?
J’en étais à dire que je n’ai
jamais rien fait de remarquable. Je me suis toujours tenue dans l’honnête
moyenne des gens ordinaires. Ordinairement contente de moi. En bonne
intelligence avec le monde autour et surtout moi en dedans. Satisfaite de n’être
que moi, mais moi quand même et pas plus mal qu’une autre.
Ca me suffisait, comme sans
vouloir prétendre être une grande sociologue, j’imagine que ça suffit à une
belle majorité. Bien.
Les choses semblaient parties
pour continuer sur la même lancée pendant un bout de temps encore. Et cette
étendue morne et grise devant moi ne me désespérait nullement. Au contraire
elle me rassurait. J’y trouvais grande aise et confort assuré.
A ce printemps encore, j’étais on ne peut
plus « insérée » dans la vie active. Sans m’en rendre même trop
compte, j’y étais presque noyée. Chaque journée était une petite course contre
la montre. Lever aux aurores, coucher jamais assez tôt pour une fatigue
chronique qui ne disait pas son nom.
A tel point qu’il a fallu que j’arrête de
me démener pour m’apercevoir que j’étais pratiquement sur les rotules. Prise
dans mon quotidien ordinaire, je ne me sentais jamais submergée. Je vaquais
vaillamment et en grande efficacité. Ca me tenait droite et contente. La
satisfaction de mener à peu près bien, enfin, pour ce que j’en pensais, le
train.
Aujourd’hui, je ne suis plus
rien. Je n’existe au jour que par une inscription encore perçue comme honteuse
aux Assedics. Jusque-là, le mot seul suffisait à me faire pincer les lèvres.
Une zone inconnue et si possible à ne jamais connaître.
C’était bon pour les autres,
pour d’autres du moins auxquels je n’avais ni l’envie ni trop l’occasion de me
mêler. Une classe intermédiaire entre les gens « biens », ceux qui
travaillent, et les autres, les marginaux, limite délinquants.
La considération de ce qu’on
est par le ce qu’on fait. Très classique, très répandu au moins. Ceux qui
avancent contre ceux qui regardent passer. Et les premiers paniqués à l’idée de
se retrouver débarqués.
Moi, je ne vivais pas du tout dans cette
panique.
Je m’occupais depuis vingt
ans et plus de la petite ferme familiale, quelques vaches boiteuses et trois
lopins de terre broussailleux. J’aimais ce que je faisais, je travaillais dans
la joie. Jamais dans la réussite.
Tout ce que je parvenais à
faire, c’était ne pas perdre trop d’argent dessus. Mais tous les matins, je
faisais le tour de mon maigre et triste cheptel avec le sentiment gratifiant de
mériter la confiance de mes bêtes. J’en retirais une jolie satisfaction, toute
simple et saine. Sans compter la perpétuation d’une tradition familiale ancrée
sur plusieurs générations, l’idée de continuer ce que mes parents et
grands-parents avant moi avaient fait toute leur vie.
A côté de ça, et parce-que de
toute façon je n’aurais pas pu en vivre, je travaillais pour un groupe
coopératif, toujours dans le milieu agricole, où j’étais salariée depuis plus
de vingt ans là aussi. Un petit parcours
sans histoire, gentillet, de la conscience et toujours un bel enthousiasme à
bien faire ce que j’avais à faire.
Des collègues plutôt
sympathiques dans l’ensemble, une activité variée et plaisante. Je vendais dans
un magasin de jardinage de moins en moins agricole. J’œuvrais avec bonheur entre
les fleurs et les sacs de maïs. Je tâchais de satisfaire des clients sans y
perdre patience, et j’y arrivais, je crois.
Je croyais.
En plus de ces deux activités
menées en parallèle, j’avais depuis plusieurs années en charge une mère invalidée par une série
d’attaques cérébrales. La maladie et sa souffrance, la vieillesse et ses
misères, le handicap et son aliénation.
Là encore, je m’acquittais,
sans me demander si j’aurais pu faire
autrement. Un devoir à accomplir, une destinée filiale à vivre dans la
fatalité. Des heures à trouver dans des journées déjà bien resserrées.
Au milieu de tout ça,
j’avançais tranquillement, exonérée de doutes et assurée de mériter ma place à
la maison, à l’étable, et au magasin. Je faisais ce qui était à faire. Je le
faisais de mon mieux. Et je pensais simplement que ça suffisait à satisfaire
les autres, comme ça me satisfaisait moi-même.
Par un clair matin de
printemps, je me suis fait démontrer que
je n’y arrivais pas.
Une prise de conscience
brutale et une décision spontanée de laisser tomber, dans l’heure. Je me suis
repassée la scène depuis.
Sur le moment, les choses
m’ont prise par telle surprise que je n’ai pas pu en retirer grand-chose. Le
saisissement, l’impression de n’avoir rien vu venir.
En même temps, fugitivement
en trouée entre deux crises d’angoisse, l’idée aussi d’un avenir nouveau, la
curiosité de ce qui peut arriver.
Mon ordinaire volait en
éclat, j’étais prête pour autre chose, et je voulais prendre le pari que cet
autre chose pouvait me plaire.
Un sacré méli-mélo de choses
contradictoires, entre abattement, dégoût, rancune et aussi l’envie de saisir
une opportunité aussi « impromptument » présentée.
C’est arrivé très vite, mais
très sûr. Après ne pourrait plus rien avoir à voir avec avant.
Un moment charnière. Un
moment intense. De belle élégance.
Le moment où pour la première
fois, la petite image oubliée est remontée à mon esprit toute brouillée,
revenue de très loin depuis les années passées.
C’est arrivé par un beau
vendredi du mois de mai dernier. Rien de particulier ne me signalait une
journée particulière. Mes petits quotidiens à la ferme et à la maison assurés,
nous avions avec mon bel amour pris le chemin du travail.
Parce-que je n’avais rien trouvé
de mieux depuis le temps que de traverser le département pour aller gagner ma
vie.
Cent-cinquante kilomètres et
près de deux heures de trajet tous les jours. Je n’avais ni haute situation ni
salaire à l’avenant. Les frais de route, et Dieu sait si ces derniers temps ils
commençaient à se faire sentir avec la flambée du prix des carburants, me
laissaient à peine un smic.
J’ai toujours mené un train
de vie modeste, pour ne pas dire spartiate.
Avec mon petit salaire
d’employée de base, je couvrais même ce que la ferme me coûtait dès qu’il y
avait un imprévu.
Mes comptes agricoles étaient
au plus juste. Si tout tournait rond, vêlages réguliers, vaches à peu près en
forme sans ration alimentaire de luxe, cultures honnêtes compte-tenu de moyens
mis en œuvre au minima, je bouclais à peu près mon petit budget.
L’effroi me prenait à chaque
début de saison culturale.
Qui dit travaux dans les
champs, dit matériel agricole. Et, automatiquement, qui dit matériel agricole,
dit panne mécanique.
Et là, là, c’est tout de
suite à coups de centaines, voire très vite, de milliers d’euros. Evidemment,
mon « parc » de matériel agricole était à l’avenant du reste.
C’est-à-dire, quasiment en ruine.
Il suffisait de jeter un œil
dans le hangar, même un œil totalement novice et non averti, pour comprendre
que de là-dessous ne sortirait rien de bon.
A part un amateur de brocante ou un artiste féru de soudure sur grosses
pièces, personne ne pouvait regarder cette ferraille amassée avec la moindre
considération.
Tout y était, pourtant, de
l’ensileuse à la presse, de la charrue trois socs à l’épandeur d’engrais. Mais
dans le désordre le plus déconcertant.
Pas une machine d’origine ni
même complète. On retrouvait partout l’ingéniosité mécanique de la famille. Je
pense que chacun de mes quatre frères s’y est amusé un jour où l’autre, avec
plus ou moins de bonheur.
Tout était recomposé, de bric
et de broc. Des machines uniques, multicolores, improbables, dignes
d’imaginaires avant-gardistes. Un morceau de l’une adapté à un fragment de
l’autre, une défaillance réparée par une excroissance tumultueuse, des
appareillages audacieux sur des bâtis ahuris.
Je me souviendrai longtemps
de ce matin où l’un de mes frères cherchait partout le manche métallique de son
cric sur roulettes. Un tube d’une soixantaine de centimètres de long, rouge, destiné à relever le dispositif sans avoir à
se baisser.
Très commode et indispensable
d’après les dires du chercheur.
Les parages étant
passablement encombrés, de choses hétéroclites de toutes sections et
dimensions, la tâche était ardue. Mais il tournait et retournait, truffe au
sol, sourcils froncés et marmonnements prononcés. Un coup de pied ici, un
lancer de ferraille par là, il faisait
grand bruit pour peu de résultat.
Bonne fille et sœur attentionnée,
je me proposai de l’aider. Je me fis présenter le cric invalidé, orphelin
pathétique d’un accessoire fantôme.
Dans un souci louable
d’efficacité, et pour me tenir un peu éloignée de récriminations un peu trop
orientées sur cette « putain de ferme où tout est en bordel », je
vaquai dans une zone jusque là inexplorée.
Au détour de la grande
remorque à plancher de bois, aussi lourde à vide que chargée, je me heurte
douloureusement contre la belle oreille presque neuve de la charrue.
Cet engin, tel qu’il était
calé là, était une vraie bombe à retardement. Un seul souffle de fourmi
fatiguée aurait suffi à le faire
basculer, puisque le pied de maintien était depuis longtemps tombé de son logement
et gisait à terre, déjà à demi recouvert de poussière et détritus les plus
indéterminés.
Le frisson de la peur
rétrospective me courait encore sur l’échine, quand mes yeux aux pupilles dilatées de frayeur glissèrent sur un
appendice manifestement rajouté sur le système de retournement de la charrue.
Dans un premier temps, glissèrent
sans s’arrêter, fouaillant la poussière et les détritus divers sus cités à la
recherche de l’objet à trouver.
Puis, remontèrent, obéissant
aux ordres subconscients de l’alerte donnée par cette vision incongrue.
Incongrue par l’association
de ce rouge encore presque rutilant, avec l’éclat lisse et puissant de la longue
lame incurvée. Deux images de matériaux ni rouillés, ni tordus. Une rareté.
Fallait-il que je sois choquée pour avoir pu passer là-dessus !
Il ne manquait plus que la
vision de la pochette avec les papiers d’identification et instructions
diverses accrochée gracieusement sur l’axe, comme chez le marchand, pour me
faire tomber par terre de saisissement.
Le dernier matériel entré
chez moi avec son catalogue doit dater du temps des débuts de l’impression
moderne…
Revenue de ma surprise, je ne
mis pas longtemps à identifier le manche recherché.
L’ennui résidait dans
l’épaisse boursouflure de soudure maladroite qui le liait intimement et
brutalement à la charrue massive et hostile. Cette petite chose innocente
n’existait plus en dehors du monstre qui se l’était approprié. Vouloir l’en
détacher équivalait à une condamnation sans appel.
Je voyais bien l’utilité de
cette rallonge sur le petit levier court d’origine. Pour quelqu’un d’un peu
bref en taille, et il n’en manquait pas dans les environs, c’était l’accessoire
idéal pour manier le retournement de la bête depuis le tracteur, en bout de
rang, sans risquer le tour de reins ou l’élongation de l’épaule.
L’idée n’était pas mauvaise.
Elle ne tenait pas compte de l’invalidation irrémédiable du cric-mère.
Mon frère, toujours sur sa
piste, s’approchait, intrigué de mon immobilité. Arrivé sur les lieux du crime,
il comprit dans la seconde, fit son deuil à peine moins vite.
Il retourna dans son coin de
garage, à peine abattu et même pas récriminant.
J’entendis aussitôt le grincement hargneux d’une meuleuse lancée à
pleine puissance. Il revenait, son arme à la main, faisant suivre la rallonge
électrique à petits coups de mollet alternatifs. C’était plutôt gracieux comme
mouvement, sorti de son contexte pré-délictueux.
Dans une gerbe semi-circulaire
d’étincelles bleutées, je vis tomber un des pieds du cadre de la bineuse
tractée. Elle eut un petit mouvement de protestation, penchée en avant, puis
rétablit son équilibre sur ses trois appuis restants.
Je m’éloignai, tournant le
dos à ce nouveau carnage. Il serait temps d’aviser au moment où nous en serions
à vouloir biner le maïs, quelques mois
plus tard. Une éternité.
D’ici là, de l’eau aurait
coulé sous les ponts, et d’autres amputations et greffes auraient supplanté
celle-là.
Le plus étonnant était de voir la première
mise en route de ces amas mécaniques. Plus exactement, les premières tentatives
de mise en route. Je ne me souviens pas
d’avoir une seule fois vu une de ces machines fonctionner à sa sortie
d’hivernage.
Ca n’empêchait que nous attendions toujours
le dernier moment pour nous inquiéter de savoir si l’engin était en état. Et,
bien-sûr, il ne l’était pas ! Le contraire aurait tenu du miracle…
Avec la meilleure volonté du
monde, de telles constructions ne pouvaient donner que de piètres résultats.
Très régulièrement, à la
saison de fauche, alors que la météo des semaines précédentes nous laissait,
piaffant d’impatience, devant les bulletins télévisés, à espérer l’annonce
confirmée de quelques jours ensoleillés, alors que nous aurions eu cent fois le
temps de vérifier l’état des lames de coupe ou l’embrayage de l’accouplement,
et bien non, chez nous, confiants en notre bonne étoile ou innocemment
convaincus de la compétence de nos mécaniciens avertis, nous attendions le
matin du premier jour de beau temps pour approcher du hangar à matériel, extirper
à grandes manœuvres hasardeuses la machine expressément nécessitée du milieu
d’autres machines inutilement parquées en première position, pour finalement
nous lamenter immanquablement de telle ou telle défaillance rédhibitoire.
Et repousser à après une
possible, éventuelle, mais toujours espérée réparation de fortune, le début des
travaux, quitte à manquer la seule période favorable pour les faire
correctement.
Ainsi allait notre train. Je
dois dire qu’étant tributaire des connaissances de mes frères dans ce domaine
particulier, et de leur bonne volonté à faire, je ne pouvais que déplorer en
silence, puisque je n’aurais jamais eu les moyens de faire suivre les machines
par un professionnel, encore moins bien-sûr de les changer pour des neuves,
assurément moins aléatoires.
D’un côté, ça avait une
tournure sympathique en harmonie avec le reste.
Pour purger ce chapitre
mécanique, il faut bien parler du fuel, plus précisément, de son prix.
On n’en est plus au temps de
la charrette à bœufs.
Dans les champs maintenant,
on entend vrombir du moteur. Et, si possible, du gros moteur. Du moteur
gourmand. Il suffit de regarder la taille des réservoirs de ces engins.
Puissance et gloire demandent carburant en abondance et sans regarder à la
dépense.
La vue d’une cuve pleine de
fuel est chose rare et précieuse de nos jours.
Quand le camion citerne du
distributeur local allongeait sa lance sinueuse et amoureuse, je me préparais à
allonger de mon côté un joli chèque ravageur pour ma comptabilité sinistrée.
Comme je comprends ces
pêcheurs et autres consommateurs de profession. Et comment faire
autrement ? Une fatalité, une calamité… Parmi tant d’autres !
Dans le même esprit, je pratiquais le « bio » économique.
De l’engrais sporadiquement, des pesticides
uniquement s’il n’y avait pas moyen de faire autrement. L’aliment seulement à
titre de récompense, en dehors du fourrage servi à volonté.
Mes bêtes vivaient comme moi,
de peu, mais sans se plaindre. Elles gagnaient en rusticité ce qu’elles
perdaient en performances. Evidemment, à la moindre anicroche, c’était le trou
assuré dans un bilan équilibré au plus juste.
Un simple appel au vétérinaire,
le museau conquérant du long 4x4 avancé dans la cour de la ferme, signifiait
immédiatement ponction douloureuse sur mon salaire. C’est dire si je ne l’appelais
qu’en dernier recours, celui-là !
Mais bon, une bête
souffrante, en dehors de l’affectif, même muselé par le portefeuille mince,
c’est aussi une production diminuée. Alors, dans la droite ligne de mes cultures
« bio-économiques », je pratiquais l’élevage « vigilance préventive ».
Un suivi quotidien, une
observation constante, me garantissaient l’optimisation de l’état sanitaire de
mon cheptel. De petites interventions paramédicales de base, d’ailleurs assez
controversées, quelques audaces parfois chèrement payées, cahin-caha, je me
débrouillais.
Il y a eu évidemment quelques
ratés notoires. Et notoirement retenus par des indélicats décidés à ternir ma
réputation…
Un agnelage par exemple me
revient de triste mémoire.
C’était une belle après-midi
de fin d’hiver, je pense. J’approchais de la bergerie, mon petit seau de maïs
et de vieux pain tranché sous le bras.
Les moutons adorent ce
mélange. Il remplace avantageusement luzerne déshydratée et autres granulés
sûrement de meilleure valeur alimentaire, mais tellement coûteux ces derniers
temps qu’ils mériteraient d’être placés dans des vitrines barricadées sur des
étagères tendues de velours pourpre, à l’égal des bijoux de luxe, chez les
distributeurs dont le premier travail du matin est de changer les étiquettes
tarifaires.
Autant il y a quelques années
l’affichage prix s’empoussiérait tristement au coin des rangées de palettes de
sacs, autant là, ce sont les sacs qui commencent à pâlir sous les écriteaux
bien souvent renouvelés.
C’est devenu un luxe de
nourrir quatre poules et une chèvre à l’aliment, de nos jours !
D’ailleurs, après la folie de la vache, la fièvre jaune de la volaille grippée et la langue bleuie du mouton, la flambée du prix de la céréale a fini de décimer
les trois-quarts des petits élevages familiaux.
Et de ruiner les petits
agriculteurs dans mon genre…
Bah ! L’amour du métier
me tenait tant et si bien que l’évidence financière admise ne me décourageait
pas. Je n’ambitionnais pas de m’enrichir sur mon exploitation. Ca tombait bien.
Je me contentais de ne pas y laisser plus que ce que mon salaire ne me le
permettait. Et j’y arrivais.
Sur ce point au moins, je
n’ai pas à douter. Le sentiment de bien faire son travail est chose subjective.
Le jugement de mes responsables me l’a démontré, si besoin en était. Mais le
solde de mon compte en banque est une petite réalité dure et ferme. On peut s’y
fier sans se poser cinquante questions. J’ai toujours pu payer ce que je devais.
Ca me suffisait.
Cette digression m’éloigne de mon anecdote.
J’y reviens.
C’était donc une belle
après-midi froide et claire, un soleil pâle dans un ciel tendu sans faux-pli.
Je marchais d’un bon pas, les
chiens trottinaient autour de mes jambes. La demi-douzaine de moutons que je
qualifie avantageusement de troupeau m’avait repérée depuis le bout du champ où
ils broutaient mollement une cime d’herbette aride.
Ils s’avançaient, au rythme
irrégulier de leurs sabots chroniquement ulcérés. Là encore, je soignais comme
je le pouvais, à coup de remèdes de grand-mère, là où un bon désinfectant
aurait sûrement eu bien meilleur résultat. A vingt-quatre euros la bombe, je
préférais la garder intacte sur l’étagère…
Une bête manquait à l’appel.
Une vieille brebis éthique, mère et grand-mère de la moitié des autres,
l’ancêtre vénérable et respectée. La veille, je l’avais regardée de près. Elle
était pleine, et approchait de son terme. A son âge, c’était un défi osé, mais
le bélier ne l’entendait pas de cette oreille.
Je suis d’avis qu’il faut
laisser faire la nature. Et intervenir le moins possible quand il s’agit de
décider de ce qu’un animal peut encore donner.
Ma vieille brebis se trouvait
encore amoureuse à la fin de l’été. Le mâle, peu regardant sur l’allure de ses
partenaires, l’avait honorée. Elle portait le fruit de ces amours. Jusque là,
elle avait chaque année agnelé sans souci, et élevé très régulièrement une
paire d’agneaux sans faire d’histoire. Je la respectais comme elle le méritait.
Ne pas la voir m’alertait.
J’imaginais qu’elle était en travail dans la bergerie, puisque aucun bêlement
ne me signalait un nouveau venu, ou deux, comme je l’espérais.
Je hâtais le pas, impatiente
de savoir où en étaient les choses. Tout éleveur connaît cette émotion. Une
naissance est toujours un évènement attendu avec un peu de crainte. Le miracle
de la vie est naturel mais la mort l’est aussi. Et dans ces occasions, les deux
s’entrelacent très vite.
Le portail grinçant, l’entrée
étroite, la bergerie sombre après le grand soleil.
Je ne la vis pas
immédiatement. Elle, me reconnut, et bêla un appel à l’aide.
Les autres se présentaient
déjà, attirés par la pitance annoncée. Pour les éloigner de ma bête en
détresse, je distribuai dans la mangeoire du fond. Sans plus de manières, elles
se mirent à l’œuvre, craquant les grains en contorsionnant leurs lèvres
mobiles. Des grimaces de vieille femme qui a oublié de remettre son dentier.
Le monde animal ne connaît
pas la pitié. Le besoin de manger passera toujours avant la curiosité, souvent
avant la peur, et sans l’ombre d’un doute avant tout lien filial rompu par plus
d’un cycle de procréation.
Mes brebis comme mes vaches
surveillent leur petit et les défendent s’il le faut. Tant qu’elles n’en ont
pas un autre. Le dernier-né reste le seul à protéger. Un agneau ou un veau de
l’année précédente deviendra un ennemi s’il essaie de s’intercaler entre sa
mère et le dernier petit. La bête ne reconnaît pas ses aînés, semblerait.
Je me demande d’où les
humains tiennent cette mémoire de filiation. Des papiers d’enregistrement,
peut-être…
Bref, je m’approchais de ma
brebis parturiente. Son bêlement m’avait paru alarmant. Au-delà de la
souffrance normale d’un agnelage sans problème.
Je m’accroupis. Elle roulait
des yeux affolés. Le mouton est bête vite effarouchée. La panique monte
immédiatement dans ces cervelles étroites. Mais là, il y avait de la peur, oui,
mais surtout beaucoup de mal.
Je me suis souvent trouvée en
empathie avec mes bêtes. Ce jour là, je sentis mes entrailles se crisper.
J’adoucis la voix et le geste, tâchai de rassurer, d’apaiser. Le tableau se
présentait mal. La brebis couchée sur le flanc haletait en grande difficulté.
Elle se contorsionnait sans pourvoir se redresser. La litière malmenée autour
d’elle témoignait de ses efforts avortés. Elle avait expulsé la matrice, et
l’agneau à naître ne paraissait pas.
Il fallait vite intervenir.
J’avais déjà vu faire le
vétérinaire, avec des vaches, dans le même cas. Mais ma vieille brebis ne
valait pas le prix d’une visite de professionnel. Dans ces moments, le
sentiment ne peut pas avoir sa place. Plus exactement, si l’on n’a pas les
moyens de se le payer. C’était mon cas.
Mon neveu appelé au secours
se présentait déjà, le fusil à la main,
pour abréger des souffrances inutiles.
Dans l’urgence, et parce-que
je ne pouvais pas me résoudre à cette triste extrémité, j’ai voulu essayer de
faire quelque chose. Beaucoup de bergers le font. Avec succès souvent. Pas
toujours évidemment.
Les augures ne m’étaient pas
spécialement favorables. Une brebis vieille, fatiguée, un travail trop avancé.
J’ai fait ce que j’ai pu.
J’ai remis la matrice en
place, ou du moins, je l’ai réintroduite sans trop savoir où elle devait se
loger. J’ai cherché ensuite l’agneau dans ce magma chaud et glissant. Je l’ai
trouvé. Je l’ai tiré à grand peine avec l’assistance de mon neveu.
Le pauvre garçon a manqué
vomir ses trois derniers repas. Mais il a tenu bon, s’est attelé à la tâche
ingrate les yeux à demi fermés. Grâces lui soient rendues de cette valeureuse abnégation.
Au bout de quelques minutes
intenses, nous avions sorti un petit agneau crème, vivant, de longues pâtes
emmêlées autour d’une tête engluée. J’ai regardé tout de suite si c’était un
mâle ou une femelle, comme le font tous les éleveurs-naisseurs, je pense. Une
femelle induit souvent la promesse fructueuse d’une augmentation du cheptel,
pour peu que la souche soit bonne. Et là, une petite de ma vieille et si
méritante brebis, je l’aurais choyée en mémoire de sa génitrice.
La génitrice en question soufflait
toujours, mais un peu moins fort. J’ai voulu prendre cette atténuation pour du
soulagement.
Nous étions heureux, avec mon
neveu. L’entreprise tournait bien. Nous revenions de loin.
Entre congratulations et émerveillement,
nous avons pourtant vite du déchanter. Le
petit animal ne respirait pas correctement. Immédiatement, nous mîmes en œuvre
les premiers gestes de survie préconisés dans ces situations. Soufflage dans le
museau, petite coulée d’eau fraîche dans l’oreille, remuage synchronisé des membres.
Malgré toute notre bonne volonté et à
notre grand désespoir, rien n’y fît.
La petite agnelle s’éteignait
sous nos yeux avant même d’avoir ouvert les siens sur le monde.
Une déception aigüe, mais
connue déjà. Je me tournai vers la brebis, lui caressai le chanfrein incurvé et
soyeux. Elle releva la tête, ne parvint pas à se redresser davantage, et reposa
lourdement son museau dans la paume de ma main. Son souffle pénible présageait
mal de la suite. Je savais à quoi m’attendre alors.
Mon neveu reparti, je m’assis
dans la fougère souillée, soutenant la tête de ma vieille mourante. Elle aussi
avait compris. Sa respiration s’apaisa,
sa tête s’alourdit encore, elle étendit ses pattes, et exhala un dernier
souffle résigné. Enfin libérée de tant de douleur inutile. La fin difficile
d’une vie bien remplie.
Je me souviens de cet instant
de peine, mais de peine douce, presque de sérénité. Des larmes tièdes me
coulaient sur les joues. Je ne sanglotais pas. Je laissais aller la tension de
la lutte contre la mort. Il faut savoir reconnaître le moment où l’on a perdu,
pour le vivre au mieux.
A chaque fois, j’ai essayé
d’accompagner mes bêtes dans la mort. On partage des années avec un animal, on
l’élève, on le nourrit, on le soigne. On apprend à le connaître au fil du
temps. On vit chaque jour dans la même odeur lourde et chaude.
En principe, un éleveur voit
naître plus qu’il ne voit mourir. Les bêtes en fin de carrière quittent la
ferme sur pied. C’est une réalité économique rude sans doute, mais
incontournable.
Même après une honorable
carrière, l’animal sera encore appelé à payer sa tête, au prix du kilo, aussi
maigre soit-il. Pour les vaches, c’est la règle. Celles qui meurent à l’étable
le font par accident ou euthanasie à la suite d’une maladie qui rend leur viande impropre à la
consommation. C’est toujours un moment pénible. Mais il fait partie du métier.
Les brebis, chez moi du
moins, meurent de leur belle mort, si elles ont été destinées à la procréation.
Dans les fermes alentours, certaines
finissent dans la marmite à « tripox » des fêtes de Biriatou.
Pour ceux qui ne
connaîtraient pas, s’il s’en trouve, le « tripox » est un boudin
confectionné à base de viande de mouton de réforme. C’est le plat traditionnel
et réputé des fêtes locales du petit village de Biriatou, autour de la Saint
Martin du mois de novembre.
Le bélier est sacrifié au
bout de quelques années, au profit d’un plus jeune, plus vigoureux. Là encore,
c’est la dure loi de la jungle. Dans une cour de ferme, il fait meilleur être
une femelle bien bâtie pour donner la vie. Le mâle, quel qu’il soit, ne fait
jamais longue carrière.
Dans nos sociétés humaines,
nous nous sommes éloignés de ces primaires naturels. J’imagine que beaucoup y
trouvent leur compte… Moi la première d’ailleurs, vieille femelle stérile et
improductive !
L’attitude face à la mort est différente,
quand on côtoie régulièrement le monde animal. Pas seulement du fait de
l’évidence de la relation vie-mort. Mais plutôt par l’observation de
l’indifférence de la bête vivante pour la bête morte.
Une vache privée de son veau mené loin
d’elle va l’appeler, plusieurs jours durant parfois. Elle le cherchera, le
réclamera, à longs meuglements désespérés qui la laissent enrouée.
Cette même vache, si elle flaire le cadavre
refroidi de son petit, s’en détournera très vite et ne se plaindra pas de son
manque. Je tiens ça de mes fines observations sur plusieurs décennies tout de
même et quelques têtes de bétail.
Je ne prétends à aucune connaissance
scientifique de la psychologie animale. Simplement à une observation attentive
et confirmée par une expérience suivie.
Cette cohabitation avec la
bête et ses usages modifie la perception humaine de la mort, plus précisément,
du mort. Autant le vivant jusqu’à son dernier souffle reste l’homme ou la femme
connu, estimé, respecté, ou alors haï,
méprisé.
Il représente, véhicule,
nourrit tout un flot d’émotions, d’images, de souvenirs. Et suscite, au moment
de la séparation définitive, après la terreur du gouffre noir et béant ouvert
si près, la sérénité de la résignation, du renoncement final et fatal.
C’est ce moment par
définition unique, le relâchement après la lutte, l’acceptation après le refus
et la révolte. J’ai toujours essayé de le partager, de l’accompagner.
L’occasion m’en a été donnée parfois. Et j’en ai toujours été reconnaissante au
destin.
Quand mon heure sera venue,
j’espère me souvenir de ces instants et en retirer la sagesse de ne pas essayer
de me dresser contre l’inéluctable, par
effroi. Mais je laisse venir ce moment sans impatience. La curiosité de la
vérification ne me tenaille pas à ce point là !
Pour en finir avec ma
démonstration un peu perdue de vue dans ces méandres flous, je disais que ma
perception du mort est différente après ces années passées auprès des bêtes.
Maintenant, le mort devient dans
l’instant du trépas un cadavre. Inanimé et complètement détaché du défunt. Je
respecte une mémoire, une histoire. Je n’ai pas de sentiment particulier pour
un gisant.
Le culte autour d’un corps
froid et raide ne me touche pas. Il me dérange presque. Mais je m’abstiens en
général de faire des commentaires en ces occasions.
Chacun cherche à apaiser la
douleur du manque et la peur de sa
propre mort, je suppose. Et il le fait comme il le peut.
Je me rends compte que je
deviens très funéraire, à défaut d’être funèbre. Ce n’était pourtant pas mon
terrain de jeu de départ. Les théories n’ont jamais été mon fort.
J’aime ce qui se touche, ce
qui se sent. Le cérébral me plaît peu. Encore le symptôme d’une trop longue relation à la
bête. Instinctive et sensitive, je réfléchis peu, et, bien souvent, en pure
perte.
Pour ne pas rester sur cette
touche sombre, j’ai quand même des histoires plus gaies que celle de ma vieille
brebis défunte.
Il me revient par exemple
cette nuit de Saint-Valentin.
Sur le coup de minuit, mon
frère vient toquer à la porte de ma chambre. Mal réveillée, pensant
immédiatement à ma mère, je me précipite en bataille. Le temps de traverser la
grange, je comprends qu’il est question de la naissance d’un petit veau.
Rentré tard, mon frère l’a
trouvé dans la fougère, encore prisonnier de sa poche placentaire. Il a eu la
bonne idée de la percer avant de venir me chercher. Bien.
Et puis, je calcule que le
prochain vêlage n’est pas prévu avant deux bons mois. J’avais bien noté une
petite congestion du pis de ma grande normande, mais je ne m’attendais pas à un
prématuré de sept mois, au lieu des neufs usuels.
Je descends à l’étable. La
faible ampoule éclaire à peine les bêtes couchées. Elles tournent des têtes
intriguées par cette intrusion au milieu de la nuit. Les rassurant de la voix,
je m’avance.
La normande est allongée,
tranquille. Elle a bien vêlé, tout paraît normal de son côté. Entre ses pattes,
une petite chose rousse git, toute emmêlée dans la membrane gluante maternelle.
Ca remue, assez
vigoureusement.
Je suis ahurie de voir un
veau aussi petit, et vivant. J’écarte doucement les viscosités bistrées, je soulève
une tête qui ne remplit même pas ma main. Les sabots et les poils ne
ressemblent pas à ceux d’un animal né à terme. C’est un pelage de petit rat que
je dégage. Et un corps à peine plus gros.
Le petit, ou plutôt la
petite, est pourtant bien vivante et s’agite. La mère la flaire, la lèche,
l’essuie, et la pousse du museau vers le pis gonflé dont le lait coule déjà. La
vêle est tellement menue qu’elle ne peut pas téter. Le trayon est presque aussi
gros que sa tête entière !
Je l’écarte pour traire à la
main, sans mal. Et je fais couler le lait tiède sur la langue de ma petite
miraculée à travers un biberon pour agneau. Elle a du mal à déglutir, il faut y
aller tout doucement. Mais, gorgée après gorgée, elle boit un peu. Je la laisse
près de sa mère attentive, persuadée de ne pas la retrouver vivante au matin.
Recouverte de foin, calée contre la normande, elle est minuscule et parait
tellement vulnérable ! Au moins elle repose calmement. Je ne peux rien
faire de mieux. Je monte me recoucher.
Je me lève quelques heures
plus tard, impatiente quand même de voir si par extraordinaire je ne la
retrouverais pas vivante.
Sans trop oser y croire,
j’allume et je m’approche.
Et là, les larmes me montent
aux yeux instantanément.
Ma petite vêle redresse sa
tête miniature ! On dirait un petit chien ! Elle ouvre des yeux
encore voilés, bleutés d’un monde intérieur trop tôt quitté. Mais elle
s’accroche, la toute petite, et se met
très vite à sucer mon doigt tendu. Emue de la voir si courageuse, je la nourris
comme la première fois.
Je ne sais même pas au juste
combien elle a besoin de boire. Je ne voudrais pas risquer de la suralimenter,
et de la perdre. Je dois aller
travailler. Je laisse la consigne à mon père de lui redonner à boire toutes les
trois heures, un décilitre à la fois.
Au soir, la bête a bu, est
debout, fièrement campée sur des pattes stratégiquement écartées. Toujours
aussi petite et fragile. Elle attendrit tout le monde. Je lui passe un vieux
pullover de ma mère qu’elle gardera quelques semaines, le temps que son poil se
fournisse. La vache la couve en grande délicatesse, avec des petits murmures
sourds de gorge.
Quelques mois plus tard,
notre « Titulette » ingrate nous bouscule sans ménagement. Elle est
devenue une bête massive et ébouriffée. Son caractère craintif et brutal la
perdra. Je pensais la garder, ma petite prématurée miraculée. Il a fallu la
tuer.
Je sais, j’avais dit que
c’était une histoire plus gaie, au départ. Mais les choses vont ainsi. La vie
est dure, et, à la fin on meurt, comme disent les anglais.
Ma « Titulette » a
eu une jolie vie, choyée et caressée par tout le monde. Et je la garderai en
tête longtemps, même si elle n’en fait pas grand profit. Elle restera un joli moment, la preuve de la
force de vie têtue et inattendue. De quoi espérer même quand tout semble
pousser à ne plus y croire. Ca peut aider, à l’occasion, d’engranger de tels instants, dans une vie.
Avec tout ça, je me perds.
Mon histoire court sur à peine deux mois. Entre la mi-mai et la mi-juillet de
cette année. Je vais reprendre dans l’ordre de l’évènement.
Ce matin du milieu de mai, j’arrivais donc
comme tous les matins pour entamer ma journée au magasin. Comme je l’ai dit
plus haut, mon bel amour m’accompagnait. Nous faisions route ensemble, dans la
vie comme au travail. Les trajets en devenaient des moments privilégiés. Nous
roulions en belle allure et grande commodité sur notre moto grise.
Je n’ai jusqu’à ces dernières
années pas seulement su me tenir sur un simple vélo. L’amour des cycles ne m’a
pris que bien tard, et c’est l’amour du cyclomotoriste qui m’y a menée.
Expérience faite, je ne regrette pas d’avoir avec lui essayé. Bien accrochée
derrière son dos penché, ses hanches serrées contre mes cuisses, je me laisse
mener en toute confiance. Plaquée, protégée, enlevée, totalement livrée à sa
maîtrise, je retrouve le sentiment de
fatalité qui me conduit vers lui.
J’ai toujours senti que cet
homme m’était destiné. Je l’ai vu, je l’ai voulu.
Et quand il a pris ma main
dans la sienne, j’ai su que lui seul pourrait me la faire lâcher. J’ai
confiance, comme jamais. Il m’emporte derrière lui et je ne me pose aucune question.
Je suis bien, le buste collé à son dos, ma tête penchée vers la sienne.
J’ai la sensation paradoxale
d’être complètement protégée, dans la bulle de mon casque. Les bruits assourdis
me parviennent feutrés. Les paysages défilent, amicaux. Les petits matins
brumeux, les douces collines des Pyrénées venues se coucher dans l’Atlantique
émergent en masses sombres et rondes des volutes languides allongées à leur
pied.
La force tranquille de la
vieille roche d’une montagne fatiguée mêlée à l’évanescence de coulées fragiles
et vulnérables au soleil vite monté. Des silhouettes d’arbres isolés dans les
prés, des groupes de maisons lovées dans le matin pur. Je laisse défiler les
paysages, aller les pensées.
Le moteur vrombit sous
moi. La vitesse me resserre autour de
mon partenaire. Je rentre la tête dans
les épaules, mes cuisses sous les siennes, les coudes contre ses flancs. Nous
entrons ensemble dans le vent.
Les accélérations me
tireraient en arrière, je résiste des reins. Il freine, le poids me pousse contre son dos.
La machine avale les
kilomètres sans peiner. Avant celle-ci, nous avions une moto plus étroite, moins confortable. Le cliquetis de la chaîne
couvrait le hurlement aigu d’un moteur en bout de course. Maintenant, cette
puissance en marche glisse sans bruit sur le revêtement lisse de nos belles
autoroutes du Sud de la France.
Certes, s’en approcher, c’est
tout de suite porte-monnaie débourser, mais pour un confort assuré. Alors, nous
nous ruinons, mais en grande aise, nous roulons.
La moto, nous dira-t-on, c’est bien joli
quand il fait beau. Par temps de pluie, non merci !
Et bien, moi, je ne suis pas
de cet avis. Je parle facilement puisque depuis le temps, j’ai quand même eu
l’occasion souvent renouvelée d’en faire l’essai. Evidemment, l’équipement doit
être à l’avenant.
Dans ces cas là, on ne peut
pas, au débotté, se dire, tiens je vais faire un tour de moto ! Et se
lancer, tête baissée. Du tout, du tout.
Il convient de prévenir les
pénétrations sinueuses et insidieuses. D’assurer par un vêtement correctement
ajusté isolation thermique et imperméabilité garantie.
Pour prendre route par
mauvais temps, nous nous y prenons un bon quart d’heure avant. C’est tout un
ballet, très synchronisé, mais pas du tout gracieux à regarder.
D’abord, nous passons le
pantalon de pluie par-dessus celui que nous portons. Déchaussés, nous
sautillons périlleusement, nous soutenant l’un l’autre, pour glisser
péniblement une jambe après l’autre. Ces vêtements de pluie ne sont guère accommodants.
Ils chiffonnent, ronchonnent, se braquent. Présentés en bout de pied, ils
refusent de contourner la cheville sans en grosse épaisseur se coincer. Passé
ce premier cap en difficulté, en général, jusqu’à la remontée, ça peut encore
aller. La ceinture plissée fermement empoignée, on ajuste tout ça en liant un
petit cordon souvent difficile à démêler.
C’est le moment où il ne faut
surtout pas penser à se regarder. Le vêtement de pluie est une protection, pas
une parure. Il est là pour servir, par pour avantager. Et, en effet, il
n’avantage pas ! Je n’ai jamais vu un motard élégant en telle tenue. De
volume doublé, la démarche empêtrée, le chuintement désagréable de la toile
crissée à chaque pas, nous n’en avons
pas pour autant terminé.
L’étape suivante est
l’enfilement de la botte de pluie. Souvent haute, étroite, et dure. La position
assise est expressément requise. La jambe levée autant que le permet une
souplesse depuis trop longtemps perdue, on essaie d’introduire son pied dans ce
réceptacle hostile. Dents serrées, nuque ployée, on finit haletant par y
arriver. A ce stade, on transpire déjà comme un bœuf à l’attelage forcé. Mais
on avance, et on n’est pas peu fiers de pouvoir se redresser, la moitié du
corps déjà bien équipée.
Le blouson, c’est un plaisir.
Une ou autre fermeture, deux trois scratchs, et nous voilà parés.
Restent les gants, à bien
enfiler, à passer sous les manches à resserrer. L’ennui avec les gants vient du
temps qu’ils mettent à sécher quand ils ont été mouillés. Pas question de les
approcher trop près d’une source de chaleur vive. Le cuir ne saurait supporter.
On peut juste espérer que les
jours de pluie ne se succèdent pas sans une trêve sèche. Ou alors avoir un
roulement suffisant pour attendre le ressuyage complet des premiers avant
d’avoir trempé les derniers. Nous ne sommes pas suffisamment achalandés. Certains matins, les petites mains
de cuir nous tendent des doigts humides et froids. La paume se contorsionne
douloureusement pour trouver son chemin dans ce dédale récalcitrant. Mais là
encore, à grands coups de pousser et de tirer, on finit par y arriver.
Manque le casque. C’est la
partie la plus aisée. Déjà la chose se présente avec bonhomie. Un casque, c’est
rond et lisse. Ca appelle un geste amical en caresse. Ca glisse sous la main,
et en même temps, ça se prend bien. Toujours, une sangle solide et franche vous
tend sa languette en confiance. Vous maintenez avec efficacité, vous présentez
sans risquer de vous tromper. Une tête et un casque, ça se reconnaît. Ca ne
demande pas à réfléchir au sens, à la tournure. Ca se pose bien et ça se cale
ferme. Un clic de verrouillage, une visière à baisser, un petit appel d’air à
régler, et vous voilà prêts !
Pour le coup, on peut y
aller, si la moto enfourchée veut bien démarrer. Quelques manœuvres pour se
dégager du stationnement, une ou autre rectification de position, et c’est
parti.
J’enlace mon homme, il me
serre le genou à travers les multiples épaisseurs, et nous partons, têtes
baissées, affronter les trombes obliques.
C’est un grand moment, la chevauchée sous
l’averse drue. Le crépitement des gouttes enragées, le paysage noyé derrière le
rideau de pluie, le chuintement feutré du pneu sur la chaussée détrempée.
On se serre tant qu’on peut, on vérifie
qu’il n’y a pas d’entrée d’eau dans la carapace. Quand le trajet dure
longtemps, l’humidité finit souvent par se frayer un chemin. On sent d’abord le
froid contre soi, le mouillé vient après. Mais si l’équipement est de qualité,
ça reste très localisé. Pour le coup, on apprécie davantage encore la chaleur
sèche sur le restant du corps, et on rend grâces aux matériaux modernes d’être
si performants. Assurés de ne pas être davantage incommodés, heureux de se
sentir libres et droits face aux
éléments hostiles, on roule, on file.
Derrière, je ne vois
pratiquement rien. Je ne peux qu’avoir la foi et me laisser mener.
Il y a eu une nuit particulièrement,
où nous avions du faire route pendant trois heures, pour aller porter un double
de clefs à un étudiant bloqué près de sa
voiture verrouillée.
A l’aller, il faisait très
bon, calme, doux. Une belle promenade dans la nuit déjà tombée. Les villages
endormis traversés, des bois sombres alignés en fûts réguliers, peu de
circulation. Arrivés à bon port et notre jeune ami dépanné, nous nous étions
arrêtés dans un petit restaurant de bord de route pour dîner.
Il était tard, il nous
fallait près de deux heures encore pour rentrer. Un petit air de vacances en
milieu de semaine. Une récréation d’écoliers en échappée. Très gais et contents
de nous, nous repartîmes, le ventre repu et les jambes délassées. La tête toute
en fête.
Nous nous engagions sur l’autoroute à Pau, quand les premières gouttes s’écrasèrent sur nos
visières, lourdes et larges. Arrêtés sur le bas côté, nous nous étions habillés
en conséquence.
Tout motard transporte avec
lui son petit nécessaire de survie. Nous
nous dépêchions, poussés au train par l’averse impérieuse. Nous nous remîmes en
selle, notre belle humeur même pas altérée par ces vilains augures. Le vent se mit de la partie, sûrement
mécontenté par notre désinvolture.
Il n’y avait personne sur les
larges voies. Le faisceau lumineux
balayait loin les lances blanches et drues. Les coups de vent nous
déportaient par saccades violentes. Nous étions unis comme jamais, et presque
euphoriques. Je tenais mon homme, il me
protégeait, me conduisait. Nous luttions ensemble contre les éléments
déchainés. Une nuit d’apocalypse. Le tumulte, les poussées, la nuit désertée,
et nous, rivés l’un à l’autre et à la machine.
Les kilomètres défilaient. Je
ne reconnaissais rien. Seuls, quelques panneaux effarés se laissaient cueillir
dans le noir. Je suivais notre avancement, j’étais mouillée, j’avais un peu
froid, mais je n’étais pas pressée d’arriver. J’aurais voulu prolonger encore
cette sensation d’union avec l’homme que j’avais choisi. Cette idée de solidarité
face aux dangers à affronter me plaisait.
Un peu romantico-bêbête,
quand on le raconte, sans doute, mais réellement intense à vivre. Je le sais,
j’y étais ! Et je m’en souviendrai
longtemps, je crois.
Bien, je disais que j’allais en rester à
l’ordre des évènements. Je reprends à ce vendredi de mai, laissé en plan un peu
plus haut.
A ce moment là, je ne savais
pas encore que la petite image allait remonter à la surface. Je ne savais
d’ailleurs même pas que je l’avais dans un coin de tête. Elle dormait là, et attendait
sans impatience d’être rappelée, un jour, peut-être.
Ce matin là, mon fier motard me déposait
devant le portail pour repartir de son côté. C’était son jour de congé, et il
devait retourner sur Bayonne pour faire réviser sa moto. Il repasserait le
soir, à la fermeture du magasin, et nous reprendrions ensemble la route vers le
sud. Comme à l’ordinaire.
Il faisait beau, clair et frais. Après
presque une heure de route, la vitesse, la force du vent contre nous, je
descendais un peu engourdie, prenant un dernier appui sur l’homme et sa
machine. La pratique de la moto nous rapproche toujours. La sensation de ne
faire qu’un se nourrit de la nécessité de faire corps. La pratique de la moto
en couple est chose bien agréable… Il me semble en avoir longuement parlé il y
a peu… Bref, je descends, j’enlève mon
casque et j’ébouriffe très classiquement mes cheveux aplatis. Mon homme relève
sa visière, se tourne vers moi :
-
Ca va mon cœur ?
Ce «mon cœur» dans sa bouche
me noue toujours le ventre. Je sais bien
que ça n’a rien de particulièrement original. Je l’entends à tous les
coins de rue. Mais celui-là, il est pour moi, et il vient de celui que j’aime.
Ca fait une sacrée différence !
Emue, attendrie, amoureuse,
j’enlace mon motard, je
l’embrasse.
-
Je reviens te chercher ce soir,
travaille bien.
L’échange rituel de tous nos
matins quand il me déposait. Il manœuvre
pour repartir, pousse de ses grandes jambes la lourde bête empêtrée à l’arrêt, un
dernier mot d’amour, et je le suis des yeux jusqu’au moment où il prend le
rond-point, un peu penché sur le côté.
J’aime cet homme, je le sens,
je le sais.
Revenue de mes rêvasseries
attendries, j’introduis la clef dans son logement. Comme tous les matins et
chaque soir qui les suit, je déplore la négligence de celui ou celle qui
pourrait donner un coup de meule sur la gâche pour qu’elle glisse plus facilement.
Ce pourrait être moi, bien-sûr, mais à quoi sert d’être une équipe si ce n’est
à mettre sur le dos des autres ce qu’on n’a pas envie de porter soi-même ?
Ca a ses limites…
Cette petite contrariété
chaque jour renouvelée relègue vite et loin mes sentiments « amour et
paix » de l’instant d’avant. Je secoue ce qui peut l’être. La lourde
structure de fer ne se laisse pas vraiment impressionner, mais, brave et
conciliante, accepte de libérer le système de fermeture. D’un coup de reins, encombrée
de mon casque passé sur le bras, les clefs dans une main, un vieux sac sur
l’épaule, je repousse le lourd portail blanc. Il recule sur son rail, butte en
sursaut contre le poteau d’arrêt. Le même bruit chaque matin, la journée qui
démarre sans surprise.
Le magasin où je travaillais toutes ces
dernières années est un bâtiment en longueur, amical, de proportions agréables.
Il s’allonge gentiment derrière un parking modeste mais suffisant. Un petit
parc de liquidambars et chênes d’Amérique le sépare de la route. L’endroit est
très agréable, bien calme, un peu trop pour le succès d’un commerce florissant.
La proximité d’un supermarché ne nous a jamais attiré le flot d’une clientèle
convoitée.
C'est que notre boutique est
un peu en retrait, lovée derrière le Mac Donald local. Pour l’apercevoir, il
faut vraiment tomber dessus. Les gens affluent, pas loin, si l’on veut, et
l’éclat métallique des centaines de voitures parquées à quelques dizaines de
mètres de nous, souligne cruellement un potentiel de fréquentation frôlé, mais
jamais réalisé.
