A la ferme Agorreta, le temps suit son cours.
La première génération cède le pas à la deuxième. Les Legorburu prennent le pouvoir. Les Olaciregui s'effacent.
Iñazio est mort. Il laisse derrière lui une philosophie du labeur et de son mérite.
Il laisse les greniers remplis de manches d'outils fabriqués à partir de branches de noisetiers et de frênes. Il laisse des petits jouets qu'il a ramenés de ses harassantes journées de bêchage sur le terrain au dessus de la ferme.
Il laisse un troupeau de vaches à lait. Des chiens.
Il laisse une veuve soulagée de pouvoir vivre enfin hors de ses menaces de malade rendu dément par la souffrance insoutenable. Une famille étonnée du silence après les cris.
Et il laisse un gendre bien décidé à reprendre les rennes.
Manuella Olaciregui, la veuve, s'est depuis le début ralliée au mari de sa fille. Elle le trouve agréable et amusant. Elle-même goûte beaucoup les plaisanteries et l'ironie un peu acide qu'il affectionne aussi.
Manuella est d'un tempérament gai et enjoué. Elle souffre de ses mauvaises jambes. Mais sa langue est bien pendue. Elle a la répartie facile et ne reste pas souvent bouche bée.
Avec sa fille Carmen, elles se disputent souvent, au coin de la cheminée dans la cuisine. Les deux femmes s'affrontent sur un peu tout. L'éducation des enfants, les menus, les projets.
Iñazio est mort. Manuella prend de l'âge et son arthrose l'invalide. Elle ne s'éloigne guère de la cour de la ferme.
Je me souviens de nos promenades autour du potager. Elle nouait les quatre coins d'un immense mouchoir à carreaux et posait ce chapeau improvisé sur son chignon blanc.
Elle s'appuyait sur une canne et nous cheminions côte à côte, vers un endroit appelé "Arkatzetako zokoa" Le coin des acacias.
Mon grand-père Iñazio m'avait adulée. Manuella me témoignait de l'affection elle aussi. Mais elle ne se gênait pas pour m'envoyer promener quand je l'ennuyais.
"Boka zabala", me jetait-elle. "Grande gueule". Mes bavardages de petite fille ne lui plaisaient sans doute pas toujours. Et mon impertinence était sèchement rabrouée. Elle n'était pas trop mobile. Je n'avais pas de mal à me tenir loin d'elle quand je sentais son humeur tourner à l'orage.
Elle était patiente pourtant, et de bonne consistance. Placide, je l'ai dit. Et sur la photo du mariage de mes parents, on le sent bien :
Elle semblait aussi imperturbable que son époux était soupe au lait. Je l'ai dit déjà, deux tempéraments opposés..
En femme moderne et tournée vers l'avenir, Manuella encourageait le jeune couple Legorburu à se doter des dernières technologies.
Le premier tracteur voulu par mon père, elle était à fond pour. Il me semble d'ailleurs que c'était l'un des premiers arrivés sur Hendaye.
Quelques années plus tard, notre première télévision, ce fut elle aussi. Elle nous l'offrit après avoir vu sur le poste des estivants à l'étage le premier alunissage.
Nous avons longtemps loué des chambres à la belle saison. Les "estivants" investissaient la ferme durant l'été. Ils apportaient un vent de nouveauté et je me souviens de notre curiosité à les voir vivre.
Manuella n'en perdait pas une miette. Elle ne voulait pas rester en marge du progrès. Elle trouva cette fenêtre sur le monde captivante et décida de nous l'offrir.
Evidemment, le poste restait éteint la plupart du temps. D'abord, il y avait du travail à faire dehors, et ensuite, la consommation d'électricité inquiétait !
Mais tout de même, nous regardions en famille les émissions de l'ORTF. Et Manuella suivait les images attentivement, les lèvres entrouvertes, un ustensile de cuisine à la main.
Si nous interrompions son écoute, elle nous faisait connaître son mécontentement par un "Ixo!" "Silence", tonitruant. Son double menton en tremblait...
Pendant que la grand-mère s'activait en cuisine, mes parents eux travaillaient dur, à l'étable, dans les champs et au potager.
Nous, les enfants, étions mis à contribution à la mesure de nos capacités.
Mes frères étaient attachés au service de mon père pour les travaux des champs et le gros bétail. Moi, avec ma mère, je m'occupais du potager et de la petite basse-cour.
C'était une organisation. Il n'y avait pas beaucoup de temps morts. Ca nous évitait les dérives de l'oisiveté.
Je vais vous montrer mes quatre frères à l'époque, de façon à ce que vous mettiez des visages sur mes histoires.
Une sacré petite équipe de garnements !
Souvent associés dans les diverses tâches et les mauvais coups, ils formaient une entité compacte.