Nos habitués nous trouvent
quand même. A la belle saison printanière, nous sommes, ah, je ne m’y fais pas
encore, je devrais dire, nous étions, même, parfois, contraints d’aller faire
un peu de circulation sur le parking trop plein. Encore qu’avec notre clientèle
un peu âgée, il fallait peu de choses pour se retrouver vite coincés !
Quoi qu’il en soit, en dehors
de cette courte période faste de plantations jardinières, nous étions, à la
grande désolation de nos dirigeants, assez peu visités. Les journées les
meilleures nous amenaient quelques chalands désœuvrés. Nous faisions de notre
mieux pour leur soutirer un peu d’argent frais, de quoi gonfler un peu un
chiffre d’affaire trop souvent en retrait.
Le commerce est rude de nos
jours. Il faut aller chercher le client vite détourné par une concurrence
canaille. Séduire, attirer, et surtout garder le quidam par hasard chez nous
arrivé. Il faudrait trouver plus de fantaisie, plus d’imagination dans nos
façons de travailler.
La routine est sournoise.
Elle s’installe insidieusement et fissure à bas-bruit. Quelques mutations
intempestives censées redonner de l’allant ne suffisent pas. Les clients
changent mais les vendeurs restent les mêmes. Ils reproduisent seulement
quelques kilomètres plus loin ce qui ne marchait pas mieux là où ils étaient.
La société pour laquelle je
travaillais était à taille et à méthodes humaines. On ne nous envoyait pas nous
perdre trop loin de la base initiale. Je devais être l’une des rares à couvrir
tant de route pour gagner ma pitance. Mais ça ne me gênait pas. J’avais accepté
d’être déplacée. Je n’en gardais pas d’amertume en bouche. J’étais contente de
travailler dans un magasin aussi agréable.
Avant ça, j’avais connu la
vieille bâtisse de Bayonne, long pavé gris secoué par le trafic sur l’autoroute
juste au dessus. Plus d’une dizaine d’hivers à grelotter d’un froid humide, les
tempes serrées pour la fin de journée dans un étau glacé.
Là encore pourtant, je ne me
plaignais pas. J’aimais ce que je faisais,
je m’entendais très bien avec mes collègues, mes responsables se
disaient satisfaits. Je n’en demandais pas plus.
Après Bayonne, on était venu
me chercher pour me faire aller à Saint-Vincent de Tyrosse. Depuis Hendaye,
soixante quinze kilomètres, évidemment, ça n’était pas la porte à côté. Mais
j’étais allée visiter le magasin à son ouverture une ou deux saisons avant. Et
j’avais été charmée par cette ambiance paisible, verdoyante. Je sortais d’un
tombeau long, sombre et froid. Je voyais un antre tiède et lumineux, un grand
silence au lieu du vacarme de l’autoroute, des rayons propres, du matériel tout
neuf. C’était suffisamment tentant pour compenser l’éloignement.
Chaque matin je poussai la porte
métallique du magasin et je pénétrai dans une atmosphère paisible, très accueillante.
Je m’y sentais bienvenue. J’appréciais
beaucoup ce moment, quand j’arrivais la première dans la belle bâtisse déserte
et sombre. Je faisais un petit tour de piste avant d’aller allumer les rampes
de lumière et la radio. Le magasin prenait alors sa tournure grand jour, prêt pour les clients, quand ils s’en
trouvaient.
Remarquez, à la première
heure du matin, il s’en trouvait toujours un ou autre. Même si nous passions
ensuite la journée à arpenter des allées vides à la recherche d’un toujours
espéré futur acheteur à renseigner, à l’ouverture, il y avait tous les jours
quelqu’un !
Je me souviens d’un matin
d’hiver à Bayonne. La neige était tombée dans la nuit. Par nos contrées, c’est
déjà assez remarquable en soi. Par là-dessus, le petit matin parfaitement
dégagé scintillait de l’éclat féérique d’un verglas craquant à souhait.
J’arrivais retardée par la
circulation ralentie. Mais, bon, j’arrivais.
Je sors de la voiture, le
parking brille sous le soleil pâle. Je marche avec précaution sur le sol
glissant.
Une mobylette est calée
devant le portail. Je me dis que quelqu’un a du l’abandonner là dans la nuit,
pour se faire reconduire par un moyen plus sûr sur les routes enneigées. Placée
comme elle l’est, elle gêne l’ouverture de la grille, je vais devoir l’écarter.
Toujours hésitante sur le verglas, j’entreprends de la pousser.
Aussitôt, je me fais
héler :
-
Qu’est-ce que vous essayez de faire ?
Je me retourne en sursaut. Je
n’avais entendu personne arriver.
Je n’ai toujours pas compris
comment cet homme s’est matérialisé comme ça dans mon dos, sans bruit. J’avais
marché sur la glace et constaté la difficulté d’approcher sans faire crisser
chaque pas. Sans tenir compte des glissades et rétablissements subséquents
accompagnés de jurons et de cris de protestation contre des éléments si
instables.
Et là, devant moi, se tenait
un vieil homme chenu de plus de quatre-vingts ans, courbé mais debout au beau
milieu d’un parking verglacé. Il tenait à la main un petit sac de toile, avec
d’après ce que j’en voyais, quelques boîtes métalliques de conserve, qu’il
devait vouloir faire sertir chez nous.
Il faisait froid. Il portait
un vieux pull aux manches relevées sur des avant-bras noueux et tavelés. Un
pantalon de travail bleu rapiécé retourné à mi jambes lui laissait les mollets
découverts. Aux pieds, par ce petit matin de neige glacé, des sabots de jardin,
et pas de chaussettes.
Une vision fantastique qui me
laissait sans voix. Mais l’homme n’était pas content, et sa voix à lui ne
souffrait d’aucune défaillance :
-
Ca fait une demi-heure que ce magasin
devrait être ouvert ! J’ai mes foies à faire stériliser, moi !
Qu’est-ce que vous voulez à mon vélo ? Laissez-le là où il est et
dépêchez-vous de me servir, nom de Dieu !
Il ne se contentait pas de vociférer sa
contrariété. Il joignait vigoureusement le geste à la parole. Secouant sa tête
auréolée d’une chevelure encore abondante, dont seul l’éclat de la neige
ternissait la blancheur, il m’écarta pour s’entreposer entre son engin motorisé
baptisé vélo, sans doute en mémoire de son jeune temps, et moi.
Son regard n’était guère amical. Ses
prunelles claires roulaient vite sous les sourcils froncés. Le teint encore
frais, le menton conquérant, l’homme devait avoir l’usage du commandement.
L’incongruité de la situation me tira un sourire.
-
Vous n’avez pas eu peur du verglas ?
lui demandai-je.
-
Qué
verglas ! Ca, du verglas ? Si vous m’aviez vu, l’hiver
cinquante-six, là, oui, c’était du verglas ! Et bé, je distribuais le lait
avec mon âne té, et là, oui, j’ai manqué tomber et renverser tous mes bidons
plus d’une fois. Mais avec ma bête, on s’y était habitués, à force à force. Et
alors maintenant, j’ai le pied fait, té !
C’était convaincant, en
effet. Et force était de s’incliner devant une telle facilité à fouler les
plaques glissantes.
Mais le brave homme n’était
pas là pour me conter sa jeunesse. Il avait ses « foies à faire
stériliser ». Il ne se priva pas de me le rappeler, et ne voulut pas plus
longtemps patienter.
Je me dépêchai de le
contenter. Le geste vif et la langue alerte, il s’en retourna sur sa mobylette.
En quelques embardées miraculeusement rattrapées, je le vis s’éloigner, son sac
passé sur le guidon.
Le restant de la matinée, je
ne vis que quelques marcheurs précautionneux et émerveillés devant la magie du
spectacle de la neige étincelante de givre. Les plus sérieux redevenaient
enfants.
Mon client du matin, lui,
devait hausser les épaules et surveiller la cuisson de ses boîtes, en repensant
à son âne patineur…
Il est offert à chacun de croiser des
personnages. Le métier de vendeur en offre l’opportunité. La clientèle est une
population diverse et variée. Chaque branche de distribution doit avoir ses particularités.
Mais dans l’ensemble, en dehors de la variation des proportions, il est donné à
tous les commerçants d’observer les échantillons les plus éclectiques de la
population. Il existe des études poussées dans ce domaine. Je dois avouer que
je ne m’y suis pas assez intéressée…
Mon point fort était
l’organisation dans le travail, et l’efficacité dans les relations
professionnelles, y compris et en priorité d’ailleurs, avec le client. En gros,
dans la vente, ce qui me faisait vibrer, c’était le tintement du tiroir caisse.
Que pour en arriver là, il
faille un minimum s’intéresser à celui ou celle qui tenait le porte-monnaie, ne
m’a pas complètement échappé, quoi qu’on en dise.
J’admets que la relation pure
et dure, ciselée, affûtée, marchande et économique, soit un peu crue à la
sensibilité ordinairement répandue chez nos clients. Il y faut un peu
d’habillage. Quelques méandres, formules et circonvolutions. Mais je reconnais
que ma nature profonde ne m’y porte pas. Je préfère le droit au but. Je suis
vendeuse, je suis payée pour vendre.
Le client est un outil de mon
travail. Il est censé entrer dans mon magasin pour acheter. Si je fais bien mon
métier, je dois arriver à lui vendre ce dont il a besoin, ce dont il pourrait
avoir besoin, et même ce dont il n’a aucun besoin mais qu’il peut vouloir
acheter pour son plaisir. Et mon
intérêt.
Je ne suis pas pour autant adepte
de la vente pour la vente. Pas par moralité. Mais parce qu’un client qu’on a
mal aiguillé ne revient pas. Pas pour acheter, du moins. Alors, un coup réussi,
s’il reste sans suite alors qu’il aurait pu en avoir si l’on avait considéré
les choses dans la durée, est un échec.
J’ai toujours fait mon métier
en conscience. La vente est aussi un jeu où on peut pour gagner amener l’autre
à perdre un peu. Mais c’est avant tout une question d’équilibre, et la loyauté
y a sa part. Je pense avoir été une vendeuse efficace, un peu trop expéditive
sûrement.
Mon célèbre :
« Vous le voulez ou quoi ? » lancé assez vite dans l’échange n’a
pas toujours eu le succès escompté. Ca a « eût marché »… Et ça a
aussi cassé ! C’est la règle, je m’y plie, ou plutôt, je m’y pliais en
bonne joueuse.
La vie en magasin est très
formatrice. J’ai aimé observer les gens. J’ai aimé en approcher quelques uns
suffisamment pour leur parler d’autre chose que de ce que j’avais à
vendre. Mais, « un magasin n’est
pas un salon de thé », comme je le disais souvent…
Je ne garde pas la nostalgie de ces
contacts. En général, j’étais peu causante. Je croisais les gens sans trop les
regarder. Je ne donnais que ce que mon rôle demandait. Pas seulement avec les
clients. Avec les collègues et les
dirigeants aussi. J’estimais que mon travail devait me nourrir avant de
m’épanouir. Même si, de mon point de vue, sans « m’épanouir » dans le
magasin, j’y récoltais quand même plaisir et reconnaissance.
J’étais contente de prendre mon poste le
matin, et mes journées me semblaient très agréables.
Je connaissais quand même des moments
d’ennui. L’enthousiasme ne me soulevait pas à chaque instant au dessus d’un
quotidien parfois morne et plat.
Mais je ne me suis pas sentie usée,
fatiguée, lassée, sur une période donnée. Des moments vaseux, oui. Mais
toujours un petit projet venait me remettre
l’envie à l’endroit.
Et je repartais, avec entrain.
Le vendredi matin dont je parle, j’avais
quelques petits aménagements de rayon en tête. Ca a toujours été mon dada,
l’aménagement de rayon. La perspective de démonter, monter, replacer, modifier,
bouger, m’a toujours titillée agréablement le neurone. J’aime le travail
physique. Remuer du poids ne m’effraie pas. Je ne suis, non, je n’étais, jamais
aussi performante, que quand je me mettais en tête de refaire une partie du
magasin. J’étais connue pour ça, d’ailleurs, et diversement estimée à ce titre,
je dois dire.
Feu mon regretté collègue de l’époque,
Jean-Michel, pour qui je garde une amicale pensée au passage, m’appelait
« Tzunamigaray ». Joli sens de la formule, je trouvais. Encore là, ça
me fait rire de bon cœur.
J’arrivais, toute occupée de plans,
d’agencements. Je voulais refaire une partie de la pépinière. Le début du mois
de mai nous avait amené une belle fréquentation. Nous avions eu du monde et peu
de temps pour autre chose que la vente. Les chiffres en étaient même encourageants.
La veille encore, nous nous congratulions de ces résultats positifs, quand
depuis bien longtemps, nous trainassions dans le marasme d’un difficile
rééquilibrage.
Le magasin avait démarré fort à son
ouverture, puis chuté en deuxième année. A l’exercice précédent, nous étions
déjà bien contents d’avoir jugulé la
baisse. Pour l’année en cours, nous
visions la consolidation, voire le léger redressement de situation. Le pic
d’activité était juste derrière nous. Les journées s’annonçaient propices à la remise au clair des rayons
dévastés.
Nous étions quatre, à travailler dans le
magasin. Mon bel amour, dont je n’ai pas envie de parler dans ce cadre,
Florence, Frédéric, et votre serviteur. J’imagine que c’est le moment de les
présenter.
Ces lignes sont celles que
j’écris. Ce sont les miennes, j’en fais ce que je veux. Je fais cette mise au
point comme avertissement à la population.
Il y a bien peu de chances
que les gens cités ici tombent sur mes écrits. Si par extraordinaire, ça
arrivait, je veux quand même dire que je m’accorde après délibération à
huis-clos avec moi-même, toute licence et toute liberté.
Je vais écrire les choses
comme j’ai envie de le faire, comme peut-être j’ai besoin de le faire pour me
faire du bien.
Je me fous bien d’être
objective, de coller à la réalité des faits et autres rigidités. Je raconte
comme je veux, ce que je veux. Je n’écris pas pour plaire à ceux que je cite.
Ni pour leur déplaire, d’ailleurs.
Le seul objectif de ces
pages, leur seule justification, est, je le répète, de me faire du bien en ce
moment où j’en ai besoin. J’ai tendance
à me mettre en lumière avantageuse. Et qui le fera, si je ne le fais pas ?
Je suis la mieux placée pour
me dire ce que j’aime entendre, en totale partialité. Je ne vais pas m’en priver. Alors, qu’on ne
vienne pas me chercher des poux sur la tête. Si quelqu’un ne se reconnait pas
dans la description que je fais d’une situation donnée, et bien, libre à
lui ! Je suis quand même autorisée à dire ce que je sens, et comment je le
sens.
Bon, maintenant que j’ai fini
de me défendre alors que personne ne m’attaque, et sans doute, ne m’attaquera
jamais sur ce chapitre, je reprends le cours de ma présentation.
Pour commencer, les quotidiens attachés au
magasin. A savoir, Florence et Frédéric.
Honneur aux dames et privilège de l’âge, je
vais ramener à moi Florence. « Florencina », comme je l’appelais, je
ne sais d’ailleurs pas au juste en référence à quoi. Un petit quelque chose
d’italien, peut-être. De la gouaille de poissonnière des halles, la gestuelle
des latines exubérantes. Ou tout bêtement l’ « italisation »
outrée de son prénom.
Une belle pomme mûrie au soleil, à chair
ferme et pleine. Une peau veloutée, des cheveux clairs frisotés, un regard azur
et de petites dents blanches acérées. Le sourire vite crispé, tôt grimacé et
grinçant coincé. Un très joli ton de voix, tonique et gai.
J’ai connu Florence à mon
arrivée à Saint-Vincent de Tyrosse. Elle travaillait déjà dans la société
depuis plusieurs années. Je l’avais croisée à une ou autre réunion, mais sans
jamais lui avoir parlé. Elle est petite, ronde, ambrée comme un petit pain cuit
à point. Joli visage, port de tête fier et droit. Elle marche un peu raide à
petits pas ouverts, sans balancer les bras. Elle attache souvent ses cheveux en
une petite couette dansante et follette.
Florence rit souvent. Elle
montre beaucoup ses jolies dents très blanches. Mais juste au dessus, la
plupart du temps, son regard reste dur. Je l’ai quand même vue prendre de vrais
fous rires souvent, et nous les avons partagés. Elle a les yeux mobiles et
regarde volontiers en coin, tête penchée sur une réflexion mal rentrée.
Il y avait de la complicité
entre nous, des plaisanteries, des allusions. Je me suis confiée à elle
parfois, et l’ai trouvée de bon conseil. De la justesse et une vraie finesse de
perception. Une délicatesse que j’appréciais.
Elle se souvenait longtemps
après de choses que je lui disais, et qui ne la concernaient pourtant pas
spécialement. Des histoires de parcours de vache, de travaux dans la ferme,
qu’elle écoutait d’un air distrait et que pourtant elle enregistrait,
puisqu’elle me les rappelait après des mois. J’en étais touchée. Je le lui ai
dit. C’était étonnant. Je la voyais occupée de sa petite vie, un peu égoïste.
Et pourtant, elle avait cette capacité d’écoute. Une ambivalence sympathique.
Elle se racontait aussi très
sainement et sans pudeur. Des histoires de femmes ou autres, où elle ne cherchait
pas à se mettre forcément en valeur.
A côté de ça, je lui sentais
une rigidité de vieille fille. Elle s’accrochait à des principes surannés.
Florence est bien plus jeune que moi. Elle paraît ouverte, liante, très à son
aise. Et dans le même temps, elle s’enferme dans des carcans étroits et
rébarbatifs. Quand elle pince ses lèvres minces sous ses lunettes
d’institutrice, il n’y a plus rien à en tirer. Elle se braque comme une mule
rétive et rien ne la fait avancer. « C’est comme ça, on a toujours fait
comme ça » scande-t-elle alors.
Surprenant et très énervant
surtout.
Quand on veut faire bouger et
qu’elle résiste de toute sa masse de vierge « encarapaçonnée ». Une
vraie catastrophe quand il serait pourtant si simple d’évoluer sans s’accrocher
au passé. Avec elle, on ne glisse pas
d’une méthode de travail vers une autre sans histoire. On lui soumet une idée
nouvelle, elle flaire, de loin, tout de suite méfiante. Elle ne veut pas passer
pour une rétrograde. Elle accepte d’examiner, d’étudier, mais, très vite, elle
expose mille arguments contraires à l’idée avancée. « Pourquoi pas, mais
quand même… »
Et c’est parti pour des
discussions à n’en plus finir, des points de détails rameutés en renfort, des
objections, des interrogations, et puis quelques lamentations, plaintes,
récriminations.
Pour finir invariablement par
un « Et pourquoi on change ? » C’est sûr, à la vue du plat
présenté par elle, on se le demande ! Tout était mieux avant. La seule
chose, c’est qu’avant ne dure qu’un temps. Mais là, elle bloque, et si
possible, elle bloque tout le monde. Une vraie vieille fille. Mariée maintenant
et mère de famille, mais dans l’âme, par essence, une vraie vieille fille. Rien
n’y fera, jamais, j’en mettrais ma main à couper.
Notre principale pierre d’achoppement
venait de l’appréciation que je portais sur son travail. Ou plus précisément
sur son absence de travail. Mieux dit, sur sa fainéantise intrinsèque. Nous
eûmes de vives discussions. Et chacune resta sur sa position.
Le travail en équipe suppose
un partage des tâches. Une organisation bien entendue mobilise tout le monde.
Chacun contribue selon ses compétences et capacités. On ne demande pas à tous
la même chose. Mais un petit fond commun de bonne volonté est appréciable.
Nous étions quatre, dans ce
magasin. Et nous étions censés avoir tous à nous occuper, chacun dans son
domaine.
Florence connaissait le
métier aussi bien que moi, depuis le temps. Elle savait parfaitement ce qu’il y
avait à faire, et comment il fallait le faire. Je ne lui ai jamais contesté
cette science. Par contre, j’ai toujours déploré les limites qu’elle invoquait
pour expliquer l’impossibilité où elle se trouvait chroniquement de mener sa
tâche à bien.
Elle s’occupait des végétaux,
et de la décoration.
S’occuper de la décoration
signifiait passer deux à trois commandes dans l’année, une paire d’heures
d’intense concertation avec un représentant quelconque. Quelques semaines plus
tard, nous débarquions deux ou trois palettes. D’un empilement incertain de
cartons de toutes tailles, nous extirpions tout un tas de breloques que nous
disséminions avec plus ou moins de bonheur dans un coin de magasin. Ce joli
matériel s’empoussiérait là jusqu’aux soldes.
A moitié prix, quelques
bricoles finissaient par trouver le chemin du comptoir de caisse. Une partie
non négligeable filait en douce dans les grands sacs ou sous les jupes
d’indélicates, que nous suivions d’yeux suspicieux sans jamais arriver à les
décourager, ni surtout les prendre en flagrant délit. C’est un métier, ça
aussi. L’inventaire annuel nous laissait dégoûtés.
Cycliquement, nous parlions
de liquider ce rayon controversé, mais comme notre Florencina s’y accrochait,
on continuait de se faire plumer sans rien y gagner.
Cette corde à son arc ne la
mobilisait pas à plein temps. Elle passait entre ses brocantes de temps en
temps, nonchalante et rêveuse. Et revenait songeuse comme de retour d’un monde
lointain. Ca lui faisait un but de promenade, par les fins de journées désœuvrées.
L’essentiel de l’activité de notre jolie
blonde était dehors.
Nous n’avions pas de marché couvert. Les
tablettes sur lesquelles nous présentions les barquettes ou pots de plants à
repiquer étaient à ciel ouvert, au grand soleil ou sous la pluie. La partie
pépinière avec les arbustes en conteneurs était assez réduite. Quand on sortait
du magasin pour y aller, les grandes silhouettes des chênes du parc voisin se dressaient
majestueusement en fond. C’était une surface
de vente très agréable, de bonne proportion, et très commode à travailler.
J’aimais bien y aller. J’ai
le goût de l’extérieur et des plantes. J’y faisais de fréquentes incursions. Et
mes observations me portaient à intervenir souvent.
Avant d’arriver sur ce
magasin, j’avais un long passé dans l’entretien et la maintenance de plantes à
vendre. Et une certaine compétence reconnue sur ce rayon. J’avais en partie été
mutée à Tyrosse pour y mettre aussi mon grain de sel.
Je ne m’en privais pas, et,
légitimement, Florence, seule maîtresse à bord avant moi, n’appréciait pas.
J’admettais sa réaction. Mais j’étais sûre d’avoir raison et je voulais imposer
mes méthodes.
Je l’ai dit plus haut,
Florence est très sympathique, mais pas spécialement malléable. Sous la
pression, elle résiste.
Je lui reprochais en
particulier son manque de suivi sur un produit vivant à toujours présenter
impeccable. Je demandais des plantes belles, saines, fraîches. Des
présentations marchandes, rigoureuses, souvent renouvelées. Les bases du métier.
Florence approuvait
chaudement mes recommandations. Elle partageait tout à fait mon point de vue.
Mes théories lui parlaient, elle adhérait. Aux théories. Le souci naissait dès
qu’il était question de mettre en pratique.
Un bon vendeur de végétaux
dans nos magasins ne se contente pas de conseiller le client par les après-midi
de beau temps, confortablement appuyé sur le bord d’une tablette bien rangée
par un autre.
Il ne se retire pas
religieusement dans le bureau chauffé pour passer trois lignes de commande
pendant toute une journée, parce-que dehors il fait un peu mauvais.
Non, un bon vendeur de
végétaux dans une jardinerie doit aimer toucher la plante. Il doit aimer
gratter le terreau, racler la tablette et remuer les pots. Il doit avoir le
réflexe de regarder ses produits, et ne pas se contenter de les regarder, non,
les arroser, les nettoyer, les retailler si besoin.
Un bon vendeur n’erre pas
dans sa pépinière le nez en l’air. Il se penche, il redresse, il désherbe. Le
bon vendeur n’ignore pas la triste crevure desséchée dans son pot renversé. Il
intervient, tout de suite. Il ne laisse pas croupir dans un fond de jauge des
invendus oubliés là par flemme de les porter jusqu’à la benne à déchets.
Le vendeur, même le vendeur
moyen, ne présente pas sur ses tablettes des plants fondus de pourriture, des fleurs fanées au bout de tiges
desséchées. Il ne laisse pas le temps aux racines de s’installer dans les
nappes feutrées. Il retire l’adventice avant qu’elle n’étouffe son hôte, en
principe. Et j’en passe et des meilleures.
Je revenais de chacune de mes
tournées dehors assez remontée. J’aurais cent fois préféré faire les choses
moi-même. Mais je devais respecter l’organisation en place et tâcher d’y
apporter ma contribution sans imposer unilatéralement.
Une vraie fatigue, beaucoup
de temps perdu, de nerfs vrillés et de discussions inutiles. Il fallait tenir
compte de l’existant, d’accord. Mais là, on m’opposait des arguments qui me
laissaient perplexe.
Florence admettait sans peine
le bien-fondé de mes observations. Elle reconnaissait ses négligences et me
promettait très régulièrement de s’amender. Nous avions des prises de becs de
mégères hystériques. Par réaction, elle se mettait à l’ouvrage. Quelques temps.
Et puis, l’énergie la quittait, elle reprenait ses usages.
D’un côté, j’aurais eu du mal
à le lui reprocher. Elle me démontrait qu’elle ne pouvait pas y arriver, dans
le temps demandé.
Florence est de constitution
solide. Petite, râblée, on lui attèlerait une belle charrue à tirer. Des épaules larges,
un centre de gravité bas. Une conformation idéale pour du travail physique au
sol. Une fabrication en force, à défaut d’être en grâce.
On ne décèle aucune fragilité
dans cette belle masse dense. Le tout est lisse, bien rempli, condensé. Pas la
souplesse d’un long délié, mais l’agilité suffisante pour se remuer.
Et bien, dans les faits,
notre petite Florence est une mécanique à petit rendement. Elle ne supporte que
des conditions si particulières qu’on peut difficilement espérer les voir
réunies une seule journée.
Par exemple, ce beau fruit à
peau doré ne supporte pas la trop longue exposition au soleil. Trop longue
s’entendant par une période excédant la paire d’heures en début d’après-midi
estivale normale, hors canicule. C’est ennuyeux pour quelqu’un censé travailler
dehors. On peut difficilement lui prévoir de l’ombrage à disposition.
A l’autre bout de l’échelle
des températures, elle souffre d’engelures chroniques du bout du nez. Le petit
matin frais hivernal nous la ramène très vite violette de cette extrémité.
En gros elle peut travailler
à son rayon un peu en milieu de matinée, s’il fait entre dix-huit et
vingt-trois degrés.
La pluie, même légère, lui
est prohibée. Ses cheveux frisottent vite à l’humidité, elle ne peut plus rien
en faire après.
La fin d’après-midi, des
après-midis tièdes et secs, s’entend, elle pourrait aussi tenter, oui, mais
bon, quand la journée a basculé dans sa seconde moitié, le cœur n’y est plus,
il vaut mieux laisser tomber.
Tout ça limite assez son
spectre d’activité. Et on ne s’en tient là qu’aux restrictions climatiques.
S’il faut aborder les problèmes
de santé, c’est encore une autre histoire ! Notre si vigoureuse Florence
n’a vraiment pas été par les fées penchées sur son berceau avantagée.
Elle paraît saine et solide.
Saine, elle l’est. Du moins je le lui souhaite, en dehors de mes moments mauvais…
Mais solide, du tout, du tout !
Florence est jeune encore, je
l’ai déjà dit. Elle a une bonne douzaine d’années de moins que moi. Et tout
autant de kilos de plus. Sans être grosse, elle est un peu enveloppée. De bons
bras, des jambes bien plantées. Et bien cette avantageuse tournure ne la sert
pas autant qu’on le penserait.
Dans notre magasin, nous
vendions plusieurs tonnes d’aliment par semaine, toutes bêtes à nourrir
confondues. Ca supposait quelques sacs à remuer. A charger dans quelques
coffres ouverts bien hauts.
Nous étions en parité totale
dans la boutique. Deux femmes, deux hommes. Il arrivait que nous soyons toutes
les deux pour la journée. Des clients demandeurs de sacs se présentaient
forcément. Et bien, notre bonne Florence, à ces moments, n’avait aucun scrupule
à venir me chercher pour me demander de servir le client à sa place. Trop
lourd, trop dur, pour elle, bien-sûr ! Pour moi, il fallait bien que ça
fasse.
Ma foi, sur ce point particulier,
je ne récriminais pas. J’empoignais le brout et enfilais l’allée. Je lui en ai
touché mot, une ou autre fois. Ca ne l’a pas inquiétée. Entre une sciatique
douloureuse, un poignet handicapé et que sais-je encore, on ne pouvait
décemment pas lui en demander tant ! Bon, d’accord.
La cerise sur le gâteau pour quelqu’un
officiant dans les fleurs, quelqu’un amené tout au long de l’année à tripoter, remuer,
renifler, s’imprégner, du végétal, quelqu’un du matin au soir destiné à
travailler dans la plante, c’était son allergie. Et oui, une allergie !
Florence développait une
allergie à certaines espèces végétales, et pas des raretés qu’on ne croise que
de fortune, non, non, des variétés très ordinaires, communément présentes
partout. Et comme ailleurs aussi chez nous. Que faire ?
On ne pouvait pas lui demander de risquer de
mourir étouffée par un œdème, par pure conscience professionnelle tout de
même !
Son allergie était bien
réelle, je l’ai vérifié à l’occasion d’une Toussaint où elle avait déballé
quelques chrysanthèmes. Le lendemain matin, elle avait les yeux bouffis, les
mains gonflées. Ca n’était pas un prétexte, elle portait les stigmates de la
souffrance bien en apparence. Imparable. Mais là encore, bien embêtant pour les
collègues qui devaient assurer sans elle.
A aucun moment, elle n’a
remis ses choix professionnels en question, pourtant. Je n’ai jamais compris
pourquoi, étant à ce point invalidée, elle s’entêtait dans ce métier. Elle
aurait très bien pu faire autre chose, même dans le magasin. Mais non, elle
avait toujours fait ça et voulait continuer. Etonnant.
Je ne me privais pas de lui dire ma façon
de penser. Et aussi de lui expliquer en quoi j’y étais autorisée, puisque ce
qu’elle ne pouvait pas faire, pour les milles bonnes raisons qu’elle savait si
bien m’exposer, il fallait bien que quelqu’un d’autre le fasse. Et ce
quelqu’un, généralement, c’était moi. J’étais pour le coup en droit de lui
demander quelques comptes.
Et bien, c’est là que la belle
s’offusquait. En gros, j’aurais du faire à sa place, et m’en cacher, presque
m’en excuser.
Puisqu’elle ne pouvait pas supporter de se
voir en face, il fallait lui laisser l’illusion intacte de l’employée
diligente. Elle devait être persuadée d’être vaillante et courageuse dans le
travail. Et d’être suspectée de fainéantise la blessait, sans doute.
Elle tenait ferme à son personnage
exemplaire de petite mémère méritante.
Je la bousculais sans jamais réussir à le
lui faire lâcher. Il est trop tard maintenant pour que l’occasion m’en soit
encore donnée. Mais je pense que j’y aurais gâché mes meilleurs nerfs sans être
sûre de jamais y arriver. Un échec, un de plus, à avaler.
Le second acolyte se prénomme
Frédéric. Beaucoup plus jeune, les vingt ans à peine dépassés. Il est arrivé l’année dernière.
D’entrée en contrat à durée indéterminé,
quand chez nous il faut avoir longuement mérité avant de se voir consacré. Nous
le regardions arriver avec tous les préjugés nourris à l’encontre du
« pistonné ». Il ne démarrait pas avec un capital sympathie intact.
Pour commencer, le jour où il
devait se présenter, il ne se présenta pas. Bien. J’enquêtais auprès de mon
responsable pour savoir où ce garçon avait bien pu aller s’égarer.
La semaine précédente, par
une étouffante après-midi qui devait séquestrer nos clients chez eux puisque
visiblement, ils n’étaient pas dans nos rayons déserts, le futur engagé s’était
pourtant matérialisé devant moi.
Je rangeais quelques
vêtements, histoire d’occuper mon temps, quand je perçois du coin de l’œil une
silhouette près de moi. Tiens, un client, enfin ? Je me retourne, prête à
assurer mon service au mieux.
Devant moi, un jeune homme
poupin, blond, avec le regard noir sous des sourcils froncés. Un air trop
sérieux pour un si jeune visage.
-
Bonjour, je suis Frédéric, dit-il.
La voix annonce une belle
maturité. A l’entendre sans le voir, on lui donnerait facilement plus de trente
ans. Il se tient les bras ballants, et je note la mollesse de sa silhouette.
Une chair féminine, des membres lourds, sans muscles, une impression de poids
difficile à bouger. Rien de tonique dans ce corps avachi. L’attitude est
fatiguée, sans goût ni envie.
Et pourtant, le visage serait
plaisant, sans ces yeux qui glissent sans jamais se fixer dans les miens. Il
parle, tourné vers moi, et il regarde mon épaule. Je n’aime pas ça. Ca donne
l’impression que quelque chose cloche de ce côté-là. On vérifie, il n’y a rien
pourtant. Alors, qu’est ce qu’il cherche par là, si ce n’est à éviter de vous regarder
en face, de vous laisser le regarder aussi ?
J’ai connu d’autres personnes
qui faisaient la même chose. Elles m’ont toujours causé un malaise. Mais bon,
les gens que l’on croise ne doivent pas nécessairement nous séduire, non plus.
Alors, on remarque, et on laisse ça de côté.
Son annonce faite, il semble considérer que
des choses importantes ont été ainsi établies. Il attend que je réagisse.
L’ennui, c’est que son prénom ne me dit
rien de plus que ça. Qu’il s’appelle Frédéric ou Balthazar m’importe finalement
assez peu. Ce que je veux savoir, c’est ce qui l’a amené jusqu’ici, quel est
l’objet de sa visite. S’il y a moyen par lui d’espérer faire prospérer le
chiffre d’affaire calamiteux d’un samedi caniculaire de début septembre. Le
reste, peu me chaut.
-
Bonjour, réponds-je, toujours urbaine et
civile.
Je mets une petite pointe
interrogative dans mon salut. Je le considère, j’attends la suite.
Imperturbable, il attend
aussi, semblerait. Ca peut durer longtemps.
Le silence dans une
conversation ne m’a jamais gênée. Je supporte facilement de laisser un blanc
sans chercher à le remplir, quitte à dire n’importe quelle ânerie sans intérêt.
Je suis connue pour ma sobriété d’expression. D’aucuns diront même mon côté
ours. Les mal disant…
Pour l’occasion, la scène
prenait étrange tournure. Ce petit jeune homme résistait bien. Je n’allais
quand-même pas, avec plus du double de son âge, me laisser démonter. Je me
taisais. Je le regardais.
Il parcourait de ses yeux
noirs coulants et fuyants mon front, mon buste, limitant ses pérégrinations à
la moitié haute de ma personne. Il évitait toujours soigneusement mes
prunelles, zone sans doute interdite.
-
Ca ne vous dit rien ?
-
Ca devrait ?
Petit échange vif et nerveux.
Ca me plaisait davantage. Je commençai à m’y amuser. Et puis, par cette
après-midi désœuvrée, il ne me distrayait pas d’une tâche plus prenante.
J’avais du temps, il était
là. Autant s’en divertir. Les clients ne nous dérangeaient pas. Nous étions
bien tranquilles, debout dans l’allée centrale, large et vide.
Le garçon était assez
statique. Tout son tonus avait migré dans sa seule voix, claire et plutôt
forte. Il reportait son poids d’une jambe sur l’autre, imperceptiblement. La
longue station debout ne devait pas lui être familière.
Il commençait à m’intriguer,
avec tout ça. Un bon point pour lui, quoi qu’on en dise. Il captait l’attention
des ses interlocuteurs. J’ai pu le vérifier par la suite.
-
Je viens travailler ici la semaine
prochaine.
Beaucoup d’assurance et de
gravité dans ses paroles. Frédéric au premier
abord respirait les certitudes et la confiance en soi. Si l’on faisait
abstraction de son regard dans les coins, il aurait convaincu les plus
sceptiques. Il y avait aussi cette opposition entre ce qu’il disait, le ton
dont il le disait plutôt, et sa contenance, son allure.
Ce corps lourdaud démentait
la dynamique chaleureuse de sa voix.
Tout en le détaillant sans
vergogne, je collectai l’information. Nous étions en effectif réduit à ce
moment là. Un prompt renfort était le bienvenu. Et là, il y avait deux bras et
deux jambes, même si l’atonie musculaire de l’ensemble ne présageait pas d’une
contribution des plus efficaces.
Je décidai de ne pas me
laisser arrêter par les apparences. Durant toutes ces années, j’ai vu autant
d’athlètes fainéants que de freluquets motivés, et inversement. La bonne
nouvelle était que quelqu’un se présentait. Nous verrions par la suite ce que
ça donnerait.
Notre petit nouveau savait
donc où nous trouver. Son absence du premier jour n’était pas la résultante
d’une désorientation géographique qui l’aurait mené vers d’autres contrées.
Mon responsable interrogé ne
savait pas plus que moi ce qui pouvait bien lui être arrivé. Il me rappela dans
la matinée, après avoir contacté le perdu de vue. Je reviendrai plus tard sur
le personnage de mon petit patron. Il était nouveau dans sa fonction et ne
voulait pas être pris en défaut. Ce petit raté d’organisation le contrariait un
peu. Il était un tantinet agacé.
-
Frédéric va me rappeler pour me dire quand
il pourra commencer à travailler. Il
doit d’abord trouver à se loger. Je te tiens au courant.
Il parlait vite, d’un débit saccadé.
C’était assez coutumier chez ce petit nerveux. Je n’y prêtais pas attention.
Mais j’étais quand même étonnée par le contenu de son message.
-
Trouver à se loger, tu dis ? Et il
avertira quand il voudra bien commencer à travailler ! Dis-moi, c’est qui ce petit jeune
homme ? C’est le fils du PDG ou quoi ?
Je n’ai pas souvent pratiqué la diplomatie
dans mes relations avec mes supérieurs. Je sais me taire s’il le faut, mais les
idées me viennent à l’esprit comme des fusées mal maîtrisées et les paroles ont
déjà franchi mes lèvres quand j’essaie de les diriger.
Un peu spontanée, je l’ai toujours été.
C’est dans ma nature, comme qui dirait…
-
Comment ?
Mon jeune chefaillon ne
l’entendait pas de cette oreille. Je ne voulais pas envenimer les choses. Juste
savoir quand je pourrai compter voir arriver l’annoncé. Je radoucis mes propos
malvenus à la sensibilité exacerbée de mon dirigeant.
-
T’a-t-il dit combien de temps ça lui
prendrait ?
Mon acte d’allégeance à son
autorité avait eu l’heur de complaire à mon interlocuteur. Grand seigneur, il
voulait bien ne pas revenir sur mon impertinence.
-
Oui, je sais, c’est un peu particulier,
mais ça ira vite, je te préviendrai.
Trop aimable. Je pris congé, informai
Florence des derniers développements, et me remis au travail, puisque c’est ce
qu’il y avait de mieux à faire en ces circonstances.
Frédéric ne profita pas trop de la
situation. Le jour même je crois bien, il était là. Il nous expliqua son cas,
la difficulté de s’héberger, la drastique sélection des nombreux candidats aux
appartements trop rares ou trop chers. Le coût de la vie, le peu de moyens d’un
jeune en tout début de carrière, l’isolement d’un expatrié loin de son nid…
Je le laissai là, à l’oreille compatissante
de ma toujours très maternelle Florence. A l’arrivée des courses, ce jour là,
nous étions bien une personne supplémentaire en effectif, mais dans les faits,
j’avais perdu ma collègue, trop mobilisée à l’écoute du nouvel arrivé pour
pouvoir travailler. Je maugréai, ronchonnai et pestai.
Et compensai par une activité
multipliée.
Les jours suivants, je me
surpris à écouter notre nouvelle recrue avec plaisir. Le garçon avait une voix
décidemment très agréable à l’oreille. Un timbre bien posé, une élocution
claire et de bon débit. Il se laissait entendre, et aimait l’audience. Quand il
était sûr d’avoir l’attention de la foule, ses yeux devenaient même moins fuyants. Il n’arrivait
quand même pas à fixer celui qui l’écoutait.
Vraiment, je trouvais ce
regard glissant dommageable. J’essayais pourtant d’accrocher, de maintenir, de
ne pas laisser courir ces pupilles trop mobiles. Rien à faire !
Il se laissait presque
apprivoiser, je voyais entre ses cils un regard moins coulé, presque prêt à se
laisser capturer. Et puis, pffuit ! Sans que je détermine où j’avais
failli dans mon approche, il avait filé ! C’était terriblement frustrant…
Frédéric marchait à pas
fatigués, rejetant nerveusement sur le côté une mèche trop longue sur son
front, par un petit mouvement latéral de tête. Sa silhouette était lourde. Il
n’était pas petit, mais le paraissait. Ses membres étaient trop courts pour son
buste mal posé. Il se dandinait presque péniblement pour avancer.
Avec ça, aucune force physique. Soulever le moindre sac
l’épuisait. Quand nous recevions la livraison d’aliments du bétail par exemple,
il lui fallait récupérer de son effort en une longue pause assise dans la salle
de vie.
Là, il se remettait
religieusement, perdu dans la fumée odorante de petites cigarettes qu’il se
roulait.
C’était un adepte du
bio-vivre. Il m’a fait partager des infusions de plantes aromatiques censées
apporter sérénité, lucidité ou vitalité, selon les mélanges. J’y goûtais avec
plaisir. Nous avions notre petit cérémonial. Nous partagions un peu solennellement
ces décoctions parfumées. Il aura au moins eu le temps de m’initier aux vertus
de ces breuvages exotiques…
Dans ses propos, Frédéric ne
se montrait nullement méfiant ou renfermé. Il parlait de tout, de choses très
personnelles parfois, sans retenue, et même je crois avec complaisance.
Il semblait souffrir de
solitude. Son emploi à Saint-Vincent de Tyrosse l’éloignait de sa famille et de
ses amis. Il était jeune encore et c’était sa première expérience de vie loin
de chez lui, je crois. L’ennui le gagnait.
J’ai pu mesurer le vide de sa
vie sociale quand je l’ai vu acoquiné avec un stagiaire des environs. Mikael de
son prénom. Un grand adolescent brun et mou. Gentil mais bavard. Très bavard.
Trop bavard.
Je crois qu’il n’a pas fait
une quinzaine dans le magasin. Et ce temps a suffi pour nous le rendre
insupportable. Ses discours nous lassaient si vite que nous nous le refilions à
la première occasion. Un jeune mal écouté sûrement. Il aurait peut-être mérité
meilleure oreille que la mienne. Mais le fait est qu’il ne s’en donnait pas
grande chance. Je l’aimais bien quand-même, tel qu’il était, et je lui souhaite
bonne continuation pour sa suite, mais loin de moi.
Frédéric, lui, par le grand
vide autour de lui sidéré, s’en était accommodé.
Notre dernier vendeur était
arrivé en début d’automne. L’hiver dans une petite bourgade rurale n’offre pas
de multiples possibilités de sortie à un jeune homme, pas trop dégourdi qui
plus est.
Parce-que notre Frédéric,
malgré tout le respect que je lui dois, j’ai toujours pensé et dit que c’était
un vrai manche patenté. Brouillon, maladroit, désordonné, il multipliait les
initiatives foireuses et les tentatives invariablement vouées à l’échec.
Il collectionnait les
emmerdements de toute sorte. Il avait toujours maille à partir avec une
quelconque administration, un service fiscal, un bureau d’assurances. Il se
noyait dans des démarches avortées promises à des complications incroyables.
Toutes les difficultés prenaient pied dans ses affaires. Il cultivait l’os en
tout genre, l’ennui, le petit truc qui bloque à chaque fois.
Il n’était pas avare de ses
aléas. Il nous faisait volontiers partager ses déboires. Je comprenais mieux
son allure générale. Un tel réceptacle à calamités ne pouvait pas mieux
présenter !
Comment se tenir fier et
droit quand le sort vous est à ce point contraire ! Ses lourdeurs lui
venaient des pressions extérieures. Sa chair n’était pas molle de nature. Elle
était fatiguée par la conjoncture.
Frédéric, en plus de sa malchance
et de sa solitude, souffrait de son genou. Sur la pourtant courte période où
nous nous sommes croisés au magasin, il a cumulé plusieurs semaines d’arrêt. A
tel point qu’il fallait vraiment avoir le hasard de son côté pour le trouver
présent à son poste.
Il nous avertissait de son indisponibilité,
à un moment ou un autre de la journée qu’il avait déjà manquée.
Il devait juger inutile de se
réveiller tôt le matin pour passer un coup de fil et nous prévenir à la
première heure. Après tout, il ne manquait pas de bon sens. A quoi bon se
priver d’une belle grasse matinée, puisque de toute façon son absence serait
forcément remarquée, constatée, et par le fait même, avalisée. Et puis, nous
commencions à devenir usagers de ses manquements. Nous nous étonnions seulement
de le trouver là, de temps en temps.
J’ai pu lui dire au revoir le
jour où j’ai été virée. Une chance. Je lui dois certaines connaissances
informatiques qu’il a bien voulu me partager. Il n’était pas avare de sa
science et j’en ai profité. Ca m’aurait embêtée de ne pas avoir pu l’en
remercier.
Il était à la veille de
partir pour un nouvel arrêt. A l’heure qu’il est, j’imagine qu’il n’est pas
encore remis de ses ennuis, s’il l’est un jour jamais…
Je suppose que ma vision des
ces deux collègues est entachée par ce que la suite m’a montré. Avant ça, je
les regardais sûrement d’un œil plus amical.
Je ne cultive pourtant pas
une rancune tenace à leur encontre. Je suis même persuadée qu’ils n’ont pas
forcément cherché ce qui est arrivé. Ils y ont eu leur part, je le sais. Mais
combien de choses se dessinent ainsi par nous sans que nous maîtrisions leur
finalité ?
Nous sommes plus souvent
utilisés que nous n’utilisons, sans doute. Et s’inscrire dans un schéma est inévitable
dans une vie en société. Je garde ferme l’idée que les gens ne sont pas
foncièrement mauvais.
Ils ne luttent pas par haute
moralité contre des penchants naturellement présents. Ils se fatiguent
seulement de les cultiver. Et préfèrent
garder leurs forces pour juste s’occuper de vivre au mieux leur quotidien
souvent bien chargé.
Garder intacte une animosité
pleine et acérée ne se fait pas sans peine.
Sous le coup de l’évènement,
de la contrariété, de la blessure ou de la douleur, là, oui, la hargne s’anime
et se nourrit, vive et puissante. La vague de fond la porte vite et loin, sans
participation du visité.
La haine vous prend et vous
dépasse, vous porte au-delà de la raison vers des contrées extrêmes. Elle
balaie large sur son passage et emporte devant elle tout ce qui tempère,
modère, et la freine.
Il lui faut du pointu, du
mordant, du coupant. De l’exacerbé, du nerveux, du poussé à bout. A bas les courbes
douces et les mollesses. La hargne demande du pur, du dur. Elle veut du sommet
vigoureux, de l’élan fougueux. Elle ne peut pas supporter la fatigue, le
relâchement.
C’en est épuisant, à la
longue, évidemment.
Alors, passés les premiers assauts à chaud, on laisse
retomber le soufflé. Quelques aigreurs remontent crever à la surface d’une eau
moins tumultueuse. S’étonnent de trouver les choses si calmées quand du fond
d’où elles venaient elles ramènent le souvenir de sentiments encore à vif.
Et, le temps coulant emporte
avec lui l’acidité d’une rancœur usée. Le tout s’apaise et se dilue dans une
histoire mieux distancée.
Rares sont ceux qui
s’accrochent à leur ressentiment, et le maintienne bien affûté. Quelques grands
blessés arrimés à un passé impossible à digérer. Et d’autres pas
particulièrement affligés, mais bien décidés à se complaire dans de petits
malheurs pour mieux exister. Chacun fait à sa guise…
Je suis de ceux qui passent
vite, même s’ils n’oublient pas comme ça. Je ne pardonne pas, je laisse en
arrière ou de côté. L’envie de ne pas perdre la chance d’améliorer mon sort me
tire en avant. Je ne veux pas m’engluer.
Je m’écarte de ce qui me
blesse, et je referme doucement derrière moi les portes. Jamais de scandale.
Inutile et dégradant. Je ne sais pas exulter dans les cris. Je m’y écorche les
cordes vocales et les nerfs. Je ne discute que tant que je pense avoir quelque
chose à changer. Si la décision est prise de prendre une nouvelle route, je ne
sens pas le besoin de revisiter celle que j’ai quittée, avec ceux qui me l’ont
partagée.
Je pratique l’introspection
en solitaire. Ces pages en sont une manière. Commenter, expliquer, convaincre
ceux qui m’ont quittée ou que j’ai quittés, je m’en fatigue avant même d’avoir
essayé. Je préfère laisser complètement tomber.
Surtout, je n’en vois pas la
finalité. C’est moi que je dois continuer de croiser. C’est mon bon jugement que
je dois me gagner. Ca ne passe pas par celui des autres, même si leur éclairage
ne m’est pas indifférent tout à fait. S’ils se sont éloignés de moi, c’est bien
que je ne leur plaisais pas, ou plus. Alors, je n’ai pas envie d’aller me
chercher une image dévalorisée. Et de me blesser aux regards inamicaux. Je
préfère voiler ces miroirs peu flatteurs et me radoucir des contours plus
confortables. Une lâcheté de plus, sûrement, mais tellement commode…
On ne refait pas son passé.
Il ne faut pas vouloir s’y rouler et s’en relever tout pané de milles histoires
mal décollées. Pour en retirer le bénéfice, l’expérience utile, il faut bien le
rincer, et en ôter les troubles limons. Plus facile à dire qu’à faire. Mais
bon, on peut tendre vers, à défaut d’y arriver.
Ma petite image elle, s’était
laissée oublier. Figée dans la gangue épaisse des souvenirs perdus, elle aurait
pu y rester momifiée à jamais. Comme le génie au fond de la bouteille, il a
fallu que quelqu’un vienne ôter le bouchon pour la faire à nouveau respirer. Et
lui donner l’occasion de doucement se défroisser au grand jour.
Vendredi seize mai deux-mille
huit, première partie de matinée.
La journée entamée comme
toutes les journées, quelques clients décidés à jardiner. Je suis à la caisse,
j’encaisse.
Mon patron et son responsable
se sont annoncés depuis quelques jours. Rien de spécial, pour ce que j’en sais,
à débattre. Une visite « sur le terrain », pour ces gens un peu
isolés dans leurs bureaux moquettés.
Je les vois arriver, paire
mal assortie de pieds nickelés morcelés. Un grand, un plus petit. Deux
silhouettes errant dans les allées.
Je suis occupée, ils me
salueront après.
Ces deux là se sont bien
trouvés. Deux jeunes ambitieux et un certain talent. Le grand est le bras droit
du directeur. Haute taille, un peu voûté déjà. Rires d’hyène à tout bout de
champ.
Il est décourageant à
écouter, tant il bouscule les mots, à trop les presser. Il parle comme on court
quand on est perdu, en désordre et sans cadence. Ce garçon, il est jeune
encore, partage avec Frédéric ce fâcheux regard coulé. A y repenser, ils ont
d’ailleurs la même forme de tête. Mais celui-ci sait maîtriser ses errances. Et
il accroche bien par moments son vis-à-vis. J’ai peu eu à faire avec lui. Juste
assez pour savoir que je n’aurais pas eu l’envie de le connaître davantage.
Le directeur lui-même, dans
nos murs depuis plusieurs années quand-même, j’ai du échanger trois phrases
avec lui. Nos magasins côtiers sont un peu éloignés de la base béarnaise. Et
ces gens trop occupés pour s’en venir souvent promener de notre côté.
Tout ce que j’ai retenu de
notre haut dirigeant, ce sont ses phrases nettes et ses idées limpides. Cet
homme pense et parle clair. J’aimais beaucoup l’entendre, lors des réunions.
Il soliloquait souvent assis
sur un coin de table, la tête penchée sur le côté, comme le moineau sur un coin
de gouttière. Il en avait l’ossature légère et pointue. Sa petite formule
fétiche me restera longtemps en tête, avec le demi-sourire qui va avec.
Parlant des vendeurs des
magasins, il disait, haussant les sourcils en signe de soumission à la
fatalité : « Ah, c’est sûr, ce ne sont pas tous des avions de
chasse ! » Quelle justesse dans ce simple propos…
Pour le reste, je n’ai pas
grand-chose de plus à en dire. Si ce n’est qu’un cintre devait mieux habiter
ses pantalons que lui dedans. Mais là, c’est une petite méchanceté sans
intérêt. Sauf à le faire changer de modiste.
Le second de mes deux visiteurs m’est plus
familier. J’ai eu travaillé avec lui dans mon jeune temps. J’en garde le
souvenir d’un bon élève, très sérieux, très décidé à bien apprendre, et vite.
Il y arrivait d’ailleurs et n’a pas tardé à le montrer par un joli parcours
professionnel.
Je lui souhaite juste de ne
pas avoir oublié son goût pour les bandes dessinées.
Quand nous travaillions tous
les deux dans le magasin de Bayonne, nous mangions sur place. Nous venions de
trop loin pour nous retirer à la pause déjeuner. Nous nous installions dos à
dos dans le bureau, pour ne pas nous gêner.
J’ai longtemps fait mon ordinaire de pain
et de fromage. La seule variation dans le menu tenait dans le fruit. Orange
l’hiver, pomme l’été. Je m’en suis toujours très bien portée.
Dans mon dos, mon jeune
collègue extirpait de sa besace pansue force gamelles et gobelets. Il était
impeccablement équipé. Tout y était. L’assiette faïencée, les couverts bien
alignés de part et d’autre, et je crois bien me rappeler aussi d’une serviette
fraîchement repassée.
La panoplie complète, que sa
grand-mère je crois lui préparait chaque jour. A côté de mon fromage sec et de
mon pain presque rassis, ses repas fleuraient bon la cuisine traditionnelle et
variée. Et surtout, on y sentait l’affection d’une cuisinière bienveillante. Il
mangeait derrière moi dans un silence religieux. De rares commentaires ne nous
distrayaient pas de nos mastications appliquées.
L’ambiance était très
paisible dans le bureau sombre. Quelques arbres élevés masquaient l’autoroute
proche. Le bruit à cette heure là était aussi bien atténué. C’était très
reposant. Une pause-déjeuner tout à fait profitable, dans le calme et le silence.
Nous lisions tous les deux, en mangeant. Et
c’est de là que m’est resté cet attendrissement pour ce garçon si décidé à
percer, et en même temps si attaché aux histoires dessinées pour les enfants.
Il feuilletait ses albums colorés lentement,
la fourchette relevée. La concentration lui fronçait les sourcils. Il en était
touchant. Et je pense sincèrement que c’est ce qui le sauve.
Mon ex petit patron n’est pas, et ne sera
jamais taillé pour la réussite froide et efficace. Il a la pugnacité de ceux qui
veulent arriver. Il en a je crois les capacités. Mais derrière ses lunettes, il
cligne trop des yeux pour impressionner par une autorité qu’il voudrait
s’approprier sans avoir l’envergure de la posséder.
Lors des réunions, ses tics de langage le
trahissent. Il parle bien, agréablement, et dit des choses sensées. Mais ceux
qui l’écoutent sont trop occupés à compter ses « donc » et ses
« de toutes façons » pour bien l’entendre. Il est jeune encore, et
saura sûrement se corriger.
Je l’ai retrouvé dernièrement quand il a
pris ses nouvelles fonctions dans notre région. Depuis nos années à Bayonne, il
a pris quelques kilos, perdu quelques cheveux. Un diabète précoce lui a bouffi
les traits. Gageons que s’il retrouve le plaisir des bandes dessinées, ses humeurs
trouveront à plus sainement se désengorger.
Je m’attendais à une visite de courtoisie,
ce matin là.
Florence dûment mandée pour
me remplacer me releva de mon poste. Il y avait un peu de monde. Je supposai
que mes deux visiteurs comprendraient que notre entrevue ne pouvait pas trop
durer, et je me préparai à les écouter.
Je n’avais pour ma part rien
de particulier à leur dire, ça ne devait pas traîner.
Et ça ne traîna pas, en
effet.
Nous avions à disposition une
petite salle attenante au bureau. Une table ronde, quatre chaises sous une
fenêtre haute. Il fallait d’ailleurs prendre garde de ne pas aller se heurter
douloureusement le crâne contre l’arête traîtresse de ladite fenêtre
entrouverte en se relevant.
Toujours cordiale avec mes
supérieurs, je servis le café fraîchement passé. De ce côté-là, on pouvait
compter sur Florence. Il y a eu bien des matins où elle n’a pas pu trouver une
minute pour aller faire le tour de ses
tablettes pourtant bien nécessiteuses.
Pas un seul jour ne l’a vue manquer
au rite sacré du café du matin. Je dois dire que j’appréciais, dans le même
temps que je récriminais. Hypocrite que j’étais !
Nous n’étions pas encore tous
installés que je compris qu’il y avait de « l’onde négative » dans
l’air. Et le café fumait encore dans les
tasses à peine touchées que j’en eus très nette confirmation.
Je n’ai pas envie de me
refaire ce film. Autant les premiers jours je revenais avec complaisance me
vautrer dans le détail de chaque réplique, autant là j’ai synthétisé ce moment
en quelques mots.
Je me croyais aimée, je ne
l’étais plus. J’en voulais encore, et ils n’en voulaient déjà plus.
Ca ne tient guère à plus que ça. Le saisissement m’a figée
dans ce décalage entre ce que je croyais être pour eux, et ce qu’ils m’ont dit
penser de moi. Je ne me suis pas reconnue dans leur analyse, je me suis un
instant perdue.
C’est douloureux, cette
distorsion imposée. On n’y est pas préparée, les articulations souffrent et
l’esprit s’y égare.
Il m’est revenue la vision de
ces femmes africaines auxquelles on ajoutait chaque année un collier
supplémentaire autour du cou, à partir du moment où elles étaient pubères, je
crois. Elles se retrouvaient avec une tête posée sur un cou disproportionné en
longueur, tenue par l’armature des colliers superposés.
Si d’aventure elles
trompaient leur compagnon, la tradition ancestrale voulait qu’elles soient
chassées dans la forêt, après qu’on leur eût enlevé d’un seul coup tous leurs
colliers. Leur tête subitement privée de tout maintien ballotait horriblement
entre leurs épaules, elles hurlaient d’affolement autant que de douleur sans
doute. Leur cou dévertébré ne leur servait plus à rien. Elles avaient perdu la
seule structure qui les maintenait droite.
J’imagine qu’elles devaient
mourir très vite, je ne me souviens pas de ce que le reportage disait
là-dessus.
Evidemment, ma souffrance
n’avait rien de comparable. Pourtant, je me suis sentie moi aussi un peu
dévertébrée. On m’enlevait une reconnaissance qui me tenait debout jusque là.
Et ce défaut soudain me laissait chancelante.
Je me suis demandée ensuite
comment j’avais pu ne rien voir venir. J’ai tenté de repérer quelques signes
annonciateurs que j’aurais pu négliger de considérer. Mais rien ne m’est venu.
Je me pensais pourtant assez
clairvoyante, fine et subtile. Et bien, je me trompais ! Non seulement je
suis tombée des nues quand j’ai entendu qu’on ne m’appréciait plus, mais j’ai
même un moment pensé que je faisais une fausse interprétation du discours que
j’entendais.
A la décharge de la partie
adverse, je dois dire qu’ils se sont empressés de m’éclairer sans ménager leur
peine.
Que l’on vous dise que vous
ne plaisez plus, bon. Que voulez-vous y faire, ces choses là arrivent. Votre
pouvoir de séduction diminue, vos performances s’émoussent sans doute, le
désamour s’installe. C’est presque une fatalité. Le temps use et vous use
aussi. Il faut savoir laisser la vedette à d’autres.
Mais là où vous en prenez un
coup, c’est quand on vous pousse dehors avec autant de sollicitude, quand on
vous propose de vous aider à disparaître de la circulation, quand on y met les
moyens sans barguigner.
On ne me trouve plus au goût
du jour, bien, c’est déjà une jolie déconvenue. J’accuse le coup et je me
retire sans faire d’histoire. Vous ne me voulez plus, je m’en vais. C’est bien
comme ça, non ? Je ne donne pas dans le mélodrame, je ne tente pas de
raccrocher les morceaux, je ne suscite pas une scène pénible de séparation
douloureuse.
Je m’en vais, que tout le
monde se rassure, je m’en vais. Ca me laisse l’illusion que je suis un peu
maîtresse de la situation, que c’est encore moi qui décide. C’est moi qui ai
choisi, aurais-je pu penser… si on ne m’avait pas avec tant de presse et
d’insistance polie poussée vers la sortie !
Là, non seulement on a
l’indélicatesse de se féliciter ouvertement de mon départ spontané, quand on
pourrait avoir la décence d’attendre que j’aie le dos tourné pour se réjouir,
mais en plus on m’en rajoute une couche en me proposant un plan de licenciement
censé rendre mon départ plus confortable. Bravo ! C’est le pompon !
On veut vous voir partir, et
on le veut tellement que l’on est prêt à vous payer grassement pour le faire.
Non, vraiment, faut-il à tout prix s’acharner à faire de la peine aux gens qui
partent sans rien demander ? Est-on obligé de leur faire autant sentir ce
désir de se débarrasser d’eux ? C’en est très désobligeant, et je dois
dire que j’en ai été effectivement très désobligée.
J’ai eu la présence d’esprit
malgré mon ahurissement ce jour là de le faire remarquer à ce jeune indélicat
de petit patron inexpérimenté. Je ne suis pas sûre qu’il en ait retiré toute la
science des relations humaines qu’il aurait pu y récolter. Je le regrette pour
lui, mais bon, je ne peux pas aller au-delà des limites de son entendement.
Paix à son âme.
J’ai
au moins eu la chance de ne pas avoir à supporter le désagrément d’un préavis
de démission. Parce-que, évidemment, non contents de me dire que mon départ les
arrangeait, ces bougres ont enfoncé le clou en m’autorisant à partir dans
l’heure !
Si
avec ça, on ne se sent pas définitivement indésirable, je ne sais pas ce qu’il
y faut !
Je
n’écarte pas la possibilité que les deux compères aient agi sous le coup de la
surprise, qu’ils aient pensé faire au mieux pour me ménager, que mon « je
m’en vais » les ait saisis peut-être autant que leur « on ne t’aime
plus » m’a détruite.
Mais
je sais bien que je me dis ça pour adoucir la blessure et tâcher d’endormir mon
égo douloureusement hérissé.
Aujourd’hui,
je suis moins à vif.
Ma
petite image encore perdue alors est devenue belle et forte. Elle me montre
autre chose qui me tourne les yeux ailleurs. Je regarde ces péripéties d’un œil
rincé à eau claire. Et si je me souviens encore bien de mon désarroi d’alors,
je n’en comprends déjà plus le mécanisme.
Et
je n’ai aucune envie de retourner y voir de plus près.
A partir de là, j’ai quitté
le chemin si bien tracé de la salariée modèle. Et j’étais encore sur le parking
quand une si soudaine vacuité professionnelle m’a parue abyssale. Seuls les
regards de mes anciens collègues et supérieurs me tenaient debout et
m’empêchaient de succomber à un vertige soudain.
La fierté est chose
puissante, quoi qu’on en pense par ailleurs. Elle vous bâtit vite fait une
sacré belle armure. Je me serais tuée de flancher à ce moment. Dieu merci, je
suis partie la tête haute, et le regard sec. Ca ne devait tromper personne,
mais bon, les apparences étaient sauves.
Je partais comme j’avais
travaillé, dignement et sans faire d’histoires. On ne pouvait quand même pas
attendre que je le fasse gaiment et en dansant ! « En
chantant », dit la chanson… Je me suis raccrochée à cette attitude,
puisque c’est tout ce qui me restait !
Je n’avais qu’une
envie : retrouver au plus vite les bras de mon bel amour et y rester lovée
pour le restant de mes jours.
Je repris le chemin du sud
vers Bayonne où je savais le trouver. Ce petit imprévu dans l’organisation de
ma journée me parût fugitivement sympathique. Je goûtais tout simplement ma liberté
nouvelle. Elle me parût finalement attirante, cette perspective de disposer
d’une journée sans avoir à me tenir à un quelconque horaire.
C’était suffisamment rare
dans mon emploi du temps pour me le faire apprécier à sa juste valeur.
L’impression de laisser derrière moi une tranche de vie chronométrée
m’allégeait notablement l’humeur. Je n’avais pas envie de penser plus loin pour
le moment. Juste savourer une journée d’écolier fugueur et insouciant.
Mon motard m’attendait au
pied de sa machine. Comme j’y avais aspiré depuis mon départ du magasin, je me
serrai dans ses grands bras accueillants, et tout me parut dans l’instant moins
important.
Nous sommes allés prendre un
café sous l’ombrage d’une terrasse calme, et j’ai du faire un rapport assommant
de « alors, je lui ai dit » et de « et lui, il m’a dit »
pendant tout le restant de la matinée.
J’avais besoin de me refaire
cette scène, de la tourner à mon avantage, sous l’œil complaisant et à
l’oreille toute acquise de mon homme. Il connaissait tous les protagonistes et
n’économisa pas les commentaires que j’avais envie d’entendre.
Je me libérai de la tension
qui me nouait quand même le ventre. En voulant rassurer mon compagnon de route
et de vie, je me rassurai moi-même. Il ne fallait pas s’en faire, nous nous en
sortirions toujours. Je ferais autre chose et voilà tout ! C’était
peut-être mieux comme ça, il fallait le voir comme une chance, et patati et
patata…
Il abondait dans mon sens, il
me soutenait vaillamment. J’avais bien fait, tout était parfait dans le
meilleur des mondes. Si bien ravigotés, nous ne pouvions que fêter l’évènement
autour d’une bonne table.
Il serait temps plus tard
d’apprendre à vivre plus pauvres. Pour le moment, nous étions sur la même lancée,
avec de mon côté un sacré temps libre devant moi.
Mon bel amour ne se contente
pas de travailler sa petite semaine à trente-cinq heures. Pour améliorer notre
ordinaire, nous nous chargeons de petits travaux de jardinage. Nous aimons tous
les deux ces activités en extérieur et évidemment, nous ne crachons pas sur les
petites rémunérations complémentaires qu’elles amènent.
L’avènement du chèque-emploi
service a permis à bien des travailleurs de l’ombre de pouvoir œuvrer en
meilleure légalité. Le célèbre et controversé « travaillez plus pour
gagner plus » a fait des adeptes. Sans rendre le paresseux vaillant, il a
quand même rendu le courageux plus entreprenant.
Finis les regards baissés et
les épaules voûtées du « travailleur au noir ». Le
« chèque-emploi-service » nous a remis dans la lumière et nous
avançons maintenant tête haute et conscience éclaircie. Alléluia !
Je suis aussi spécialiste de
l’économie et de la politique du travail en France qu’un cochon portugais.
Aussi, je vais vite fait refermer cette parenthèse. Je prétendais seulement
justifier de notre statut irréprochable…
Cette après-midi là, l’homme
de ma vie avait prévu d’aller tondre sur Dax. Il faisait tellement beau,
j’avais tellement besoin d’être avec lui, je l’y accompagnai. Et puis, je
n’avais rien de mieux à faire ! Alors…
Gentiment repus et tout
contentés de nous sentir toujours solidaires, nous sommes retournés dans les
Landes quittées le matin même. Je l’ai dit, les trajets longuets ne nous arrêtaient
pas. Nous rayonnions large, à grands frais évidemment, mais bon, notre horizon
s’en enrichissait aussi, sans doute.
Les fières silhouettes
sombres des pins maritimes tendaient haut leurs cimes pour mieux griffer l’azur
tendu d’un ciel sans défaut. Le soleil déjà chaud mais pas encore écrasant me
caressait la bande de nuque découverte sous le casque.
Je ne pensais plus à mon
travail perdu. J’étais juste bien d’être là où j’étais. Et je voulais surtout
ne pas raviver les inquiétudes que je sentais prêtes à me fondre dessus.
Nous étions arrivés sur
chantier en tout début d’après-midi. Nous formions une sacrée équipée quand
nous travaillions dans nos jardins.
La mise en scène fait partie
du jeu et nous la soignions.
Je vous raconte le tableau.
Comme tout travailleur
manuel, nous avons besoin de notre outillage. Nous sommes ma foi correctement
équipés. Evidemment, nous ne saurions rivaliser avec une entreprise
spécialisée, cela va sans dire, et se voit sans nécessité de commentaires
supplémentaires. Mais bon, tels que nous sommes, nous assumons, nous assurons,
et sans doute cela tient-il aux tarifs très attractifs que nous pratiquons,
nous ne sommes jamais à court de petits travaux à réaliser.
Notre base est à Rivière,
petit village fort sympathique de la périphérie de Dax. Remorque, tondeuses et
autres accessoires indispensables à tout jardinier averti attendent sagement
sous des abris de bois paysagers que nous venions les chercher.
Nous sommes depuis le temps
très aguerris à la manœuvre. Marche arrière dans la cour devant le garage
principal, nous bondissons de chaque côté de la voiture. Chacun sait quelle est
sa partie dans la chorégraphie. Olivier, oui, il s’appelle Olivier, le bel
amour de ma vie, c’est vrai que je ne l’avais pas encore dit, Olivier donc,
ouvre grand les portes en bois un peu écaillées, saisit le timon de la remorque
à sa portée présenté, et tire l’ensemble pour l’accrocher à la camionnette
avancée.
Pendant ce temps, je
contourne lestement le bâtiment, pour aller quérir les tondeuses nécessitées.
Une fourche, un pic, deux corbeilles, un balai et autre pelles glissent déjà à
grand fracas sur le plancher métallique. Nous ajustons le restant de
l’équipement suivant le chantier programmé. Assez régulièrement, dans la
précipitation, nous oublions une ou autre pièce maîtresse. Les voisins nous
voient faire le tour du pâté de maisons pour revenir chercher les manquants.
C’est l’occasion de saluer ceux que nous aurions pu ne pas voir au premier
passage…
La remorque attelée et ainsi
chargée ne passe pas inaperçue. L’échelle érigée en figure de proue retournée,
les outils brinqueballés par une suspension malmenée, nous ruinons à notre
passage le calme de ces quartiers paisibles. Mais bon, le travailleur doit bien
s’en aller travailler, et le citoyen dans sa maison retiré le conçoit souvent
bien, quand lui-même à pareille enseigne est abonné…
Ce vendredi, nous devions
tondre autour d’une villa blanche posée en crête d’une pente assez prononcée.
Le pays landais est connu pour être assez plat, mais on y trouve aussi de
sacrés talus, par endroits. L’entretien de ces surfaces accidentées demande une
certaine technique en plus d’un outillage adapté. Quand le propriétaire est un
peu âgé, il préfère déléguer. Et quand la propriété est un peu exigüe, l’entrepreneur
jardinier n’est pas trop intéressé. Beaucoup de temps à passer, pour peu
d’argent à gagner. Pour des artisans en électrons libres dans notre genre, un
excellent créneau.
Avec la même efficacité et
presque la grâce d’un ballet parfaitement orchestré, nous déchargeons le
matériel aussi rapidement que nous l’avons au préalable chargé. Le même ordre
pour les mêmes gestes. Nous sommes dans le travail très synchronisés, mon bel
amour et moi-même. Nos mouvements sont vifs et nous y mettons de l’allant. Ces
activités nous plaisent, nous sommes attachés à bien faire ce que nous faisons,
et nous apprécions de laisser derrière nous un jardin propre et net.
J’imagine que ces saines
dispositions se sentent et que nos clients apprécient de voir des gens simplement
contents de travailler.
Le jardinier est maintenant
parfaitement mécanisé. Le chapeau de paille, le tablier vert, le sécateur et le
panier passé au coude, c’est dépassé ! Il arrive que quelques travaux de
taille et nettoyage requièrent un tel équipage, mais bien plus souvent, le
jardinier œuvre dans un strident vrombissement de moteur lancé à pleins gaz.
Nous avons chacun nos machines
de prédilection. Je tonds, il débroussaille, je souffle, il taille. Peu de
place pour la conversation dans ces conditions. Juste une œillade ou une
gentille bousculade quand nous nous croisons au détour d’un buisson. Le travail
est toujours rondement mené. Nous dédaignons ces jardiniers dolents et fatigués
appuyés sur les manches de leurs outils arrêtés. Loin de nous les pauses
interminables en recul d’une haie pour vérifier la ligne de taille ou l’arrondi
d’un massif. Non, nous, nous avançons, nous travaillons, et nous nous y
amusons.
Il nous arrive même certains
dimanches de préférer à toute sortie aller faire quelques travaux légers dans
une villa désertée. Les jardins sont souvent beaux, nous y sommes bien.
On ne s’imagine pas
facilement avant de l’avoir expérimenté, le plaisir simple et franc qu’il peut
y avoir à pousser une vaillante tondeuse sur une belle étendue de gazon à
couper. Je dis pousser pour l’image, puisque tout professionnel et la grande
majorité des amateurs avec, ne pratiquent plus que la machine tractée, bien
plus agréable à manier. Et tellement moins fatigante à utiliser, surtout sur
certains faux plats sournois où pousser demanderait un effort assez
conséquent !
J’utilise une belle petite
tondeuse robuste et courageuse. Elle est loin d’être neuve, mais elle et moi
nous travaillons en bonne entente. Quand l’herbe humide et trop haute lui tire un
ronronnement pénible de fatigue et de découragement, je l’exhorte de mon mieux
à ne pas baisser les bras. Je la soulage autant que je peux, je prends moins
large, je tonds plus haut, je vérifie souvent le dégagement de l’embouchure du
carter de lame. Elle me rend toujours bravement ma peine et repart de plus
belle après quelques toussotements et crachats de dégorgement libérateurs.
C’est bien simple, je suis persuadée de sentir une âme derrière cette mécanique.
C’est sans doute une réminiscence atavique du paysan au travail derrière sa
bête attelée à la charrue. Une équipe en marche, homme et machine unis dans le
même combat.
Le bruit isole, on garde les
yeux rivés sur la ligne de coupe, on marche sans effort au grand soleil. Ou
empêtré sous un ciré si par hasard la pluie se met de la partie. Ce qui par
force, arrive aussi. Ca à son charme, si on veut, mais bon, tant que faire se
peut, c’est à éviter, si l’on tient à faire un travail de qualité. La tonte se
pratique autant que possible par temps sec, et là, c’est tout du bonheur.
Vous arrivez, vous mettez en
marche votre partenaire d’un bon coup de lanceur. Elle est brave, elle se met
en route sans faire sa mijaurée. Après ça, il n’y a plus qu’à laisser aller.
Certains jardins alambiqués autour de multiples massifs mal disséminés sont
moins relaxants. Il faut manœuvrer souvent, dévier sa course, faire marche
arrière. Il s’agit de passer au plus près des plantations sans bien-sûr en
décapiter les bords. Un petit coup de main à prendre.
Nous revenons régulièrement dans
les mêmes jardins. Nous les connaissons bien. Nous pourrions presque nous y
lancer les yeux fermés… Mais nous évitons. Le circuit de tonte est établi après
deux ou trois passages, de façon à ramener chaque vidage de bac au plus près de
la remorque. L’apprentissage se fait très vite. Les paniers pleins pèsent juste
assez pour qu’on s’attache vite à éviter de les porter. La tondeuse fait ça
très bien toute seule, à partir du moment où le chantier est bien mené. En
bonne fainéante, je consacre toujours quelques minutes de réflexion à calculer
la meilleure façon d’œuvrer pour me fatiguer le moins possible.
Je garde ainsi tout le
plaisir en m’épargnant la plus grande partie de la peine. Tracer des lignes
bien droites, dessiner des bandes de gazon coupé net et régulier, rattraper
toutes ces irrégularités d’une herbe indisciplinée qui s’entête à pousser
anarchiquement en tiges disgracieuses, me donne la satisfaction immédiate de la
vision de mon travail. Sans oublier
l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, la sensation voluptueuse de fouler un
tapis épais, et j’en passe et des meilleures, qui me laissent toujours
gratifiée au dernier coup d’œil jeté sur une pelouse que je viens de tondre.
On retrouverait, le grand air
et le ciel ouvert en moins, un peu la même chose sur une moquette épaisse que
l’on vient de passer à l’aspirateur. Les striures sur la laine finement
peignée, la vague dessinée derrière la brosse… Comme quoi, le plaisir est
parfois là où on ne l’attend pas ! C’est
tout simple, pas bien difficile à réaliser, mais peut-être pas suffisamment
exploité ! J’invite chacun à considérer ses petites corvées de fin de semaine
comme une source de satisfaction facile et à la portée de tous.
Mais j’ai quand même besoin
que pour certains cela reste un travail à faire faire à d’autres, et à moi en
particulier, histoire de continuer à collecter quelques billets…
Olivier devait ce soir là
rester dans les Landes où il a une maison. Mes bêtes m’appelaient dans mon Pays
Basque. Nous étions rarement séparés, mais cette fois là, je ne voulais pas
changer nos plans spécialement, même si je sentais que la soirée en solitaire
ne serait pas fameuse. Revenus à notre base, contents d’avoir bien travaillé,
nous nous sommes quittés sur des dernières paroles réconfortantes.
Je n’avais pas enclenché la
vitesse pour démarrer que je sentis un premier sanglot nerveux me secouer. Tout
l’après-midi, je n’avais pas eu besoin de contenir un malaise que je ne sentais
pas. Toute à ma tâche et au plaisir du grand air, j’en avais laissé le reste de
côté. Mais j’ai vite été rattrapée au tournant. Les larmes me coulaient sur les
joues, je respirais par à coups désordonnés.
J’ai failli m’arrêter sur le
côté tant je me sentais misérable. La vraie crise de nerfs. Mes émotions
s’étaient laissées museler jusque là. Je ne les sentais pas si exacerbées. Je
trouvais même que ça se passait très facilement, toute cette histoire, qu’il
n’y avait vraiment pas de quoi en faire un plat. A partir du moment où je me
suis autorisée à me laisser aller, quand je n’ai plus cherché à refouler ce que
je sentais, et bien ma foi, je me suis laissée aller, carrément aller, et
tomber, plonger, enfoncer.
Le trajet jusqu’à Hendaye fut
une succession de séquences de pleurs et d’autres, un peu plus apaisées, où je
tâchais de retrouver assez de souffle pour supporter la prochaine salve. Une
vraie pauvre et misérable chose. Je me faisais peine, je compatissais, je
souffrais pour moi-même de me voir si malheureuse. Je me suis plainte, sincèrement,
mais je n’ai pas pu me consoler.
Je voulais juste essayer de
retrouver assez de nerfs avant de me présenter à la ferme devant mes parents.
Je rentrais à peu près à la même heure que les jours où je revenais du magasin.
Je préférais remettre au lendemain l’annonce de ma nouvelle situation
professionnelle. Je ne me sentais pas capable de le faire dans la foulée de
ma trop dure journée.
Je n’avais quand même pas
l’intention de dissimuler ma triste et honteuse condition de « sans
travail ». J’ai entendu parler de ces gens qui continuent de partir le
matin comme s’ils allaient au bureau, et rentrent le soir comme d’habitude,
histoire de ne pas avoir à dire à leur entourage qu’ils ont perdu leur emploi.
Je peux le comprendre. La
honte ressentie est pénible à supporter. La culpabilité difficile à raisonner vous
rend trop vulnérable au jugement des autres. La tentation est forte de masquer
sa disgrâce, de continuer à donner le change et garder l’apparence du
travailleur méritant et bien considéré.
Un emploi vous détermine,
vous place. Vous êtes beaucoup ce que vous faites. Alors forcément, quand il se
trouve que vous ne faites plus, le pas est vite franchi de se dire que vous
n’êtes plus non plus.
Je n’ai pas eu l’idée de me
raccrocher à ce rôle perdu. Je voulais juste une soirée de répit. Rentrer chez
moi, m’ébouillanter sous la douche, et me cacher sous les draps. La honte
d’avoir démérité. Et la peur d’avoir en plus à essuyer le jugement défavorable
des miens, attachés aux valeurs du travail et adeptes fervents de l’emploi salarié,
en plus abrité, quand le monde paysan est trop souvent tributaire d’aléas climatiques et
autres pour compter sur un revenu jamais assuré.
Telle que je vivais, paysanne
et employée à revenus fixes, je représentais un petit modèle dans mon milieu.
Il ne fallait pas compter ses heures, mais tous les avantages se cumulaient. Le
plaisir de faire ce que l’on aime, la garantie de voir tomber à la fin du mois
un petit salaire sans problème.
Sans être spécialement
frileuse et anxieuse, j’appréciais ce petit confort pépère. La situation me
semblait parfaitement établie. Tant d’années, tout ce temps coulé sans heurt,
avaient complètement endormi ma vigilance. J’étais persuadée d’être
parfaitement bien installée dans ce système, et je ne voyais pas pourquoi les
choses changeraient.
J’entendais évidemment autour
de moi les gens parler de chômage, de difficultés financières. Je savais moi
aussi qu’il fallait compter, tenir un budget. Mais très classiquement, je
regardais autour de moi, et je ne me sentais pas concernée par les ennuis des
autres. Il me semblait même que chacun avait sa part à assurer, et que ceux qui
n’y arrivaient pas ne devaient pas se donner suffisamment de peine pour le
faire. Moi, je travaillais, je travaillais beaucoup, et rien de tout ça ne
m’arriverait jamais. J’en étais persuadée.
Je me trompais. Et puisque je
savais comment j’avais moi-même regardé ceux dont le parcours capotait, je ne
pouvais pas m’attendre à plus de mansuétude de la part des autres maintenant.
Je n’en demandais pas, non plus. Je voulais juste retrouver un peu de paix,
avant d’avoir à me justifier, à expliquer. Ce que je ne comprenais pas bien
encore.
Je suis depuis longtemps
adulte. Je ne devrais plus chercher à plaire à mes parents, depuis le temps.
Mon jugement devrait primer sur le leur. Ils sont vieux, ma mère est malade,
c’est à moi de les accompagner maintenant. Ca fait bien des années que j’ai
lâché leur main pour faire ma route.
Et bien, ce soir là, j’étais
avant tout peinée de les décevoir. Je redoutais de perdre leur estime. A croire
que j’étais encore la petite fille qui n’avait pas eu la meilleure note à
l’école. Le reste-t-on donc toujours ? Ou ai-je manqué une étape de mon
évolution ? A bientôt cinquante ans, il serait temps que je considère les
choses autrement ! J’y travaille, sans y parvenir encore.
J’arrivais dans la cour de la
ferme et garais ma voiture comme d’habitude. Je passais toujours par l’étable
avant d’entrer dans la cuisine familiale. La vue de mes bêtes me réconforte, et
ce soir là, j’en avais un peu besoin.
Dans nos fermes
traditionnelles, l’étable fait partie de la maison. Elle jouxte les pièces à
vivre. C’est une communauté ainsi établie, avec ses avantages et ses
inconvénients.
Dans les fermes modernes, le
bétail est relégué dans de longs hangars métalliques. L’éleveur dispose
d’instruments de surveillance sophistiqués lui permettant d’avoir l’œil depuis
la maison d’habitation.
Beaucoup de barrières, du
galvanisé, de la surface dure et lisse facilitent la maintenance et améliorent
les conditions d’hygiène. Les bêtes évoluent dans des parcours rigoureux, se
parquent mécaniquement et peu de fantaisie entre dans ces élevages voués à la
performance.
Chez nous, c’est un peu
différent. D’abord, l’échelle est toute autre. Mon cheptel bovin, ne compte
jamais plus de la douzaine de têtes, mères et veaux confondus. L’étable est
vieille, vétuste et sombre. Des râteliers de bois édentés, des auges en
vieilles pierres mal jointes. La litière est de fougère épaisse. Mes vaches ne
connaissent pas les caillebotis modernes durs sous leurs sabots. Elles
s’affoleraient à être contenues dans les encagements sans âme. Mes vaches
vivent à l’ancienne, elles prennent leurs aises comme le faisaient leurs
ancêtres.
Je conserve cet équipement
antédiluvien par économie d’abord, mais aussi par esprit de convivialité. En
dehors du fait que je n’aie sûrement pas les moyens de me faire construire une
étable moderne, j’apprécie de vivre si proche de mes bêtes. Sans sortir de chez
moi, je suis avec elles. Je vis avec elles et à leur rythme. Elles s’éveillent
à mon contact d’être si souvent sollicitées. Dès qu’elles me sentent, elles
tournent leurs grosses têtes vers moi. Je caresse un flanc au passage, je lance
un morceau de pain. Quelques mots dans notre langage convenu, elles me
soufflent leur chaleur et j’aime à les sentir tranquilles.
Le tableau ne serait pas tout
à fait complet si l’on ne parle pas de l’odeur. L’odeur animale, chaude,
puissante et prenante de l’étable traditionnelle. L’effluve omniprésent de la
bête. Tout le monde n’aime pas. Certains même ne supportent pas. Plus d’uns
froncent le nez en se sentant imprégnés de fragrances si riches et pénétrantes.
Le mélange fumier-ensilage, un peu acide et gras, attaque particulièrement vite
certaines sensibilités peu accoutumées à être aussi rondement assaillies.
D’autres disent aimer. Ils retrouvent des odeurs de leur enfance.
Le désagrément majeur est à
mon avis la présence de la mouche, aux jours chauds. Une vraie plaie. Des nuées
de mouches vrombissent dans notre étable durant tout l’été. Nous avons la joie
de recevoir de nombreuses familles d’hirondelles. Il doit y avoir près d’une
vingtaine de nids accrochés aux poutres vénérables. Les couvées de quatre ou
cinq oisillons alignent une rangée de petits becs largement ouverts sur les
bords tressés de terre et de foin mélangés.
Les adultes filent en tout
sens et gobent force insectes pour assurer la pitance de leur progéniture.
J’imagine qu’ils contribuent largement à la désinsectisation des locaux. Je me
demande quand même comment il serait possible qu’il y ait encore plus de
mouches, à voir les amas grouillants et toujours en mouvement. De véritables
hordes guerrières lancées à l’assaut des bêtes à piquer.
Une fois par an pourtant,
nous avons la visite d’un agent des services vétérinaires, tout vêtu de blanc
tel un cosmonaute. Il officie de sa lance télescopique pour asperger les
surfaces de produits censés nous débarrasser des parasites en tous genres.
Effectivement, le jour même,
nous constatons un silence sidéral dans l’étable blanchie. Les vaches de retour
du pré s’ahurissent de cette ambiance radicalement différente. Elles
n’apprécient pas la nouveauté. La nuit se passe. Le lendemain, l’étable
s’éveille au jour nouveau. Et déjà, dans les recoins, on entend quelques
mouchettes voleter. Les premières, les plus aventureuses sans doute, suivies
bien vite d’autres, à peine dérangées par la lueur diaphane du traitement qui
s’écaille déjà, mal retenu par les poutres mitées.
A la fin de la semaine,
l’étable a retrouvé sa couleur et ses mouches. Les hirondelles continuent leur
chasse. Les vaches agitent plus que jamais leurs lourdes queues pour tenter de
se débarrasser des importunes. Et la vie a repris son cours.
La modernité ne se concilie pas
facilement avec la vieillerie. Elle fait table rase ou renonce. Chez nous, elle
a renoncé. J’imagine qu’elle guète à la porte. Ce n’est pas moi qui vais la
faire entrer.
Ca n’est pas faute pourtant
de me désoler à regarder l’installation
précaire et même dangereuse. Les câbles électriques d’un autre temps
serpentent le long des pannes vérolées. Le moindre court-circuit, et c’est le
risque d’un incendie dévastateur. Ca grésille ici ou là, on pare au plus urgent
à coups de réparations de fortune. Le moins regardant des artisans électriciens
mandés chez nous se fige d’un saisissement professionnel qui ne trompe pas.
Tout est à refaire, rien ne peut se rattraper en l’état. J’entends bien,
j’approuve, et je me dis qu’il faudra bien y penser, ou y passer, un jour… Et
ça en reste là. Honte à moi !
Ce soir de vendredi, je suis
comme tous les jours donc, passée par l’étable pour rentrer dans la maison. Et
la vue de mes bêtes a dénoué mes entrailles. Je me suis sentie mieux. La petite
distribution rituelle d’aliment, quelques tapes bien senties sur les cuisses
musculeuses, les mêmes gestes chaque soir. Des mâchonnements concentrés
d’animal contenté. Les dos alignés à pelage colorés s’animent en lents mouvements
ondulés. Tout va bien de ce côté. Je peux maintenant rentrer.
Une porte donne directement de l’étable
dans la cuisine. Les chiens venus me faire fête jappent autour de moi. Avec eux
aussi, nous avons un langage particulier, assez déconcertant à entendre d’après
les réactions de ceux qui nous voient faire pour la première fois. Un échange
très bariolé de mots souvent déformés.
Mes vaches parlent basque.
Mes chiens eux, entendent le français. Ne me demandez pas pourquoi. C’est une
question d’éducation ainsi établie. Le respect d’une tradition inter
générationnelle. Et tous les habitants de la ferme s’y laissent prendre. Chaque
animal a droit à son intonation attitrée, ses tournures de prédilection. Quand
j’entends mon père par exemple soliloquer au milieu de la cour, sans voir à qui
il s’adresse, je peux sans me tromper identifier son interlocuteur animal
d’après le ton de ses paroles, sans même avoir besoin d’en connaître le sens.
Une forme de reconnaissance du caractère de chaque bête nous les rend
particulières. Et nos rapports à chacune d’elles en sont différents, forcément.
Certains sourires ou regards
ahuris nous disent que c’est notre rapport à l’animal, qui est particulier,
sans être loin de penser que, en fait, c’est plus précisément nous, qui le
sommes, particuliers, dans le sens d’un peu dérangés. Mais amusants, au moins,
et c’est déjà appréciable en soi.
Dans la cuisine, il n’y avait
que mon frère, absorbé dans son feuilleton télévisé quotidien. Ce « Plus belle la vie » nationalement
connu d’après les conversations de coins de rues. Comme je rentrais souvent trop tard pour le
regarder, je n’en avais que des échos. Mais je savais au moins qu’il devait
être très prenant, d’après le regard noir que jetait mon frère sur tout
arrivant qui le distrayait de sa télévision à ce moment là.
Mes parents étaient déjà
couchés. Depuis quelque mois, une infirmière venait soigner ma mère tous les
jours. Elle la couchait le soir. Après plusieurs années à m’en charger
moi-même, j’appréciais à sa juste mesure d’être soulagée de ce qui devenait une
corvée. L’amour filial, c’est bien joli, mais ça a ses limites. Et si je n’ai
jamais rechigné à m’acquitter d’une tâche que j’avais acceptée au départ, j’en
avais sûrement sous-estimé la portée, et je n’ai jamais eu de scrupule à dire
que je me passais volontiers de tout devoir assumer seule.
J’aimais autant ne pas les
voir ce soir là. Je l’ai dit, mon frère n’était pas friand de conversation à
cette heure. Je n’avais pas besoin de faire de discours, ça m’allait très
bien. Je dois dire qu’en règle générale,
j’en faisais déjà assez peu. Nous ne sommes pas très bavards en famille. Nos
échanges se limitent à quelques informations et observations succinctes. Nous
dissertons peu, et la tablée familiale est souvent silencieuse.
Les réunions dominicales sont
l’occasion de revisiter l’actualité de la semaine sous l’éclairage complet de
tous les membres du clan. Nous débattons alors plus librement. Mais, si le
voisinage est souvent passé au crible, nous faisons assez peu dans le débat
intime. Chacun garde ses affaires pour lui. Nous vivons côte à côte mais
finalement assez peu au courant de ce qui se passe chez l’un ou l’autre.
Toutes les maisons sont
regroupées autour du corps de ferme. Nous nous voyons tous les jours. Mais nos
échanges restent superficiels. Et je trouve que c’est bien comme ça. Il ne me
viendrait pas à l’esprit de confier mes doutes, mes inquiétudes, mes espoirs ou
mes joies à mes frères. Je n’ai pas de sœur, mais je ne suis pas sûre que ça y
change grand-chose. Nous faisons partie d’une famille, mais une grande réserve
nous maintient à distance les uns des autres.
J’allais annoncer que je ne
travaillais plus au magasin. On ne me verrait plus partir tous les matins. Pour
le reste, je savais que mes frères ne me demanderaient rien, et je n’avais pas
envie d’aller me confier à eux davantage. Seuls, mes parents seraient
inquiétés, et je devrais les rassurer.
Je laissai ça pour plus tard.
Un tour de piste pour vérifier le courrier, ajuster l’intendance pour le
lendemain, et je rentrai chez moi.
J’habite moi aussi dans la
ferme. Je me suis fait construire un petit nid en bout du grenier. Sans être
séparée de ma famille et de mes bêtes, j’y ai ma petite indépendance. On peut
m’appeler si besoin, je suis au plus près de l’étable, mais je me sens juste à
la bonne distance pour me préserver une intimité. Depuis que je partage ma vie
avec Olivier, j’apprécie de pouvoir refermer ma porte sur nous deux, et de
laisser le reste dehors.
Les chiens me suivent chez
moi. Ils ne se calment que quand j’ai enlevé mes chaussures, signe que je ne sors
plus. Alors seulement ils se couchent et posent le museau sur leurs pattes
allongées, tout en me suivant du regard et en remuant la queue à chaque fois
que je m’adresse à eux. Toutes les bêtes rentrées et soignées, la ferme
s’apprête à la nuit, je me prépare à la soirée.
Tous les soirs sont une
petite fête avec Olivier. Nous dressons la table, nous préparons le dîner en
bavardant. Nous sommes assez silencieux, quand nous travaillons ensemble.
Pendant les trajets à moto, nous ne pouvons pas non plus parler. Alors, c’est
le soir que nous nous commentons la journée. Nous parlons, nous rions. Nous ne
sommes sérieux ni l’un ni l’autre. Tout ou presque est sujet à plaisanteries.
Et nous partons souvent dans de petites saynètes délirantes. Le petit vin que
nous buvons nous rend un peu gais, sans doute…
Ce vendredi soir retour
d’infamie ne ressemblait pas à ça. Loin de là ! Quelle tristesse dans ce
décor vide et silencieux ! Je n’avais envie de rien, pas faim, un peu
froid. Les chiens ne m’égayaient pas. J’étais mal. J’étais seule, j’avais perdu
mon travail. Je ne valais plus rien, je n’étais plus rien. Je ne savais pas ce
que je ferai le lendemain. Moi qui jusque là bêlais du manque d’un moment pour
moi, j’étais tétanisée de tout ce temps vide à occuper. J’étais perdue.
Je sentais bien que réfléchir
dans ces conditions ne me mènerait à rien. Je me douchai sans dîner et me
couchai dans le lit déserté.
Après un premier sommeil, je
me réveillai sur le coup de minuit. Les yeux grands ouverts sur le noir,
l’avenir me parût plus sombre que jamais. Je me sentais tomber, sans rien pour
me rattraper.
Le travail perdu, c’était
fait, de là, je passai à mon bel amour. Lui, ce grand gaillard lumineux, cet
homme qui marchait à grandes enjambées décidées, qu’aurait-t-il à faire d’une
chômeuse en rade ? Pourquoi resterait-il avec une épave à se traîner
derrière ? J’étais persuadée de le perdre lui aussi très vite. Il resterait
chez lui dans les Landes, et referait sa vie là-bas en m’oubliant ici.
Après ça, ma famille se
détournerait de moi, je ne pourrais plus garder les bêtes puisque je ne
pourrais plus payer les aliments pour les nourrir. Privée de mon salaire, la
ferme n’était plus économiquement viable.
Si je n’avais pas été capable
de garder un emploi, je ne voyais pas comment je serais plus capable de m’en
trouver un autre. Je n’étais plus bonne à rien, personne ne voudrait de moi.
Je m’avisai aussi à ce moment
que je n’avais plus de statut social. Je n’étais plus salariée. Je ne pourrais
plus payer les cotisations agricoles. Je perdrais la fameuse « couverture
sociale ». J’allais errer à nu, offerte sans défense à tous les aléas. A
la moindre maladie, au premier accident, j’étais foutue. Je n’avais plus qu’à
aller crever dans un coin.
Un bien triste tableau qui me
vidait de l’intérieur. Je me sentais de verre creux. Prête à me briser en
éclats au moindre choc. Je ne contenais plus rien, plus rien ne me tenait. Je
ne pleurais pas, je ne gémissais même pas. Je respirai doucement, calmement.
J’avais touché le fond. Je me rendormis désespérée.
Quelques heures plus tard, la
petite aube me cueillit doucement, amicalement. Elle me prit dans sa chaleur
comme je le faisais quand je ramassais un caneton perdu hors de la couvée. La
ferme dormait encore, le jour pointait à peine. Je sentais la tiédeur du
sommeil lovée au fond de mon lit. Et mon gros chagrin de la veille bercé dans
ce bien-être retrouvé.
Mes visions de la nuit me
firent presque sourire. Tout me paraissait plus clair, plus loin de mon centre
nerveux. Les choses m’arrivaient, elles ne me tombaient plus dessus. J’avais
quitté mon travail, j’avais décidé de le faire sans y être obligée. D’autres
avaient plié aux mêmes incitations, et accepté d’être rétrogradés. J’avais
refusé de le faire, je pensais avoir eu raison. Je retrouverai un travail, je
n’étais pas à la rue. J’avais un toit sur la tête et de quoi garnir les
assiettes.
Olivier m’avait approuvé.
S’il devait me quitter là, c’est qu’il ne m’aimait pas comme on doit aimer.
Cette péripétie ne nous séparerait pas si notre histoire était celle que je
voulais. Et d’autres que celle là, j’en
avais déjà connues, j’y avais déjà renoncé. Et chaque fois, je m’étais relevée.
Alors…
Non, au petit matin, la vie
me paraissait bien plus souriante. J’allais faire autre chose, j’en étais
capable et j’en avais l’occasion. Autant dire, la chance.
Je me levai ragaillardie,
creusée d’un bel appétit. Il était trop tôt encore pour descendre à l’étable.