En haut Gabriel, l'aîné, industrieux et persévérant.
Les deux inséparables, Nicolas et Beñat, l'un l'audace et l'autre la malice.
Et le plus jeune des frères, Antton, maladroit et toujours prêt à suivre le dernier qui avait parlé.
(Encore maintenant, d'ailleurs...)
Toute cette petite fratrie évoluait dans la joie et la bonne humeur. Ma mère régentait son petit monde d'une main de fer. Elle distribuait les tâches, et quelques gifles.
Elle hurlait après l'un ou l'autre, et nous couvait avec vigilance.
Mon père, lui, dans la pleine force de l'âge, travaillait fièrement pour faire prospérer sa petite famille. On a longtemps dit de lui qu'il restait dans l'ombre de sa femme. Je ne suis pas convaincue qu'il était aussi malléable.
Je pense même qu'il s'arrangeait pour convaincre ma mère que les idées qu'il lui soufflait, venaient d'elle. Une petite manipulation insidieuse. Mais bon, tout ça se passait sur l'oreiller...(N'oubliez pas que j'ai longtemps dormi dans leur chambre conjugale !)
Charmeur et enjôleur, il préférait éviter les conflits et l'humeur vite belliqueuse de Carmen.
Le travail aux champs lui donnait l'occasion de s'échapper en toute bonne conscience, et il ne s'en privait pas.
A la ferme, Carmen œuvrait sans relâche. Elle avait hérité du tempérament volcanique de son Iñazio de père. Son couple aurait pu être le reflet inversé de celui de ses parents.
Elle était fière de sa ferme, de son petit domaine tenu à bouts de bras.
Allez, je vous la remets une dernière fois, celle-là :
Au moins, vous ne la manquerez pas !
En guise de présentation, ma mère proclamait : Erran diotek Agorretako Carmen naizela. Dis-leur que je suis Carmen d'Agorreta.
Comme un pedigree prestigieux, une marque de fabrique renommée. Une immense fierté.
Ma mère n'était pas née à Agorreta. Mais Agorreta coulait dans son sang.
Elle y a vécu et elle y est morte.
Agorreta, c'était sa force et sa richesse. A tel point, qu'elle se l'accaparait. Totalement.
Mes parents ont été mariés cinquante-neuf ans.
Ils ont racheté la ferme à la châtelaine d'Orio ensemble.
Effectivement, mon père est arrivé à Agorreta quand il s'est marié avec ma mère.
Campée sur cette base incontestable, faisant fi des soixante années d'ancienneté et d'active participation à la vie de la ferme Agorreta de son mari, ma mère, Carmen Legorburu née Olaciregui, lui jetait encore régulièrement à la face jusqu'aux derniers temps :
- "Zu, ez zare emengoa" Toi, tu n'es pas d'ici !
Eh ben, pour être d'Agorreta, dans sa tête, il fallait sacrément le mériter.
Parce-que tout ce temps là, mon Père, Joset, a aveuglément soutenu ma mère. Il était d'un naturel charmeur et il lui arrivait d'en jouer ici ou là.
Mais pour Carmen, Joset a toujours été là.
Tout le temps de la longue maladie de sa femme, il l'a épaulée et accompagnée.
Mais bon, ça n'empêche, lui, "il n'est pas d'ici..."
Encore que, maintenant, il soit difficile de le voir autrement qu'en digne patriarche de la ferme.
Vieil homme encore droit, fier de ses vaches et de sa famille, il a, je pense, gagné le droit de se dire d'ici.
C'est l'un des derniers survivants de cette rétrospective sépia.
Il est, comme Manuella, très curieux des nouveautés. Et, à travers moi, il vous salue tous, lecteurs et visiteurs de ce "bloc", comme il le nomme en riant.
Je termine ici la première période des Nouvelles d'Agorreta.
Je vais me dédier ensuite à la version basque : Agorretako Berriak. Ce ne sera pas une traduction de ces articles-ci. Je veux m'amuser encore et inventer au fur et à mesure de mes envies la façon de conter mes histoires.
J'y revisiterai ce passé et cet endroit.
Pour la suite, je reviendrai sûrement au français en février. Si le temps s'y prête. Et si l'envie m'en persiste.
Mais je crois bien que je m'amuse trop à ce jeu pour pouvoir m'en passer.
Cette première partie était un coup d'essai. Pardonnez mes maladresses et mon manque de savoir faire. Je suis une élève peu appliquée. Et pourtant, j'espère ne pas vous avoir ennuyés.
L'année se termine après-demain.
Un autre temps commence, venu de celui-ci vers un avenir à explorer.
Je vous souhaite à tous de bien terminer l'année. Et de garder en tête de belles images et des histoires amusantes.