Je me préparai un solide petit déjeuner. Je mangeai avec plaisir, et m’offris
même le luxe de prendre tranquillement le thé sur le balcon, en regardant les
lumières du port scintiller dans l’eau noire de la baie endormie.
Un bien bon moment, je m’en
souviens bien.
La petite image revenue
écarta alors le rideau de mes souvenirs perdus. Une longue silhouette encore
floue émergea d’une brume grise. Un homme en marche. Un homme grand et très
mince. Un bandeau sur le front, des lunettes rondes et épaisses. Il marche, des
bottes militaires aux pieds, un long bâton à la main, il marche. Des mèches de
cheveux lui tombent sur les épaules. Il porte un vieux sac à dos. Il marche à
grands pas et me fais un signe du bras.
L’heure était venue de
m’occuper des bêtes. Presque étonnée de me sentir si sereine après le pénible
tumulte de la veille au soir, je descendis à l’étable. En passant dans le
grenier, je poussai les tas de foin préparés à l’avance. Notre installation,
aussi antique soit-elle, est plutôt bien pensée. Le grenier sert comme il se
doit à stocker le fourrage, entre autres. Les vaches sont dessous. De petites
ouvertures rectangulaires aménagées le long du mur donnent directement sur les
râteliers penchés devant les bêtes, à l’étage inférieur. Pour garnir toutes ces
mangeoires, il suffit de passer le foin ou l’herbe dans ces trappes. Tout à
fait pratique, quand on voit la manutention mécanique nécessaire dans les
élevages où l’agriculteur traverse la cour pour piquer une balle de foin dans
un hangar distant d’autant, avant de le hisser à la fourche dans les grilles
prévues à cet effet.
Ce samedi matin, comme tous
les matins, je descendais à l’étable, vers les six heures passées. Là encore,
quelques mois auparavant, je devais démarrer bien plus tôt. Notre ferme était
la dernière à pourvoir le lait cru en vente directe au porte à porte. Ca
demandait une traite au tout petit matin, puis la mise en bouteilles du lait
collecté, avant d’aller jusqu’à la ville toute proche distribuer les dites
bouteilles à une clientèle de plus en plus rare.
Quelques vieilles femmes
s’entêtaient à vouloir consommer du lait cru. Elles déposaient chaque jour leur
bouteille vide devant la porte, et je l’échangeais chaque matin pour une
pleine, encore tiède du liquide fraîchement trait. Le lait de mes vaches ne
subissait aucun traitement conservatoire. Il fallait le faire bouillir avant de
le consommer. Comme au bon vieux temps.
Pas si lointain que ça, ce
temps où de chaque ferme hendayaise, pas loin d’une dizaine, partait une petite
équipée de distributeurs laitiers. Une coquette fourgonnette pour les plus
modernes, une mobylette tirant une modeste carriole pour le voisin. Une femme déjà plus toute jeune venait même
depuis Biriatou, juchée sur un vélo déséquilibré par deux paniers remplis de
bouteilles qui s’entrechoquaient à chaque coup de pédale. Quand on connaît la
topographie montagneuse du coin, on admire…
De notre côté, ma mère
arrivée en France en mille-neuf-cent-trente-six, poussée hors d’Espagne par la
guerre civile, cheminait dès son adolescence auprès d’un âne bâté de quatre
bidons emplis de lait frais. A chaque porte, une femme attendait, casserole en
main. Chaque paysanne, c’étaient le plus souvent les femmes qui se chargeaient
de cette corvée quotidienne, avait sa clientèle et son circuit. Elles se
croisaient souvent et se saluaient en bonnes concurrentes mais néanmoins amies.
C’était à peu près leur seule occasion de relations sociales, et ma foi, elles
ne s’en privaient pas.
Ma mère tombée malade, je
perpétuais la tradition familiale. J’avais à ma disposition les derniers temps
une petite Clio rouge, et je sillonnais nerveusement les rues désertes de fin
de nuit. J’étais la dernière, les autres avaient capitulé, faute de combattants.
Sur Hendaye, il y a moins de fermes que d’églises maintenant. Et les vaches rescapées
sont toutes cousines.
Les conditions de traitement
de ce produit on ne peut plus frais ne correspondaient depuis longtemps plus
aux normes en vigueur dans le monde moderne laitier. Je le savais, quelques
courriers officiels m’en avaient alertée. J’ai même eu la visite d’un ou autre
contrôleur des services vétérinaires.
Très aimablement, le premier
ahurissement passé de se croire transportés cinquante ans en arrière, ils m’ont
bien avisée que mon activité devait cesser. Ou alors que je devais réaliser
deux ou trois travaux de remise à niveau. Pas grand-chose, l’affaire de
quelques dizaines de milliers d’euros. Une salle de traite, un tank à lait
conventionné, une salle de conditionnement appropriée, un véhicule réfrigéré…
Ils m’ont mis dans les mains une liasse de papiers répertoriant tout ce qui me
manquait pour faire de ma petite ferme sympathique un véritable laboratoire.
A les entendre, j’étais un
vrai danger public, et si je ne voulais pas avoir sur la conscience la mort par
empoisonnement de la demi-douzaine de vieilles que je desservais, il me
faillait arrêter. Consommer moi même une telle collection de bactéries et
autres dangereuses substances était la preuve de mon peu d’attachement à la
vie.
En résumé, moi et mes vaches,
nous n’avions pas notre place dans l’agriculture d’aujourd’hui. Le mieux était
d’envoyer toutes ces tristes bêtes à l’abattoir, et de me prendre un peu de bon
temps pour aller me promener, au lieu de passer mes journées à travailler.
J’ai bien entendu, mais je
n’ai pas écouté. Au début.
Quand les visiteurs sont
devenus plus précis, quand ils ont commencé à me souligner quelques chiffres
sur les papiers qu’ils s’entêtaient à me mettre dans les mains, quand le mot
« amendes » est venu fleurir deux trois fois dans nos conversations,
j’ai compris que mon maigre bénéfice ne valait pas la peine de s’obstiner
contre eux. Avant de me ruiner tout à
fait à payer le prix d’une sanction de plus en plus souvent annoncée, j’ai
préféré arrêter.
J’ai averti mes vieilles
clientes que le temps du lait cru avait cessé. Et je leur ai souhaité une jolie
fin de vie, à chercher la crème disparue
du lait ensaché dans des berlingots plastiques. Je connaissais les dosettes de
produits ménagers ainsi présentées. Le lait, moi, je continue de le boire tel
que la vache me le donne. Jusqu’ici, on ne m’a pas dit que c’était interdit…
En attendant, mes vaches sont
toujours là. Et elles continuent de faire du lait. Peu, d’accord, mais bon, du
lait quand même. Alors, j’ai changé l’orientation de ma production.
Puisque le temps du lait cru
en bouteilles est révolu, je me suis tournée vers le petit veau sous la mère
élevé. C’est un autre métier, bien moins
contraignant, et à mon avis plus gratifiant. La tradition familiale m’avait
tenue dans la filière de la vente de lait jusque là. Je n’avais pas
spécialement réfléchi à d’autres possibilités de production. L’occasion a fait
le larron. Et je m’en suis ma foi trouvée bien mieux.
Une vache en bonne santé et
d’humeur égale fait un veau chaque année. Elle produit le lait pour nourrir ce
veau nouveau-né. Suivant sa race, elle aura de quoi élever un autre petit à
côté. La chose paraît simple et bien
entendue. Quand tout se passe bien, d’ailleurs, elle l’est. Le veau naît, au
bout de quelques heures il se dresse sur ses pattes écartées, et se dirige en
droite ligne vers le pis de sa mère tout gonflé de bon lait à téter. Quelques
mois passent, la bête grandit, on la vend. On peut présenter à la mère privée
de son petit un autre veau à nourrir.
Si elle est accommodante,
bien disposée, elle va l’accepter et lui donner son lait. Le veau nouvel arrivé
doit de son côté se montrer un peu entreprenant et ne pas se laisser décourager
par quelques coups de sabots destinés à lui apprendre la discipline. Quand les
choses se passent au mieux, ces deux là finissent par s’entendre, et la vache
bonne laitière élèvera deux veaux dans l’année. Ensuite, il faudra la laisser
reposer et se reconstituer pour donner naissance à celui qu’elle a dans le
ventre pour la prochaine saison.
Dans le quotidien, les choses
sont parfois plus compliquées. Certaines bêtes n’acceptent que leur petit, et
parfois, même celui là, elles ne le veulent pas trop. Se laisser téter paraît
chose naturelle quand on est une vache à lait. Il faudra aller l’expliquer à
certaines qui envoient vite et loin le sabot dès qu’on approche de leurs
mamelles pourtant gonflées. Le pis d’une vache est stratégiquement placé. Bien
à la portée d’un petit veau à la tête dressée. Mais bien gardé aussi sous le
ventre entre quatre pattes solidement bottées.
Un coup de sabot de vache,
même nonchalamment envoyé, est toujours difficile à encaisser. Quand on est là,
péniblement courbé, à essayer de guider le jeune veau maladroit vers le trayon
convoité, le front appuyé contre la cuisse de la bête inquiète d’être assaillie
contre son gré, il est bien désagréable de se faire envoyer valser dans le
fumier par un coup vite et mal arrivé.
Très mauvais dans ces cas de
s’énerver, de prendre un bâton et de frapper. Inutile et tout à fait
improductif. La bête apeurée ne va sûrement pas se montrer plus conciliante,
bien au contraire ! Et le prochain coup sera plus appuyé que le premier.
Le petit veau ne comprendra pas cette hostilité ambiante et refusera de se
laisser apprivoiser. Et chaque tentative recommencée dans cet esprit guerrier sera
avortée.
J’ai appris la patience au
contact de mes vaches. La patience et la ténacité. Pour le moment, je suis
toujours arrivée à ce que je voulais par la douceur. La force contre une bête
de plusieurs centaines de kilos, je n’y crois pas. Alors, autant que je le
peux, je rassure, je calme, et je reviens à la charge.
Et quand, au bout de parfois
plusieurs heures, quand ce ne sont pas plusieurs jours, le veau vient doucement
du bout d’une langue câline happer le trayon, quand la vache le laisse faire
sans trop bouger, alors, je sais que j’ai bien fait. Et je sens beaucoup moins
les reins me tirailler et les bleus des coups me lancer. Un grand moment de
satisfaction…
Depuis que je ne vais plus
livrer le lait le matin, je me lève donc plus tard. Les bêtes connaissent
l’heure et n’aiment pas les rythmes irréguliers. Je nourris toujours aux mêmes
moments. Tous les jours se ressemblent et les caprices du calendrier ne
perturbent pas nos journées.
Les changements de saisons
modifient seuls les usages. La sortie pour aller aux champs aux beaux jours,
l’hivernage qui garde tout le monde à l’intérieur, le fourrage différent, les
cycles de lumière, les écarts de température. Tout lie l’homme, la bête et la
nature dans une harmonie lente et profonde. Le temps coule, il ne se scande pas
en séquences artificielles.
J’aime cette ambiance et ce
climat. J’y retrouve un bien-être menacé ailleurs. J’espère en garder quelque
chose, même si la vie m’en éloigne.
Je reviens à mon samedi. Je
suis descendue, les chiens sur mes talons. Mes pas sur les planches et le foin
tombé dans les râteliers donnent le signal du lever dans l’étable. Les vaches
se relèvent plus ou moins vite selon leur âge et leur agilité. Elles secouent
leur chaîne, creusent le dos, s’étirent en se battant les flancs de leur queue.
J’allume la lumière. La faible ampoule éclaire mal. Les remugles riches de la
nuit investissent l’espace.
Tous les matins, je fais les
mêmes gestes dans le même ordre. Ce jour là aussi, j’ai poussé le lourd vantail
en bois de la porte, j’ai fait quelques pas dans la cour pour regarder le ciel.
Le soleil incendiait déjà la pinède du haut de la colline, quelques stries
laiteuses s’allongeaient languides dans
le ciel pur.
Derrière moi, les deux
chèvres naines s’approchaient de la sortie. Olivier nous les avait ramenées des
Landes. Les premiers mois, elles nous avaient donné du fil à retordre. Nous
avions voulu les parquer dans un champ en contrebas et leur avions même construit
un bel abri. Evidemment, les parages ne leur plurent pas à leur arrivée. Aucune
clôture ne réussit à les contenir. Elles trouvaient toujours un moyen de
s’échapper. Heureusement elles n’allaient pas bien loin. La compagnie des
moutons proches leur plaisait, et elles restaient auprès d’eux. Nous les
rentrions à l’étable pour la nuit, et les libérions le matin. Elles acceptaient
avec des airs de grandes princesses offensées ce compromis entre leur liberté
et notre volonté.
Les chèvres sorties,
caressées au passage, je revins dans l’étable sombre. Ma petite combinaison
raidie de crasse m’attendait suspendue à son clou. Je l’endossais en hélant mes
bêtes les unes après les autres.
Les vaches sont parquées à
une place bien définie. Il peut y avoir des modifications, suivant les vêlages,
les départs ou les arrivées. Là encore, j’évite de trop souvent changer pour ne
pas perturber.
Comme je l’ai expliqué,
j’essaie de faire téter tous les veaux. Je m’épargne ainsi la contrainte de la
traite, deux fois par jour. Il me reste encore une vache à
« éduquer ». Elle doit vêler en fin d’été et en mai dernier, je
l’avais déjà tarie, c’est-à-dire que je ne la trayais plus. Le travail
consistait donc uniquement à nourrir les bêtes avant de les sortir pour la
journée. Une distribution bien orchestrée, l’affaire d’une demi-heure à peine.
L’occasion de vérifier l’appétit de chacune, signe de bonne santé.
J’élève aussi deux cochons et
quelques poules. Un petit tour de la basse-cour pendant que les vaches
nettoient consciencieusement leurs mangeoires, et c’est le moment de la sortie
de ces demoiselles. Je délie les chaînes, elles quittent l’étable, sans se
presser, cherchant au passage ici ou là s’il n’y a rien de meilleur à brouter.
Elles vont paître à côté, je referme derrière elles la longue grille sur un
claquement de loquet.
Ce matin là comme souvent, je
ne croisai personne dans la cour de la ferme. Après la sortie des vaches
seulement, un peu de mouvement se manifesta chez les humains. Les uns et les
autres s’en allaient vaquer à leurs activités. Les jours de semaine, il
arrivait que quelques coups de klaxons impatients tentent de presser l’allure
trop désinvolte des vaches arrêtées au milieu du passage. Elles consentaient à
avancer mollement, toujours dignes et presque hautaines.
Ma belle sérénité de fin de
nuit s’effritait à la perspective des rencontres que je ne manquerais pas de
faire très vite. En principe, je travaillais le samedi. Je partais juste après
avoir sorti mes bêtes. On me demanderait forcément ce que je faisais ce jour
là. Je ne pourrais que répondre que je travaillais plus. Et il faudrait bien un
petit minimum d’explication. Que je n’avais toujours pas envie de donner. Bah,
la première annonce serait la plus difficile à sortir, les autres couleraient
après. Un sale malaise me tenait. Je me sentais désœuvrée, sans l’envie de
faire quoi que ce soit, quand d’ordinaire j’étais toujours très affairée.
Quand je revins dans
l’étable, mon frère sortait de la cuisine. Il me marmonna :
-
Il y a des messages pour toi.
Et me tourna le dos sans plus amples
commentaires.
Une
petite crispation me tordit le ventre. Des messages ? Mon patron
peut-être ? Stupidement, j’espérais
qu’on reviendrait me chercher. Que la scène de la veille pourrait s’effacer et
que je pourrais continuer comme si de rien n’était. Bien-sûr…
La
brutalité dans mon changement de situation me laissait penser que ce changement
ne prenait pas place dans la réalité. J’imagine le même ahurissement quand on
se réveille avec un membre amputé. Le refus, le déni. Mais bon, on peut bien ne
pas vouloir voir, un temps, mais on ne peut quand même pas continuer de vivre
les yeux fermés !
Cette
petite lâcheté écartée, je passais dans la cuisine. Intriguée mais déjà
résignée à ne pas être « repêchée », j’écoutai.
Nous
n’avions qu’un seul téléphone dans la ferme. Je n’ai fait que tout dernièrement
l’acquisition d’un portable, pour pouvoir être jointe quand je travaille dans
les jardins. Le répondeur était encore tout récent en mai. C’est mon frère qui
le réclamait, persuadé sans doute qu’il manquait de nombreux appels.
Le
standard était jusque là assuré par mon père, seul présent valide toute la
journée dans la maison. Il vient de fêter ses quatre-vingts printemps. Son
oreille n’est plus ce qu’elle était. Il tient quand même à recueillir les
messages, quitte à ne pas trop les comprendre, sans trop se formaliser de ne
pas pouvoir correctement les transmettre.
Au
mieux, on apprend que quelqu’un a appelé, à la limite on peut arriver à savoir
qui il demandait. Pour le reste, ça devient vite très aléatoire. J’ai souvent
suggéré à mon père de se contenter de dire à son interlocuteur de rappeler à un
moment où il trouverait là le concerné. Sans succès. Mon vénérable géniteur se
sent encore tout à fait capable de faire un brin de conversation. Il aime
d’ailleurs bavarder à bâtons rompus et se plait à faire durer l’échange,
peut-être plus que ne le souhaiterait le malheureux pris au piège à l’autre
bout du fil et trop civil pour couper court sans autre forme de procès.
Pour moi, ces « messages
manqués » ne me perturbaient pas. Les gens ont toujours réussi à me
joindre, ici ou là. Nous sommes les uns et les autres suffisamment localisés
pour pouvoir être trouvés. La Côte Basque n’est pas la jungle africaine. Quand
on cherche quelqu’un, on y arrive, généralement.
Mon frère, lui, est plus inquiet. Il craint
que quelqu’un puisse avoir ponctuellement l’idée de lui parler, et renoncer
parce qu’il n’aurait pas réussi à le contacter à ce moment fugace et précis. Le
message espéré et attendu serait ainsi irrémédiablement perdu dans les limbes
d’un espace-temps décalé.
Dès qu’il rentre après s’être même
brièvement absenté, mon frère compose immédiatement le fameux trente-et-un
trente-et-un. Il écoute religieusement la « voix ». Son regard se
perd dans le vague d’un espoir vite déçu le plus souvent. Si un numéro d’appel
inconnu lui est indiqué, il interroge immédiatement la cantonade pour tenter
d’identifier l’appelant. Invariablement, le numéro ne nous dit rien, nous lui
conseillons de le rappeler s’il tient à ce point à connaître son
« propriétaire ». Et tout aussi invariablement, inhibé par un
quelconque processus psychologique compliqué, il renonce, après avoir tant
espéré.
C’est un sujet de plaisanterie familiale.
Nous voyons bien qu’il attend un appel, qu’il le souhaite et le désire
ardemment. Mais nous ignorons la provenance et le contenu éventuel de ce
message si assidûment recherché. Chacun ses affaires…
Les messages avaient déjà été écoutés,
évidemment. Je les recueillais de seconde main. Le petit boîtier sombre me
parla. J’ai eu une jolie émotion en reconnaissant la voix de mes tout juste
anciens collègues. Les uns après les autres, ils me demandaient si tout allait
bien et m’assuraient de leur amitié. C’était vraiment gentil à eux.
Ca me faisait du bien d’entendre ces gens
me dire qu’ils pensaient à moi. Ils atténuaient l’impression de rejet que je ne
pouvais pas encore avaler sans mal. J’étais trop émue pour leur parler tout de
suite. Je ne voulais pas les embarrasser d’une émotion difficile à contenir. Mais
leurs appels me faisaient réellement beaucoup de bien. Et j’allais les
rappeler, plus tard dans la journée, pour le leur dire.
Mon frère était revenu dans les parages. Il
avait écouté les messages et était donc au courant de ce qui m’arrivait. D’un
côté, ça m’évitait d’avoir à le lui annoncer.
La veille au soir, il savait à quoi s’en
tenir, puisque mes collègues avaient appelé dans l’après-midi. Il avait
sûrement interrogé le répondeur dès son retour du garage où il travaillait.
Ce garçon était tout de même délicat. Il
avait compris qu’il me fallait du temps, et me l’avait préservé. Ou alors, il
était tellement pris dans son feuilleton qu’il aurait pu apprendre que je
vivais mes derniers instants sans s’en alarmer… Mieux vaut ne pas trop gratter,
parfois ! J’en resterai à la version qui me plaît le mieux, comme ça.
L’avantage de la vie en communauté comme
nous la pratiquions est qu’il n’est pas besoin de multiplier les effets
d’annonce. L’information se propage instantanément selon un réseau bien établi
et parfaitement performant. D’un frère à l’autre, d’une belle-sœur à la nièce,
tout le monde sait dans un ordre de préséance bien organisé.
Ca me soulageait. Le travail était fait. Il
ne leur manquait que ma réaction à connaître. J’allais tâcher de faire bonne
figure pour éviter qu’ils s’en inquiètent. Ils seraient là s’il le fallait, je
le savais et ça me suffisait.
Mon image dans la famille est depuis
longtemps établie. Je suis celle qui assure, sans faire d’histoires. Je ne me
raconte pas, et on ne me demande rien. Ca ne signifie pas que l’on ne
s’intéresse pas à moi. Je n’ai jamais eu le sentiment d’être au service d’une
famille indifférente à ma petite personne. Je fais parce que je veux bien
faire. Je sais que si besoin, je trouverai de l’aide auprès des miens, de la
même façon que si l’occasion s’en présente, je leur offrirai la mienne.
Mais les rôles sont tôt posés dans une
communauté, et solidement arrimés à un ensemble de relations figées dans le
scénario admis. Je suis celle qui mène, je n’ai besoin de rien ni de personne,
je ne demande rien. Je ne pourrais pas changer la partition sans bouleverser un
ordre de choses qui satisfait l’ensemble, et moi avec.
L’équilibre est assuré et ne doit pas être
menacé intempestivement. C’est la préservation de cette harmonie qui m’importait.
Et le souci de ne pas perturber un ordre confortable pour tout le monde.
J’avais aussi en tête évidemment mon
devenir particulier. J’étais quand même la première concernée par ce qui
m’arrivait. Mais ma préoccupation allait d’abord vers la conservation de cette
image qui me plaisait, à laquelle je tenais. D’avoir été dévalorisée par mes
employeurs écornait mon personnage, sérieusement.
Je l’ai déjà dit plus haut, un travail
salarié est chose précieuse chez nous. J’imagine qu’ailleurs aussi sans doute.
La fonction, le métier, le rôle actif joué dans la société me structuraient en
grande partie. La perte ne se limitait
pas à celle d’un revenu, même si cet aspect ne pouvait pas se négliger,
elle était plus largement diffuse et touchait plus loin la personne bâtie dans
son milieu de vie.
Je ne voyais pas plus loin que cette perte.
Je n’étais pas capable d’envisager le reste, si je me laissais aller à y
penser.
Décidée à me raccrocher à ce que je
pouvais, je me lançais dans l’activité. J’ai toujours apprécié les vertus
thérapeutiques du travail. Le corps et l’esprit concentrés à la tâche donnent
moins prise aux tracas. Une journée bien remplie, des muscles suffisamment
sollicités, une saine fatigue me garantissent toujours un repos sans tourments.
Je l’ai souvent pratiqué avec succès, à des époques où la vie me bousculait un
peu.
Je crois avoir su séparer les choses sur
lesquelles je pouvais agir de celles que je devais subir. J’ai toujours essayé
de ne pas me fatiguer à lutter inutilement contre les secondes, histoire de
préserver intacte l’énergie de mieux conduire les premières. Mais tout ne se
choisit pas.
On dirige difficilement ses pensées parfois.
Elles vous assaillent et vous écrasent. Se débattre ne sert à rien. J’ai juste
la prétention d’avoir appris à les écarter suffisamment pour ne pas les laisser
me prendre complètement le dessus. Du moins, je l’ai fait jusqu’ici. Je sais
bien que rien ne me dit que je saurai encore le faire plus avant.
Savoir ce qui est à faire ne suffira jamais
à pouvoir le faire. Mais bon, c’est quand même un meilleur point de départ que
d’ignorer cette première et incontournable étape.
J’ai passé une journée de samedi très
bizarre ce jour là. Des heures très disparates, des passes paisibles, presque
sereines, entrecoupées de moments flous, pénibles. Je me sentais terriblement
vulnérable à tout, les nerfs à fleur de peau.
Depuis que ma mère avait besoin d’aide pour
tous les gestes de sa vie quotidienne, nous avions à la maison une dame, une
« auxiliaire de vie » comme il est précisément dit, les jours où je
travaillais. Elle arrivait peu après mon départ et partait en milieu
d’après-midi. Ce jour là, elle était venue, puisque moi j’étais censée être
partie.
Nous en avions connu plusieurs sur les
dernières années. Des femmes de tous âges et de tous genres. Certaines
expérimentées, d’autres pas du tout. Des quinquagénaires un peu matrones qui
voudraient tout régenter, qui prennent en main la malade, sa famille, la maison
et tout ce qui gravite autour. D’autres, qui s’excusent d’exister, qui osent à
peine respirer et ont besoin d’autorisations pour mettre un pied devant
l’autre. Toute une palette de tempéraments bien différents. Trouver quelqu’un
de compétent, de confiance, et doté d’un caractère suffisamment conciliant est
un sacré parcours du combattant.
Le métier est assez ingrat, aussi. Souvent,
les personnes en demande d’aide sont vieilles, malades, affaiblies. La souffrance
leur aigrit l’humeur. Chaque jour qui passe les rapproche du dernier terme,
elles le savent bien et la désespérance les habite continuellement.
Partager ce quotidien est difficile. On ne
peut pas ne pas penser à sa propre décrépitude à venir. Avoir constamment
devant les yeux la réalité de la dépendance, la misère de la vieillesse en
douleur, ne nourrit pas grassement l’optimisme et la joie de vivre.
Il faut arriver joliment armé pour ne pas
se laisser gagner par la morosité et la résignation.
La vieillesse est souvent
mesquine aussi. Le petit vieux est plein de malice, et pas toujours de la
meilleure. Il est là, allongé dans son lit ou assis dans son fauteuil. Chaque
mouvement lui coûte, le temps s’égrène en longs moments indifférenciés. Il
regarde l’heure souvent, se désespère de la voir avancer si lentement quand
dans le même temps il s’affole de sentir le temps qu’il lui reste couler entre
ses doigts déformés d’une arthrose douloureuse. Il s’ennuie.
Sa mobilité est réduite, il
s’intéresse à moins de choses chaque jour. Il voit le monde autour de lui
réduit à ce qu’il peut en parcourir. Ca se limite souvent à l’espace où il peut
encore se mouvoir. La chambre, un bout de couloir sombre, un fauteuil dans un
coin de pièce où il gênera le moins possible.
Les
journées du vieux malade gravitent autour de préoccupations basiques qui
l’enferment encore plus en lui-même. Une défécation réussie est souvent le clou
de la journée. Le petit vieux se resserre autour de ses entrailles devenues
fainéantes. Suivant son degré de dépendance, suivant ce qui lui reste de sa
dignité, il ressent plus ou moins l’humiliation de redevenir aussi larvaire
qu’un nourrisson, la projection d’un avenir prometteur en moins.
Il sait que la régression est
inéluctable, que chaque jour qui passe va l’amoindrir. On le nourrit, on le
lave, on l’essuie. Sa vieille peau parcheminée est exposée à des regards
étrangers qui ne le voient même pas. Quand il se souvient si bien d’avoir été
désiré, admiré, aimé, d’avoir connu sur son corps dénudé des mains amoureuses,
il est devenu un paquet de chair à manipuler, à conserver à peu près propre.
Son corps inutile est devenu
l’ennemi de son esprit d’adulte, il l’encage tant et si bien que les souvenirs
du temps où il « vivait », ce qui s’appelle vivre et non pas végéter
comme il le fait maintenant, seuls ces souvenirs trouvent encore le chemin de
son cerveau. Ce cerveau nécrosé autour d’une vie réduite à rien.
Alors
bien sûr par moment la tentation est forte de faire souffrir un peu. De
partager à un autre ce désespoir trop pesant. Et cet autre, c’est celui qui
passe à portée, quand il s’en trouve encore.
Je
parle de ce que je connais : le vieux resté chez lui. J’imagine que le
vieux en institution n’est pas mieux. Seulement plus désorienté à son arrivée
dans un espace qu’il ne connaît pas, entouré de gens tout aussi étrangers.
J’ai
vu ma mère diminuer après chacune de ses attaques. Elle est devenue une pauvre
chose livrée à la bonne volonté des uns ou des autres. Il lui remonte des
relents de son autorité passée, quand elle pesait le double de son poids actuel
et donnait avantageusement de la voix pour distribuer des ordres à la ronde.
Maintenant, elle sait que
pour le plus simple, le plus modeste geste de sa vie, il lui faut quelqu’un à
ses côtés. Elle attend d’être délivrée d’elle-même par la mort. Elle dit en
avoir assez.
Pourtant,
elle s’accroche encore à de petits plaisirs. Elle s’intéresse à nos histoires
de famille. Quand je la mène à l’étable, elle regarde toujours les vaches en
connaisseuse. Quand la maladie enfonce un peu plus profond sa griffe en elle,
elle se débat pour tenter de lui échapper. La peur de la mort est encore plus
forte que le dégoût de la vie, aussi misérable soit-elle.
Elle
m’a demandé plusieurs fois déjà de préparer le linge pour sa dernière heure.
J’ai du porter au pressing trois ou quatre fois la parure de lit brodée destinée
à la couche du défunt. Elle finit de
jaunir dans l’armoire, jusqu’à la prochaine alerte.
A
une de ces occasions où un malaise lui avait fait craindre que sa dernière
heure fût arrivée, je préparais le dîner. Elle gisait dans le fauteuil, près de
la vieille cuisinière à bois, les yeux fermés sur cette dernière heure
supposée.
-
Cette fois c’est fini, je meurs.
Elle exhalait ces dernières
paroles dans un souffle déjà presque éteint. J’avais dans la journée remarqué
sa fatigue. Il y avait dans la maison une petite batterie d’instruments semi-médicaux
à disposition pour vérifier à la demande les premiers paramètres, avant
d’appeler le médecin. Rien de très particulier ne m’alarmait. J’étais quand
même attentive. Ma mère ne se plaignait pas sans raison d’ordinaire. Je ne
pouvais pas ignorer ses inquiétudes.
Je m’apprêtais à appeler
notre docteur des familles. J’éteignis le feu sous la poêle. Des tranches de
ventrèche croustillantes à souhait grésillaient gaiment. J’allais les recouvrir
pour les garder chaudes.
-
C’est de la ventrèche que tu fais
cuire ?
Elle gardait les yeux fermés, la tête
penchée en arrière. Mais je notais un peu de rose revenu sur ses joues.
-
Tu en veux ?
-
Un peu
Pour une mourante… Je glissai une tranche
dorée dans un peu de pain, et le lui présentai. Elle dut s’animer à l’odeur.
Toujours est-il qu’elle happa de bon appétit les morceaux que je lui coupais au
fur et à mesure. Elle mâchait consciencieusement chaque bouchée, mastiquant
bruyamment mais avec envie.
-
Dis-moi, si tu dois mourir, tu pourrais en
laisser un peu pour les autres !
Un petit gloussement de contentement me
renseigna mieux qu’un long discours. Je pouvais laisser le médecin rentrer chez
lui en paix. Nous n’en avions pas besoin dans l’immédiat.
Ce genre de petites anecdotes illustrent
les bons côtés. Ceux qui vous mettent le sourire au coin des lèvres. On est
vieux, on est malade, la vie n’est qu’une morne suite de jours sans surprise et
de petits ou de grands maux. Mais il reste le goût d’une bonne tranche de
ventrèche à suçoter, le plaisir d’un moment à se réchauffer au soleil amical.
La curiosité de connaître, l’envie de savoir.
J’ai partagé avec ma mère de tels moments,
et nous nous en sommes trouvées très bien toutes les deux.
Il y a eu aussi des crises d’agacement, des
instants ou j’ai du contenir des gestes presque violents. On s’offusque, et
avec raison, des mauvais traitements infligés aux pensionnaires de certaines
maisons de retraite. Je n’approuve sûrement pas cette violence, surtout à
l’encontre de ceux qui ne sont pas en état de s’en défendre.
Mais j’avoue que je comprends
l’exaspération de ceux qui s’y livrent. Parce-que les journées sont longues et
pénibles, quand on est entouré d’une cour de vieillards geignards. Je
n’approuve pas, je condamne, mais j’ai connu, et je sais que parfois le geste
n’est pas aussi doux qu’il devrait l’être, je sais que la patience se perd et
que la tentation est grande de laisser là la misère et sa représentation trop
insupportable.
Je m’occupe de ma mère depuis longtemps
maintenant. Mais je ne suis pas sûre de pouvoir le faire continuellement. Quand
je travaillais, la question ne se posait pas. Je me faisais remplacer auprès
d’elle. J’avais une raison légitime de « l’abandonner » à d’autres
mains. Je partais travailler, il fallait bien que je gagne ma vie, je ne
pouvais pas faire autrement. Et ça m’arrangeait bien, parce-que, de toute
façon, je ne voulais pas, non plus, faire autrement. Passer mes journées à
tourner autour de ma mère, à l’assister chaque instant, merci bien !
J’aurais pu choisir cette option à partir
du moment où je n’avais plus d’emploi. C’était une possibilité, je la
connaissais, et je n’en voulais pas. Ca au moins, c’était tout à fait clair
dans ma tête. Je ne savais pas ce que je ferai la semaine suivante, mais je
savais que je ne resterai pas là tous les jours à veiller sur ma mère malade.
Je respecte le choix de tout le monde. Je
trouve très louable de se consacrer totalement au bien-être des siens. Si l’on
est capable de le faire dans de bonnes conditions. Moi, j’y perdrais patience, je
le ferais mal. Agir par sentiment de devoir n’a jamais été mon credo.
Je tiens à assurer les derniers jours de mes
parents au mieux, mais je ne vais pas y laisser mes nerfs. Je prendrai les
dispositions nécessaires, je l’ai toujours fait, mais tant que j’en aurai le
choix, je délèguerai une partie des corvées. La petite infirmière, l’auxiliaire
de vie, me rendent la tâche bien plus légère. Je ne me prive pas d’en profiter.
Ce
samedi là, Caroline, c’est son prénom, arriva chez nous. Elle s’étonna de me
trouver là, je lui expliquai mon cas. Et je remontai dans mon petit antre.
J’ai commencé par élaborer un CV percutant.
Dans l’état d’esprit désastreux où j’étais, ça n’était pas gagné
d’avance ! Mais au moins j’avais l’impression de faire quelque chose. De
ne pas rester immobile. J’allais chercher du travail. Ca me sonnait bien à
l’oreille, ça me donnait une perspective, ça me distrayait de la sensation
d’échec cuisant.
Je me mis à l’œuvre. Ma carrière
professionnelle était des plus simples. Près de trente ans dans la même
entreprise, avec une petite évolution de poste et quelques mutations. Ma
formation de base n’est pas non plus
très notablement particulière. Le très classique bac plus deux, juste de quoi
dire qu’on a fait des études « supérieures », sûrement pas de quoi
s’en vanter.
Tout de même, de tracer comme ça en
quelques lignes claires mon parcours de vie me réconforta. J’étais ce que
j’étais, rien de terrible, d’accord, mais bon, ça n’était pas non plus si
désastreux. Je me vis sur le papier, j’essayai d’imaginer ce qu’en penserait celui
qui me lirait. Et je me plus. Voilà, on ne peut pas dire plus simplement ni
plus honnêtement : je me plus.
Je n’ai jamais je crois souffert de me
manquer de considération. Je me suis même entendue dire que je suis d’un
orgueil imbuvable. Trop sûre de moi, persuadée que je sais tout faire mieux que
tout le monde, pleine de suffisance. J’ai essayé de me voir avec les yeux de
ceux qui me disaient comme ça.
Je ne suis pas certaine que ce soit un
exercice réalisable. J’ai plutôt le sentiment que tout un chacun voit ce qu’il
veut voir, ce qui l’arrange, lui va le mieux, et dans ces conditions la même
réalité pour tous n’existe pas. Surtout concernant l’estime des uns et des
autres. La désignation d’une chose toute concrète est déjà affaire de
convention, alors l’évaluation d’une personnalité, bonjour !
Pour ma part, mon principal objectif est de
me sentir bien. Si après ça, je peux contribuer au bien-être d’autrui, j’en
suis très gratifiée. J’ai d’ailleurs la très ancrée conviction que la seconde
phase ne se fera jamais au détriment de la première. Ce qui m’allège
considérablement l’état d’âme. Je ne m’occupe pas d’abord de moi par pur
égoïsme, je le fais parce-que c’est le préalable indispensable à ce que je
puisse bien m’occuper des autres.
Le problème vient du fait que ma propre
considération ne m’est pas automatiquement et inconditionnellement acquise. J’ai
des doutes, parfois. Et si je surmonte le dépit de ne pas plaire à mon
prochain, j’ai du mal à passer outre ma propre désapprobation.
Je me sens très mal quand je ne m’aime pas.
Mon désamour m’est très pénible. Pour amorcer une espèce de système de vase
communicant, je tente de rechercher dans ces moments l’amour des autres, en
compensation du mien qui manque. Et bien, malheureusement, c’est précisément
dans ces occasions que les autres en question me désavouent de plus belle. Et
aggravent mon mal-être…
Je suppose que la demande n’est pas
séduisante. On n’attire pas à soi en proposant ce qu’on n’irait pas chercher
chez l’autre. C’est un mécanisme producteur de solitude. Vous vous sentez bien,
vous n’auriez pas spécialement besoin du soutien des autres, et c’est alors
qu’ils vous viennent. Vous allez mal, vous manquez d’amour, on vous fuit comme
la peste.
En général, je surmonte ces phases de
petite dépression par une cure de recentrage drastique. Je ferme les
écoutilles, je coupe les ponts, je me tais. Je cherche dans la fatigue physique
d’une saine activité la porte de sortie. Ne pas se poser trop de questions,
faire le dos rond et tâcher d’avancer. Jusque là, ça a plutôt bien marché.
Ce CV m’ouvrait l’avenir et me le rendait
plus accessible. L’étape suivante consista en la collecte d’une douzaine
d’adresses de magasins susceptibles d’être intéressés par mes services. Une
lettre de motivation claire et concise par là dessus, et je pouvais considérer
avoir fait de mon mieux dans la situation donnée.
La dernière enveloppe soigneusement
refermée, je me sentis tout à fait bien. La petite pile de rectangles blancs me
rassurait. J’allais envoyer tout ça dès le lundi matin, et quelque chose en sortirait
forcément. Je ne pouvais rien faire de plus en attendant.
Je redescendis. J’allais déjeuner en
famille, l’occasion de rendre les choses officielles. Tout le monde était déjà
réuni autour de la table. En fin de semaine, mes frères mariés viennent volontiers
prendre un verre avec nous. Ils étaient là, je m’assis à ma place après avoir
mis la dernière main à la préparation du repas. Caroline vaquait de son côté.
Les premières phrases furent consacrées à
des thèmes plutôt anodins et généraux. La météo, l’activité dans le voisinage.
Je ne participai pas activement à la conversation. C’était mon attitude
habituelle, elle ne devait étonner personne. Je laissais les choses aller leur
train. Je me sentais mieux de ma matinée, ma situation professionnelle ne me
paraissait pas devoir être un sujet prioritaire.
Ce fût Caroline qui me posa la
question :
-
Alors, vous ne travaillez plus ?
J’imagine que, légitimement, elle
s’inquiétait pour son propre emploi. Elle me remplaçait quand je partais
travailler. Si je restais à la maison, elle devait se demander ce qui se
passerait pour elle. En toute simplicité, elle se renseignait. Je n’aurais pas
mieux fait, à sa place.
Autour de la table, les
conversations se turent. Tout le monde
attendait ma réponse. Je ne me sentais pas mal. J’avais surmonté le premier cap
en me tournant vers une nouvelle recherche d’emploi. Je n’étais plus celle qui
avait perdu son poste. J’étais déjà celle qui en cherchait un autre. Ca avait
meilleure allure. Ca me maintenait les épaules larges et droites.
-
Non, Caroline, j’ai quitté le magasin hier
matin.
-
Qu’est-ce que vous allez faire maintenant
alors ?
Mes parents trouvaient Caroline un peu
molle, dolente, dans ses mouvements. Elle se déplaçait avec la lenteur d’un
marsupial, effectivement. Mais elle avançait efficacement dans son travail. Et
je pouvais constater qu’elle avançait tout aussi efficacement dans ses
raisonnements. Elle continuait d’aller et de venir dans la cuisine, à petits
pas rapprochés.
-
Pourquoi vous me demandez ça Caroline ?
Comme si je ne le savais pas ! Mais
bon, un peu de mesquinerie sous couvert d’innocente taquinerie est une petite
consolation, dans les moments tendus. Je l’ai souvent noté, et en ai fait les
frais aussi…
-
Pour
savoir, c’est tout.
Je fréquentais peu Caroline, puisqu’en
principe, elle venait quand je n’étais pas là. Je la croisais de temps à
autres. Nous n’avions pas trop eu l’occasion de nous parler.
J’avais quand même remarqué son élocution
précise, un peu décalée par rapport à celle des autres personnes venues
travailler à sa place avant elle. Ces femmes ont rarement fait de hautes
études, elles sont issues de classes moyennes et leur langage est comparable à
celui des membres de ma famille. Un vocabulaire réduit, une élocution bousculée
et confuse, parasitent la transmission d’une pensée pourtant claire.
J’ai souvent déploré en écoutant les gens
de chez moi, qu’ayant des idées plutôt pertinentes, nous ayons tant de
difficultés à les mettre en mots judicieux. Et que nous nous attachions si mal
à bien prononcer ces quelques tristes mots qui nous viennent, qu’ils en perdent
encore à l’écoute la moitié de leur valeur.
Au final, du message pensé, même bien
pensé, ne reste qu’un succédané pauvre et vidé de sa meilleure substance. Le
fameux « ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement, et les mots pour le
dire viennent aisément » souffre de la méconnaissance de ces fameux mots,
justement. Et quand bien même les mots sont connus, le hachis inconfortable à
l’écoute d’une élocution approximative les prive de leur impact.
Caroline, elle, parlait bien. Elle avait
les mots justes, le débit lent et percutant. Elle concentrait avec une dépense
d’énergie minime un résultat optimal. C’était remarquable, et je le remarquais,
encore une fois, à cette occasion.
J’en étais un tantinet agacée. Je savais
que la justification de cet agacement n’était pas louable. J’enviais Caroline,
j’aurais voulu savoir utiliser les mots comme elle, dans une conversation
courante. Et cette envie ne me servait pas. Elle me désavantageait, et je
n’avais pas besoin de ça !
Ma réaction à cette petite morsure d’amour propre
fût des plus classiques. Je me montrai désagréable, sans aucune raison
particulière, juste pour m’alléger l’humeur mauvaise :
-
Vous vous inquiétez pour votre place ?
Même
avec le sourire forcé que je grimaçais, ça n’était pas bien reluisant !
-
Je devrais ?
Si encore elle s’était
démontée, j’aurais pu me satisfaire de sa déconvenue et m’en contenter. Mais
elle gardait son aplomb, la bougresse ! J’étais forcée de m’avouer
vaincue. Après tout, depuis la veille, je commençais à en prendre l’usage…
-
Non, Caroline, non. Soyez tranquille, je
vais chercher du travail à l’extérieur. Je ne prendrai pas votre place.
-
Oh, je ne m’inquiétais pas. Je voulais
juste me montrer gentille.
Pour le coup, mon annonce
était faite avec cet échange. Je me détendis. Tout le monde le sentit, et je
répondis de façon bien plus décontractée aux quelques questions qui suivirent.
Ma situation était clarifiée.
J’allais trouver un nouveau travail, et les choses reprendraient leur cour,
gentiment. On ne m’en demandait pas davantage. J’étais celle qui avait toujours
su ce qu’il fallait faire, je saurai tout aussi bien faire pour moi que je
l’avais su pour d’autres.
Cette belle confiance renforça
mon assurance. La conversation retourna vers des thèmes différents. Le sujet
était clos.
Nous avons déjeuné ensemble,
et Caroline nous conta ses déboires avec son ex-compagnon et père de sa fille.
Nous avons analysé finement les tenants et aboutissants des séparations, les
conséquences pour les enfants, pour les nouveaux partenaires de vie, et autres
problèmes de société majeurs. Comme toute discussion chez nous, ce furent des
observations cent fois rebattues, des remarques on ne peut plus banales, mais
heureusement, des rires, des anecdotes amusantes, un bon moment au demeurant. Juste la chaleur d’une famille
décidée à vivre dans la gaîté.
J’étais dispensée à partir de
ce moment du souci de la réaction de mes parents à mon nouveau statut. J’avais
fait bonne figure, je semblais confiante, ils le seraient aussi.
C’est un effet notable de
propagation positive d’un ressenti à une situation donnée. Puisque la
principale concernée ne s’en fait pas, il n’y a pas de raison de s’en faire à
sa place.
Cette disposition peut être
mise à mal si le personnage central est habituellement controversé dans ses
comportements. Elle peut même être négativement inversée si ledit personnage
est connu pour ses erreurs de jugement, quand il n’est pas carrément réputé
pour prendre invariablement la mauvaise option.
Et ils s’en trouvent, à tort
ou à raison, jugés incapables de mener leur vie. Autour d’eux gravite une
population inquiète de proches bien intentionnés, toujours décidés à conseiller
dans un premier temps, et si le supposé défaillant se laisse faire, diriger
très vite après.
C’est une tendance bien
répandue. On est souvent persuadés de savoir ce qu’il faut faire, quand il
s’agit des autres. Ce détachement nous rend clairvoyant, sans doute. Plongés
dans une situation complexe, noyés dans les tracas divers et les choix
difficiles à démêler, on se perdrait, s’il s’agit de réfléchir à son propre
cas.
Le point de vue distancé du
bienveillant familier conseilleur est débarrassé de ces parasites, puisqu’il
reste hors de la sphère brouillée où est plongé l’intéressé. Alors, c’est,
sûrement partant d’un bon sentiment, la litanie des « je n’ai pas à te
dire ce que tu dois faire, mais… » ou l’inusable « à ta place,
je… ».
Par expérience, pour l’avoir
bien souvent entendu, je sais quelle aide toute relative on peut attendre d’une
démarche ainsi initialisée. Pour autant, je n’en fais pas l’économie dès que
l’occasion de donner mon précieux avis m’est donnée.
Si l’on vient à moi dans les
affres de l’indécision, je donne mon plein. J’écoute, au début, histoire de me
faire au moins une petite idée de la situation envisagée. Mais le demandeur n’a
pas terminé de dévider son histoire, souvent longue, que je sais déjà très bien
ce qu’il aurait du faire, ce que j’aurais fait, « à sa place », et,
si je le laisse aller encore avant de le couper pour lui exposer mes raisonnements
précieux, c’est juste parce-que je connais les bienfaits de la parole libérée.
Sûrement pas par manque d’informations, puisque, moi, je sais. Comme savent
tous ceux qui disent savoir…
La parade à cette annexion
serait évidemment de ne jamais sembler douter. Celui qui sait apprécie
jalousement d’avoir l’exclusivité de la connaissance revendiquée. Savoir est
une belle chose quand les autres ne savent pas. C’est un avantage à
précieusement sauvegarder de la convoitise.
Etre sur le même plan de
connaissance que tout le monde ne présente aucun intérêt. Je sais ce que tout
le monde sait. La belle affaire ! Qu’est-ce que vous allez bien pouvoir en
faire, de cette information universellement connue déjà ?
Le partage en la matière
profite exclusivement au partageur. Les « partageants » en tirent
bénéfices passifs au mieux, mais jamais gloriole. Ils ont su ce qu’on leur a
appris. Il a fallu venir leur porter, leur donner, ce savoir qu’ils n’auraient
pas été capables d’acquérir par eux même.
Une relation de dépendance
pour le nourri, de domination pour le pourvoyeur. Bien loin des liens
équilibrés et adultes, trames d’une société d’égalité.
Quelle idée curieuse
d’instaurer cette valeur d’égalité comme fondement d’un système de vie en
communauté. Quand si peu de choses se font dans l’union angélique d’un groupe
dédié à offrir la même chance à chacun.
Sortis des liens affectifs,
je connais peu de rapports autres que de force. L’indifférence à l’extrême nie
l’autre dans son existence. Je ne le vois même plus. Je n’ai pas besoin de
l’écraser parce-que je l’ignore. Il ne représente rien pour moi, ni danger, ni
attrait. Tout le reste est une petite lutte. Quand j’aime, j’oublie que je me
bats. Mais dès que j’ai peur de ne pas être aimé à hauteur de ce que j’aime, je
repars en guerre.
Pour le coup, je ne sais plus
où j’en suis. Je me suis perdue, encore une fois. Je sais bien pourtant que je
ne vaux rien dans les raisonnements abstraits. Je suis bien incapable de sortir
des sentiers de la matérialité pure et dure. Tout ce qui ne se touche pas, ne
se pèse pas, ne se sent pas, me glisse des doigts très vite.
Je ne sais vraiment pas
pourquoi je me laisse encore tenter par les sirènes séduisantes des théories.
Elles doivent me tirer l’œil malgré moi, comme une lueur prometteuse. J’ai
l’envie de m’y frotter, d’y aller voir de plus près.
Et, immanquablement, au bout
de trois enchaînements approximatifs d’idées reçues et de banalités
affligeantes, je suis en panne. Je me demande comment j’en suis arrivée là,
d’où je partais, et surtout, où je comptais bien arriver. Ce doit être un petit
esprit étriqué d’aventurière manquée qui m’entraîne comme ça hors de mes pas.
Résultat des courses, je
perds complètement mon fil, j’ennuie ceux qui par extraordinaire me suivaient,
et je n’aboutis à rien…
Allez, soyons raisonnables et
revenons à nous.
J’en étais je crois à
expliquer que mes proches étaient rassurés de me voir assurée. C’est ça, j’y
suis. J’étais juste partie faire un tour du côté de ceux qui laissent tous les
gens autour d’eux perplexes, quand ce n’est pas angoissés, dès qu’ils prennent
une position face à la nouveauté. Et je voulais dire que je n’étais pas de ceux
là. On ne s’inquiète pas pour moi, en général. On a confiance en mes aptitudes.
Je n’ai pas la prétention de
dire que je ne me trompe jamais. Je suis comme tout le monde dans le doute bien
souvent. Mais je le montre peu, et ça ne doit pas se sentir. Coincée dans ce
personnage, attachée à tenir mon rôle, j’habite au mieux ma partition. Je garde
mes questions pour moi. Je me prive ainsi de conseils sûrement judicieux. Mais
je me dispense aussi de bien des recommandations poisseuses de bons sentiments.
L’un dans l’autre, je ne m’en
tire pas trop mal. Puisque ma démonstration édifiante de tout à l’heure a
clairement prouvé que la sollicitude gratuite n’existait pas. C’était sûrement
la conclusion logique de mes explications alambiquées. Vous ne voyez pas
comment ? Rassurez-vous, moi non plus. Alors laissons tomber ça et continuons
comme si de rien n’était.
Beaucoup de choses se suffisent
de l’attitude affichée. Une assurance ferme vaut confiance. Et à force
d’afficher, on finit par y coller. Tant et si bien qu’on devient ce qu’on
voulait paraître.
Ce samedi là, je me suis
rendue compte que ma famille n’avait pas besoin de mon statut social pour
croire en moi. Ma sérénité seule lui suffisait. J’avais suffisamment
intériorisé mes inquiétudes. Je les avais reléguées assez loin pour qu’elles ne
transparaissent plus.
Tout ça était trop frais pour
que mes pensées soient aussi cohérentes. J’étais encore malmenée. Si je
relâchais mon attention, mes idées revenaient à mon travail perdu, à la
nécessité d’en retrouver un très vite. Le malaise me reprenait et je m’engluais
dans une vase désagréable.
Lutter contre ce penchant
pour ne pas faillir au regard des miens a été salutaire. J’ai essayé de
ressembler à ce qu’on attendait de moi. J’y suis arrivée.
Les jours passant, ma
première idée du réveil a cessé d’être « je me suis fait virer ».
J’ai commencé à considérer mon avenir en m’y intéressant, et pas seulement pour
ne plus penser à ma déconfiture mal digérée.
Dès le lundi, mes CV étaient
partis à l’assaut. En attendant qu’ils aient atteint leurs objectifs
respectifs, je tâchais de réfléchir aux autres possibles voies de recyclage
professionnel.
Mon métier ne me déplaisait
pas. Pour autant, l’idée d’en changer ne m’était pas du tout désagréable. Si
les magasins contactés n’étaient pas intéressés par mes offres de service, il
faudrait bien envisager de changer de carrière. Après tout, je n’étais pas une
candidate très attractive pour des recruteurs. J’étais déjà vieille pour la
profession. Certes, j’avais de l’expérience, mais quelques années suffisaient
pour vous déclarer « optimalement » formé. Avec vingt ans de moins,
ça aurait été mieux.
Je devais raisonnablement
faire le tour de la question.
Les travaux de la ferme
requéraient sainement mon attention. Un élevage, aussi modeste soit-il, est
affaire quotidienne.
Tout en m’occupant de mes
bêtes, je tâchais de faire le point de mes possibilités. Ma situation n’était
pas catastrophique. Je n’avais pas pris le temps de la réflexion en donnant ma
démission ainsi sur le champ. Je l’admettais. Mais je n’étais pas non plus une
tête brûlée intégrale. Si j’avais eu la charge d’une famille à élever, la
pression d’un lourd crédit à rembourser sur les épaules, j’aurais sûrement agi
différemment.
Je me savais libre de ne pas
plier. J’avais comme la majorité des employés besoin de mon salaire, je ne
travaillais pas pour le seul loisir d’occuper mon temps. Mais le niveau de ma
rémunération grevée des frais de route conséquents engagés, ne justifiait pas
que je m’accroche à mon poste. Un salaire minimum sur Hendaye me suffirait. Je
me savais travailleuse, pas du tout exigeante. Je me doutais que je pourrais
toujours décrocher un petit boulot alimentaire, même à mon âge.
Partant de là, je devais sans
m’affoler étudier les différentes options.
J’avais déjà décidé que je ne
resterais pas à plein temps chez moi pour m’occuper de ma mère. Je ne voulais
pas m’enfermer dans ce quotidien là.
Il y avait la ferme. Même
s’ils sont de moins en moins nombreux, ou de plus en plus rares, des gens
vivent de leur travail à la ferme, même à petite échelle. Par vivre, j’entends
qu’ils arrivent à payer leurs frais, et se nourrir. J’étais bien placée pour
savoir ce que je pouvais espérer comme revenus. Je n’ai jamais fait appel aux
subventions et autres primes ou aides. Je veux vivre de ce que je fais. Et tant
que je pourrai le faire, j’en resterai là.
Je fis donc ce lundi là
l’inventaire de mes richesses agricoles, et la projection du mode de vie que je
pourrais en sortir.
Mon étable, je l’ai dit plus
haut je pense, compte une moyenne d’une douzaine de têtes, avec des variations
dues aux vêlages. En visant au plus optimiste, je pouvais produire plus de dix
veaux par an. Evidemment, je devrais inclure les aléas inévitables à l’élevage.
Les vaches ne sont pas des machines. Un veau par an pour chaque vache, c’est
quand tout va bien. Mes bêtes, sans être des phénomènes de concours, loin s’en
faut, sont d’honnêtes laitières. Elles produisent suffisamment de lait pour
nourrir deux veaux dans l’année, quand elles y consentent. Aussi, mes
prévisions étaient-elles réalisables.
Dix veaux par ans, élevés
sous la mère, vendus en direct à des bouchers locaux, ne suffiraient pas à
couvrir l’ensemble des charges à mettre en œuvre.
Les vaches demandent à être
nourries. Le bon foin réclame chaque fin d’hiver épandage conséquent d’engrais.
Cette dernière année, ledit engrais a doublé de prix. Le bon foin réclame aussi
travaux de fenaison appropriés, avec outillage adapté et carburant à volonté.
Le fourrage seul n’a jamais
suffi à nourrir correctement une bête. Il lui faut aussi du grain. Les semences
coûtent, cher, là aussi la fertilisation se paie, cher, toujours, sans parler
du désherbage, et de la récolte encore. Quelques cultures accessoires, un peu de
navet frais en hiver, un petit silo de betteraves, pourquoi pas quelques
charretées de féveroles protéagineuses, et j’en passe et des meilleures…
Evidemment si par là-dessus, on peut de temps à autres distribuer une petite
casserole de luzerne déshydratée, avec pour mettre un peu de couleur une once
de tourteau de soja floconné, c’est toujours bienvenu. Les vaches adorent être
ainsi récompensées.
Il faut penser aux frais
d’insémination, une petite cinquantaine d’euros par tête, de vaccinations,
obligatoires, et de plus en plus nombreuses et coûteuses, cela va de soi. Quand
avec tout ça vous ne vous retrouvez pas une bête morte dans l’étable, soit un
petit capital traîné tristement par la grue du camion d’équarrissage, sans
aucune indemnisation, vous pouvez compter et recompter les maigres revenus de
vos dix veaux vendus, vous ne vous y retrouverez pas.
Et vous chercherez l’argent
pour payer les cotisations à la mutualité sociale agricole, qui vous rappellera
aimablement que vous avez aussi obligation de contracter une énième assurance
pour l’exercice de votre activité, génératrice de plus en plus d’accidents
chaque année.
J’imagine que le pauvre
agriculteur distrait par ses comptes toujours refaits mais jamais bouclés
manque de la vigilance indispensable au maniement de ses engins dont il
n’arrive plus à payer les traites.
J’avais depuis longtemps
choisi de limiter les frais dans ma ferme. Je n’achetais que ce dont je ne
pouvais pas me passer. L’ingéniosité mécanique de mes frères parait à la
vétusté du matériel utilisé. Je refusais tout investissement d’équipement, même
si parfois le piètre état de la structure en place faisait froid dans le dos.
Je connaissais l’état de mes
comptes agricoles. Je n’avais pas besoin de m’y pencher longtemps pour savoir
je ne pourrais pas vivre de ma ferme.
L’idée de cette vie me
paraissait attrayante pourtant. J’aimais ma ferme, j’aimais mes bêtes et j’y
travaillais avec plaisir. Ce n’était pas une projection bucolique imaginée et
idéalisée. Je connaissais ce métier, je le pratiquais depuis longtemps.
Je me demandais quels
aménagements pourraient me permettre d’en faire ma vie, sans devoir aller
travailler à l’extérieur. L’équation était on ne peut plus simple. Il fallait
en augmenter le rendement, pour couvrir les charges et en sortir un petit
revenu alimentaire. L’orientation de l’élevage pouvait être revue. La production
laitière demandait un investissement de base pour remettre l’installation aux
normes, trop lourd. J’écartai l’option aussitôt qu’énoncée. En dehors de ça, si
je persistais dans la commercialisation de veaux, il me faudrait augmenter mon
cheptel de mères. L’étable étant ce qu’elle était, ça s’avérait difficile.
Toutes ces profondes
réflexions, je les menais dans l’étable, justement. Je vaquais comme à
l’ordinaire. Les bêtes étaient sorties. J’enlevai le fumier, éparpillai de la
litière fraîche et propre. Je curai les mangeoires où ses dames laissaient
traîner quelques refus, rinçai les abreuvoirs. J’aimais ces travaux simples, un
peu physiques aussi. J’aménageais les meilleures conditions à mes vaches. Je
travaillais à leur bien-être et j’avais plaisir à le faire. J’appréciais cette
ambiance, je goûtais cette odeur avec gratitude. La cohabitation avec les bêtes
m’était chose familière et rassurante. J’ai toujours trouvé là l’apaisement et
le réconfort.
La journée s’avançait. Je
regarnissais les râteliers et les auges pour la rentrée du soir. Tout était
prêt, je pouvais aller ouvrir la barrière. Les vaches attendaient pour revenir
à l’étable, têtes dressées au dessus du portail galvanisé, rassemblées comme en
file d’attente devant un guichet.
Les journées chaudes du plein
été les lassaient. Elles s’éparpillaient contentes à la sortie pour aller
brouter consciencieusement l’herbe riche. La panse remplie, elles préféraient
retrouver l’ombre fraîche de la vieille ferme sombre. Les mouches les
harcelaient au plein soleil, elles se fatiguaient de les chasser à longueur de
journée. En ce printemps, déjà, elles ne s’attardaient pas plus que le temps
dévolu à paître.
Je soulevais le lourd loquet,
repoussais le vantail. Elles s’avançaient, toujours dans le même ordre. Je les
flattais au passage et rentrais avec elles pour les attacher. Elles
connaissaient leur place et allaient s’y ranger en bon ordre. Un rituel tout à
fait rôdé et sans surprise, s’il n’y a pas d’élément perturbateur. Les vaches
satisfaites de trouver leurs mangeoires garnies soufflent d’aise et ne
s’occupent de rien d’autre. Je leur passe leur chaîne au cou, contournant
chacune avec une tape au passage, quelques mots dans notre langage.
Les jeunes veaux profitent de
ce moment pour téter les mamelles gonflées. Ils déglutissent bruyamment, collés
contre le flanc de leurs mères, agitant haut leur queue de contentement. Les
ventres s’arrondissent à vue d’œil, ils ferment les yeux, relâchent leur
succion quand la satiété leur convient. Deux ou trois sauts de délassement, et
ils se couchent dans la fougère propre, repus. Les mères les reniflent
rassurées et soulagées de leur lait lourd. Très vite, les vaches se couchent,
soufflent, s’étirent, et se mettent à ruminer, le regard dolent coulé à travers
leurs cils épais.
Je parcours l’étable derrière
elles, tout aussi satisfaite.
J’ai considéré mes vaches une
à une. J’ai essayé de les regarder avec l’œil froid de la gestionnaire. Je n’y
suis pas arrivée. Mes bêtes seront toujours mes partenaires de vie.
Ce jour là, il y avait dix
têtes dans l’étable.
En première position, une
vache de type Holstein, la seule du cheptel à ne pas être croisée d’une autre
race. Une bête très élégante, toute en jambes. Elle était alors pleine de six
mois. C’était la seule à ne pas avoir élevé son veau au pis. Je devais lui
faire son apprentissage. Mon père n’y était pas du tout favorable. Il était
adepte fervent de la traite traditionnelle à la machine. A son idée, les veaux
ne pouvaient être nourris qu’au biberon. Il avait toujours fait comme ça, ça marchait
très bien et il fallait continuer.
Je ne discutais pas. Je le
laissais dire, courbée mal commodément sous une vache rétive à se laisser
téter. J’évitais comme je le pouvais les coups de sabots envoyés sans sommation.
Le veau nouveau-né apeuré reculait. Il fallait le maintenir, lui présenter une
tête qu’il s’obstinait à vouloir relever
sous le ventre de sa mère agacée. Un moment difficile, quand simultanément vous
entendez les remarques désobligeantes de votre géniteur en âge avancé.
Vous auriez envie de lui dire
d’aller voir ailleurs si vous y êtes. Mais vous savez pertinemment qu’il se
fait un malin plaisir de rester là. Vous n’allez pas lui donner celui
supplémentaire de manifester que sa présence vous insupporte. Il le sait bien,
vous le savez, il sait que vous savez, alors, c’est bien suffisant comme ça.
Les transmissions d’élevage sont affaires délicates, c’est bien connu !
Je la prénommais Ttip-Ttip,
cette première de rang. Abréviation de Trip Haundi Lepo Mehe. Soit, dans le
texte intégral, gros ventre et collet mince. Une vache encore assez jeune. Elle
en était à son troisième vêlage. Une très bonne laitière. Elle nous avait
gratifiés à son dernier veau de quarante litres de lait sur une seule journée.
Un record jamais égalé chez nous, ni même approché ! Notre fierté.
Ttip-Ttip était vive, alerte et malicieuse. Sa position en tête d’étable, et sa
qualité incontestable de grande productrice lui valait tous les compliments et
toutes les flatteries. Elle en devenait cabotine, mais gardait douceur et
simplicité. Tête fine, robe joliment dessinée, c’était la chef de file dans les
sorties et les rentrées.
Ensuite, il y avait une
dynastie de deux normandes, mère et fille, avec chacune leur petit à leur côté.
Les deux étaient boiteuses, et voûtées. La vache de race normande a une coupe
un peu fuyante, étroite d’épaules et de hanches. Elle se tient habituellement
tête basse, augmentant encore cette allure soumise. En contrepartie, son front
se garnit d’une très coquette frange épaisse et blanche, entre deux cornes
royalement incurvées. C’est aussi la seule vache que je connaisse à siller.
Dans les moments de fatigue ou de rêverie, la vache normande resserre ses
paupières, sans les fermer tout à fait. Elle rêve souvent d’ailleurs.
C’est une bête d’une nature
assez paresseuse, vite couchée, et pour longtemps. Elle s’étire
voluptueusement, dort volontiers la tête posée par terre, quand il est rare de
voir une vache ainsi allongée de tout son long. Pour se relever, elle se donne
d’ailleurs beaucoup de peine. Elle redresse sa lourde tête, et avant de
décoller l’arrière train, il lui faudra plusieurs tentatives infructueuses et
pénibles, à se lancer en avant sur les rotules et retomber épuisée sans avoir
pu trouver l’élan suffisant à se soulever du sol. Elle y arrive enfin, et se
délasse langoureusement les articulations en enroulant d’un côté à l’autre sa
longue queue à la terminaison aussi richement garnie que l’est sa frange.
La normande est de fort belle
parure, gaiment piquetée de roux et blanc. Sa robe joyeuse compense son allure
triste.
Les nôtres sont mère et
fille. La vieille s’appelle Haundi. Ca signifie grande. Elle ne l’est pas
spécialement, mais sa dolence avait quelque chose de condescendant qui nous a
intimidés à son arrivée. C’est une sorte d’hommage à sa majesté de l’avoir baptisée
ainsi.
Sa fille est née chez nous.
Elle ressemble à sa mère, en plus tordue. Elle a une anomalie des hanches qui
la fait marcher en crabe. Elle est poltronne et ne supporte pas d’être brusquée.
Elle est capable de meugler à vous serrer les entrailles, dans un registre
dramatique étonnant. Celle-ci, c’est Antoinette, en mémoire d’Antton, son
parrain d’occasion en quelque sorte. Cet Antton était un peintre qui
travaillait à la ferme le jour où Haundi a vêlé. Nous l’avions sollicité pour
tirer au jour la petite normande. D’où Antoinette, qui préfère répondre à
Toiny-Toinette, plus amical à son oreille velue, sans doute.
Des deux veaux, je ne parle
pas. Ceux-là nous quittent trop tôt pour qu’on s’y attache. Pourtant, ils ont
leur personnalité aussi. Et pas un ne ressemble à son voisin. Il y en a de très
dégourdis. Ils se redressent sur leurs pattes chancelantes dans les deux
heures, et suçotent la mamelle dans la troisième. De petits battants qui
tracent leur chemin de vie sans l’aide de personne.
D’autres au contraire
demandent assistance pour démarrer. Ils sont timorés, dubitatifs. Le monde leur
semble hostile et il faut les accompagner un peu. Ils donnent plus de travail
que les premiers bien-sûr, mais je les préfère. Ils me suivent d’un regard
implorant quand je passe dans leur champ de vision. Je les aide à se nourrir,
je suis leur mère de substitution. Ils tendent leur cou soyeux vers moi pour
que je les caresse, et se lovent contre mes jambes.
Evidemment, quand ils ont
quelques semaines, leur tendresse devient difficile à contenir. Et quand ils
veulent jouer à me donner des coups de tête qui manquent me renverser dans le
fumier, je les trouve tout de suite moins attachants.
Après cette belle famille
rousse et blanche, nous avons la longue silhouette gris sombre de Gaberdi.
Gaberdi se traduit par minuit. Tout bêtement parce-que cette belle brune est
née en milieu de nuit. Nous l’avons avec Olivier attendue toute la soirée. Sa
mère, la blanche Ederra que je présenterai plus tard, n’était guère pressée.
Elle se couchait, se relevait, ne se décidait pas. Nous étions dans l’étable, tous
deux silencieux et attentifs.
Gaberdi est arrivée sans
souci, aussi sombre que sa mère est claire. Elle avait cet été un an. Une
génisse sans histoire, satisfaite sitôt nourrie. Une belle tête un peu brève,
avec un presque sourire de vache qui rit sur sa boîte. Elle n’est pas très
extravertie de nature. Les basiques fondamentaux lui suffisent. Elle
s’intéresse à ce qu’on lui met dans sa mangeoire, et hors de là, la planète
l’indiffère. Dans le champ, elle est capable de quelques galopades un peu
lourdes mais pleines d’entrain. Sa silhouette tout en rondeurs massives se
prête peu aux mouvements très alertes. Mais elle est jeune et gaie, sans doute.
J’ai en fait assez peu
d’échanges très aboutis avec elle. Elle vit dans son monde et n’a pas besoin de
moi pour lui tenir compagnie. On la distingue à peine, noire dans l’étable
sombre. Mais elle est là, très présente d’une belle assurance. Toute la prestance
de race de la Bleue, Blanc Belge court dans ses veines de croisée.
De même patrimoine génétique,
mais de robe toute mouchetée, nous avons ensuite Pamposa. La Pamposa est une
petite coquette, toute en mines et manières. La nôtre est maintenant trop imposante
pour être gracieuse et coquine. Mais elle a été une petite bête malicieuse et
fière de sa jolie parure. Ca lui a valu ce nom qui la suit quand sa grâce s’est
perdue dans les masses de muscles ramassés sur des volumes épais.
Je soupçonne Pamposa de n’être
pas bien maline. Elle est pleine de bonne volonté pourtant et essaie de se
concentrer sur l’ordre donné en ouvrant grand ses prunelles sombres. Mais la
lueur en est minérale, et l’information se heurte sans pouvoir avancer vers des
zones mieux perméables. Ma Pamposa est une bûche, et le restera. Elle arrive
quand même à se tourner, si je le lui demande, toujours par le même côté. Pour
le reste, elle ne saisit pas, et lève haut sa lourde tête bigarrée sans savoir
où la diriger. Je l’aime bien quand même. Elle est douce à caresser, et son dos
large et bien incurvé se prête bien à la main qui flâne. Après tout, on ne lui
demande pas des prouesses intellectuelles, alors… Ma Pamposa vivra béatement et
sans comprendre.
Histoire de varier les
couleurs, deux croisées limousines se côtoient dans la deuxième partie de
l’étable. La vénérable Monumento, et sa fille, Lucie. Leurs robes fauves
ondoient richement sur les flancs longs. La mère est striée de noir sur le dos.
Elle porte de larges tâches blanches sur la tête et jusque sur les naseaux.
C’est une bête vraiment monumentale, longue, large et lourde.
Elle est vieille maintenant,
mais toujours aussi belle, à mes yeux. C’est sûr, elle a une implantation de
cornes un peu particulière. C’est-à-dire que ses deux appendices sont tournés
dans la même direction, curieusement. Le côté droit, où une flèche horizontale
dardait raide, a souffert des conséquences d’une chute contre une maçonnerie de
qualité éprouvée à cette occasion. Il y reste un moignon atrophié, pas très
décoratif sans doute, mais bon, moins gênant que l’attribut précédent. En
vis-à-vis, c’est tout à fait autre chose. La corne est bien là, solidement
implantée, et même très joliment incurvée, en un ample mouvement délié. Seulement,
l’angle de la courbe est dirigé en droite ligne vers la joue de la bête. La
pointe cornée s’avance inexorablement vers la mâchoire de ma belle rousse.
C’est tout à fait pratique pour lui faire tourner le mufle, par exemple. Cette
anse s’agrippe en grand confort et la prise est bien assurée. Simplement, il
faut penser à scier la corne avant qu’elle ne touche la peau. Une corne n’est
pas une liane de la jungle amazonienne. Elle croît en quiétude et à bas-bruit.
Il faudrait être vraiment négligent pour ne pas intervenir avant la perforation.
Dieu merci, une fois par an
en gros, mon frère muni d’une scie à métaux s’attelle à ma Monumento. Ahanant,
poussant et tirant, bien appuyé sur l’épaule de la vache patiente, il œuvre
dans la stridence de la lame peu accoutumée à cette matière cornée. Après
quelques minutes d’effort, et dans un nuage de poussière odorante comme du
vieux cuir tanné, la pointe tombe à terre, et habituellement, nous la
récupérons pour la laisser quelques jours à l’intention des curieux.
Comme si cette petite
anomalie ne suffisait pas, ma Monumento a les sabots déformés. Ils lui poussent
eux aussi de telle façon qu’ils gênent considérablement sa marche. Elle pose
ses grosses pattes un peu sur le côté du pied, au détriment de l’élégance de son
allure, et de sa rapidité. Inutile d’essayer de presser Monumento. Elle va son
train, et rien ne la fera aller plus vite.
Quand elle vous passe devant,
on dirait une montagne en mouvement. Elle vallonne de toute sa longueur, ondule
de ses larges épaules comme les vagues de fond. Cette bête avance en roulis
lents et lourds. Elle porte en elle l’ancestrale mémoire d’un cétacé flottant
entre deux eaux. Elle en a la grâce lourde et puissante. Tête baissée,
concentrée, elle se tire en avant dans un bel ondoiement fauve. On la regarde comme
on contemple un vallon large entre de vieux monts sages arrondis autour. Elle
repose à la vue.
Plusieurs fois, nous avons
parlé de la vendre. Elle est vieille, elle pèse lourd, elle ferait un joli
profit, après tous les veaux qu’elle a régulièrement élevés chaque année. Mais
je la fais ré-inséminer chaque fois, en repoussant d’un cycle l’échéance
dernière. Monumento est née chez nous. Nous avons eu sa mère longtemps aussi.
Et je la garderai autant que je le pourrai.
La dernière de l’étable est
Ederra, la mère de Gaberdi. Elle aussi est née chez nous. C’est une vache
magnifique, blanche, fière et forte. Tout en elle est vigoureux. Elle est
placide heureusement. De la pointe de sa queue à son naseau tacheté, elle
respire la pleine santé. Ses yeux sont un peu exorbités et lui donnent un air
ahuri. Elle regarde d’ailleurs souvent vers le haut, sans doute parce qu’elle
m’entend arriver par le grenier. Elle pousse périodiquement un meuglement
puissant venu de loin. Elle le fait durer longtemps et reprend de profondes
inspirations entre deux élans sonores. Après une série de quatre ou cinq, elle
attend, les yeux au ciel, comme si elle se demandait si elle avait été
entendue. Le silence ne la décourage nullement, elle recommence. Et s’arrête
après trois séquences. C’est alors deux ou trois raclements de sabots, à la
manière du taureau dans l’arène. Et puis plus rien.
Ceux qui la voient faire sont
impressionnés par ces manifestations, au point de me mettre en garde quand je
m’approche d’elle. Mais Ederra est bien tranquille. Elle montre, mais n’use pas
de cette force qu’elle s’amuse à sentir.
La particularité d’Ederra est
qu’elle ne supporte pas les veaux nouveau-nés. Y compris les siens. Et par
nouveau-né, doit s’entendre le veau de moins de six semaines. Alors, il faut
jusqu’à ce terme avancé, accompagner le vulnérable nourrisson durant la tétée,
à défaut de le voir valdinguer jusque sous la mangeoire. Ederra ne consent à
nourrir que si je reste à ses côtés, avec le veau turbulent entre nous. Je ne
fais bien-sûr pas l’économie de quelques coups de sabots destinés à ce malotru,
et douloureusement court-circuités par ma pauvre petite personne. Ainsi va le
métier de l’éleveur…
Ainsi, mon étable était
certes très attachante, mais sûrement tout aussi affligeante pour l’œil de
l’économiste. Des bêtes peu performantes, peu poussées en production, en un mot
comme en cent, bonnes à rien.
Et bien moi, ces bêtes là, je
les aimais bien telles quelles. Je ne leur en demandais pas plus que ce
qu’elles me donnaient. Je trouvais que c’était déjà bien. Non, je ne pourrais
pas vivre de ma ferme. Non, je n’allais pas investir mes économies et bien
au-delà pour me lancer dans une course perdue d’avance.
Je continuerai. Autant que je
le pourrai. Mon père m’aidait encore. Mes frères n’approuvaient pas mon
obstination, mais prêtaient quand même main forte à l’occasion.
Si je me débrouillais à ne
pas perdre d’argent dessus, mon étable vivrait encore.
Ca n’était peut-être pas la
solution la plus raisonnable, mais c’était celle qui me satisfaisait le mieux.
J’avançai dans mes
réflexions. Je ne voulais pas rester à temps plein au service de la mère. Je
voulais garder mes bêtes. Je ne voulais pas me lancer dans des investissements pharaoniques
pour essayer de rentabiliser mon étable.
Après tout, savoir ce qu’on
ne veut pas, c’est déjà prendre le bon chemin pour trouver ce qu’on veut,
n’est-il pas ?
J’essayai au moins de m’en
persuader. Sans y arriver tout à fait.
Avec tout ça, lundi est
arrivé. J’ai confié à la poste mes candidatures spontanées. Et j’ai continué
mes investigations sur mes possibilités d’avenir.
Je devais penser à ce que je
pourrais faire en dehors du secteur d’activité de mes trente dernières années
de carrière.
Me restait toujours
l’opportunité des métiers alimentaires ouverts à tous les mal qualifiés
courageux. Je connaissais par ma mère les emplois de service à la personne. J’y
avais même une compétence avérée. J’avais toujours la ressource de m’inscrire à
l’une des nombreuses associations fleuries après la canicule de deux-mille
trois.
Cet été là, les nombreux
vieux retrouvés morts dans leurs logements, loin de toute famille et privés de
la plus nécessaire assistance avaient secoué nos consciences endormies. Pour le
coup, on se souvenait que dans une société civilisée, on pouvait difficilement
fermer les yeux sur quelques milliers de morts de solitude dans la désespérance
la plus complète.
A grands renforts de plans et
de budgets votés dans le sillage de cette prise de conscience alarmée, on
encourageait, soutenait, finançait à tours de bras. Et les bonnes volontés, peu
entendues jusque là, trouvaient enfin un écho à leurs cris restés lettres
mortes avant. L’argent arrivant, les structures prenaient place. Toute une
flottille de femmes parcourait les rues de la ville, de maison en maison, à la
rescousse de vieux isolés tout étonnés de prendre ainsi la vedette.
Depuis ce sursaut de
solidarité avec nos vieux, le temps passant, les alarmes étaient retombées à
leur niveau antérieur. C’est-à-dire que tout en sachant bien que la vieillesse
est chose bien triste, on compatissait bien volontiers, mais en resserrant les
cordons de la bourse. Les allocations dépendances et autres aides du même
acabit retombaient comme soufflé refroidi.
Heureux les demandeurs de
deux-mille trois. On pouvait raisonnablement espérer qu’ils ne dureraient quand
même pas trop longtemps, même mieux assistés puisque financièrement soutenus.
Il ne s’agissait pas de verser des rentes durant des décennies, l’économie
nationale avait mieux à faire de ses deniers.
Ma mère avait eu la
bienheureuse idée de se retrouver suffisamment invalidée au bon moment pour
prétendre au statut de personne à aider. Ses revenus d’épouse d’agriculteur à
la retraite ne lui auraient sûrement pas permis d’engager une auxiliaire de vie
à ses frais. Et mes frères et moi, ses enfants, n’en aurions pas volontiers
fait la dépense, même partagée, enfants ingrats que nous sommes.
Elle se serait retrouvée
ballotée d’hôpitaux en hospices. Nous serions allés la voir de temps en temps,
puis de moins en moins. Mon père serait mort de chagrin mal noyé dans les fonds
de bouteille d’un mauvais vin acheté bon marché.
Au lieu de ce triste
scénario, ma mère connait depuis sa dernière grosse attaque cérébrale, le
bien-être d’être assistée à domicile. Elle reçoit plus de visites qu’elle n’en
a jamais eues. Une infirmière tous les jours, ladite auxiliaire, le kiné,
plusieurs fois par semaine.
Notre vieille ferme était un
bâtiment perdu au bout d’un chemin caillouteux peu fréquenté. Elle est devenue
une gare routière, avec tous ces passages. Le long couloir au plancher de bois
inégal qui dessert les chambres craque au rythme du pas des unes et des autres.
Les portes grincent, les volets claquent, tout un courant de vie nouvelle
souffle dans les parages.
Nous nous y sommes très bien
faits, tous.
Chez nous, avant, la seule
pièce où le visiteur était admis à la réception était la cuisine. Le chemin des
chambres était interdit à tout autre que l’usager. Seul, le médecin avec sa
sacoche passait ces portes sacrées. Et si son intervention sollicitée à un
stade déjà bien trop avancé s’était avérée inutile, le défilé des veillées
mortuaires franchissait solennellement le sas exceptionnellement ouvert entre
les deux mondes.
Nous même, du temps de notre
enfance, n’étions pas admis dans ces lieux de nuit. A peine si une fois à la
quinzaine, à l’occasion d’un ménage rapidement survolé au demeurant, nous nous
étonnions de ce cadre presque étranger. Nous ne connaissions de nos chambres
que le petit matin où il fallait se dépêcher d’enfiler nos frusques sous la
lumière maigre d’un plafonnier ombré sur le plâtre comme une immense araignée
tapie. Nous recouvrions le lit d’un bel envol du lourd édredon raidi de son
poids de laine et de crasse. Nous étions les uns et les autres de bons dormeurs
et nous ne nous tirions d’entre les draps qu’à contre cœur.
Chacun de nous avait une
tâche impartie, dès le petit matin, avant d’aller en classe. Les uns se
chargeaient de distribuer le grain aux poules, d’autres nourrissaient les
cochons ou les lapins. A tour de rôle, nous nous acquittions aussi du remplissage
des bouteilles de lait. Ces fameuses bouteilles que nous posions devant les
portes fermées, dans les bonnes rues d’Hendaye au petit matin.
J’étais la dernière de la
couvée, j’ai eu le privilège de remplir ma fonction pendant presque vingt ans,
puisque personne n’arrivait derrière moi pour prendre ma place. Notre véhicule
de livraison étant ce qu’il était, nous nous entassions tous à l’avant sur le
siège du passager. A chaque arrêt, nous nous expulsions tels des parachutistes
en bon ordre, et chacun muni de sa bouteille encore tiède, nous trottinions
vers la destination assignée. Chaque livreur avait bien-sûr sa clientèle attitrée.
Les plus rapides allaient au plus loin. Les plus dolents, déjà là comme
ailleurs, vaquaient d’un pas de promeneur.
Au fur et à mesure que mes
frères entraient dans la vie active, ils changeaient de statut dans la ferme.
Ils étaient relevés de leurs tâches puisqu’ils payaient leur écot en numéraire.
Leur goût très modéré pour les études les a conduits très vite à des métiers
pratiques de la mécanique. C’est sûrement par manque d’imagination qu’ils ont
tous suivi la même filière professionnelle. L’aîné à tracé la route, les autres
ont suivi. Pourquoi pas.
Je me suis retrouvée seule
avec ma mère pour cette fameuse tournée de lait. Nous ne parlions pas ou peu.
Les arrêts auraient haché une conversation que de toute façon nous ne
recherchions pas. Je déplorais les rares incursions qu’elle se permettait chez
l’une ou l’autre de nos vieilles habituées. Elle se faisait servir un café au
lait fumant, et discutait le bout de gras, pendant que je boudais en attendant
de repartir.
Je n’étais pas très causante.
Et encore moins gracieuse. J’arborais habituellement une mine renfrognée, trois
plis serrés sur le front et lèvres pincées. Je souriais peu, et mes éclats de
rire intempestifs surprenaient tellement par leur brutalité que je pris
l’habitude de les résorber, quand par extraordinaire ils me montaient à la
gorge.
J’ai pris l’usage de garder
mes humeurs par devers moi. J’aurais quand même pu garder un visage avenant,
neutre mais non rébarbatif. Et bien non, mon naturel m’a portée à faire la
moue, pratiquement continuellement. Cela m’a beaucoup desservie. Je n’étais pas
une jolie enfant. Mais je n’étais pas non plus spécialement laide. Un peu plus
souriante, j’aurais pu apparaitre gentille. Dans les faits, j’étais fermée
comme une huître, et très peu avaient l’élan de surmonter ce barrage hostile.
Je vivais derrière mon expression renfrognée, aussi bien protégée que derrière
un mur surmonté de tessons acérés.
Pour revenir à nos chambres
dont je me suis me semble-t-il un peu éloignée, nous n’avions pas trop le
loisir le matin de les contempler. Je me souviens de ce moment où ma mère me
hélait depuis la cuisine proche, pour me réveiller. Elle venait remplir la
casserole de lait qu’elle mettait à bouillir sur la cuisinière. Je disposais
pour me sortir de mon lit douillet et m’habiller du temps que mettrait le
liquide crémeux à se hisser le long des parois pour basculer par-dessus et se
répandre désastreusement en dehors.
Nous avions l’usage de mettre
au fond du récipient de chauffe ce fameux dispositif censé empêcher le
débordement, justement. L’épais cercle de verre ourlé clapotait son désarroi,
outrageusement secoué par des remous inquiétants et de plus en plus pressants.
J’arrivais en enfilant une manche ou une jambe, toujours en catastrophe, mais
juste à temps le plus souvent.
J’ai longtemps déploré ce
vice maternel à me gâcher aussi cruellement le moment du lever par une tension
quasi insoutenable. Cette sensation de course, cette urgence, me gâtait le
contentement dès le coucher, à la seule idée d’avoir une responsabilité aussi
mesquine à assumer sitôt réveillée. Je me demande si mes nuits n’en n’ont pas
été irrémédiablement marquées, et si je ne vais pas payer jusque dans ma
vieillesse le tribut de ce sommeil suspendu à un ultimatum d’avant désastre.
Enfin, pour le moment, et
puisque je pratique depuis bien des années le repos du juste et le réveil de
l’innocent, j’imagine que les circonvolutions de mon cerveau ont trouvé le
moyen de se dégager de ces tensions néfastes et que mes neurones œuvrent dans
une ambiance mieux apaisée.
Les mères ne se rendent pas
toujours compte du mal qu’elles nous font…
Dans la journée, nous
traversions de nouveau nos chambrées au retour de l’école, pour changer de
vêtements. Les travaux de la ferme malmenaient nos tenues. Nous disposions de
vieilles nippes destinées à cet usage. Nous nous changions au retour de
« la ville ».
Pour ceux qui nous croisaient
dans nos pérégrinations citadines, nous n’étions déjà pas spécialement soignés,
« vestimentairement » parlant. Les habits des uns étaient recyclés
chez les autres jusqu’à usure complète, et parfois même au-delà.
En ces temps modernes où il
est d’usage de s’inquiéter du développement durable de la planète en évitant
d’alimenter outrageusement le volume de nos déchets en tous genres, je me
souviens du souci de recyclage que nous avions alors. Sans vouloir forcément
revenir aux pratiques de notre enfance de ne pas jeter avant d’être sûrs qu’il
n’y avait vraiment rien de plus à en tirer, je pense quand même que nos
poubelles regorgent de nos insatisfactions de trop bien nantis. Et ça n’est pas
forcément le signe réjouissant d’une trop grande prospérité, à mes yeux. Plutôt
la démonstration de notre difficulté à plus justement cerner nos besoins.
Bref, je ne vais pas encore
me lancer dans des cheminements où je sais à l’avance que je vais me perdre
sans aucun profit. Laissons ça à de plus clairvoyants et revenons à nous.
Nos chambres nous revoyaient
au moment du coucher. Et ça ne trainait pas. Le cérémonial était vite expédié
et nous ne tardions pas à éteindre les feux sur la nuit à venir.
La maison en journée se
vivait dans la cuisine. Et les travaux nous appelaient plutôt à l’étable, au grenier ou dehors. Nous
étions des gens d’extérieur.
Nos intérieurs le prouvaient
bien. Nos cadres de vie étaient purement fonctionnels. Peu de tentatives de
décorations ou d’aménagement pour le repos. Pas de fauteuils, pas de bibelots.
Quelques objets traditionnels de décoration sur le manteau de la cheminée
désaffectée, noircis de crasse et maculés de chiures des mouches omniprésentes.
La maison était un abri, un
lieu pour manger et dormir. Pas pour y rester à regarder les murs !
Inutile alors d’y prêter une quelconque attention.
L’étonnement nous figeait
quand nous pénétrions dans des intérieurs ordinaires. Nous nous sentions très
mal à l’aise et ne savions pas trop où nous poser dans ces maisons trop
propres. Les décors nous semblaient des expositions et nous ne savions pas
comment nous mouvoir.
Chez nous, nous entrions avec
nos bottes maculées de terre. Les chiens s’ébrouaient librement sous la table
et le chiffon à poussière était un intrus. Pour la vie que nous y menions, ça
allait très bien. C’était d’un usage pratique et simplifié. Ca ne manquait pas
de chaleur et de joie de vivre, bien au contraire. C’était un lieu de vie libre
et très près de la nature. Un peu trop sans doute pour nos idées modernes
d’hygiène et de salubrité…
Les choses ont changé depuis
ce temps. Ma ferme n’est pas devenue un petit antre douillet et coquet. Loin de
là. Mais un peu de modernité s’y est frayé un chemin. Personne ne s’en plaint.
L’esprit de fonctionnalité est demeuré pourtant, et pour ce qui est de la
décoration, j’ai par souci de commodité supprimé tout ce qui demande à être
épousseté, lustré, et plus largement nettoyé.
Par respect dû à ma mère, je
n’ai pas jeté ses souvenirs, ses photos encadrées et autres babioles qui
encombraient le dessus des quelques meubles. Je les ai soigneusement rangés au
fond des tiroirs. Tout y est, mais quand il me prend l’idée saugrenue de
m’attaquer à la poussière, je peux tout à mon aise envoyer le chiffon en gestes
amples et larges, sans m’inquiéter de rien casser. C’est plus net comme ça, je
trouve, et tellement plus facile !
Je n’ai pas encore réussi à
faire partager à ma vénérable génitrice mon point de vue. De temps à autres,
elle me demande de lui extirper telle ou telle bricole. En maugréant un peu
mais dans le souci de ne pas lui ôter les satisfactions auxquelles elle peut
encore prétendre, je m’exécute. Je lui mets dans les mains l’objet invoqué.
J’avoue m’attendrir un peu avec elle en retrouvant ces vieilleries. Une petite
émotion commune nous gagne et nous partageons alors un joli moment. Les retrouvailles
nécessitent séparation, forcément.
Ensuite, je refourgue la
relique dans son tiroir, très contente de moi et de ma délicatesse d’âme.
Depuis la dernière attaque de
ma mère donc, nous jouissons d’une assistance du Conseil Général, ou Régional,
je ne sais plus, j’ai toujours confondu les deux. Quel qu’il soit, ce Conseil
nous attribue une allocation pour payer les services de notre auxiliaire de
vie.
Comme je le disais plus haut,
le montant et les conditions d’attribution de ces aides ont connu une embellie
notable après la canicule de deux-mille-trois. Nous en avons été les heureux
bénéficiaires, et pas un jour ne passe sans que nous y pensions avec gratitude.
Depuis lors, les vieux ont
naturellement continué de vieillir et d’être malades et dépendants. Et en
principe, celui qui en deux-mille-trois avait besoin d’être assisté, n’a pas
moins besoin aujourd’hui de l’être.
Je comprendrais qu’un
changement de situation impacte le montant de l’aide attribuée. Un
enrichissement subit, un placement dans un institut spécialisé de luxe, une
soudaine amélioration d’un état de santé sur le coup des quatre-vingt dix ans
bien sonnés, que sais-je encore…
Ma mère a continué de
vieillir son train. Depuis l’attaque qui l’a privée de ses jambes et de l’un de
ses bras, elle en a eu d’autres, moins sévères, mais toujours plus ou moins
invalidantes. Son état de santé s’est détérioré.
Elle ne s’est pas enrichie,
n’a pas hérité, n’a pas gagné à la loterie nationale, ni n’a divorcé de mon
père pour épouser un riche amant de jeunesse resté amoureux d’elle toutes ces
années.
Elle s’est résignée à vivre
ses derniers moments dans la souffrance et la dépendance. Elle s’est mobilisée
pour ne pas perdre tout à fait courage et garder la force de rire avec nous,
lors des réunions familiales.
Et bien, à cette femme là,
après avoir évalué, reconnu et estimé sa légitimité à être financièrement
soutenue, après lui avoir promis de finir ses jours dans la dignité et dans ses
vieux murs, on est venu expliquer la chose suivante :
-
Madame, vous êtes titulaire d’une
allocation depuis longtemps. Depuis trop longtemps. Nous ne pouvons pas vous la
maintenir. Nous ne pensions pas à l’époque que ça durerait tant.
On a quand même eu la délicatesse de ne pas
lui dire : nous ne pensions pas à l’époque que vous, dureriez autant…
La pauvre femme n’a pas tout compris et a
hoché la tête, pleine de bonne volonté.
Pour le coup, il nous a fallu prendre des
dispositions un peu différentes. La même personne délicate mandatée par le
Conseil je ne sais quoi al, m’a expliqué qu’il me fallait recourir à une
infirmière. Ma mère y avait droit, la Sécurité Sociale paierait. Nous ne
devions nous inquiéter de rien, ma mère serait tout à fait bien soignée. Au
lieu d’avoir l’auxiliaire de vie tôt le matin, il suffisait de faire passer
l’infirmière. Ca ne coûterait rien, tout irait bien.
Simplement, je ne comprenais pas très bien
en quoi ce serait globalement une économie pour la société de payer une
infirmière spécialisée pour un travail qui ne l’était pas. Que ce soit la Sécu
ou je ne sais quel conseil, l’argent sortirait quand même, et il sortirait plus
encore. Par contre, je constatais par force que bien souvent, l’infirmière
bousculée dans ses tournées arrivait tard, trop tard. Ma mère avait été levée,
soit par Caroline, soit par moi quand j’y étais. En résultat des courses, nous
étions certains matins trois autour de ma mère, et d’autres jours, elle
attendait au fond de son lit à macérer dans sa couche croupie.
Mais bon, les raisonnements fragmentaires
avaient la vie dure, et envisager un problème dans sa globalité dépassait
l’entendement. Le mien en tous cas l’était, dépassé. D’un côté, je comprenais
bien que les temps étaient durs, la rigueur dans les comptes nécessaire.
J’avais pu constater quand on me réclamait
un justificatif d’achat de couches manquant pour trente euros sur une période
d’une année, que les affaires étaient suivies de près. C’était rassurant, on
vérifiait la destination de l’argent distribué.
Si j’avais été persuadée que les
vérifications étaient aussi pointilleuses partout, j’aurais été, effectivement,
rassurée. Là, je ne suis pas très persuadée. Alors, je suis juste, perplexe.
Nous étions tributaires des décisions de
ces commissions. Et pas suffisamment volontaires pour nous priver de leur aide.
Alors…
Les associations d’aide à domicile
jonglaient avec les cabinets d’infirmières, de kinésithérapeutes et autres
professionnels, dans un beau désordre et une totale désorganisation de castes.
J’avais connaissance de deux
ou trois de ces associations. Elles employaient grand nombre de dames de tous
âges. J’imaginais que les recrues ne manquaient pas, mais je savais par les
commentaires de celles arrivées chez nous que beaucoup se décourageaient vite.
Les journées commençaient tôt dans ces métiers, les heures de travail étaient
disséminées, souvent à des moments où l’on préfère être chez soi en famille.
Tout de même, faute de mieux, je me sentais prête à m’y astreindre, si besoin.
Il ne se passa pas longtemps
avant que mes envois de courriers ne portent leur fruit. Je m’étonnai même de
la célérité des services postaux, quand, dès le mardi, je reçus deux appels de
directeurs de jardineries locales. Ils avaient reçu mes lettres et me
proposaient une rencontre. Je programmai ces rendez-vous pour le lendemain.
J’étais très contente
bien-sûr d’avoir retenu l’attention de ces gens. En même temps, je me demandais
quelle était la part de la seule curiosité là-dedans. La saison pour le
surcroît d’activité en jardinerie était trop avancée. Les recrutements étaient
bouclés. Nous arrivions en juin. A cette époque de l’année, tous les directeurs
de ce genre de magasin en sont à essayer d’évaluer le nombre de saisonniers
qu’ils vont débarquer dès la fin du mois.
Je savais pertinemment que
j’arrivais au mauvais moment. Il y avait sur les rangs toute une flopée de
candidats qui avaient eu le temps de montrer leur valeur sur les mois
précédents. S’il y avait une ouverture de poste, ils étaient bien placés pour
se positionner.
Bah, je décidais d’arrêter de
me poser cinquante questions. Ces directeurs m’avaient rappelée. Ma candidature
les avait au moins interpelés. Puisque je n’avais de toute façon rien de
particulier à faire, je pouvais aussi bien aller les divertir un moment.
Même si j’évitais de
m’emballer, ces coups de fil me remirent du baume au cœur. Quand le lendemain
matin, trois autres enseignes me contactèrent à leur tour, je me considérais
déjà comme une denrée précieuse et convoitée. Les bienheureux, ils auraient la
chance inouïe de faire ma connaissance. Et sûrement, l’un deux aurait en plus
la satisfaction inestimable de pouvoir m’embaucher !
Ces magasins étaient bien
plus proches de ma ferme que ne l’était Saint-Vincent de Tyrosse. En
travaillant dans l’un deux, je réaliserais une économie de coûts de transport
très conséquente. Je pouvais pour le coup me contenter d’un salaire moindre. Je
connaissais le travail, je ne doutais pas de ma compétence. Si je gardais en
tête la possibilité de ne pas retrouver un poste aussi facilement, je refusais
d’être systématiquement négative. Je n’avais pas longtemps à attendre, de
toutes les façons !
Olivier rentrait pratiquement
tous les soirs sur Hendaye. Il était retourné travailler le samedi précédent.
Mes anciens collègues s’étaient montrés très réservés. Ils n’avaient pas posé
de questions, pas fait de commentaires. J’étais naturellement un peu frustrée
de ne pas savoir quelles avaient été les suites de mes frasques. J’étais privée
d’une partie du spectacle, en quelque sorte. Mais je ne pouvais légitimement
pas m’attendre à ce qu’ils partagent avec Olivier leurs sentiments, sachant
quelles étaient nos relations.
Le seul lien établi entre lui
et moi par la suite fût une entrevue que mon ex-responsable eût avec mon
ex-collègue et actuel compagnon de vie. Ce dirigeant subtil et délicat lui
demanda juste s’il se sentait bien, et, aussitôt rassuré par une laconique mais
positive réponse, s’en tint là. Pour le reste, jamais il ne fût plus question
de moi dans cette boutique, en présence d’Olivier. J’étais devenue tabou, sans
doute. Ou oubliée sitôt qu’ôtée de la vue.
Ce soir là évidemment, je lui
fis part des derniers développements de mon affaire. J’essayai de me montrer
modérée. Il chassa mes doutes et regonfla mon orgueil qui en avait assez peu
besoin déjà à ce stade. Une soirée bien agréable, à nous congratuler l’un
l’autre. Nous étions persuadés de nos valeurs respectives, rien ne nous
arrêterait. Nous saurions toujours nous tirer de tout. Ma foi, vu comme ça,
c’est sûr que ça paraissait bien !
Le lendemain, j’entamerais la
seconde partie de ma carrière professionnelle. Un petit changement me serait
salutaire. C’était décidé, ma démission avait été la meilleure décision à
prendre à ce moment là, et, par chance, c’est celle que j’avais prise.
Ma petite image était
toujours là, sans doute, mais je ne lui laissais pas assez de champ pour
arriver jusqu’à moi. Elle s’était recroquevillée sous la surface de ma
conscience. Elle se tenait prête à affleurer de nouveau, ou à s’enfoncer plus
loin. A la demande.
Je partis très confiante, ce
mercredi matin. Une bien belle journée, encore une fois. Je me sentais l’esprit
aussi clair que le ciel au dessus des toits rouges.
Je choisis de passer par la
corniche. La côte toute en falaises striées grises et ocres penchées en
casquette au devant de la mer émeraude scintillait sous le soleil déjà haut.
Je me sentais bien, détendue
et sereine.
Je conduisais avec plaisir,
la route glissait sous le châssis, j’entrais dans le paysage brillant offert au
travers des larges vitrages incurvés.
Socoa s’éveillait au fond de
la baie protégée.
J’étais en avance, je choisis
de prendre la nationale jusqu’à Bayonne, en longeant la côte.
Mon premier rendez-vous était
à la jardinerie Lafitte, à Bayonne, donc. Une entreprise très connue
localement, un passé de pépiniériste solidement établi.
Je me garai sur le parking où
quelques voitures s’alignaient. Le magasin était encore fermé. Je consultai les
horaires d’ouverture. Neuf heure-trente tous les jours de semaine et quatorze
heures le dimanche.
Ces ouvertures le dimanche
sont toujours controversées. Certains en tiennent pour travailler le matin,
d’autres l’après-midi, des plus entiers prônent la journée complète et les
partisans des fins de semaine en famille n’en veulent pas entendre parler du
tout.
Du côté du travailleur, même
anarchie. Il y a ceux qui regardent le salaire amélioré, le repos en semaine,
les réfractaires, les opposés complets. Une belle discordance où tout se fait
et un peu n’importe quoi.
Je n’avais pas d’avis
particulier là-dessus. En jardinerie, il est commun de travailler les
dimanches. Je m’y ferais, sans doute. Jusque là, l’enseigne qui m’avait
employée respectait scrupuleusement le repos dominical. Mais, bon.
Pendant que je prenais ces
premières informations, une cliente s’approcha de moi. Elle me connaissait du
temps où j’étais au magasin de Bayonne, quelques années plus tôt. C’était une
agricultrice et nous avions eu l’occasion d’échanger quelques remarques sur le
monde agricole du moment.
Je savais qu’elle faisait la
tournée du lait, du temps où je l’avais comme cliente. Elle passait chez nous
après avoir distribué sa production du jour. Elle avait fait les
investissements nécessaires pour mettre son exploitation dans les normes. Nous
en avions parlé et c’est en partie d’elle que je tenais quelques chiffres
édifiants. Pour moi, prohibitifs. Elle, avait tenté le coup. Les banques
l’avaient suivie et elle voulait y croire.
-
Tiens, je me demandais où vous étiez depuis
que je ne vous vois plus au Point Vert !
Elle
semblait contente de me retrouver, et je l’étais tout autant. C’était une
femme sympathique, à l’allure sèche et
réservée. Elle avait une physionomie nerveuse et musclée. On sentait une
tension en elle, toute dirigée vers la performance avec la plus grande économie
de moyens. Tous ses gestes étaient productifs, resserrés sur l’objectif. Si
elle avait été une sportive, elle aurait fait une sacrée championne.
-
J’ai travaillé quelques années à Saint
Vincent de Tyrosse. J’essaie de me rapprocher maintenant.
-
A Tyrosse ! Mais c’est très loin
d’Hendaye ça ! Au prix où est l’essence, ça devait vous coûter cher !
Il vaut mieux vous rapprocher, c’est sûr !
C’était
sûr, oui. Cette version édulcorée en abrégé tenait la route. Elle m’épargnait
les explications que je n’avais pas envie de donner, et se suffisait en
elle-même.
-
Et vous, vous faites toujours votre tournée
avec le lait ?
J’aimais
autant en revenir à elle. Je n’avais aucune envie de m’attarder sur mon cas. Un
reste de malaise me tenait. La honte diffuse de ma situation que je percevais
défavorable.
-
Pensez-vous ! J’ai tout arrêté il y a
deux ans déjà ! Je ne m’en sortais pas. Bien contente d’avoir pu me
dégager sans y laisser la peau encore ! Non, non, je n’ai plus de bêtes.
J’ai tout vendu.
-
Vous avez sûrement pris la décision la plus
raisonnable. Mais ça n’a pas du être facile.
Pour avoir
dernièrement réfléchi à la question, je pouvais imaginer la difficulté à
franchir ce pas. Cette femme et son expérience m’intéressaient d’autant plus.
J’en oubliais presque mon rendez-vous. Les
portes automatiques s’écartèrent devant nous dans un chuintement confortable.
Des clients pressés nous dépassèrent. C’était dommage, j’aurais aimé en savoir
plus. Mais priorité aux priorités, je devais abandonner là mon enquête.
-
C’est la chose la plus difficile que j’ai
eu à faire jusqu’ici me confirma mon interlocutrice. Mais bon, je ne pouvais
pas faire autrement.
Elle se détournait, le visage plus fermé
que jamais. Elle était comme moi de celles qui verrouillent plus volontiers
leurs sentiments qu’ils ne les étalent. Décidemment, je me sentais proche de
cette femme. Mais elle avait à faire, et moi aussi. Notre échange prit fin là.
J’ai souvent repensé à elle depuis, mais je n’ai pas cherché à la rencontrer.
Je m’annonçais à l’accueil et le directeur
ne tarda pas à s’avancer vers moi, la main tendue. Un entretien rapide, un tour
du magasin, et l’affaire était pratiquement entendue. Il devait faire avaliser
sa décision par la direction, mais pouvait d’ores et déjà s’engager envers moi.
Le poste à pourvoir était moins bien rémunéré que celui que j’avais quitté. Les
responsabilités y étaient moindres, aussi. Pour le reste, rien que je ne
connaisse sur le bout des doigts.
Je le quittais en lui précisant que j’avais
un autre rendez-vous, mais que j’attendais de ses nouvelles avec intérêt.
Les choses ne se présentaient pas mal.
J’étais rassérénée, totalement. La perte de salaire persistait même après la
déduction des frais de route. Mais je n’avais jamais été une acharnée du gain.
Le directeur du magasin, un peu pâlot mais d’un contact franc, m’avait plu. Les
quelques vendeurs croisés dans les rayons ne m’avaient pas fait mauvaise impression
non plus.
Je jetai un œil sur les voitures garées sur
le parking avant d’entrer dans la mienne. Je ne vis pas mon ancienne
agricultrice. Je repris mon chemin.
Le second rendez-vous était à la jardinerie
Gam’Vert de Saint-Jean-de-Luz. J’avais beaucoup apprécié la brève conversation
téléphonique que nous avions eue, avec son dirigeant, la veille. Il m’avait semblé
très dynamique, et sympathique à souhait. Un éclat de vie dans la voix, et un
vrai tonus dans les mots.
J’étais encore une fois à l’heure. Toute
ragaillardie par la perspective presque assurée d’avoir retrouvé du travail, je
me présentais. Une équipe de jeunes poussait des tablettes de fleurs devant
l’entrée. C’était la semaine précédant le dimanche de la fête des mères. Des
coupes de rosiers miniatures, des compositions florales disposées artistement
accueillaient agréablement le chaland.
Je m’étonnais là encore de l’heure
d’ouverture tardive : Neuf-heures trente. Ca laissait largement le temps
de faire le tour des travaux de la ferme avant d’entamer sa journée de
travail !
Je fus reçue rapidement. Et le personnage
ne me déçût pas, lui non plus.
Je m’approchai à peine de la caissière que
je supposai préposée à l’accueil. Du coin de l’œil, je perçus un mouvement
plein d’allant. Je me tournai vers une petite masse puissante, aussi dense
qu’une boule de pétanque, et presque aussi ronde.
Un homme petit et terriblement massif
s’avançait, ou plutôt déboulait. Il avait dévalé à grand bruit un escalier en
colimaçon qui en tremblait encore. Les lacets défaits, un pan de chemise hors
du pantalon, il marchait, développant au maximum de ses possibilités
malheureusement plutôt réduites ses enjambées. Sa démarche gagnait en vigueur
ce qu’elle perdait en élégance. On se demandait comment, lancé tel qu’il l’était,
il allait réussir à s’arrêter.
Je m’écartai en me plaquant contre le
comptoir de la caisse, dans l’espoir de tenter d’éviter une collision
éventuelle. Cet homme tenait du buffle. Il en avait l’encolure lourde et
musculeuse. Il tenait ses bras loin du corps, et les doigts largement écartés.
Il devait tenir à occuper le plus d’espace possible. Ses mouvements le menaient
vite et leur rapidité compensait avec profit la brièveté de ses membres.
Dans une volte-face toute en énergie, il
m’invita à le suivre. J’obtempérai. Que faire d’autre, confrontée à un engin
pareil ? La montée de l’escalier fût aussi tonitruante que l’avait été sa
descente. Je tâchai de suivre le rythme, les yeux happés par les lacets dansant
devant moi.
Là encore, l’entretien ne s’éternisa pas.
Et celui-ci aussi me laissa entendre que l’affaire était quasiment faite. Je
lui avais raconté mon parcours, et sa conclusion.
Il s’en amusa, et me laissa entendre que
mon attitude en cette occasion lui était plutôt sympathique. Je l’amusais un
peu, mais je l’intéressais aussi. Son équipe était très jeune, et il manquait
de compétences dans ses murs.
Sa proposition était financièrement
meilleure que celle de son homologue bayonnais. J’étais à dix minutes de chez
moi. Si les deux offres se concrétisaient, j’aurais vite choisi. Ce serait
Saint-Jean-de-Luz. L’homme semblait bien moins malléable que le paraissait mon
premier contact. Je pouvais m’attendre à quelques coups de grisou de la part de
ce sanguin qui ne s’en cachait pas.
Mais je me savais capable de tempérer les
choses. Sans être coulante, j’étais suffisamment souple pour m’adapter à des
tempéraments un peu vifs. Je ne m’inquiétais pas pour ça.
Je n’étais pas encore rentrée à la maison,
que le téléphone avait déjà sonné chez moi. Mon père avait recueilli les
messages à sa façon bien particulière. En gros, il avait répondu qu’il était
trop vieux pour prendre une quelconque commission, que je n’étais pas là pour
le moment, qu’il ne savait pas quand je rentrerai, et que le mieux était de
rappeler plus tard, il ne savait pas trop quand au juste, mais bon, plus tard,
quoi.
Inutile de lui expliquer pour la énième
fois que nous avions un répondeur maintenant. Qu’il n’était pas obligé de
décrocher. Qu’il vaudrait même mieux qu’il laisse les gens parler à la machine.
Qu’au final, au moins on savait de cette façon qui avait appelé, et pourquoi.
Alors que lui ne savait que dire que « quelqu’un » avait demandé
« quelqu’un », pour il ne savait pas du tout quoi. Mais que sûrement,
ce quelqu’un rappellerait…
Moi, très peu sensible à ces manquements jusque
là, je compris ce jour là les affres de mon frère en attente d’une
communication d’importance, livrée aux aléas d’un secrétariat de cet acabit.
Finalement, et pour donner raison à mon
père, je fus rappelée par mes deux interlocuteurs du matin. Et j’eus la joie
d’entendre que j’étais embauchée.
Le vendredi suivant, soient huit jours
après avoir donné ma démission, je signai mon contrat pour travailler dès le
lundi dans le magasin de Saint-Jean-de-Luz.
Je reprenais le collier. J’avais senti le
frisson me passer bien près de l’échine. J’avais la sensation d’avoir trouvé le
couloir d’air ascendant au moment où je me voyais tomber.
Le soulagement, l’envie de redémarrer, ont
muselé ma petite image repartie dans les profondeurs où je ne pensais plus à
aller la chercher. Je l’y avais déjà oubliée, sans même me l’être vraiment bien
rappelée.
J’ai
laissé là toutes mes réflexions profondes et argumentées sur ce que je pourrais
faire, ou ne pas faire. C’était bon quand on n’avait rien de mieux à se mettre
dans les neurones. Je n’avais plus à me poser de questions. J’avais à reprendre
mon petit rythme de travailleur besogneux.
Finalement,
une grande partie du malaise dans les esprits vient de l’oisiveté. Quand on
commence à se demander, c’est qu’on a le temps d’abord, et l’énergie ensuite,
de le faire.
Pour
explorer le champ des possibilités, il faut lever la tête, au moins. Pour se
rendre compte que l’on n’est pas satisfait de sa situation, il faut encore
avoir le commencement de l’ombre de l’idée qu’elle pourrait être différente. Et
la préemption de cette différence demande un minimum de distance par rapport à
l’existant. Pour comparer, il faut voir, pour voir, il faut regarder, et pour
bien regarder, il vaut mieux reculer à quelques pas de l’objectif examiné.
Posons
maintenant l’hypothèse du travailleur travaillant tête baissée à son ouvrage,
sans jamais en lever les yeux, ou si peu qu’il consacre ce luxe à quelque divertissement
oculaire nécessaire à l’empêchement d’un abrutissement total et complet.
Cet
homme, ou cette femme, se lève le matin. Toujours trop tôt, avec la sensation
de ne pas avoir récupéré de la fatigue de la veille, ajoutée à celle de
l’avant-veille, et de toutes les veilles précédentes et semblables.
Pressé
par l’horloge, il ou elle avale son petit-déjeuner au coin d’un évier triste
dans une cuisine froide et mal ou trop bien rangée, selon.
Il ou elle ne réfléchit pas,
il ou elle essaye juste de se sortir de son coma persistant de la nuit trop
courte.
Chacun
selon sa vie particulière mais la plupart suivant le même scénario se préparent
à la journée. Lever et apprêt des enfants, des parents, descendants ascendants
ou suivants, mais toujours assez mal disposés le matin pour gâcher ce qui
restait à l’être encore d’une humeur grise.
En
ville ou à la campagne, dans les cités bétonnées ou les lotissements frileusement
regroupés dans les zones à habiter, les uns et les autres se dépêchent, se
démènent et s’activent.
Ils
ne réfléchissent pas, ils se pressent.
Quelques
claquements de portières mal synchronisés avec les claquements de portes où le
petit dernier coince un pan de vêtement qu’il faut à la hâte dégager en
maugréant contre le maladroit.
Les
maisons désertées se regardent étonnées le long des trottoirs vides. Elles se
souviennent pourtant des rêves qui les ont fait pousser là.
Un homme et une femme se sont
aimés et se sont promis une vie douce et joyeuse. Ils ont dessiné des plans en
se serrant l’un contre l’autre. Ils se sont imaginés avec deux enfants et un
chien, un jardin et une volière sur un coin de terrasse. Des cris, des jeux,
des rires. Des enlacements tendres et longs en regardant dans un flamboiement
majestueux se coucher le soleil derrière la pinède sombre.
Cet homme et cette femme s’en
souviennent. La mélancolie les pince un peu fort parfois de ces rêves là. Ils
se regardent sans en parler et savent bien tous les deux qu’ils ont fait de
leur mieux. Ca ne ressemble pas à ce qu’ils pensaient. La terrasse est trop
encombrée et le jardin mal entretenu. La maison a besoin d’être repeinte mais
on verra l’année prochaine.
Les journées sont trop
courtes et les rêves perdus. Ils s’aiment encore et s’attellent ensemble à la
tâche. Le soir les couche fatigués et ils s’endorment en se tenant la main
parfois. Quand la déception n’est pas trop cuisante pour les éloigner l’un de
l’autre et enterrer cet avenir avorté.
Un soubresaut les jette alors
dans d’autres bras, vers d’autres lèvres murmurantes de promesses d’un bonheur
tout neuf. On repart et on se fatigue encore plus vite d’être moins jeune cette
fois.
Là encore, on ne réfléchit
pas. On se lasse, puis on espère, on y croit, et on souffre un peu plus quand de
nouveau le rêve s’écaille au jour.
On garde dans un coin de tête
caché les regrets et les espoirs d’un amour toujours attendu. Un peu surpris de
s’être enflammé encore, on jure de ne plus s’y laisser reprendre. En suppliant
le destin d’en avoir encore l’occasion.
Ces envolées, petites ou grandes,
amènent juste assez d’air frais pour ne pas se sentir complètement étouffé. On
aime, on souffre, on vit. Ca suffit à continuer content ou à peu près.
Bousculé par l’amoncellement
de mille petites choses à faire ou à régler, l’homme ou la femme se jette
vaillamment dans une course contre la montre effrénée. Il ou elle lutte pied à
pied pour ne pas se laisser submerger. Quand déjà l’horizon s’est reculé si
loin qu’on en a oublié s’il avait existé, jamais.
Des instants volés de vague à
l’âme coupable, des minutes floues en suspens dans le brouhaha assourdissant
appellent au secours l’esprit sain égaré dans les méandres des tracasseries
dévoreuses.
Mais la machine reprend
possession de l’égaré et le remet dans le rang. A quoi rêver quand le temps
vous mord aux trousses ? S’émerveiller du premier chant de grive au
printemps, c’est bon pour les poètes dilettantes. Pas tellement pour le smicard
qui tente de refaire pour la centième fois le même calcul de ses charges du
mois en cours en s’énervant dans un ralentissement sur son trajet
domicile-travail.
Celui-là, non plus, il ne
réfléchit pas. Celui-là, il calcule. Longtemps, souvent, et sans jamais arriver
à boucler correctement ses comptes malades.
Pour le coup, on pourrait se
demander comment il se fait qu’il s’en trouve autant pour penser, pour se poser
des questions, pour ne pas se trouver de réponses satisfaisantes, tourner en
rond douloureusement dans les têtes si mal employées, et finir par s’en rendre
malades. Au point d’encombrer les salles d’attente de professionnels de
l’écoute eux-mêmes résignés à reconnaître leur désarroi et leur incapacité à
résoudre un problème qu’ils ne peuvent pas identifier.
Le malaise diffus se fraye un chemin dans les têtes vacantes. Des têtes qui ne tiennent que par la pression des préoccupations quotidiennes.
Le malaise diffus se fraye un chemin dans les têtes vacantes. Des têtes qui ne tiennent que par la pression des préoccupations quotidiennes.
Tant qu’on se bat, contre la
montre, son patron, son amour perdu, tant qu’on court, tant qu’on bouge ou
qu’on s’agite, la bête n’attaque pas. C’est un prédateur à l’affût, cet animal,
pas un léopard lancé en pleine course. La bête attend. Sans perdre attention,
ni patience, elle attend son heure.
Le mouvement lui déplaît.
L’élan la dessert. Il lui faut une proie fatiguée, à l’arrêt. Une victime vannée
qui reprend son souffle perdu dans la course. Une offrande innocente et rêveuse
engluée dans un immobilisme vide.
Là, par contre, les choses
vont vite. La bête sait bouger prestement comme elle sait attendre longtemps.
Dès qu’elle flaire une opportunité, elle approche à pas sournois et tâte le
terrain de chasse. Elle est experte et connaisseuse. On ne la trompe pas
facilement. Elle repère à coup sûr et quand elle pose sa patte doucement comme
on caresse, les jeux sont déjà faits.
La bête séduit, elle
n’effraie pas. Elle sait se montrer rassurante et câline. Elle ne mord ni ne
griffe. Elle étouffe. Elle enlace, envoûte et ensorcelle. Elle endort et apaise
pour mieux emporter et dévorer dans son antre sa proie inerte et docile.
Vous pensez être juste
fatigué, avoir besoin d’un peu de repos. Vous vous dites qu’après ça, vous repartirez
mieux. Vous avez ralenti votre marche, déjà, vous voyez une pierre moussue sur
le bord du chemin et vous avez l’envie de vous y assoir un peu.
Vous allez refaire vos forces
et reprendre la route. Peut-être.
Une fois assis, vous serez
étonné de voir le monde sous cet angle nouveau. Un peu inquiété par cette
vision étrange. Vous arrêté et eux tous en marche. Un décalage pareil va vous
donner le vertige, un peu.
Après, ce sera selon. Soit
vous vous trouverez finalement bien, assis comme ça. Vous laisserez le poids
des choses vous glisser sur les épaules et tomber en pans fracassés autour de
vous ramassé là. Le premier bien-être deviendra l’ennui. Vous perdrez le goût,
l’envie. Vous n’aurez plus de projets. Demain sera vide et loin.
Vous serez mûr pour la bête.
Elle s’assiera près de vous,
amicalement, et vous ne sentirez aucune menace. Elle posera doucement sa main
sur votre épaule arrondie. Vous n’aurez sûrement pas l’idée de vous dégager. Ca
vous semblera même agréable.
Vous aurez lâché la corde. Cette
corde raide et dure à maintenir. Vous vous sentirez soulagé de ne plus avoir à
la serrer. Et vous coulerez, tout simplement, sans vous débattre. La glissade
sera lente et longue, silencieuse.
Cette chute vous entrainera
loin du monde vivant de ceux qui courent. Vous vous étonnerez de les voir tant
s’agiter, puis, vous ne comprendrez plus pourquoi vous vous agitiez vous aussi
de la même façon, avant. Avant d’oublier cet autre que vous étiez. Pour finir
par oublier que vous êtes encore vivant, que vous pouvez encore vous mettre en
mouvement.
Mais vous n’en avez plus
envie. Vous restez là, lourd et étonné. Assis.
A ce moment, si la bête ne
vous a pas saisi et emporté, la petite image peut encore venir vous visiter.
La mienne se tenait prête,
elle écartait légèrement un pan de voile pour se faire entrapercevoir. Son
ombre m’a effleurée, la longue silhouette a failli s’approcher suffisamment
pour que je la distingue dans la brume.
Quand le courant m’a reprise
dans son remous, ma petite image n’y avait plus sa place. Trop de mouvement
pour elle. Ma petite image est un peu comme la bête, de ce côté-là. Il lui faut
du calme pour se laisser apprivoiser.
J’étais repartie en marche
trop tôt pour que l’une ou l’autre ait pu m’atteindre, cette fois là.
Mon
nouveau lieu de travail était donc bien plus proche de chez moi. Le premier
matin, j’étais prête beaucoup trop tôt. J’avais conservé mes horaires antérieurs,
du temps où je devais démarrer de la maison avant les huit heures sonnées. Avec
les bêtes et les gens à soigner avant, ça me faisait un petit lever tonique aux
aurores.
En cette belle saison
printanière, un moment privilégié, dont je profitais chaque jour. Je savourais
ces petits matins où j’étais la seule debout dans la ferme, à m’occuper des
bêtes avant la montée du soleil. Je vaquais sans perdre de temps, mais sans
jamais oublier de lever les yeux vers le ciel ni de humer l’air frais de la
nuit finissante.
Dans
mon enfance déjà, je me souviens d’avoir apprécié d’être seule dans la ferme.
Les rares fois où mes parents s’absentaient pour la journée en me laissant en
garde, je me trouvais parfaitement bien dans les parages désertés. J’aimais
cette responsabilité, cette idée d’avoir tout en main et d’être seule à veiller
au bien-être de tous les animaux. Je m’acquittais d’ailleurs parfaitement de
mes tâches, en grande conscience et plaisir manifeste.
Les
petits matins où tout le monde dormait encore, l’impression était un peu
semblable. J’étais la seule éveillée, je passais de grange en étable pour
pourvoir au regarnissage des mangeoires, j’apportais la pitance et annonçais le
début de la nouvelle journée.
Je
suppose que la plupart des éleveurs connaissent ce sentiment d’exclusivité dans
les soins aux bêtes. Quand on s’occupe d’animaux, on aime être le seul à le
faire. Abstraction faite du poids de la tâche qu’il faut par force partager
parfois, le paysan en charge de bétail n’aime pas galvauder sa relation à la
bête.
D’ailleurs,
c’est un pur réflexe de jalousie primaire qui vous titille agréablement l’amour
propre quand un étranger se fait rabrouer dans une étable. Je ne suis pas la
dernière à me sentir un peu fondre d’une gratitude mesquine quand l’une de mes
vaches envoie gentiment le sabot contre un importun persuadé de se faire accepter
sans avoir été mieux présenté.
Je
le sais, ça n’est pas bien. Je prends la mine désolée convenable en ces
occasions et je me réjouis seulement à bas-bruit, évidemment. Mais bon, tout en
m’informant du degré douloureux de l’affaire, je flatte un peu la revêche qui a
su remettre en place l’impertinent.
L’élevage
est un métier. Et la conduite d’un troupeau n’est pas une affaire mécanique,
loin s’en faut ! Je me sens toute valorisée d’être reconnue et respectée
par des bêtes imposantes qui ne se laissent pas approcher aussi facilement par
d’autres.
On
trouve sa satisfaction là où on le peut…
Ce
lundi matin donc, je faisais mon tour de piste comme à l’ordinaire, un peu
tendue peut-être à la perspective de prendre ma nouvelle embauche. Je ne
m’inquiétais pas spécialement, mais je me demandais, comme on se demande quand
on ne connaît pas.
J’avais
tout mon temps, je partis tranquillement.
J’arrivai
bien avant l’heure.
Seul le responsable du
magasin prenait un café devant la porte de la réserve. Son salut fût tout aussi
aimable que l’avait été le premier contact.
Quelques
mots à peine échangés, je m’avançai dans les rayons encore endormis sous les
néons éteints. La boutique était grande et bien pleine. J’y retrouvais les
relents familiers des aliments pour animaux de compagnie mêlés aux fragrances
plus acides des produits de traitement pour les jardins.
L’ambiance
m’était connue, les produits identiques, et j’imaginais bien que la clientèle
ne me serait pas plus étrangère.
Je
revenais de ma tournée de repérage quand les premiers collègues se présentèrent
en ordre dispersé.
Ceux
que j’avais aperçus lors de ma visite d’entretien préliminaire m’avaient parus
jeunes. Ceux que je vis s’avancer timidement vers moi ce premier jour me
semblèrent plus près de leurs couches encore. Je m’étonnais d’une moyenne d’âge
aussi juvénile. Je comptais sept vendeurs, et le plus vieux ne devait pas avoir
vingt-cinq ans. Les autres étaient autour des vingt, et certains, je me serais
plutôt attendue à les croiser à une sortie de collège.
Le
responsable du magasin, Jean-Michel de son prénom mais Monsieur Breton pour
nous tous, s’approcha de moi et me demanda quelle était ma première impression.
Il venait de distribuer quelques ordres tonitruants à la cantonade et toute la
valetaille s’était éparpillée en pépiant. Il y avait une majorité de filles
dans l’équipe, et elles gloussaient à qui mieux-mieux autour de leur mâle
ampoulé.
Cette
image de basse-cour m’est venue instantanément, et ne s’est pas démentie par la
suite. Le chef de la troupe en la personne de mon recruteur plastronnait
d’aise, s’agitait en grande dépense d’énergie, mais tout aussi grand désordre.
Son efficacité y perdait beaucoup. Mais comme il débordait d’une vigueur de
raz-de-marée, il ne s’en fatiguait pas.
Je
lui livrai mon étonnement de le voir entouré de tant de jeunesse.
-
- C’est bien pour ça qu’on vous a embauchée !
me lança-t-il dans un franc éclat de rire.
Il riait de façon très communicative, à
gorge déployée, en se tapant les cuisses de grandes claques tout en reculant,
penché en avant. Une petite danse pas très gracieuse mais très dynamique.
Que voulez-vous répondre à ça ? Je ne
pouvais que partager cette gaîté si sympathique, et je ne m’en privai pas.
Les jeunes membres de l’équipe nous
regardaient nous tordre sans trop bien comprendre. Puis, ils se joignirent à
nous, et l’ouverture du magasin ce lundi là fût des plus plaisantes.
Les premiers clients sentirent cette
ambiance animée et la plupart sourirent de nous voir hilares encore.
Je compris vite le bien-fondé de la
répartie de ce brave homme. Ces jeunes étaient jeunes, c’était un fait établi.
Mais en plus, ils étaient totalement inexpérimentés. Je ne savais pas pourquoi
ni comment ils s’étaient retrouvés là. Ce que je pouvais constater sans mal,
par contre, c’est qu’ils ne le savaient pas eux-mêmes. Et là, ça me paraissait
curieux.
Ils étaient tous pleins de la meilleure
volonté. Ils mettaient du cœur à l’ouvrage et tentaient de bien faire. Ils
n’étaient ni plus bêtes ni plus maladroits que d’autres. Simplement, on les
avait balancés là sans filets ni parachutes.
Affublés du seyant gilet Gam’Vert, ils
étaient censés être formés au métier. On les avait décrétés vendeurs en
jardinerie, intronisés par la signature d’un contrat de travail en bonne et due
forme, et voilà !
Je venais d’une structure concurrente. Les
produits étaient les mêmes, les fournisseurs parents et les méthodes de gestion
avec leurs outils sans surprise.
Je savais par expérience qu’il ne faut pas
être sorti de polytechnique pour exercer la profession. Les rudiments en sont
suffisamment simples pour acquérir une compétence honorable en quelques mois,
pour peu qu’on y ait une petite aptitude au départ.
J’avais accueilli personnellement du petit
jeune débutant, et avait eu l’honneur et l’avantage de guider quelques premiers
pas dans la carrière.
Hormis quelques traits de caractère
rédhibitoires, du type timidité maladive ou allergie incontrôlable au contact
de son prochain en requête, j’avais noté que la plupart, au bout de quelques
semaines de formation un peu suivie, arrivaient à satisfaire un client ordinaire,
soit par leurs propres moyens, soit au moins en le dirigeant vers une source
d’information appropriée.
Pour peu qu’on prenne la peine de le guider
un petit peu au départ, n’importe quel jeune, qui plus est un jeune venu là de
son plein gré, pour lequel on peut légitimement supposer qu’il manifeste un
minimum de goût pour ce qu’il entreprend, devient un collègue efficient,
capable de se charger d’une part de travail honnête.
Je ne veux dénigrer personne, et surtout
pas moi, aussi je ne dirais pas, même s’il m’arrive de le penser maintenant,
que nos métiers sont accessibles aux premiers venus.
Non, je reconnais qu’au bout de quelques
années, à force d’accumuler de hautes connaissances et des expériences
formatrices, on devient une bête de la vente de belle catégorie. C’est-à-dire
qu’on s’approprie des mécanismes froids et dévastateurs qui vous positionnent
en observateur inamical d’un client qui devient vite un ennemi, pour peu que sa
demande s’écarte légèrement des créneaux établis.
La transaction de vente se complique d’un
client fantaisiste. Et un client, en dehors et avant son rôle d’acheteur, est
aussi un humain, tout empli de contradictions et d’impondérables. Le vendeur se
méfie de ces sources de contretemps et de fatigue.
Bien loin de ses stages de formation qui
mettent le client-roi au centre d’une bulle confortable, il perçoit toute
approche comme une source d’ennuis, pour peu qu’elle dévie des rails solides de
la relation pure et dure de la vente.
Pour le coup, le vendeur expérimenté, se
différencie du jeune vendeur juste compétent, uniquement par la seule hostilité
à l’encontre de la clientèle ordinaire qu’il a eu le temps de cultiver après
avoir acquis les connaissances basiques.
A mon avis, un vendeur vieillit mal. Il
faudrait lui prévoir un recyclage loin du client au bout de quelques années
d’usure. Avec tout le respect que je dois à tous ceux qui font carrière dans le
métier, et dont j’ai été pendant toutes ces dernières années.
Chez Gam’Vert, en ce joli mois de juin
franc et clair, l’équipe commerciale ne pâtissait sûrement pas du phénomène
d’usure sus cité.
Les vendeurs frais émoulus de leurs langes
encore souillées se présentaient au devant du chaland en toute innocence et
pureté. Et leur candeur n’avait d’égale que leur incompétence avérée.
Ils n’étaient pas spécialement mauvais, ils
ne savaient pas, c’est tout. Et comme si cette ignorance ne les handicapait pas
suffisamment, ils devaient en plus porter le poids d’une culpabilité que rien
ne venait soulager.
A la première et plus simple des demandes
de n’importe quel client, même très bienveillant et tout à fait conciliant, ils
devaient par force en référer à leur indispensable « M’sieur
Breton ! ».
Ils ne pouvaient pas se passer de lui, et
le plus clair de leur activité consistait à le chercher dans le magasin. Le
magasin étant grand, la cible très mobile, ces petits jeunes arpentaient les
allées en tout sens, à la recherche de leur sauveur, pendant que le client
patientait, un peu surpris de se voir entouré d’autant de monde avec personne
pour le renseigner.
En nombre, le personnel était en
suffisance. Avec la moitié de l’équipe, la surface aurait été largement
couverte, à condition qu’il y ait un peu de savoir-faire à l’avenant.
Mais là, les uns hélaient les autres, les
autres ne pouvaient que héler un troisième, et toute la troupe y passait sans
que l’affaire avance vers une quelconque conclusion.
Jusqu’à ce qu’on ait mis la main sur le si
sollicité responsable du magasin, le client ne pouvait qu’assister un peu désarmé
aux allers et venues de tous, et attendre, en maugréant plus ou moins selon son
degré de patience.
Lorsqu’enfin l’homme convoité se libérait
d’une demande à satisfaire pour venir au devant d’une nouvelle requête à
examiner, il était accueilli comme le messie, et admiré de toute sa cour autour
de lui réunie pour l’admirer en ses œuvres.
Finalement, tous ces petits jeunes
ignorants servaient de faire-valoir au maestro tout puissant. Il se rengorgeait
devant eux de sa science et se donnait avantageusement en spectacle devant une
audience toute acquise.
A mon arrivée, et puisque j’étais capable
de prendre en charge la marche du quotidien d’un magasin sans avoir toutes les
trois minutes recours à son directeur, les clients et les vendeurs se
répartirent très logiquement entre nous deux.
Je ne nie pas la satisfaction éprouvée à se
sentir aussi indispensable. On a l’impression de détenir une rareté, quand tout
vient ainsi à vous. Je comprenais bien le plaisir d’amour propre manifestement
goûté par mon turbulent recruteur.
Il était sur tous les fronts, présent tous
les jours, bien avant l’ouverture et jusque très tard le soir. Pas de jours de
repos, pas de congés. Omniprésent, omnipotent, partout et toujours.
Je ne pouvais que m’incliner devant un tel
sens de ses responsabilités.
Je ne partageais pas cette idée du devoir à
accomplir.
J’ai toujours fait mon travail en
conscience. On m’a confié la direction d’une équipe de quelques personnes,
l’organisation du suivi d’un point de vente, la réalisation d’objectifs
économiques.
J’ai fait ça pendant près de trente ans. Et
même si on m’a fait comprendre à la fin que mes performances n’étaient pas à la
hauteur de ce qu’on en attendait, j’ai eu des résultats honorables, en mon
temps.
Jamais pourtant je n’ai considéré devoir
tout sacrifier à mon métier. Je comprends que l’on s’engage à fond dans une
entreprise que l’on lance, que l’on se passionne pour un projet ambitieux. Je
connais moi aussi cet élan qui vous porte quand une idée vous tire en avant et
vous éloigne de tout ce qui n’est pas elle.
J’ai essayé d’entrer en
empathie avec ce si sympathique Jean Michel Breton.
Je l’ai écouté m’expliquer
que le commerce, c’était une philosophie de vie, que la direction d’une petite
jardinerie d’à peine deux-mille mètres carré demandait une présence
continuelle, que les responsabilités, les décisions à prendre, étaient d’une
telle importance et d’un tel enjeu que l’on ne pouvait les confier à personne,
que la délégation était une façon de se défausser.
Je l’ai entendu m’exposer avec ferveur
qu’il considérait son équipe de travail comme sa famille, que ses vendeurs
étaient presque ses enfants, qu’il était investi du devoir de les conduire dans
leur future brillante carrière, qu’il était le ciment d’un groupe, le
fédérateur d’une unité d’élite.
Je l’ai écouté quand il m’a assuré que ses
dirigeants comptaient sur lui au point qu’ils en avaient besoin partout et tout
le temps. Je l’ai vu trottiner avec des dossiers sous le bras aux côtés d’un
haut directeur affairé qui n’avait le temps de saluer personne.
Je l’ai vu revenir pour l’ouverture du
magasin sans avoir pris le temps de déjeuner parce qu’on l’avait appelé au
siège, à près de deux heures de route, pour lui demander de vive voix
l’explication d’un écart de caisse de quinze euros.
Dans ces conditions bien-sûr, ses journées
étaient une véritable course. Il n’avait sûrement pas le temps de former ses
vendeurs. Il ne pouvait que parer au plus pressé, toujours accaparé par les uns
et les autres, quand il n’était pas sommé de rendre des comptes détaillés à ses
supérieurs pointilleux.
On lui laissait la liberté de ses
recrutements de personnel, en lui imposant juste un tel niveau de salaire qu’il
ne trouvait que des débutants inefficaces. A lui de s’en débrouiller, et il le
faisait comme il le pouvait. C’est-à-dire en déplorant quotidiennement leur
inexpérience sans jamais prendre le temps de leur montrer les rudiments de ce
qu’il en attendait.
Ma candidature avait eu l’heur d’intéresser
ces messieurs à tel point qu’ils avaient consenti royalement une rallonge de
quelques dizaines d’euros sur le minimum légal.
Mais en contrepartie, je devais me
défoncer, comme le faisait Monsieur Breton. Et, m’avait-on laissé entendre, je
pouvais même, espérance inouïe, caresser l’idée de prendre un jour lointain sa
place.
Pour lui, il serait appelé à d’autres
fonctions, hautes et valorisantes, c’est-à-dire que pour cinquante euros de
plus, il irait faire la même chose à cent kilomètres de là, en en dépensant le
double.
Ainsi va le monde du commerce de nos jours.
Les gens avancent à la reconnaissance avant toute chose. Les rémunérations sont
basses, les horaires de plus en plus extensibles, la pression constante et la
qualité de vie rétrécie comme peau de chagrin.
J’ai bien écouté cet homme. Il parlait avec
sincérité je crois, et semblait heureux de son sort.
Mais je ne partageais pas sa vision des
choses.
J’ai compris à l’entendre ce qui me
manquait pour satisfaire mes employeurs précédents. Je n’avais pas cette
conscience d’avoir à me surpasser pour mériter une considération. Je ne me
sentais pas impliquée comme lui l’était. Loin s’en faut !
Moi, j’allais travailler avec plaisir. Je
n’ai jamais renâclé à la tâche.
Mais jamais, alors là, au grand jamais, une
baisse du chiffre d’affaire ne m’a inquiétée au point de m’empêcher de dormir.
A aucun moment, Dieu merci, je ne me suis abîmée dans les affres de la
réflexion, pour essayer de suppléer au manque d’imagination de mes supérieurs.
Si je m’étais sentie capable de faire mieux
qu’eux à leur place, je la leur aurais prise, sans doute. Je n’étais pas là
pour ça. J’avais ma part de travail à accomplir, je le faisais. On ne me
demandait pas de remplacer ceux qui me dirigeaient.
Ils étaient là pour penser.
A eux les intenses cogitations sous la
douche, à essayer de trouver la meilleure manière d’améliorer le taux de marge
brute, pendant que leurs femmes s’impatientent dans le lit conjugal en
attendant qu’ils les rejoignent, et s’endorment déçues quand ils leur tournent
le dos sur un baiser distrait en calculant qu’il suffirait de rogner un demi-point
sur les prix d’achat et un autre sur le taux de démarque pour y arriver.
Chacun sa partition, et les vaches seront
bien gardées, dit-on…
J’ai toujours suivi tout ça d’un œil
attentif, j’ai scrupuleusement tâché d’appliquer au mieux les directives des
instantes dirigeantes, je me suis honnêtement intéressée à ceux qui me
versaient mon petit salaire en fin de mois.
Mais je n’ai jamais compris que dans le
contrat de travail, il était stipulé que je devais laisser tout le reste de
côté, sous le prétexte qu’on apposait le mot « responsable » à mon
modeste titre.
Je reconnais que je n’ai jamais ressenti le
dixième du degré d’implication que je vérifiai chez mon directeur de magasin à
l’occasion de mon bref passage chez nos concurrents.
Et je reconnais dans la foulée, qu’à la
place de mes dirigeants, ayant les deux comportements sous les yeux, j’aurais
moi aussi toussé. Et vite choisi.
Mais bon, je maintiens qu’être là tout le
temps, courir dans tous les sens, se précipiter comme un chien fidèle à chaque
coup de sifflet du maître, ne garantiront jamais la qualité du travail.
Une bonne organisation implique la prise en
compte globale d’une situation. Et dans mon cas, mon travail salarié n’était
pas la seule et unique composante de ma vie.
Si, pour prétendre au titre glorieux de
responsable de magasin, avec une équipe de moins de dix personnes à diriger, il
faut renoncer à tout le reste, je ne peux pas faire l’affaire, c’est sûr.
Maintenant, que l’on me dise que c’est une
condition indispensable au bon exercice de ce métier, je n’en suis pas
persuadée.
Mais bon, puisque je n’ai pas laissé le
temps à ceux qui auraient voulu m’expliquer tout ça de me convaincre, il n’est
pas judicieux de m’y pencher à nouveau maintenant.
Moins de deux mois après avoir démissionné
de mon premier poste de travail, j’ai quitté le second. En me disant que ce
monde là n’était décidemment plus pour moi.
Je n’avais pas saisi à quel moment j’avais
décroché, mais le fait était là, je ne tenais plus du tout le bon bout. On se
trouve un peu bête, un bout de corde molle pendant à la main, quand on pensait
être fermement assurée.
Je laissai là mes investigations stériles, m’apprêtai
à faire mes adieux à ce brave homme chaleureux et un peu interloqué par mes
voltes-faces, et m’en retournai vers d’autres paysages.
Dans un coin de tableau, en un furtif
mouvement glissé, la petite image revint à l’orée de ma conscience. Elle se
tenait là, presque sûre que je la rappellerai.
Elle ne se trompait pas.
Je m’écartai résolument de mes sentiers de
vie précédents. Pour autant, il fallait bien que je prenne quelques options
pour l’avenir.
Avec Olivier, nous avions discuté de tout
ça. Depuis que je travaillais à Saint-Jean-de-Luz, nous nous voyions bien
moins. Forcément, avec six jours de présence au magasin, et un dimanche sur
deux par là-dessus, nous ne pouvions que nous croiser inopinément le soir, quand
lui rentrait des Landes.
Jusque là, nous étions pratiquement
toujours ensemble. Cette séparation me coûtait beaucoup. Je trouvais notre vie
ridicule, mon bel amour me manquait, je n’avais plus le temps de rien.
Je m’occupais vite et mal de mes bêtes,
vite et mal de ma mère, vite et mal de mon homme. Ca n’allait pas.
Olivier partageait mon analyse, préconisait
de prendre patience.
La patience n’a jamais été mon fort. Si les
choses ne vont pas, si chaque matin vous vous levez dégoûté de la journée à venir,
je ne vois pas après quoi il faut attendre.
Non, cette vie ne m’allait pas, je voulais
autre chose pour moi, pour nous.
Puisque je voulais continuer de travailler
à la ferme, j’avais besoin de m’assurer un salaire à l’extérieur. Mon train de
vie est modeste, je n’ai pas de gros besoins d’argent. Olivier n’est pas plus
dépensier. Son salaire, un petit appoint avec nos travaux dans les jardins, un
complément de mon côté pouvaient suffire.
Nous nous demandions même si nous ne
pouvions pas envisager de nous installer complètement en indépendants, en
gardant l’exploitation agricole et en nous diversifiant sur les prestations de
services chez les particuliers.
Ca n’était pas irréalisable. Les charges
sociales en exploitation agricole sont moins importantes qu’en entreprise.
Légalement, nous pouvions cumuler les deux activités. Evidemment, il y aurait
les aléas induits, qu’Olivier connaissait déjà puisqu’il avait exercé pendant
plus de dix années d’artisanat.
Les périodes de mauvais temps où il est
impossible de travailler dehors, les impondérables de l’élevage, et autres
contrariétés nous mèneraient hors des chemins sécurisés du petit salaire
régulier qui tombe à chaque fin de mois.
Evidemment, évidemment.
Pour ma part, j’étais plutôt favorable à
cette idée. Je nous voyais très bien comme ça. Nous étions courageux tous les
deux, nous connaissions le travail, et puis nous serions ensemble.
Cet argument me semblait décisif. Olivier
était plus dubitatif. Il avait connu des périodes de vaches maigres qui lui
revenaient en relents aigres à la mémoire.
Nos discussions nous ressemblaient. J’étais
plus aventureuse, il préférait peser le pour et le contre.
Cet avenir que nous projetions à deux nous
rapprochait. A aucun moment nous n’avons envisagé de nous séparer. Les frais de
route qu’Olivier devait engager pour rentrer tous les jours depuis les Landes
grevaient lourdement son budget. Il aurait pu s’en sortir beaucoup plus
facilement en restant chez lui.
Je redoutais cette éventualité. Je
l’évoquais à demi-mots, parfois.
Mon bel amour me prenait alors contre lui
dans ses grands bras et ramenait ma tête contre son cou. Et là, j’étais bien,
je me serrai autant que je le pouvais, et j’étais bien.
Nous ne savions pas au juste ce que nous
ferions, mais nous nous aimions.
Pour le reste, je ne m’en faisais pas.
J’avais évacué les doutes et les peurs. Je ne me voyais pas en mauvaise
position du tout.
Je faisais du tri dans ma vie, comme on le
fait dans son grenier.
Envisager l’avenir avec Olivier me
plaisait. Il y avait un champ de possibilités, à nous de défricher.
Pour ma seconde démission, je
m’étais montrée moins expéditive que pour la première. Le cas de figure était
totalement différent. J’avais averti que je ne resterai pas. Mais je n’avais
aucune urgence. Je pouvais effectuer un préavis et ne pas claquer la porte au
nez de ces gens qui n’avaient aucun tort dans l’affaire.
Je continuai à m’acquitter de
ma tâche en faisant de mon mieux, et de la savoir bientôt terminée me la rendait
tout à fait agréable. Mes tout récents collègues étaient un peu intrigués par
ma décision de partir. Ces petits jeunes étaient plutôt attendrissants, et
enviaient ce qu’ils prenaient pour un luxe. Ils ne se sentaient pas la liberté
de quitter un emploi, trop contents d’en avoir un et affolés à l’idée de le
perdre.
Je les comprenais. J’avais
jusqu’aux dernières semaines partagé cette idée. J’avais été moi aussi
persuadée qu’un emploi stable est chose précieuse. Et je le pense toujours,
d’ailleurs. Mais là où mon sentiment a changé, c’est que je ne veux plus payer
le prix fort pour m’assurer une sécurité toute relative.
Ma position est peut-être
aussi différente de celle de ces jeunes qui débutent dans la vie.
Pour certains, à peine sortis
de l’enfance, ils étaient déjà chargés de famille, et ne rêvaient que d’obtenir
un prêt pour pouvoir s’établir en propriétaires. Leur idéal de vie les
conduisait à se ligoter pour des décennies. Ils signaient des deux mains pour
des engagements financiers lourds.
Ils avaient à peine eu le
temps de rêver leurs projets. Chaque jour les asservissait dans un système où
tout tournait autour des traites à rembourser, où chaque facture menaçait un
équilibre des plus précaires.
Je n’envie pas les jeunes qui
débutent dans la vie maintenant. Je trouve que c’est difficile d’avoir tout à
construire ces temps-ci.
Peut-être est-ce un effet de
mon âge déjà avancé, mais non, vraiment, je ne voudrais pas avoir vingt ans
aujourd’hui.
Ca tombe bien, ça fait bien
longtemps que je ne les ai plus !
J’avais pu vérifier qu’un
emploi de base, ça peut se trouver. Bien-sûr, il ne faut pas être regardant sur
le secteur d’activité. Il faut oublier les avantages acquis durant une carrière
professionnelle antérieure. Redémarrer de zéro, c’est possible, mais ça n’est
pas facile.
Je savais pouvoir si besoin
trouver un travail alimentaire. Et je pouvais m’en contenter, puisque j’étais
quand même établie dans la vie. J’avais un toit sur ma tête, pas de crédits à
rembourser, des besoins on ne peut plus modestes.
Réconfortée par cette
assurance, je pouvais examiner les opportunités offertes dans une bien plus
grande sérénité que je ne l’avais fait après ma première démission.
J’avais entre temps mieux
défini mes priorités, puisque j’avais pris le temps d’y réfléchir, chose que je
n’avais jamais faite avant.
Une de mes boutades favorites
du temps où mes supérieurs m’abrutissaient de chiffres froids et peu séduisants
était qu’il fallait avant toute chose penser à « la qualité de vie ».
Tout n’était pas dans les résultats,
les performances. Il fallait plutôt privilégier le bien-être, rechercher la
plénitude d’âme à la satisfaction de chacun. Je le disais et j’en étais
convaincue, même si je n’appliquais pas spécialement.
Et bien là, pour le coup,
j’étais décidée à mettre mes préceptes en pratique. J’avais sorti la tête hors
de l’eau. Et l’horizon m’y était apparu amical.
Olivier restait empêtré dans
ses inquiétudes. Il ne parvenait pas à se dégager des filets de la routine du
travailleur salarié.
Le salaire, minimum, minime,
à peine suffisant, mais bon, garanti, et régulier. Il s’y accrochait.
A force de discussions, nous
étions quand même arrivés à trouver un terrain d’entente.
J’allais reprendre la ferme
en activité principale. Je n’allais pas pouvoir en vivre, je le savais. Pour
compléter, je prendrais un emploi salarié à temps partiel. En même temps, nous
allions développer notre clientèle dans les activités de jardinage. Si nous
arrivions de cette façon à nous assurer un revenu suffisant pour nous faire
vivre tous les deux, Olivier pourrait se mettre lui aussi à temps partiel.
Nous conciliions ainsi nos
deux perspectives. La garantie d’un revenu régulier, et le plaisir d’une
activité professionnelle agréable. Economiquement, c’était jouable. Dans la
pratique et à condition de ne pas se mettre à compter les heures, c’était
réalisable.
Je ne désespérais pas
d’arriver à terme à nous libérer de nos emplois salariés. Nous couvririons des
charges raisonnables sous le régime agricole pour nous assurer une couverture
sociale indispensable, avec les revenus de nos activités secondaires mais
pécuniairement plus fructueuses dans les jardins.
Olivier connaissait mes
théories, il y adhérait, mais préférait garder une option plus sécuritaire.
Cette plateforme commune
installée, je pris les dispositions administratives nécessaires auprès de la
vénérable Mutualité Sociale Agricole.
J’étais emballée.
Nous avions fêté notre
nouveau départ autour d’un bon dîner dans un restaurant près de la plage
d’Hendaye. Une soirée terriblement romantique, les yeux dans les yeux, où nous
avions clairement compris que derrière la joie de nous être dessiné un avenir
professionnel partagé, nous avions surtout le bonheur d’être ensemble et de
sentir chacun chez l’autre une solide envie de le rester.
Nous avons été heureux ce
soir là, amoureux et heureux de l’être.
C’était un samedi soir, nous
étions au début du mois de juillet.
Comme de juste, le lendemain,
c’était dimanche.
Un dimanche que rien de
particulier ne signalait particulièrement, un dimanche tout à fait ordinaire.
Très ordinairement, le
dimanche midi, la famille au complet se réunit autour d’un apéritif. On
commente la semaine, parfois l’actualité, locale, nationale et internationale,
mais beaucoup plus spécifiquement, la toute locale, voire, familiale.
Nous sommes assez peu ouverts
sur le monde. Les enjeux politiques nous demeurent obtus. Les débats
philosophiques nous dépassent complètement. Les problèmes sociaux-économiques
nous dépriment.
Alors, nous en restons
classiquement aux petits ragots de voisinage, aux étroites questions de la vie
quotidienne, et, finalement, égoïstement, mais je suppose très communément,
tout ce qui n’est pas en relation directe avec nous, nous le laissons à la
porte, pour d’autres, plus inspirés ou mieux qualifiés.
Nous rions généralement
beaucoup, et pour pas grand-chose. C’est assez plaisant et diverti.
Ce dimanche là, je ne me
souviens plus quels furent les sujets abordés. Rien de remarquable sans doute.
Nous étions tous réunis autour de la table familiale de la ferme.
Ma mère en bout, toute
recroquevillée sur sa chaise mais n’en perdant pas une miette, hochait la tête
aux interventions des uns et des autres, en sirotant un demi-verre de porto.
Cette femme n’a jamais touché
une goutte d’alcool avant ses quatre-vingts printemps. Mais depuis, on ne lui
retirerait pas son apéritif favori sans risquer de lui susciter une énième
attaque, qui pourrait pour le coup lui être fatale. Alors, pour ne pas avoir à
porter la culpabilité d’une telle disparition provoquée, nous servons à cette
diabétique sujette à des ruptures d’anévrismes répétées sa dose de sucre
liquide accompagnée de cacahuètes caramélisées dont elle raffole.
Et quand le médecin en visite
épisodique nous demande si nous faisons bien attention à son alimentation, nous
acquiesçons avec conviction.
Le débat anarchique
s’installe sans maître de cérémonie attitré. Les plus forts en voix mènent la
danse, les autres se glissent dans les trous de respiration pour des interventions
éclairs.
Nous nous quittons
habituellement pour déjeuner. Tout le monde demeurant dans un périmètre de
moins de cent mètres, les petits groupes se dispersent dans la cour en
échangeant quelques dernières remarques de la plus haute importance.
En comité réduit, les
commentaires fusent ensuite dans les maisons.
Chez nous, ma mère un peu
ivre somnole jusqu’à ce que je la traine tant bien que mal vers son lit. Mon
père ne tarde pas à la suivre pour une sieste réparatrice.
Le dimanche après-midi, c’est
relâche. On ne prévoit en principe pas de travaux particuliers, sauf en saison
de récolte ou de fanaison.
Ce dimanche là, il ne devait
rien y avoir de spécial au programme.
Avec Olivier, nous sommes
allés faire une promenade dans les champs avec les chiens. Le circuit ne manque
pas de charme et chaque saison nous rend le paysage particulier.
Au retour, nous devions
soigner les bêtes, assurer l’intendance pour mes parents. Et puis, nous
monterions à la maison, pour ne pas nous coucher trop tard. La soirée
romantique de la veille nous avait privés de quelques heures de sommeil.
Tout vivifiés de grand air,
nous étions à peine entrés dans la cuisine sombre quand mon frère m’interpela
d’un ton inhabituellement agressif chez lui :
-
Bon, commença-t-il en raclant inutilement
une chaise sur le sol, il faut que tu me signes un papier pour les terres.
J’étais très surprise, par le ton,
l’attitude, et les paroles bien-sûr.
Ce frère est le plus jeune des garçons de
la famille. Il est de quatre années mon aîné. Je l’ai dit plus haut je crois,
il est célibataire et habite toujours avec mes parents. Vu son âge et sa vie
sociale on ne peut plus calme pour ce que nous en connaissons, tout le monde
pensait qu’il finirait à la ferme, paisiblement.
Je me suis toujours très bien entendue avec
lui. Il est d’un naturel tranquille. Un peu dolent sans doute, mais son allure
et son mouvement vont bien avec sa silhouette. Il pèse plus de cent-vingt kilos
pour moins d’un mètre soixante-dix. Il se déplace lentement. Comme on s’y
attend d’une telle tournure.
Avant ma rencontre avec Olivier, nous nous
promenions souvent ensemble, le dimanche après-midi justement. Nous n’avions
pas tellement de complicité, nous ne parlions pas forcément beaucoup, mais nous
partagions ces moments, pour ma part avec plaisir.
Depuis que je suis en couple, bien-sûr,
nous nous sommes éloignés l’un de l’autre. Mais je n’avais à aucun moment senti
une quelconque animosité. Il plaisantait même volontiers avec Olivier et rien
ne signalait que quelque chose le tracassait dans nos relations.
Pour les terres dont il parlait, il les
avait achetées dix ans plus tôt à mon cousin américain. Ce cousin les avait
héritées de son père, le frère de ma mère, parti aux Etats-Unis depuis
longtemps, et mort là bas à cette époque. Le garçon n’avait pas
l’intention de conserver des biens en France, et souhaitait liquider cette
succession. Il avait fait le voyage dans ce but, avec sa mère, aux alentours de
la Toussaint.
Joe, c’est son prénom, ne parlait que
l’anglais. Sa mère hachait un espagnol incompréhensible et son basque nous
laissait perplexes. La communication était difficile. Forte de mes années
d’étude de l’anglais scolaire, je servais d’interprète, comblant par ma grande
imagination les lacunes de ma science défaillante.
Tant bien que mal, nous nous comprenions,
et nous étions arrivés à nous entendre sur un prix et des conditions.
Le cousin n’était pas de la famille pour
rien. Il savait compter et aimait l’argent. Il s’était renseigné avant de venir
et connaissait un peu les fantaisies de nos règles d’urbanisme françaises. Il
avait parfaitement saisi que la valeur de son terrain tenait à la possibilité
d’y faire construire.
Il ne comprenait pas bien pourquoi la
parcelle jouxtant son terrain pouvait être bâtie, et par ce fait valait son
petit pesant d’or, quand la sienne, en terrain agricole inconstructible, ne
représentait pas grand-chose en prix de vente.
Ca le désolait, il avait pris des
informations, mais bon, le temps lui manquait et il voulait conclure l’affaire
avant de s’en retourner au pays.
Sa propriété couvrait une douzaine
d’hectares, sur la commune d’Urrugne. Ces terres étaient répertoriées sur mon
relevé d’exploitation. Le cousin le savait, il était d’accord pour vendre à un
prix raisonnable, si ces terres restaient agricoles. J’imagine que l’idée de
vendre à bas prix ce qui pouvait valoir dix fois plus en terrain à bâtir lui
était désagréable, mais il s’y résignait.
Rien ne lui garantissait pour autant, qu’à
l’occasion d’une révision du plan d’urbanisme, la valeur de son bien ne
changerait pas. Mais il lui semblait qu’en spécifiant sur le document notarié
que ces terres étaient agricoles, que j’en étais l’exploitante, il se
prémunissait d’une possible très mauvaise affaire.
J’avais quelques difficultés de
vocabulaire, je ne comprenais pas tout, mais bon, je voyais bien que le « cousinou »
flairait une embrouille de la part de mon frère. Il paraissait plus en
confiance avec moi, et voulait absolument que je sois partie prenante de
l’affaire.
Pour ma part, en accord avec mes parents,
puisque ces terres avaient depuis des décennies été cultivées par ma famille,
j’étais attachée à l’idée qu’elles le restent. Mon frère envisageait d’investir
ses économies, il en avait là l’occasion, tout concordait.
J’avais bien en tête nos conversations
laborieuses autour de cette transaction. Mes parents assistaient à nos
échanges, et il y avait donc là mon frère, le cousin américain, sa mère, et
moi-même.
J’ai encore à l’esprit, et j’ai du mal à
croire que cette image se soit effacée de celui des autres assistants à la
scène, le doigt tendu du cousin quand il scandait lentement pour être sûr
d’être bien compris :
-
Antton
‘ll be the owner, and Marie-Louise the farmer.
Même avec notre anglais basique, il n’y
avait pas de quoi se tromper, les choses étaient parfaitement claires.
Au moment de la signature de l’acte de
vente, quelques jours seulement plus tard puisqu’il avait fallu dans la semaine
régler rondement le tout, j’étais là, avec mon cousin et mon frère, et j’avais
tout comme eux paraphé chacune des pages présentées. L’homme de l’art en avait
fait lecture avant, l’acheteur en avait eu copie après.
Tout allait pour le mieux dans le meilleur
des mondes. J’étais, après mon grand-père et mon père avant moi, l’exploitante
agricole de ces parcelles propriétés de mon frère.
Quand nous avions quelques années
auparavant encore, vite après l’achat, entrepris d’importants travaux de
remblaiement, j’étais montée au créneau contre la mairie d’Urrugne et les
voisins nouvellement établis qui voulaient nous interrompre à cause des
nuisances provoquées par le passage des nombreux camions venus apporter les
centaines de milliers de mètres-cube de terre nécessaires à l’opération.
C’avait été une jolie partie de bras de
fer, mais nous avions réussi à rendre ces terres cultivables dans leur
quasi-totalité, quand avant ça une grande partie restait en friches, trop
accidentée pour être accessible aux engins agricoles.
Nous avions été soudés tout ce temps là et
à aucun moment notre entente n’avait failli.
Ce dimanche soir, au ton et à l’attitude de
mon frère, il y avait manifestement une fêlure dans notre harmonie familiale
autour de cette affaire de terres.
-
De quels papiers tu parles ? lui
demandai-je.
J’étais sur la défensive, et mon ton ne
devait pas être particulièrement amène.
-
Je veux mes terrains libres.
-
Pourquoi, tu veux les vendre ?
-
Non, non, du tout. Je les veux à moi, sans
personne dessus, c’est tout.
Il ne me regardait pas en parlant. Mes
parents, assis autour de la table, ne pipaient mot. Il y avait aussi un autre
de mes frères, bras croisés, qui faisait les cent pas dans la pièce. Une
atmosphère hostile, très électrique.
-
A part pour vendre, je ne vois pas en quoi
ça te gêne que je sois dessus, justement. Ca a toujours été entendu comme ça.
Alors dis-moi au juste ce que tu as en tête, et on en parlera.
J’avoue que je n’étais pas particulièrement
apaisante dans mes propos. Je sentais tant d’animosité dans l’air, j’étais très
contrariée de la tournure prise dans cet échange.
A voir la vague carmine envahir les joues
rebondies du frérot, il ne l’était pas moins que moi.
-
Je n’ai pas besoin de te parler de quoi que
ce soit. Tu me libères mes terrains, c’est tout. Tu n’as qu’à me signer le
papier. Je ne suis pas pressé, on peut mettre que tu resteras dessus pendant
quelques années. Ces terrains, je les ai achetés avec mon argent, ils sont à
moi.
Olivier était un peu pâle, les autres
toujours muets, et moi, la moutarde commençait à me monter gentiment au nez.
-
Ces terrains, tu les as achetés, avec moi
dessus. Et si tu ne me dis pas pourquoi ça te gêne maintenant, je ne te
signerai aucun papier, ni là, ni dans un an, ni jamais.
Je campai fièrement sur ma position,
arrogante à souhait. Mon frère prit feu :
-
Alors, si tu ne veux pas signer, je n’ai
plus qu’à te tuer !
Ben voyons, en voilà une
idée ! A ce moment, les conditions d’une discussion familiale sereine et
constructive avaient depuis longtemps volé en éclats perdus.
Nous ne sommes vraiment pas
des gens violents, dans la famille, nous serions même plutôt des poltrons. Mais
en parole, nous sommes capables des pires déchainements. Et là, en quelques
phrases, nous étions au plus fort de la tragédie grecque, quand le dénouement
de la crise réclame le sang versé.
J’étais un peu dépassée par l’évènement.
J’avais été prise par surprise. Je n’aimais pas cette scène, et je n’aimais
surtout pas que mes parents et Olivier en soient les spectateurs. Pour l’autre
frère, à le voir aux côtés de mon futur tueur, je comprenais qu’il n’était pas
totalement neutre, et qu’il se rangeait de son côté.
Avec tout ça, j’étais hérissée comme
jamais, et sûrement pas impressionnée par la menace.
J’ai eu l’occasion dans ma vie d’en entendre
d’autres, et d’ailleurs assez souvent du même registre, curieusement. Avec tous
ces gens fermement décidés à attenter à ma petite existence, nul doute que je
ne finisse un de ces jours dans les colonnes des faits divers d’un journal
local. Ma foi, puisqu’il faut bien mourir un jour, pourquoi pas sous les
assauts passionnés d’un meurtrier. A choisir, ça ne manque pas de panache…
-
Tu me tueras peut-être, et sans mal, mais
tu ne me feras jamais peur, gros con !
Et voilà de la répartie qui calme le jeu
n’est-il pas ?
J’étais dressée sur mes ergots. Je ne
levais pas beaucoup le ton.
Je suis restée fragile des amygdales après
une sérieuse infection mal soignée. Je ne peux pas me permettre des montées de
ton impromptues sans les payer très vite d’une inflammation douloureuse de
toute la gorge. Aussi, au plus fort de la colère, j’ai plutôt tendance à parler
plus doucement qu’à l’ordinaire, et plus lentement aussi, histoire de bien
impacter chacun de mes mots dans l’esprit de mon adversaire.
La situation était bloquée en un point
névralgique. Je choisis d’arrêter la partie.
-
Et maintenant, tu nous laisses dîner
tranquillement.
Il devait être lui aussi un peu étonné du
développement de l’affaire. Il choisit de tourner les talons et s’en alla sans
plus de commentaires.
L’air devint immédiatement plus respirable
dans la cuisine.
Mon père toussota, ma mère remit une mèche
de cheveux en place.
Olivier me prit aux épaules et le second
frère s’assit en hochant la tête.
Le plus fort de l’alerte était derrière
nous. Mais mon saisissement était complet.
-
Qu’est-ce qu’il lui prend ?
demandai-je à la cantonade.
Je sentais mon pouls battre douloureusement
dans ma gorge. Je tâchai de contrôler un tremblement naissant. Il m’avait secouée,
le bougre, avec ses menaces !
Pour me donner une contenance, je me servis
un verre de café, et le ronronnement du four à micro-ondes occupa un instant le
silence.
Je m’étais ressaisie suffisamment. Je me
tournai vers la tablée où Olivier avait pris place à son tour.
-
Il vous a parlé de quelque chose ?
Je m’adressai à mes parents. Le frère resté
présent fuyait mon regard.
-
Ca fait une heure qu’il marmonne tout seul,
me répondis mon père. On ne comprend rien à ce qu’il raconte. Je ne sais pas ce
qu’il a.
-
Et toi, tu ne sais rien non plus ?
J’interrogeai le frère. Il haussa les
sourcils et avança les lèvres en secouant négativement la tête.
-
Il doit vouloir vendre, affirma ma mère. Il
y a sûrement une sale femme là derrière !
Venant d’une vieille femme si débilitée,
une telle énergie était surprenante. Tout juste, si elle ne tapait pas du poing
sur la table.
Je ne voulais pas rajouter de tension supplémentaire.
Il y en avait eu suffisamment pour le moment ! Je me sentais plus calme,
et de voir que mes parents étaient aussi étonnés que moi me rassurait. Au
moins, il n’y avait pas de complot familial dans mon dos.
C’est que ces derniers temps, je m’étais
rendue compte de mon manque total de clairvoyance. Après une cabale dans le
travail, j’aurais très bien pu passer à côté d’une coalition guerrière à la
maison…
Rassurée de sentir les miens alliés à ma
cause, je tâchai d’alléger leurs inquiétudes.
-
Bon, là, je ne comprends pas bien. Mais je
le verrai plus tranquillement plus tard. Pour le moment, vous allez dîner,
d’accord ?
-
Oui, oui, tu verras ça avec lui. Allez,
mangeons.
Mon père a une sainte horreur des conflits.
Il cherche toujours à éviter les discussions oiseuses, quitte à laisser pourrir
la situation. Un fervent adepte de la politique de l’autruche. On voit, mais il
suffit de dire qu’on ne voit pas, et aussi bien, la chose à voir disparaîtra
d’elle-même entre-temps.
J’imagine qu’en quatre-vingts ans
d’existence en ce bas monde, il a du vérifier plus d’une fois l’inanité de sa
conviction. Mais bon, il suffit que la tactique ait fonctionné une ou autre
fois, pour le persuader du bien-fondé de sa logique et l’inciter à continuer de
l’appliquer en toute occasion.
Ma mère n’est pas du tout du même genre.
Même très affaiblie par la maladie, elle reste combative, et ne recule jamais
devant l’affrontement. Il y a même des fois où on se demande si elle ne le
recherche pas sciemment.
Ce dimanche soir, elle se sentait en grande
forme, et cette amorce de conflit en famille l’enflamma comme en ses plus
belles années. Elle nous gratifia d’un chapitre très argumenté sur l’influence
désastreuse des femmes intéressées sur les andouilles comme son idiot de fils.
Elle nous cita deux ou trois relations du su nommé qu’elle suspectait très
sérieusement.
Depuis sa dernière attaque cérébrale, elle
souffre de difficultés d’élocution. Elle a parfois du mal à trouver ses mots,
et s’énerve souvent contre sa langue qui patine. Ce jour là, sous l’influence
de la colère, les paroles lui coulaient très librement et elle énonçait sans
entraves des idées tout à fait sensées.
Au moins, notre scène précédente
aurait-elle eu cet effet bénéfique de fluidifier les facultés d’expression
orale de ma mère.
Mon père se concentra sur la partie de
pelote rediffusée à la télévision.
Mon frère ne trouva rien de particulier à
rajouter à l’argumentaire.
Je terminai de ranger la cuisine avant de
monter avec Olivier, après un dernier tour d’étable.
Mon bel amour était un peu pâle. Il n’avait
jamais assisté à une querelle chez nous. Les propos violents de mon frère, la
tension palpable, ma réaction, tout ça était très inhabituel.
Il nous avait souvent entendus plaisanter
sur des sujets même graves. Nous parlions très librement de leur mort en
présence de mes parents. Nous ne nous privions pas de nous envoyer bouler les
uns les autres sans y mettre de gants.
Là, la situation était bien différente, et
il le sentait sans mal.
Revenus dans notre nid, nous avons discuté
de tout ça, sans avancer d’un pouce sur une quelconque explication de ce
revirement.
Par contre, nous avons immédiatement fait
le lien avec notre projet de vie. Sans ces terres, je ne pouvais plus
m’installer en exploitation agricole à titre principal.
Nous étions d’accord pour ne pas tenter une
création d’entreprise artisanale dans les métiers du jardin, avec un plancher
de charges encore trop élevé pour le niveau de revenus que nous en tirerions,
compte-tenu de notre écartèlement géographique entre les Landes et le
Pays-Basque.
La projection si séduisante que je m’étais
faite tombait à l’eau. C’en était déconcertant. A croire que mon frère
n’attendait que ça.
Jusque là, le fait d’avoir sa propriété en
culture n’était qu’un arrangement dont je pouvais facilement me passer. A
partir du moment où j’avais décidé de me lancer dans cette voie agricole,
j’avais besoin de ces terres pour avoir le minimum de surface requis.
J’avais signé les papiers d’inscription
moins d’une semaine avant.
Je m’étais engagée à payer des cotisations
en conséquence.
Mon frère ne pouvait pas exiger que je lui
restitue ces terres sans plus de motifs. Nous n’avions jamais signé de bail
avec une date de clôture. J’exploitais des terrains que mon père et mon
grand-père avaient cultivés avant moi depuis plus de soixante-dix ans.
J’étais en droit de refuser ce qu’il me
demandait. Et mon premier mouvement était de le faire.
Olivier était plus partagé. Il en tenait
plus pour que nous nous rapatriions dans les Landes pour nous faire une vie là-bas.
Je lui accordai que financièrement et
logistiquement, c’était bien-sûr préférable. Mais il y avait mes parents. Il y
avait mon attachement à la ferme. Il y avait le refus de me laisser dicter ma
conduite.
Il y avait tout l’entêtement et
l’agressivité dont une petite femme est capable.
Il s’inclina, pas convaincu, mais résigné.
Mon frère ne rentra qu’assez tard. J’avais
à peine perçu le bruit du moteur de sa voiture, que je me précipitai dans la
cour pour l’intercepter.
Je n’étais pas partisante de reprendre une
envolée dans la cuisine. Mes parents dormaient à cette heure là, et je ne
voulais pas les réveiller par les éclats d’une autre dispute.
Mon frère, lui, n’avait pas ses scrupules.
Quand je l’informai que je refusais de
libérer ses terres, il reprit sa litanie de menaces, et il aurait fallu être
mort, comme il m’annonça encore que j’allais bientôt l’être, ou au moins tout à
fait sourd, pour ne pas l’entendre à des kilomètres à la ronde.
Nos échanges escaladèrent allègrement toutes
les marches de la crise d’hystérie pendant les deux jours suivants.
J’étais désemparée. Mes parents pleuraient
sans attendrir leur fils complètement survolté.
Ma mère en tenait toujours pour la lutte.
Elle voulait en découdre avec cette « sale femme », sans avoir
pourtant déterminé avec certitude laquelle ce pouvait bien être. Ennuyeux,
quand on veut porter une attaque foudroyante, de ne pas bien discerner la
cible…
Mon père voulait jeter cet ingrat à la
porte. Qu’il parte, et qu’on n’entende plus jamais parler de lui !
Ma foi, les choses prenaient une tournure
bizarre...
J’étais fatiguée de hurler à tout bout de
champ. Je n’étais pas sûre de vouloir me battre avec mon frère, pour défendre
un projet incertain.
Je décidai de capituler.
Dieu sait que ça n’est pas dans mes usages,
mais je ne supportais plus de voir deux vieux en larmes, je percevais les
doutes d’Olivier, j’étais très déçue de voir ma famille sur le point d’éclater
pour une histoire aussi bête.
Après un débat rapide mais décisif avec les
parents, je convoquai en conseil extraordinaire l’ensemble de mes frères pour
les mettre tous au courant.
J’avais tout de suite signalé ces
changements aux services administratifs concernés. Mon frère voulait que je lui
libère ses terres au terme de quelques années. Je les libérai immédiatement.
Nous avions prévu de nous retrouver le soir
dans la maison nouvellement construite du troisième de mes frères.
L’ambiance était un peu tendue, mais sans
plus. J’avais décidé, j’étais soulagée.
En quelques mots, j’annonçai que
j’abandonnais toutes les terres, y compris celles de mes autres frères. Eux ne
m’avaient rien demandé, mais je n’avais aucun intérêt à ne conserver que
quelques hectares insuffisants.
Je fis part de la position de mes parents,
et signalai à mon ancien propriétaire enfin libéré qu’il était aussi libre de
se trouver un logement, puisque son départ était souhaité, dans la perspective
de retrouver un peu de calme à la maison.
Je terminai en disant que je m’étais
toujours occupée de mes parents, qu’ils voulaient que je continue, et que je le
ferai tant qu’ils en seraient d’accord. Par contre, je ne pourrais plus
continuer de payer les factures comme je le faisais avant. J’avais démissionné
de mon travail et il était hors de mes possibilités financières du moment de
payer seule pour la communauté.
A partir de là, on pouvait me demander des
comptes sur ce qui s’était passé avant, je les tenais à disposition. Pour la
suite, j’allais en référer uniquement à mes parents, et à personne d’autre.
Mes déclarations solennelles furent
accueillies dans un silence étonnant pour une famille aussi richement dotée en
hurleurs.
Je ne voulais pas spécialement rendre les
choses pénibles, mais les mots à dire devaient l’être, et l’étaient.
Dans la foulée, je précisai que nous
allions garder les vaches. Pour les nourrir, nous achèterions le fourrage et le
grain, puisque nous n’avions plus de quoi le produire nous même.
Mes parents avaient quelques économies.
J’allais les utiliser avec leur accord. Evidemment, à ce train, elles
fondraient comme neige au soleil. Si besoin, les enfants devraient se préparer
à pourvoir aux besoins de leurs géniteurs. Je les avertirai le moment venu.
Ce dernier volet secoua les plus inertes.
Je l’ai dit déjà, la famille est assez près de ses deniers. Et là, ce possible
coup porté au portefeuille ne pouvait laisser personne indifférent.
Les réactions ne se firent pas attendre.
Je commençais à m’amuser.
Des éclaircissements sur ce point
particulier furent sollicités.
J’annonçais en vue d’éclairer les lanternes
que nous envisagions par exemple d’augmenter les loyers dérisoires que les
membres de la famille acquittaient pour paiement de l’occupation de certains
appartements de la grande maison propriété des parents.
Par exemple, un quatre pièces de
soixante-quinze mètres-carré, modiquement loué pour cent-cinquante euros mensuels,
pourrait passer à cinq ou six-cents, plus en rapport avec la moyenne des prix
pratiqués alentours.
Mon frère, grand propriétaire terrien,
logé-nourri-blanchi gracieusement aux frais de ses vieux père et mère depuis
cinquante ans, devrait payer une pension au moins équivalente, le temps de se
trouver un logement et d’y emménager.
Evidemment, nous comprenions bien que nous
devrions nous passer de ses compétences mécaniques pour les réparations si
fréquentes de nos machines hasardeuses. Qu’à cela ne tienne : nous
remplacerions simplement par du matériel flambant neuf les engins en panne.
Ainsi, nous nous passerions de ses services.
Je reconnais que je faisais payer à
l’assemblée ma déconvenue des jours précédents. Tous n’étaient pas en cause, et
pourtant je n’épargnai personne. Je savourais mesquinement l’étonnement
manifeste des uns et des autres, et le vent d’effroi qui balayait les esprits
percutés me consolait de ma propre déception.
Nous avions été une famille unie. Nous
devenions presque des ennemis les uns pour les autres.
J’avais fini de parler. Un silence lourd
s’invita autour de la tablée.
Le
frère aîné, Gabriel de son prénom tel l’ange annonciateur, intervint :
-
Mais, commença-t-il d’un ton grave,
pourquoi tout ça va si vite ? Pourquoi on ne prend pas le temps de
voir ? Je ne comprends pas comment on en est là.
Cet homme est d’une grande pondération. Et
il a comme son père horreur des esclandres. Là, pour le coup, il était un peu
choqué, et demandait une pause pour avoir le temps de se reprendre.
Je n’avais plus envie de répondre et
d’expliquer. Et d’ailleurs, j’aurais été bien en peine !
-
Demande-le lui, à lui ! préconisai-je
laconiquement.
S’en suivirent en provenance du désigné
coupable des explications embrouillées sur le fait de vouloir prendre sa vie en
main, d’en avoir assez d’être toujours sous la coupe des uns et des autres, et
autres approximations psychologiques du même genre.
J’écoutai d’une oreille très méfiante. Je
n’avais jamais entendu ce chant avant. J’avais plutôt déploré une trop grande
facilité à se laisser totalement assister, au contraire.
Mais tout ça ne me concernait plus. J’avais
terminé ma partition, là encore on m’avait enjoint d’abandonner mon rôle et de
quitter la scène. Je l’avais fait. Qu’on ne m’en demande pas plus.
Tout le monde était d’accord pour la partie
participation financière de chacun, non sans regrets, mais bon, ces gens là ne
manquaient pas d’un certain esprit de justice. Ils m’accordaient de mauvaise
grâce mais en bonne foi que je ne devais pas supporter seule le poids
économique de la charge de mes parents.
On ne demandait pas de comptes, on avait
confiance. Bien.
Par contre, et curieusement, ce que la
majorité représentée refusait, c’était que les voisins puissent penser que mon
frère refusait à mon père le droit de cultiver des terres qu’il avait
défrichées seul dans sa jeunesse.
J’avoue que je n’y avais pas du tout pensé.
Et là, devant cet énoncé d’une vérité incontestable, je ne comprenais pas la
nécessité de sauvegarder une image vide de famille préservée.
Notre unité passée était dévastée, c’était
un fait. Je ne voyais ni l’intérêt, ni d’ailleurs les modalités d’une manœuvre
de dissimulation à destination de l’extérieur.
Pourtant, tous mes frères insistèrent, pour
que les choses « soient comme avant ». Tout en assurant que ça
n’était pas possible dans le fond, je promis de tenter d’infléchir mes parents
dans le sens d’une réconciliation de façade. Un reste de respect démocratique
devait gouverner mes pensées, sans doute !
Nous nous mîmes d’accord pour sauver les
apparences.
Mon plus jeune frère prendrait à sa charge
les frais d’exploitation de la ferme pour prix de sa pension. Il s’engageait à
nous pourvoir en foin et céréales. Il pourrait rester là à cette condition, et
ainsi prendre les affaires en main comme il le souhaitait.
Je m’occuperai du bien-être de mes parents,
en puisant dans leurs économies si nécessaire.
Les autres frères se déclarèrent satisfaits
de l’arrangement, et satisfaits surtout que pour eux et dans l’immédiat, rien
ne change.
L’éventualité d’avoir à mettre la main à la
poche était repoussée à une époque ultérieure. Le petit frérot resterait là. La
crise naissante serait étouffée dans l’œuf. Tout roulait.
Quand même, souligna encore le frère aîné,
il ne fallait pas se laisser emporter comme ça. Nous devions maîtriser nos
paroles. Ces excès nous entraînaient trop loin.
La leçon à retenir était entendue. Nous
pouvions nous quitter bons amis.
Sur ces bonnes paroles, nous nous
apprêtions à nous séparer.
C’est à ce moment, que mes nerfs me
lâchèrent, sans avertissement.
J’ai une sensibilité émotionnelle d’un
niveau courant, je pense. Les choses me touchent. Je me mets en colère, j’ai de
la peine, j’ai des moments de joie, comme tout un chacun.
Je suis capable à l’occasion d’un peu de
sensiblerie, même, encore que ce ne soit pas mon penchant naturel. J’accepte
tout à fait le fait d’éprouver les émotions, et j’en comprends les
manifestations sans mal.
Par contre, je suis d’une grande sobriété
dans leur expression.
J’extériorise très peu mes états d’âme.
J’arbore une humeur plutôt égale, et j’évite de me laisser emporter par les
vagues de mes sentiments.
Je sens, j’éprouve, mais je montre peu. Je
sursois souvent à la manifestation de mes réactions intérieures. Je suis
pourtant très spontanée dans mes réflexions, beaucoup moins dans mes ressentis.
Un coussin temporel sépare le stimulus
émotionnel de la réaction manifestée. Je ne connais pas la raison de ce
mécanisme psychique. Je ne fais que le constater. C’est après tout aussi
confortable à vivre que ce que j’observe autour de moi.
En cette occasion de conflit familial,
j’avais gardé mon sang-froid. J’avais été étonnée, déçue, contrariée, mais je
n’avais pas senti mes émotions prendre le pas sur mon raisonnement.
Durant notre débat, j’étais normalement
tendue, très attentive aux paroles et aux attitudes des uns et des autres. Mais
pas particulièrement bouleversée. J’étais en un sens libérée du poids de la
décision à prendre. Ca, c’était fait.
Je n’avais pas pris la mesure de mon état
nerveux. J’étais toujours aussi occupée entre le magasin, la ferme et ma mère.
Je sentais Olivier solide et droit à mes côtés. Je me savais capable de prendre
une autre option que celle que mon abruti de frère avait fait capoter sans que je
sache pourquoi.
Pour une part, j’étais même exonérée d’une
responsabilité réelle et pesante. Puisque les charges financières de
l’exploitation m’étaient enlevées, puisque j’avais avalisé le fait que je ne
paierai plus comme je le faisais avant, ma situation matérielle s’allégeait
considérablement.
Suivant le schéma retenu, je continuerai de
m’occuper de mes bêtes, sans plus avoir à payer. Je puiserai si nécessaire dans
l’épargne confortable sans être mirobolante de mes parents. Jusque là, j’avais
compensé par des ponctions sur mon salaire les manques des maigres revenus de
retraités agricoles. Il y avait les loyers encaissés, oui, mais en contrepartie
ma mère coûtait cher, bien plus que ce que couvraient les aides obtenues, comme
l’avait si délicatement observé la fine dame du Conseil je ne sais quoi al.
Personne ne m’a jamais demandé ce sacrifice
financier. Mes parents auraient
signé tous les papiers nécessaires pour me
permettre d’utiliser leur argent. Ils l’ont fait sans barguigner en cette
occasion. Je suppose même qu’ils étaient persuadés que c’était déjà une
situation établie, et trouvaient cela tout à fait légitime.
Je
me suis créé ce devoir de tout assumer seule. Je pouvais le faire, je l’ai
fait. Ca ne m’a jamais pesé. Ca me donnait une belle image de moi, fille méritante
et courageuse, intègre et plus juste que juste.
A
partir du moment où les choses changeaient comme elles changeaient, j’étais
beaucoup plus à mon aise financièrement. Pour couvrir mes seuls besoins, il ne
me fallait pas grand-chose, j’y arriverai sans mal.
J’aurais
donc du être plutôt contente, à l’issue de ce conseil de famille.
Et
bien, je ne l’étais pas, du tout.
J’avais
bien intégré tous ces éléments. J’avais à peu près mesuré la portée des
changements induits.
Mais
j’étais blessée.
Je
ressentais de nouveau à si peu d’intervalle cette impression désagréable d’être
écartée. J’avais à mon sens fait de mon mieux, sans compter ma peine.
Et
ça n’avait pas suffi. Je m’étais trompée. On me demandait de me pousser de là,
j’étais rejetée. Je ne prenais pourtant pas beaucoup de place, je restais dans
mon petit domaine d’action, sans rayonner plus large. Et bien, c’était encore
trop, je devais m’effacer, m’ôter de là, disparaître, quoi.
Moi
qui faisais toujours passer ma famille avant tout le reste, moi qui m’y sentais
à l’abri, je la perdais.
Nous
nous étions levés. La discussion s’était jouée en extérieur, sur la terrasse
surplombant les champs alentours. Le soir tombait suavement, les silhouettes
des arbres s’assombrissaient contre le ciel encore rosé du soleil couchant.
Ma
vieille chienne lovée sur mes genoux, que je caressais distraitement tout le
long de la soirée, s’ébroua en sautant à terre.
Nous
pénétrions dans la maison à traverser pour prendre congé. La grande pièce
n’était pas encore meublée, les futurs habitants n’avaient pas encore emménagé.
Avant
de partir, le frère-hôte nous fit les honneurs de sa cuisine rutilante à peine
installée.
Je
me sentais bizarre, vidée, très triste.
En
m’approchant du comptoir de bois pour admirer je ne sais quel appareil ménager,
je sentis ma chienne se glisser contre mes jambes, pour réclamer d’autres
caresses.
Cette
vieille bête m’a suivie pendant des années. Elle a été joueuse, malicieuse,
attachante comme ces petits bâtards savent l’être. Le grand âge la rendait
moins espiègle, elle était devenue sourde et ses pupilles bleutées lui
faisaient l’âme opaque.
Je
me penchai vers elle. Elle se serra contre mes jambes.
Là,
je sentis un flot irrépressible de larmes chaudes m’inonder le visage. J’en
avais la respiration coupée. Je caressai ma chienne pour me donner une contenance.
J’avais dans l’idée de réprimer mes pleurs avant de me relever.
Je
l’ai dit, je ne suis pas démonstrative. Et particulièrement, je n’aime pas
mettre les gens mal à l’aise en me mettant à pleurer comme une madeleine devant
eux. On ne sait jamais trop que faire alors. On a envie de consoler, de réconforter,
mais on ne sait pas comment s’y prendre.
Partager une crise de larmes
demande une certaine intimité. On ne prend pas naturellement dans ses bras
n’importe qui. Et, entre mes frères et moi, il n’y a pas souvent de
démonstrations d’affection. Un simple baiser rapidement plaqué sur une joue
tendue de loin est rarissime. Et déconcertant, autant pour celui qui le reçoit
que pour celui qui le donne. Ce genre de mouvement nous est totalement
étranger.
A moins de risquer de mourir
étouffée la respiration bloquée par mes spasmes incontrôlables, je devais me
résoudre à me relever.
Je le fis, le visage ravagé
par le flot de mes émotions libérées.
Aussitôt, évidemment, mes
frères perçurent mon triste état. Et, à mon grand étonnement, je vis d’autres
yeux se remplir d’eau et je perçus d’autres reniflements cousins des miens,
pathétiques et enfantins.
Ce devait être un joli
tableau. Tous ces grands idiots attroupés se regardant en pleurant.
Je ne pouvais pas m’arrêter. Je
n’essayais plus de juguler les larmes intarissables qui me baignaient les
joues. C’était doux de me laisser aller. Je ne m’en privai plus. Je me foutais
bien de préserver un personnage de femme forte et froide.
Je ne l’étais pas, je ne
l’étais plus, si jamais je l’avais été.
Alors, qu’ils le sachent
était tout aussi bien.
Le frère aîné, toujours lui,
comme quoi il y a bien un rôle établi par rang d’arrivée dans les fratries, dispensa
quelques paroles d’apaisement en tâchant de minimiser la portée des décisions
prises dans la soirée. Il en tenait fermement pour s’accrocher à continuer
« comme avant ».
Entre deux salves d’eau salée
et de morve mélangées, je maintins que ce ne serait plus jamais « comme
avant ». Mais que je n’allais pas mettre de l’huile sur le feu. Au
contraire, j’allais apaiser les parents dès le lendemain matin, et les choses
reprendraient un cours plus serein que ces derniers jours. Ca ne serait pas dommage !
Encore secoués, nous avons
réintégré chacun nos pénates. J’avais préféré qu’Olivier ne soit pas là ce soir
là. En rentrant chez moi, je ne trouvais pas l’idée géniale. J’aurais bien eu
besoin de ses grands bras !
A défaut, je me plongeai dans
un bain bouillant et parfumé, et continuai de pleurer tout mon soûl en
gémissant comme une perdue jusqu’à ce que l’eau soit presque froide. La petite
salle de bain me renvoyait en échos impuissants mes longs hululements à fendre
l’âme.
Quand enfin je m’extirpai de
l’eau et du débordement tout aussi liquide de mes humeurs, j’en étais toute
courbaturée. Physiquement hachée comme après la plus rude des journées de
travail de force.
Je me couchai rompue.
Pour le lendemain matin,
j’étais calmée, purgée de mes peines, et presque tranquille.
Je ne travaillais pas ce jour
là. J’allais pouvoir rassurer mes vieux parents. Je leur dirais ce qu’ils
avaient envie d’entendre : tout était arrangé, nous avions pris des
dispositions à la satisfaction de chacun. Il n’y aurait plus de cris dans la
ferme, la vie reprendrait normalement sa marche.
Et, pour un observateur pas
trop attentif, c’est vrai, rien ne changea.
Mais pour tous, et sans le
dire, nous savions qu’une époque était révolue.
Je terminais mon contrat au
magasin quelques jours plus tard.
Puisque nous avions du
travail par-dessus la tête dans nos jardins avec Olivier, j’irai dans les
Landes trois jours par semaine. En dehors de ses jours de repos au magasin, je
pouvais effectuer beaucoup de travaux légers toute seule.
Je fis dans la cour de la ferme l’apprentissage de la manœuvre de recul avec une remorque attelée. Je ne maîtrisais pas du tout. Quelques têtes inquiètes se penchèrent aux fenêtres lorsque je frôlais une ou autre voiture parquée dans les environs. Tout le monde se montra coopératif, en mettant à ma disposition les véhicules et accessoires nécessités, au prix de quelques frayeurs mal réprimées.
Je fis dans la cour de la ferme l’apprentissage de la manœuvre de recul avec une remorque attelée. Je ne maîtrisais pas du tout. Quelques têtes inquiètes se penchèrent aux fenêtres lorsque je frôlais une ou autre voiture parquée dans les environs. Tout le monde se montra coopératif, en mettant à ma disposition les véhicules et accessoires nécessités, au prix de quelques frayeurs mal réprimées.
Nous étions comme en
convalescence. Nous évitions de nous heurter. Et ce qui quelques jours
auparavant aurait déclenché une salve de hurlements sauvages ou une bordée
d’injures percutantes n’occasionnait que quelques soupirs contenus et des
serrements de poings cachés dans les poches.
C’est aussi ça un conflit. Il
y a l’après-conflit, et cette embellie de la réconciliation. Le temps que ça
dure…
Tout le monde approuvait
chaudement ce nouveau scénario pour moi. Je travaillerais dans les Landes trois
jours par semaine. J’aimais jardiner, je m’y plairais.
Je resterais à la ferme les
trois jours restants, pour m’occuper de ma mère. J’aurais aussi du temps tous
les jours pour les bêtes. Ca aussi, j’aimais, ça me plairait.
Et puis, je profiterai de
cette activité allégée pour prendre un peu de bon temps avec Olivier. Il
fallait penser à moi aussi.
En résumé, tout serait bien
mieux pour tout le monde et pour moi d’abord.
On tenait vraiment à ce que
j’en prenne conscience. On me présentait le tableau sous la lumière la plus
avantageuse.
Je n’étais pas persuadée
d’ailleurs que ces braves gens n’aient pas raison.
J’aurais juste aimé qu’on ne
me force pas la main. C’est tout.
Faut-il être âne rétif pour
bouder son plaisir à cause d’un seul pincement d’amour propre ! Oui,
peut-être, mais moi, je suis comme ça.
Je n’ajoutais pas plus de
commentaires.
J’organisais juste la mise en
place du système retenu.
En attendant, je devais aussi
m’occuper de mon existence sociale. Je n’étais plus une salariée, je n’étais
plus une exploitante agricole, et je n’étais pour le moment rien d’autre.
Installée sur mon balcon face
au soleil couchant sur la baie de Fontarrabie embrasée, un bol de thé fumant
dans les mains, je me rendis un soir disponible à ma petite image.
Je la laissais venir à moi.
Elle s’avança sans se faire prier. J’étais seule, Olivier n’était pas encore
rentré, la soirée était calme. Les bêtes repues se préparaient à la nuit.
Je m’installai
confortablement sur une chaise, les pieds posés sur la rambarde. Et
j’accueillis le vieil homme aux cheveux longs retenus par un bandeau sur le
front.
Il marchait toujours d’un bon
pas, en parlant tout seul, souvent.
Personne ne connaissait son
nom ni ne savait d’où il venait. Il apparaissait au détour d’un chemin, une
besace usée jetée sur l’épaule, un long bâton noueux à la main.
Il portait une tenue
militaire, treillis kaki et hautes bottes à lacets. Il était grand et mince,
délié et vif.
Il est remonté à ma mémoire
depuis ma première enfance. Je devais à peine avoir quatre ans quand il a cessé
d’arpenter nos champs. Je ne m’en souviens qu’à peine, et durant toutes ces
années, je l’avais oublié.
C’était un homme plus tout
jeune, mais il était difficile d’évaluer son âge. Il avait une allure un peu
efflanquée, la démarche projetée en avant. Son visage était sillonné de rides
profondes et on ne voyait pas ses yeux derrière l’épaisseur de ses lunettes
rondes. Il retenait de longues mèches de cheveux dans un bandeau ou un foulard.
Je l’ai connu quand
j’explorai les champs alentours de la ferme.
J’étais dans ma prime
jeunesse une petite aventurière. Je savais à peine marcher quand je me lançai
dans des randonnées lointaines pour visiter de nouveaux parages. Mes parents
alarmés ont du plus d’une fois venir me chercher, quand, trop fatiguée pour refaire
le chemin en sens inverse, je m’asseyais sur un talus pour reposer mes petites
jambes trop sollicitées.
Je ne pleurais pas,
j’attendais. Je répondais à leurs appels irrités, et recevais ma petite taloche
sans broncher. A la première occasion, dès que je ne sentais plus sur moi l’œil
d’un adulte, je repartais.
J’avançais dans les herbes
plus hautes que moi. Je ne calculais pas qu’il fallait rebrousser chemin, à un
moment. Je m’obstinais à aller de l’avant, à m’éloigner de la ferme. Je ne
m’arrêtai que quand mes jambes ne pouvaient plus me porter.
Je ne m’affolais pas pour autant.
Je regardais autour de moi, satisfaite d’avoir agrandi le périmètre de mes
conquêtes géographiques.
Une enfant innocente, et
plutôt inconsciente, déjà.
Au cours de mes
pérégrinations, j’avais croisé ce grand homme en marche. Il devait s’étonner de
voir une petite fille aussi vulnérable perdue dans la campagne. Mais il n’a
jamais essayé de me ramener vers un bâtiment habité pour savoir d’où j’étais et
me remettre à mes parents.
Il se contentait de me saluer
brièvement quand j’étais sur son chemin. Il ne me faisait pas du tout peur. Sa
longue silhouette m’était devenue familière, et sa voix nasillarde me
paraissait amicale quand il me jetait un mot au passage.
Il nous est arrivé de nous
assoir ensemble sur une large pierre plate au soleil, en haut d’une colline
dégagée. Je recherchais cette rencontre, et mes pas me portaient souvent vers
cet endroit.
Il ne venait pas toujours.
J’étais de mon côté tributaire d’un moment d’inattention des miens. Mes
randonnées n’étaient pas programmées. Je pouvais partir dans le petit matin
comme à la tombée du soir.
Lui, je ne sais pas comment
il faisait. D’après ce que j’ai entendu par la suite, il collectait des pièces
de vieilles montres, pour en réparer de plus vieilles encore. Personne n’a su
me dire d’où il venait. On le voyait parfois en Espagne, il demandait un peu
d’eau dans une maison. Il ne parlait avec personne mais saluait tous ceux qu’il
croisait.
Il n’était pas plus bavard
avec moi. Assis côte à côte, petite fille et vieil homme, nous savourions la
douceur du soleil en admirant le panorama étalé nonchalamment à nos pieds. Il
me regardait en souriant, hochait la tête. Il lui arrivait de baragouiner un
mot que je ne comprenais pas.
Il devait être très grand. A
moi évidemment, haute comme trois pommes empilées, il semblait géant. Je
m’asseyais auprès de lui, et l’angle haut formé par sa jambe longue
m’impressionnait. Je regardais ses bottes de cuir solide, et ses mains
noueuses. Nos regards ne se croisaient pas trop. Je ne voyais de toute façon
pas ses yeux, les verres de ses lunettes étaient bien trop épais.
Il psalmodiait doucement une
litanie un peu envoûtante.
Quand il se relevait pour
partir, il me tendait rituellement sa grande main tavelée pour m’aider à me
redresser à mon tour. Il ajustait son sac sur son épaule, assurait la prise de
son bâton de marche. Je m’époussetai en le regardant se mettre en route.
Toujours au même endroit, il
se retournait pour me faire un signe de la main. J’attendais ce signe pour me
mettre moi aussi en marche.
Quand il ne venait pas,
j’étais déçue. Il me manquait.
Son image est revenue ce
printemps, après des années de silence sans un seul signe.
Je l’ai trouvée précieuse,
comme une relique qu’on redécouvre ému.
Je l’ai laissée s’approcher,
je me suis comme la petite fille sentie en confiance, et j’ai compris que
durant toutes ces années encore, je l’avais attendue.
Malgré l’insistance de ma
fratrie à me montrer ma nouvelle situation sous un jour enchanteur, je n’étais
pas convaincue.
Je comprenais qua ma réaction
inhabituelle réveillait chez eux une certaine culpabilité. Ils s’étaient rendus
compte à l’occasion de cette scène familiale que j’en faisais beaucoup sans
rien dire, que j’étais fatiguée, et qu’ils ne s’étaient de leur côté pas trop
investis dans ce soutien dont mes parents avaient maintenant besoin.
De leur point de vue, ces
changements me seraient bénéfiques. Ou du moins, pour s’exonérer de doutes
dérangeants, ils voulaient s’en convaincre, et m’en convaincre aussi.
Olivier me soutenait sans
réserve, son appui n’a jamais failli.
Mais moi, à partir du moment
où mes journées se sont vidées de toute cette activité, je me suis sentie moins
bien.
Pour me mettre au clair, et
puisque je me retrouvais sans emploi ni statut, je suis allée aux Assedics,
m’inscrire comme « demandeur d’emploi ».
J’avais démissionné deux
fois, j’étais persuadée n’avoir droit à aucune indemnité de chômage. J’avais
besoin d’être en règle pour continuer à bénéficier d’une couverture sociale.
Curieusement, cette histoire
de couverture sociale me revenait sans cesse à l’esprit.
En près de trente ans
d’activité, j’ai été arrêtée trois fois. Ces trois fois, j’ai du être opérée en
urgence, pour une histoire d’hémorragie interne. J’ai donc été totalement prise
en charge. D’après ce que j’ai compris, mais sans aucune assurance d’avoir bien
compris, justement, même si je n’avais pas d’assurance-santé, j’aurais été
soignée de la même façon.
Je suis rarement malade, et
jamais gravement. En dehors des visites de la médecine du travail, j’ai vu un
médecin une fois, autour de la quarantaine, pour un contrôle. Tous mes
résultats d’analyses étaient dans les valeurs normales.
Rien ne me donne à penser que
je puisse avoir des ennuis de santé particuliers.
Et bien, depuis que je ne
travaille plus, depuis que je ne cotise plus à une caisse de protection
sociale, je me sens tellement vulnérable que ma première question à l’employé
des Assedics qui m’a reçue a été pour savoir comment j’allais être
« couverte ».
Je ne me savais pas si
préoccupée de ce point jusque là. Comme quoi, on ne se connaît pas…
Lors de cette entrevue avec
un homme paisible, dégarni du front mais richement doté d’un collier de barbe
poivre et sel, j’ai été rassurée immédiatement.
Non seulement, dès mon entrée
dans ce lieux sacré des sinistrés du travail, j’étais automatiquement et
instantanément prise en charge comme un nourrisson tendrement recueilli dans
des bras en mal d’enfant, mais en plus, et après trois questions précises et
succinctes, mon ange-gardien m’apprenait que j’allais être payée.
« Indemnisée ».
Indemnisée de quoi, me
demandai-je. J’ai quitté mon travail volontairement. On ne m’a pas licenciée.
J’étais très étonnée. Cet homme reprenait mon parcours professionnel et en
faisait son interprétation. De laquelle il résultait que « mes droits
étaient ouverts » pour plus de sept-cents jours à un taux de soixante-dix
pour cent de mes revenus moyens des je ne sais combien de derniers mois.
Il fit un rapide calcul. Je
ressortis de son bureau, « couverte » et « indemnisée »
pour près de deux années. Avec un revenu équivalent à ce qui me restait en
travaillant après avoir payé mes frais de route.
Je restai un moment assise
dans ma voiture avant de démarrer.
Je me retrouvai dans une
situation financière confortable, avec la garantie d’être payée tant que je
n’aurais pas retrouvé un emploi, pendant des mois et des mois.
J’allai toucher de l’argent,
je n’allai plus en débourser.
J’aurais du être
définitivement rassérénée.
J’avais honte.
On m’avait remis une carte de
demandeur d’emploi. Je la cachai dans mon portefeuille, derrière d’autres
papiers.
J’avais honte.
Je sentais bien un
soulagement certain de voir ma situation économique si bien améliorée. Je
n’avais plus à m’inquiéter de rien sur ce plan là. J’avais du temps devant moi
pour me retourner.
Mais j’avais honte.
J’ai fini par tourner la clef
et démarrer. Je suis rentrée chez moi. J’ai fait ce que j’avais à y faire, et
j’ai attendu qu’Olivier rentre pour parler avec lui.
Il a essayé de me persuader
que je ne devais pas voir les choses sous cet angle. J’avais travaillé dur
pendant longtemps, j’avais participé à l’effort de solidarité collective, il
était normal que je puisse en profiter aussi.
Sa tentative échoua. C’est
justement cette notion d’en « profiter » qui me gênait
considérablement.
Je n’avais rien demandé, je
n’avais rien calculé. Sûrement pas de démissionner de mon travail salarié,
d’abandonner mon activité agricole, pour me retrouver en position de chômeuse
indemnisée.
Jusque là, je n’étais même
pas au courant des conditions de l’obtention de ces droits. Je ne m’y étais
jamais intéressée, tellement ça me paraissait loin de moi.
Et là, j’étais très mal à
l’aise.
Je préférais passer à autre
chose. Je n’arrivais pas à expliquer mon sentiment. La discussion ne
m’éclairait pas, ne me soulageait pas.
Les jours suivants, j’ai
essayé de relativiser tout ça. De démêler tous ces nœuds qui s’emmêlaient et
m’embrouillaient.
Mes anciens collègues m’ont
rappelée encore. Derrière leur paroles d’encouragement, je sentais très
présente l’envie de ne plus voir celui qui est tombé du train en marche.
J’avais laissé passer la
chance de retrouver un emploi. Elle ne se représenterait pas de sitôt. Je
m’étais grillée dans le milieu. On ne me ferait plus confiance maintenant.
Evidemment, je pouvais faire
autre chose, mais à mon âge…
On ne me disait pas ça comme
ça. Je l’entendais pourtant de cette façon.
Je m’étais mise au banc de la
société. Il me serait bien difficile d’y revenir après.
Femme déjà âgée, chômeuse.
Foutue, ou presque.
C’est là que j’en suis au
début de ce récit.
J’ai besoin d’arrêter la
danse des idées contradictoires où je me perds.
Besoin d’une accalmie.
L’occasion m’en est donnée.
Je sais que je ne peux pas
repartir d’un bon pied, si jamais je repars, si je ne la prends pas, cette
pause.
C’est le début de l’été et
les journées sont longues.
J’ai vite mis en place la
nouvelle organisation de mon temps.
Trois jours par semaine,
j’accompagne Olivier dans les Landes. Nous travaillons ensemble dans les
jardins pendant sa journée de repos. Quand il est au magasin, je vais seule
tondre, tailler, nettoyer.
Nous nous retrouvons pour
déjeuner. Il me reprend le soir pour rentrer à Hendaye. J’y retrouve mes bêtes
et je complète les soins du matin par une tournée du soir.
Nous faisons toujours les
trajets à moto, avec le même plaisir. Olivier est enchanté de ce système de
vie. Il est enthousiaste et j’aime le voir si satisfait de notre sort.
Les jours où je reste à la
ferme, je m’occupe de tout, bêtes et gens, en prenant mon temps. J’aime ces
moments où rien ne me presse, où je fais marcher ma mère dans la cour,
doucement, à petits pas.
Les animaux me sentent plus
disponible, je les trouve plus calmes. Je caresse longuement les jeunes veaux,
je flatte les mères.
J’ai coupé les ponts avec
l’extérieur. Ma vie s’est rétrécie. Je suis plus patiente, plus lente dans mes
gestes.
Je parle peu, jamais trop de
moi.
Je devrais me trouver mieux,
partager ce bien-être indéniable.
Je ne le peux pas. Je ne me sens pas bien dans ma vie de maintenant.
Je ne le peux pas. Je ne me sens pas bien dans ma vie de maintenant.
Rien ne m’empêche de me
replonger dans le travail. Je sais pouvoir retrouver un emploi, si je le veux
vraiment. Dans mon ancien secteur d’activité, évidemment, il ne faut plus y
penser. Mais je suis capable de faire autre chose aussi.
Je n’en ai plus envie.
Toutes ces possibilités que
je répertoriais il y a quelques jours à peine avec Olivier ne m’intéressent
plus. Je ne me sens d’ailleurs pas vacante ou oisive. Je me lève toujours très
tôt le matin. Les jours où je vais dans les Landes je démarre à six heures pour
ne me coucher que vers les vingt-deux heures, sans trop m’arrêter entre-temps.
A la ferme, je fais juste des
pauses assez courtes, entre deux séances de travail.
Non, je ne m’ennuie pas de ne
rien faire. Ma vie est agréable, bien plus qu’elle ne l’était.
Mais j’ai toujours cette
honte.
Quand quelqu’un vient nous
rendre une visite, j’appréhende le moment où il va me demander comment va le
travail, si je suis de repos, ou autres échanges anodins du même genre.
Je n’ai pas envie de parler
de ma situation. J’en ai honte. Tout bêtement, honte.
De jour en jour, je perds la
gaîté, l’envie, la joie simple d’être vivante.
Je fais ce qui est à faire,
sans plaisir maintenant.
Mes parents sont vieux,
malades. Je ne comprends pas comment ils peuvent supporter de vivre encore des
journées aussi étriquées. Ils attendent, la mort.
Notre simulacre d’entente
familiale ne les a pas trompés longtemps. Ils sont déçus de nous voir désunis
autour d’eux. Ils sentent bien que dès qu’ils auront fermé les yeux, il n’y
aura plus de ferme, plus de terres, plus de bêtes. Tout sera vendu et
éparpillé.
Ils n’en parlent pas, je n’en
parle pas non plus.
Le jour où ma mère gît au petit
matin dans son lit, sans mouvement, je lui ferme les yeux sans grande émotion.
Ca fait quelques temps déjà que je ne la sentais plus bien vivante.
Cérémonies d’usage, défilé
des familiers, tout se passe dans une ouate où je perçois les bruits et les gestes
au travers d’un brouillard protecteur.
Je m’occupe des formalités,
je me distrais quelques jours de ce malaise pesant en retrouvant une utilité.
Mon père est effondré. Il ne
dit rien, baisse la tête et cherche dans le vin un réconfort impossible.
Moins de deux semaines après
la mort de sa femme, il se pend à une poutre du grenier. C’est mon frère qui va
le trouver et le décrocher, avant de venir me chercher, pâle comme un spectre.
Nous n’avions même pas rangé
le linge mortuaire. Même défilé des mêmes familiers abasourdis. Même brouillard
cotonneux. Là encore, je fais ce qui est à faire.
Je ne cherche pas à
comprendre. J’assiste à la déliquescence des choses de ma vie passée. Tout
tombe en lambeaux autour de moi.
J’assiste à tout, je ne
participe à rien. Je reste passive, je me retire loin en moi. J’y sens le vide.
Mes frères ne me disent rien.
J’ai compris depuis notre scène des familles que la ferme ne perdurerait pas
au-delà de mes parents.
Le surlendemain de
l’enterrement de mon père, je demande au maquignon de venir. Cet homme noiraud
et râblé nous a suivis depuis des décennies. C’est lui qui nous a vendu ou
acheté toutes nos bêtes.
Il arrive en début
d’après-midi. Il a assisté à la cérémonie des funérailles, je lui ai serré la
main en le regardant longuement.
Il sait bien de quoi il va
être question. Notre situation n’est pas un cas unique. Bien des fils de
paysans autour de nous ont vendu les terres héritées de leurs parents. Et les
bêtes avec, pour s’en débarrasser.
C’est d’ailleurs assez
compréhensible, compte-tenu de la pression foncière dans le coin. Au prix du
mètre-carré de terrain, il n’y a pas besoin d’y regarder à deux fois avant de
se décider.
Je comprends cette position,
je n’ai pas de commentaires à faire dessus. Economiquement, il n’y a pas à
hésiter. Et je ne l’ai pas fait.
Nous nous sommes facilement
mis d’accord. Je voulais juste que les choses aillent au plus vite. Il m’a
entendue et a fait le nécessaire.
Le lendemain matin, la longue
bétaillère reculait dans la cour, devant les portes grandes ouvertes de
l’étable.
J’avais abondamment nourri
tout le monde, les vaches étaient repues et les veaux dormaient le ventre
rebondi.
Je craignais ce moment. Je
savais que ce serait difficile. Ca l’a été.
Pour faciliter la manœuvre,
j’avais la veille modifié le parcours de sortie de mes vaches. D’ordinaire,
elles allaient au champ par le fond. A part le premier jour de sortie après
l’hivernage, où elles sont un peu indisciplinées par excitation, les bêtes
connaissent le circuit et ne font pas de difficultés.
La veille donc, un peu
perturbées par ce changement, il y avait eu un peu de désordre, les unes
faisant demi-tour pour retrouver leurs usages devant les suivantes moins
routinières qu’un peu de nouveauté amusait.
Ce matin là, elles avaient
toutes intégré la nouvelle chorégraphie et tout se passa sans heurts.
Le maquignon était venu avec son
fils. En général, les deux hommes sont assez expéditifs, et, sans être brutaux,
ils mènent rondement les choses, en donnant de l’aiguillon électrique si besoin
pour activer le mouvement.
Ce jour là, les circonstances
étaient un peu particulières, et ils firent preuve de beaucoup de patience. La
grande rampe était inclinée devant l’entrée de l’étable, le camion était
fraîchement et abondamment paillé, il n’y avait pas d’autres animaux à
l’intérieur.
Mes vaches sont pour la
plupart vieilles. Certaines boitent. Elles n’avancent pas vite et n’aiment pas
être bousculées.
Après avoir salué les deux
hommes, je les ai détachées une à une. En les encourageant de la voix et de
quelques tapes, je les ai guidées jusque dans la bétaillère. Certaines ont eu
du mal à gravir la petite déclivité galvanisée. Elles ont un peu dérapé et se
sont étonnées de cet obstacle inhabituel.
Les petits veaux apeurés
cherchaient leurs mères au milieu des autres. La bétaillère était longue. Toutes
les vaches ont pu avancer sans être tassées avant que la grande trappe ne se
referme dans un claquement puissant. Je tâchai de calmer mes bêtes effrayées.
Elles tournaient en rond et me bousculaient au passage.
Le fils du maquignon ouvrit
une portière sur le côté et vint me chercher. Il me prit par le bras et me tira
en arrière.
-
Allez, me dit-il, ne reste pas là. Je
reviens demain pour les papiers. Ne t’en fais pas, je m’occupe de tout ce matin.
Ca ira vite.
J’étais anéantie, incapable de répondre
quoi que ce soit. J’eus à peine la présence d’esprit de lui tendre les cartes
d’accompagnement que j’avais prêtes dans ma poche. Il en aurait besoin pour
rentrer les bêtes à l’abattoir.
Il prit la liasse de cartons roses et, me
serrant l’épaule, fit signe à son père de monter dans le camion.
J’entendais les sabots racler le sol. Mais personne
ne meugla. Dans un vrombissement sourd, l’engin s’ébranla lentement.
Je restai debout au milieu de la cour. Je
n’avais pas envie de retourner dans l’étable vidée. Le soleil montait au dessus
de la pinède. La ligne d’horizon était nette entre la mer et le ciel plus
clair.
Je restai là. J’attendais de voir passer la
bétaillère sur la route en face. Je l’entendais encore. Le maquignon conduisait
lentement. Toutes mes bêtes roulaient vers la mort. Je leur avais fait une
belle vie, je ne pouvais pas faire plus.
Je rentrai dans la cuisine sans passer par
l’étable. Je m’assis et restai là un long moment. Quand j’entendis mon frère
qui descendait de sa chambre pour le petit déjeuner, je sortis.
Assise contre le mur de la ferme, je
regardais le soleil allumer la baie scintillante. Je respirai calmement. Je
sentais une paix incongrue entrer en moi.
Mes parents étaient morts, mes vaches
allaient être tuées dans la matinée. J’avais cédé les deux porcs, les chèvres
et les quelques moutons à un éleveur de Saint-Pée sur Nivelle. Il devait venir
les chercher à midi.
J’avais prévu de sacrifier toutes les
volailles, une vingtaine de poules, dans l’après-midi.
Je savais que je partirai très vite de la
ferme vide. Il me restait une dernière chose à faire, et, pour celle-là aussi,
j’avais besoin de mobiliser ma volonté.
J’ai déjà parlé de ma vieille chienne. En
plus de celle là, il y en avait une autre, à peine moins vieille, mais plus
malade encore. Je la soignais depuis plusieurs années pour un problème
cardiaque. Elle avait des crises d’étouffement très pénibles, et le vétérinaire
m’avait avertie que quand ces crises deviendraient trop fréquentes, il faudrait
se résoudre à faire piquer la chienne.
J’ai toujours eu des chiens. Et je les ai
toujours eus autour de moi quand j’étais à la ferme. De petits compagnons de
route, attachants et ludiques.
J’aurais pu emmener mes deux chiennes avec
moi. Olivier me l’avait proposé. Je n’étais pas persuadée que c’était une bonne
idée. Ces bêtes ont toujours vécu à la campagne, en liberté totale. Elles
trottinent dans les champs, connaissent leurs repères. Fragilisées par l’âge et
la maladie, je ne les voyais pas s’adapter dans un pavillon de lotissement,
attendant dans un jardinet clôturé que je revienne.
En plus de ces arguments contestables mais
destinés à la galerie, il y avait surtout que je voulais faire table rase de
mon passé à la ferme. Je ne voulais rien emporter. J’en avais suffisamment dans
la tête comme ça pour ne pas m’en rajouter devant les yeux.
J’avais décidé d’avancer une échéance de
toute façon prochaine. J’allais faire piquer mes deux petites chiennes. Je pris
rendez-vous pour le lendemain.
Je ne me rendais pas vraiment compte que je
m’étais mise dans une logique de destruction. Je distribuais la mort à tours de
bras.
Olivier m’en fit la remarque. Certes, nous
ne pouvions pas rapatrier chez lui les vaches, les cochons, et toute la basse-cour.
Mais bon, tuer les chiennes lui semblait trop extrême.
Nous avons eu cette discussion la veille de
mon rendez-vous chez le vétérinaire, le jour même où toutes les bêtes sont
parties de la ferme.
J’étais dans un état d’esprit très bizarre.
Je recherchais l’isolement, je n’avais surtout pas envie d’expliquer mes
comportements.
Je ne comprenais pas qu’Olivier ne le sente
pas. Je le regardais me parler, et j’espérais qu’il se tairait, qu’il
comprendrait ce besoin de recueillement en ces jours où je perdais tout.
Il insistait, répétant que je devenais
inhumaine à force de tout vouloir détruire autour de moi. Il m’avoua que je lui
faisais peur.
J’étais à bout. J’étais nerveusement
fatiguée, j’avais besoin de beaucoup de silence.
-
Tais-toi, lui dis-je, maintenant, tais-toi.
Je ne prenais pas la mesure de son
désarroi. J’étais trop occupée du mien. Quand il laissa libre cours à ses
inquiétudes, à ses doutes, quand il me répéta qu’il n’était pas sûr de pouvoir
vivre avec une femme aussi monstrueuse, je m’éveillai un instant de ma torpeur.
-
Je te fais peur ?
-
Oui.
Il m’avait crié sa réponse. Et s’était
enfin tu. Son regard cherchait le mien. Il scrutait mes yeux comme s’il
espérait y trouver un restant de cette humanité qu’il croyait perdue.
Et je sentis qu’il avait raison, en un
sens. J’avais bien perdu l’envie de partager une existence humaine, civilisée.
Je voulais détruire, mais à aucun moment ne me venait l’idée de reconstruire
quelque chose.
Et Olivier, mon bel amour, voulait vivre,
aux côtés d’une femme vivante, pas d’une enveloppe vidée.
-
Alors, laisse-moi.
C’était une évidence. Je n’avais plus rien
à offrir, à personne. Et personne ne me sortirait de ce néant.
Olivier papillota de ses beaux yeux clairs.
Il me tendit ses grands bras et se pencha vers moi.
Je me détournai. Il avait raison. J’étais
monstrueuse d’inhumanité.
Et je ne savais pas comment j’en étais
arrivée là.
-
Laisse-moi, répétai-je. Maintenant,
laisse-moi.
Je partis dans le soir. Les petites
chiennes me suivirent. Je m’assis sur un talus et les caressai toutes les deux
longuement.
Je ne pleurais pas, je n’étais pas triste.
J’étais froide, et vide.
Quand je suis rentrée, Olivier était parti.
Quelques heures plus tard, je déposai mes
chiennes l’une après l’autre sur une table en inox. Elles me regardèrent
pendant qu’elles s’endormaient. Elles semblaient confiantes. Je les tins dans
mes bras jusqu’à ce que leurs corps légers s’alourdissent.
Le vétérinaire m’assura que la plus vieille
était au bout du rouleau. L’autre, aurait pu durer sans doute.
Je ne répondis rien, réglai ce que je
devais, et m’en allai.
En sortant sur le parking blanc de soleil,
je décidai de quitter Hendaye, et de le faire au plus vite.
Je m’occupai dans l’après-midi des quelques
formalités nécessaires.
C’est simple finalement de partir. On se
croit établi quelque part, attaché par d’innombrables lests, et puis, quand on
est décidé, tout se fait si vite.
Quelques formalités, une adresse en poste
restante pour se faire suivre quelques papiers, et c’est tout.
C’est un peu déconcertant.
J’ai refermé ma porte
doucement. Je n’en suis pas tout à fait sûre, mais il me semble bien avoir
laissé derrière une image déjà un peu ternie et prête à se laisser oublier.
C’est l’autre image, celle née ce dernier printemps, qui anime ma main et habite
la nouvelle femme qui part.
J’ai changé, je le sais. Il
le fallait, peut-être.
Le jour où je suis partie, les
premières heures, j’ai simplement marché. J’avais plus ou moins projeté de me
rapprocher de Bayonne. Je comptais avancer à mon rythme, rien ne me pressait plus.
J’avais dans l’idée de gagner Saint-Jean-de-Luz d’abord, d’y rester quelques
jours peut-être, et de continuer ensuite.
Je ne voulais pas m’installer
en ville. Je voulais y trouver à me nourrir. Après, il me faudrait dénicher un
endroit à l’écart. Un local abandonné, un bâtiment désaffecté, quelque chose
dans ce genre. Puisque j’avais tout mon temps, je pouvais marcher plusieurs
heures dans la journée, couvrir un territoire suffisamment large pour ne pas me
faire repérer.
Je me calquais sur mon image.
L’homme marchait, marchait, on ne savait pas où il se reposait, on ne le voyait
jamais à l’arrêt. Je pensais suivre ses traces. Trouver ma nourriture ne
m’inquiétait pas. Partout, on jette, on laisse, on prend plus qu’on ne peut
manger. On ne peut pas mourir de faim dans un pays où les trottoirs débordent
de poubelles pleines de nourriture jetée tous les matins. Je ne partais pas les
poches vides. J’avais un peu d’argent, je pouvais durer un bon bout de temps.
Je voulais surtout ne pas me
faire remarquer. Je supposais bien que la vie dans la rue se passe des règles
de civilité. Si je me faisais repérer, j’allais vite me faire plumer. C’est
pour ça qu’il me faudrait me déplacer, et beaucoup. Comme le faisait le grand
vieil homme de mon enfance.
Alors, j’étais partie, et je
marchais, d’un bon pas. Je m’étais commodément équipée, j’avais pris garde de
choisir un vieux sac très usagé, mais tout aussi solide. Ma tenue était à
l’avenant. Grise, passe-partout, je me fondrais contre les murs de pierre de la
ville fortifiée.
Je n’avais pas de plan de
route particulier. Je ferais selon l’inspiration du moment.
Depuis ma ferme, j’ai pris à
travers champs. C’était le début de mes promenades avec les chiens, avant. Le
chemin à peine tracé dans l’herbe haute de juillet. Le regain en pleine pousse,
dru et riche. Les boutons d’or hauts, légers sur leurs tiges souples, les
pâquerettes pâles. Je marchai vite. La sensation d’un corps en mouvement
facile, les enjambées régulières, le sac léger bien calé dans le dos.
La journée était belle, un
ciel un peu laiteux et la mer au loin fondue dans une brume diffuse. Je ne
pensais à rien de spécial. J’avançais, je me sentais bien. J’avais laissé
derrière moi depuis plusieurs semaines le sentiment protecteur d’une journée
bien organisée devant soi. J’en avais terminé avec les horaires, les tâches,
les obligations et les contraintes. Tout ça était resté derrière la porte.
J’emportais ma désespérance,
et la consolation de pouvoir m’en distraire en laissant les sensations
agréables les plus simples venir à moi.
A un certain moment, le
désespoir n’est plus une souffrance. Quand on cesse de lutter contre ce qui
blesse, le mouvement se fait moins difficile. J’ai même eu la sensation que le
désespoir admis et non plus combattu se fait léger, presque agréable. Il y a de
la gaîté à se laisser mener la où le vent vous porte. Le sentiment d’avoir
gagné la liberté des sortis du rang. Puisqu’on ne se bat plus, on vit plus là
l’aise, plus libre.
Je me suis considérée d’un
œil lavé, amusé, et ma seule compagnie m’a suffi à me soulever du marasme
pesant d’une fatalité sombre. Je suis vivante, ma vie est peut-être vouée à
devenir misérable, mais bon, après tout, misérable ou royale, la vie se quitte,
un jour. Alors, autant laisser aller et juste se contenter de saisir ce qui
passe à portée et veut bien se laisser attraper.
Pour moi, quelques moments de
douceur, une nostalgie apaisée, des sensations toutes simples et saines me
feraient un ordinaire suffisant à me débarquer aux portes d’une mort pas plus
injuste que le reste.
Puisque tout est absurde,
rien ne mérite qu’on en souffre.
Je tâchais de maintenir mes
pensées dans ces parages tranquilles. Et je me sentais bien mieux.
Il faisait bon, le soleil
déjà haut pesait doucement sans écraser. Mon corps bougeait bien. J’allais
librement.
L’avenir était l’inconnu.
J’avais accepté qu’il le devienne. J’avais juste arrêté de détourner mon esprit
de la fatalité. La vie ne peut pas être heureuse. La vie est une pantomime, une
farce pitoyable. Croire qu’on y a la main est une illusion. On ne peut décider
que de sa mort, à la rigueur, si on a le courage de se la donner. Tout le
reste, c’est du jeu faussé, de l’écume.
Mais ce jeu peut-être
amusant, cette écume légère et caressante. Le fond, la fin, sont lourds et
inéluctables. Pas de parade ni d’autre porte de sortie. Avant, pour les âmes
simples et saines, la chance de vivre en l’oubliant.
Je suis de celles là, je
crois. Je veux vivre gaie. Heureuse, je ne sais même pas ce que c’est, au
juste. Dupée, endormie, je l’ai été suffisamment longtemps. A croire que ma
petite personne avait une place particulière, un rôle, une justification. A
m’accrocher à cette idée pour tenir bien droite.
C’a été difficile de se
passer de ce soutien d’armature. Je me suis sentie flancher, sur le point de
tomber. De n’être plus retenue, je pensais ne plus pouvoir me tenir, puisque je
n’avais rien à prendre en main.
Et puis, mon regard s’est
détourné lentement. J’ai vu de plus loin, plus largement. Et j’ai vu
l’étroitesse de ma vie, son manque de lumière. J’ai parlé beaucoup moins, puis,
plus du tout. Je n’avais plus envie de convaincre, j’étais fatiguée bien avant
d’avoir seulement essayé. Je me suis tue, j’ai trouvé ça mieux. J’ai continué
de voir, d’écouter, mais ça me concernait de moins en moins. Je me suis éloignée
de tous ceux là qui avant remplissaient mes pensées. Ma tête s’est vidée, je me
suis allégée. Et j’ai été mieux. Délestée, éloignée, sereine.
J’ai accompagné mes parents
dans leur mort, j’ai mené moi-même toutes mes bêtes au camion en route pour
l’abattoir. Ceux-là seuls avaient besoin de moi, me semblait-il. A ceux-là
seuls j’aurais manqué, si j’étais partie en les laissant derrière.
J’ai détourné de moi mon bel
amour. Je me le suis arrachée de la peau alors que j’en avais tellement besoin.
J’ai voulu faire tout ça très vite, pour souffrir moins longtemps. J’ai failli
en crever. Mais j’étais trop lâche pour finir proprement en me donnant cette
mort que je distribuais autour de moi.
Plus rien ne me retenait là.
Je pouvais partir sans regrets.
Et je suis partie, mais pas
sans regrets. Tous les moments d’avant me mordent au ventre et me nouent les
tripes dès qu’ils retrouvent le chemin encore mal défendu de mes pensées. Je
dois respirer fort, et avancer. Laisser les peaux mortes se dessécher sur la
route derrière. Oublier celle que j’ai pu être avant de devenir ce que je suis
maintenant. Je ne retournerai pas sur mes pas. Le mouvement me portera vers ce
dépouillement, je dois apprendre à ne pas regarder derrière. Ce que j’ai laissé,
je l’ai perdu, je le sais.
Quand je pense à avant, j’ai
la nostalgie aigre. Je ressasse les relents acides d’une amertume stérile. Je
cherche encore des raisons, des logiques, là où il n’y en a pas. Mais ça
m’arrive de moins en moins. Je marche, un pas devant l’autre, et je vis, sans
jamais de projets plus lointains que pour le seul lendemain. Et c’est plus
doux, bien moins aigu. La douleur s’endort, le ressentiment s’émousse.
Je regarde vivre les autres.
Mon existence à moi n’a plus d’importance. J’erre, je ne suis plus qu’un
ectoplasme en marge de la réalité. On ne me voit plus. Je passe aux heures
sombres devant les fenêtres éclairées. Je regarde vivre les gens. Des scènes
ordinaires de vies normales. Des familles, des solitaires, des pièces gaies,
colorées, des intérieurs tristes. Je regarde, et je vois. Je m’arrête pour
mieux regarder. Les lumières me paraissent amicales, j’ai l’impression que
toutes ces maisons sont tièdes et calmes. J’imagine qu’il y fait bon vivre. Les
gens que je vois me semblent heureux.
Je ne les envie pas
spécialement. Pour cela, il faudrait que je compare mon sort au leur. Je ne le
fais pas. Je fais abstraction de mon existence. J’observe comme si je ne
faisais déjà plus partie de la même espèce. Je reste là, à l’écart, et les vies
des gens me semblent douces dans les maisons éclairées. Je reste un moment,
parfois assez longtemps.
Les gens dans les maisons
vivent leurs vies. Ils bougent, parlent et rient. Ils s’ennuient, s’appuient sur
un coin de meuble et tournent leur regard perdu dans ma direction. Une image
vient peut-être marcher à l’orée de leur conscience mal assoupie. Le temps
suspend son souffle entre eux et moi.
Quelque chose ou quelqu’un
appelle le rêveur, le rappelle à sa vie dans sa maison tiède et bien éclairée.
Il inspire un peu fort, l’image retourne dans des profondeurs perdues, et je reprends ma route dans la nuit.
Le jour où je suis partie,
j’ai marché plusieurs heures. J’ai dépassé Saint-Jean-de-Luz sans m’en
apercevoir. J’avais pris la corniche le long de la mer, puis bifurqué juste avant
Socoa vers l’intérieur. J’ai passé Ascain sous le soleil haut du début
d’après-midi, en longeant le pied de la montagne. J’ai du faire un crochet,
sans m’en apercevoir. J’ai évité les gens que je voyais de loin, et détourné
mon regard de ceux qui me surprenaient au détour d’un chemin creux.
La sensation de la marche me
plaisait. Je ne sentais aucune fatigue. J’étais en bonne forme physique.
J’avais plaisir à arpenter les champs à ciel ouvert, à passer les barrières
autour de bêtes à peine surprises. Je pensais aux miennes, pendues en carcasses
dans des réfrigérateurs immenses. Leur temps avait passé, comme le mien parmi
les hommes en société organisée.
Je me suis demandée pourquoi
j’irais à Bayonne, finalement. La campagne me plaisait tout autant. J’aurais
même de meilleures chances de trouver un abri dans une grange ou une bergerie.
Je connaissais les rythmes des bêtes et des éleveurs, je saurais éviter les
rencontres. Et puis, la chaleur d’une étable, ça vaut largement celle d’un hall
de gare, alors…
Je changeais mes plans. Je décidais
dans la foulée de ne plus en faire du tout. J’irais là où bon me semblerait. Je
m’abriterais entre les bêtes, quand les hommes se seraient éloignés.
Le vieil homme de l’image
cheminait à mes côtés dans mes pensées. Je lui parlais. Il approuvait ma
stratégie. Et je me souvins qu’il avait du la mettre en pratique dans son
temps, puisque je le rencontrais régulièrement aux abords des granges isolées.
J’avais fui la société des
gens actifs, ça n’était pas pour me mêler à celle des inactifs marginalisés. En
ville, je n’aurais pas d’autre choix. Les attroupements de sans abris avec
leurs chiens faméliques ne me tentaient pas. Je devais rester dans ce que
j’aimais.
Cette vision de sauvageonne
clandestine me plaisait. J’y retrouvais un regain de vitalité. Je n’avais rien
mangé depuis le matin, je commençais à avoir faim. J’allai faire quelques
provisions de bouche dans la petite bourgade pimpante.
Au milieu des touristes
disparates, je passais inaperçue. Dans la faune cosmopolite des vacanciers, je
ne tranchais pas. A peine si mon équipement pouvait paraître un peu pesant.
Mais les randonneurs amateurs de la Rhune étaient tout aussi harnachés. A
croire qu’ils partaient à l’assaut d’un Everest basque ! Tels qu’ils
étaient, ils me servaient de parfait camouflage.
J’entrais dans une
boulangerie de la place pentue. Je fis mes emplettes. Ma besace garnie, je
repartis vers la montagne, en évitant les sentiers trop fréquentés. J’avançais
dans les sous-bois frais mouchetés de tâches de soleil éparpillées. Un leste
ruisseau bondissait sur des rochers moussus en un chant vif et gai.
Je m’assis sur une large
pierre plate, et m’apprêtai à me nourrir. Mes provisions de bouche étalées
devant moi, bien calée contre le tronc d’un châtaignier vénérable, je me
trouvais tout à fait bien.
Je mâchai en suivant la
course de l’eau tumultueuse.
Je me sentis primairement
satisfaite, ma faim contentée, ma fatigue reposée. Nullement tourmentée, en
marge de la course d’un monde éloigné.
Ma petite image apprivoisée
par des augures aussi sereins revint me tenir compagnie. Le vieil homme planta
son long bâton entre les pierres et s’assit près de moi, le sourire aux lèvres.
Je n’avais besoin de rien de
plus, à ce moment là, juste envie de savourer cet instant.
Les journées ensuite
coulèrent dans un rituel semblable. Je marchai, trouvai ma nourriture ou
l’achetai, me cherchai un endroit tranquille pour me reposer.
Ma vie ne me semblait pas du
tout inconfortable. Je ne manquais de rien. Seul le froid m’incommodait. Je ne
voulais pas faire de feu pour ne pas me faire repérer. La chaleur des granges
ne vaut pas celle d’un petit intérieur douillet. Et me rapprocher de la ville
où j’aurais pu trouver des abris mieux tempérés ne me tentait pas.
J’appris à garder mes calories
au mieux, à atteindre un degré de torpeur plus supportable en m’enroulant sur
moi-même comme le font les bêtes.
Je développais mes instincts
au contact des animaux comme je ne l’avais jamais fait auparavant.
Cette existence de presque
bête me convenait, au final.
Je m’éloignais chaque jour un
peu plus de la femme, et si je m’attachai à en conserver l’apparence, c’était
pour pouvoir passer inaperçue quand j’avais besoin d’aller en ville et de
croiser des gens. Je me reconnaissais à peine quand par inadvertance je
croisais mon reflet dans une glace ou une vitrine, et je sursautais à chaque
fois en réalisant que c’était bien moi. Je ne me ressemblais plus.
La vie hors de la société des
hommes me paraissait plus lente, plus facile. Je ne comprenais plus mes peurs
d’avant le départ.
Je suivais les traces de mon
vieux compagnon de route, sans plus de doutes.
Je ne me demandais pas
comment il avait fini, pourquoi on ne l’avait plus vu. Je ne savais d’ailleurs
pas au juste à partir de quand il avait cessé d’arpenter les chemins autour de
ma ferme. Un jour, je m’étais juste avisée que je ne le croisais plus depuis
longtemps.
J’ignorais son âge et ses
origines. Je n’en savais pas plus sur sa destination et sa vie.
Il passait, comme je passais
maintenant. Je marchais comme lui. Et mon avenir ne m’intéressait pas plus que
le sien ne m’avait intriguée.
Nos deux vies parallèles
suivaient un cours similaire. Je l’avais suivi, j’avais voulu le faire, et je
voulais marcher dans ses pas, où que cela me mène.
Ca fait maintenant deux mois
que je vis dans la rue.
Les débuts m’ont semblé
faciles. Je me suis étonnée de l’appréhension que l’on peut avoir, quand on a
un logement, à l’idée de le perdre. Je me souviens bien de la compassion que
j’éprouvais, avant de partir, pour les pauvres gens sans toit qu’il m’arrivait
de croiser en ville. Je les voyais là, avec leur maigre bagage, et je les
plaignais. Je pensais à ma maison, à mon confort douillet que j’allais
retrouver. Eux, je les voyais là, sans rien, errant sans but, à tuer le temps.
Je croisais leur regard mais je ne les atteignais pas dans leur monde. Ils
étaient hors de ma sphère, retirés en dehors des limites autorisées.
Je pensais aux nuits froides,
à la difficulté de se tenir propre, à l’impossibilité de se faire un bon repas
chaud. Et, vu de mon côté, ça me paraissait insupportable. Je ne m’imaginais
pas vivre comme ça. Je me doutais bien que ce n’était pas un choix pour ces
gens, mais je me disais que je ne survivrais pas, à leur place. Que je
sombrerais dans l’alcoolisme ou la drogue pour ne plus avoir la conscience des
jours. S’il m’était donné de pouvoir m’en procurer…
Maintenant, je suis de
l’autre côté. Ce que je regardais, je le vis. Je l’ai dit, les premiers temps,
ça m’a semblé beaucoup moins insupportable que ce que j’avais pu en penser
avant. Je suis partie de chez moi alors que j’aurais pu y rester encore. J’ai choisi
de franchir la barrière.
J’ai suivi une image, je suis
entrée dans ce personnage, j’ai voulu laisser derrière moi une vie différente.
Et décevante.
Maintenant, il fait froid.
Mon grand manteau gris me protège. Les rares marcheurs que je croise se
dépêchent. Ils sont pressés de retrouver le confort et la chaleur de leurs
maisons.
Moi, je connais la torpeur
bienfaisante du froid. S’assoir bien resserrée dans une grange, entendre le
souffle régulier des bêtes assoupies, et s’endormir comme on s’en va. Le réveil
inconfortable me pince à la nuque. Je cherche une meilleure position, je me
love autant que je le peux dans ce qui me reste de chaleur.
J’évite de m’endormir contre
le flanc pourtant chaud des bêtes couchées. Je ne veux pas me laisser
surprendre par le paysan au petit matin. Je dois rester dans un coin reculé,
cachée. L’ambiance des étables la nuit me ramène à des sensations ancestrales.
Les animaux se couchent lourdement les uns après les autres, dans des ahanements
soulagés. Les souffles s’apaisent, se font réguliers et berceurs. Quelques
chaînes remuées scandent le silence sans l’effaroucher.
Je me sens bien. Je laisse
venir l’engourdissement des sens. Je ne pense plus, je ne me demande plus rien.
La sensation de ce bien-être primaire me suffit. Je n’ai pas faim, je n’ai pas
mal. Rien ni personne ne peut m’atteindre. J’ai tout laissé.
Je n’ai plus la curiosité de
me demander à quoi je ressemble. J’ai maigri, mes cheveux ont poussé. Quand je
m’inquiétais avant de partir de savoir comment je pourrai me tenir propre dans
la rue, je sais maintenant, que ça n’est pas un problème. On s’arrange des
équipements publics, on apprend, on s’accommode. C’est étonnant comme les
choses semblent plus difficiles avant qu’on ne les connaisse.
Je passe dans les rues quand
j’ai besoin d’y aller, et on ne me regarde pas. Même dans les petits villages,
on ne fait pas attention à moi. Je marche vite, j’ai l’air occupée, ça suffit à
ne pas éveiller l’intérêt. Je n’erre pas, j’avance. Quand je suis fatiguée, je
m’écarte. J’évite de m’assoir sur les bancs des villes. Ou alors, si je m’y
pose un moment, c’est pour le plaisir d’observer les gens autour de moi. Ils
passent, ils se croisent, ils ne s’arrêtent pas et ne s’assoient jamais près de
moi. Ca me va très bien. Je ne recherche pas le contact.
Je me parle beaucoup, souvent
à haute voix. Je le faisais déjà avant, mais depuis que je suis partie, je me
fais systématiquement la conversation, quand je suis seule. Je dois me
surveiller pour ne pas continuer de la faire quand il y a du monde autour.
J’aime ma compagnie, je me trouve spirituelle et amusante. Je manque
certainement de contradicteur, mais bon, je ne suis pas partie non plus pour
améliorer mes performances en débat. J’essaie quand même de garder les idées
larges, de considérer les choses de différents points de vue. Un exercice
difficile, mais une distraction assurée et intarissable.
Le temps ne me manque pas. Je
n’ai pas encore terminé de m’en régaler. Je ne suis pas certaine que l’ennui
soit inéluctable. Les jours passant, j’ai même l’impression d’être de plus en
plus occupée, paradoxalement. Je n’ai rien de particulier à faire, soit, mais
ça me prend tout mon temps !
J’organise mes journées à la
demande. J’ai du plaisir à faire ce que je fais. Je marche, je regarde la
lumière changeante et les paysages mûris d’automne. J’entre dans cette image
sans effraction, je m’y fais une place sans rien déranger. Je m’assois sur un
talus ensoleillé. Les fougères coupées laissent des géométries nettement
découpées sur les flancs arrondis. Les champs de maïs bien peignés de l’été, se
hérissent maintenant en épilations négligées des moignons de pieds secs coupés
par les grandes machines avaleuses de récoltes.
Les jours de pluie, je
m’abrite dans les bergeries isolées. Les bêtes ne s’effarouchent pas de ma
présence. Je distribue parfois un peu de pain sec récupéré en ville. Elles
mâchonnent distraitement, l’œil rêveur mais le naseau en alerte toujours.
Je m’assois dans la pénombre
odorante. Je ne pense à rien de particulier. Je respire calmement en regardant
les flancs laineux serrés les uns contre les autres. Les moutons se
désintéressent de moi, m’oublient dans mon coin et se couchent de leur côté.
Je vis tranquille, sans
projet, mais pleine de rêves diffus. Je deviens de moins en moins moi, je me
sens fondre dans l’espace et le temps, sans m’inquiéter de cette dissolution.
Je m’éloigne, je me quitte de
la même manière que j’ai tout quitté. Sans bruit ni remous, doucement.
J’avance difficilement. Je ne
peux plus ouvrir les yeux comme il faut. Mes paupières tuméfiées m’en
empêchent. J’ai mal à ma jambe aussi. J’essaie de garder mon manteau fermé
autour de moi. Je ne sais pas d’où viendra le prochain coup. Je sais qu’ils
sont toujours derrière moi. Ils me rattraperont quand ils le voudront, et
continueront de s’amuser à me frapper encore. Je ne les crains même plus. Je
les espère presque. Qu’on en finisse, au moins…
De ma lèvre ouverte coule un
sang chaud et un peu salé. La sensation n’est pas désagréable. La chair tendue
se décongestionne et se soulage dans l’écoulement. Je goûte ce mélange de larmes
et de sang. Un bourdonnement assourdi vrombit dans mes oreilles. Je continue de
mettre un pas devant l’autre. Je les entends rire juste à ma gauche. Je me sens
bousculée, je perds l’équilibre et je tombe contre l’arête dure du trottoir
mouillé. Je lève un bras pour tenter de me protéger le visage. Je me rassemble
autant que je peux. La brutalité du coup, le bruit sourd du poing fermé lancé
contre ma bouche. Je sens ma lèvre s’éclater encore plus. Je ne peux rien voir.
C’est aussi bien comme ça. On me frappe dans le dos, le lourd manteau amortit
le choc mais ma tête heurte durement le sol.
Je distingue un filet de
lumière dans la nuit. Le grand projecteur du rond-point me recueille dans son
halo orangé. Il couve impuissant ma misère et mes souffrances. Je ne suis même
plus sûre de souffrir d’ailleurs à ce moment. Je me suis déjà retirée hors de
moi. Le corps que l’on frappe m’est un peu étranger. Je perçois la douleur, je
la sens moins. C’est presque doux, ce sentiment d’être devenue inaccessible au
mal. Ils s’acharnent sur moi, à coup de pieds et de poings, rageurs, hurlants,
haineux de sentir que je leur échappe déjà. Ils sont déçus de la brièveté de
leur jeu sans doute. Je n’essaie plus rien, je ne suis plus une vie à protéger.
J’accepte la mort comme une délivrance, une fatalité admise. Ils vont me tuer,
et je préfère ça maintenant.
Un grand triangle de brume
orange flotte autour du mât lumineux. Je peux l’entrevoir. Je suis calée contre
le trottoir, recroquevillée. Ils essaient de me relever, je résiste. Je ne me
veux plus debout. Je me suis inclinée, je suis tombée, je suis mieux comme ça.
Je n’ai plus peur, je n’ai plus mal, je suis déjà en dehors de moi. Rien ni
personne ne m’atteindra là où je suis, là où je vais.
Je n’aurais jamais pensé que
mourir puisse être aussi doux. J’ai partagé les derniers moments de mes bêtes,
souvent, et j’y ai trouvé la détente du dernier relâchement. La résignation
devant la mort m’a semblé soulagement parfois, après des souffrances d’une trop
pénible agonie. Mais j’étais dans la position de celui qui regarde partir. Je
ne pouvais pas penser alors que l’effroi de l’inconnu s’estompe. Le gouffre me
paraissait vertigineux, et l’idée d’y tomber insupportable.
Et là, je suis paisible,
tranquille. Je vais mourir, je le sais et je l’accepte sans peur. Je n’ai plus
mal, je ne sens plus le froid, j’entends à peine les insultes de mes meurtriers
enragés. Je regarde venir à moi la mort comme une amie. Je suis étonnée de tant
de facilité, mais j’en suis surtout rassérénée.
Dans la brume orangée, la
longue silhouette sombre avance vers moi la main tendue. Le vieil homme me
sourit, son regard est bon et son geste accueillant.
Je le reconnais. Je vais
mettre ma main dans la sienne, en toute confiance et complète acceptation.
La mort peut-être douce, je
le sais maintenant.
Je suis prête.
Une odeur d’essence, le
liquide froid sur ma joue.
Je me replie davantage. Je
vais mourir brûlée !
L’effroi
m’emplit et fait voler en éclats dans la seconde la sérénité de mon agonie.
Je me suis encore une fois
trompée.
Je cherche mon image dans la
lueur du projecteur. Je ne l’y trouve plus.
Mourir est difficile aussi
alors.
Quand vivre l’était déjà bien
assez.
Je vous avais prévenus...
Pour les lecteurs émérites, merci de votre attention, et, pour tous les autres, je ne vous en veux pas, j'aurais sans doute fait la même chose !
A une prochaine fois pour les aventures palpitantes à la Ferme Agorreta !!
bonjour Marie-Louise. Vous nous avez prévenus : réalité et imagination. Je dois avoir quelques années de plus que vous. La fin de votre courte pause avec toute cette autodestruction, je la pratique sans le vouloir à chaque grosse blessure. Et toute négative qu'elle en a l'air, elle m'oblige à voir le fond de la mare, donner un coup de talon et remonter à la lumière. Merci pour votre poésie. Un certain JMO prétend que c'est nettement plus savoureux en basque, mais le seul mot que je suis arrivée à retenir c'est "muxus". Alors Muxus! Marie-Noëlle
RépondreSupprimerBonjour,
SupprimerJ'ai beaucoup de plaisir à écrire. Et beaucoup de plaisir encore, à apprendre que d'autres en ont à me lire.
D'après JMO, et j'ai toute confiance en ses jugements, la lumière n'est jamais trop loin de vous. Alors, de temps en temps, il faut bien un peu d'ombre, ne serait-ce que pour faire la différence...
Merci de m'avoir lue. Et de me partager votre expérience.