Je vais de ce pas me promener. L'après-midi est trop belle pour qu'on en profite pas.
Manuella est d'un tempérament gai et enjoué. Elle souffre de ses mauvaises jambes. Mais sa langue est bien pendue. Elle a la répartie facile et ne reste pas souvent bouche bée.
Avec sa fille Carmen, elles se disputent souvent, au coin de la cheminée dans la cuisine. Les deux femmes s'affrontent sur un peu tout. L'éducation des enfants, les menus, les projets.
Iñazio est mort. Manuella prend de l'âge et son arthrose l'invalide. Elle ne s'éloigne guère de la cour de la ferme.
Je me souviens de nos promenades autour du potager. Elle nouait les quatre coins d'un immense mouchoir à carreaux et posait ce chapeau improvisé sur son chignon blanc.
Elle s'appuyait sur une canne et nous cheminions côte à côte, vers un endroit appelé "Arkatzetako zokoa" Le coin des acacias.
Mon grand-père Iñazio m'avait adulée. Manuella me témoignait de l'affection elle aussi. Mais elle ne se gênait pas pour m'envoyer promener quand je l'ennuyais.
"Boka zabala", me jetait-elle. "Grande gueule". Mes bavardages de petite fille ne lui plaisaient sans doute pas toujours. Et mon impertinence était sèchement rabrouée. Elle n'était pas trop mobile. Je n'avais pas de mal à me tenir loin d'elle quand je sentais son humeur tourner à l'orage.
Elle était patiente pourtant, et de bonne consistance. Placide, je l'ai dit. Et sur la photo du mariage de mes parents, on le sent bien :
Elle semblait aussi imperturbable que son époux était soupe au lait. Je l'ai dit déjà, deux tempéraments opposés..
En femme moderne et tournée vers l'avenir, Manuella encourageait le jeune couple Legorburu à se doter des dernières technologies.
Le premier tracteur voulu par mon père, elle était à fond pour. Il me semble d'ailleurs que c'était l'un des premiers arrivés sur Hendaye.
Quelques années plus tard, notre première télévision, ce fut elle aussi. Elle nous l'offrit après avoir vu sur le poste des estivants à l'étage le premier alunissage.
Nous avons longtemps loué des chambres à la belle saison. Les "estivants" investissaient la ferme durant l'été. Ils apportaient un vent de nouveauté et je me souviens de notre curiosité à les voir vivre.
Manuella n'en perdait pas une miette. Elle ne voulait pas rester en marge du progrès. Elle trouva cette fenêtre sur le monde captivante et décida de nous l'offrir.
Evidemment, le poste restait éteint la plupart du temps. D'abord, il y avait du travail à faire dehors, et ensuite, la consommation d'électricité inquiétait !
Mais tout de même, nous regardions en famille les émissions de l'ORTF. Et Manuella suivait les images attentivement, les lèvres entrouvertes, un ustensile de cuisine à la main.
Si nous interrompions son écoute, elle nous faisait connaître son mécontentement par un "Ixo!" "Silence", tonitruant. Son double menton en tremblait...
Pendant que la grand-mère s'activait en cuisine, mes parents eux travaillaient dur, à l'étable, dans les champs et au potager.
Nous, les enfants, étions mis à contribution à la mesure de nos capacités.
Mes frères étaient attachés au service de mon père pour les travaux des champs et le gros bétail. Moi, avec ma mère, je m'occupais du potager et de la petite basse-cour.
C'était une organisation. Il n'y avait pas beaucoup de temps morts. Ca nous évitait les dérives de l'oisiveté.
Je vais vous montrer mes quatre frères à l'époque, de façon à ce que vous mettiez des visages sur mes histoires.
Une sacré petite équipe de garnements !
Souvent associés dans les diverses tâches et les mauvais coups, ils formaient une entité compacte.
En haut Gabriel, l'aîné, industrieux et persévérant.
Les deux inséparables, Nicolas et Beñat, l'un l'audace et l'autre la malice.
Et le plus jeune des frères, Antton, maladroit et toujours prêt à suivre le dernier qui avait parlé.
(Encore maintenant, d'ailleurs...)
Toute cette petite fratrie évoluait dans la joie et la bonne humeur. Ma mère régentait son petit monde d'une main de fer. Elle distribuait les tâches, et quelques gifles.
Elle hurlait après l'un ou l'autre, et nous couvait avec vigilance.
Mon père, lui, dans la pleine force de l'âge, travaillait fièrement pour faire prospérer sa petite famille. On a longtemps dit de lui qu'il restait dans l'ombre de sa femme. Je ne suis pas convaincue qu'il était aussi malléable.
Je pense même qu'il s'arrangeait pour convaincre ma mère que les idées qu'il lui soufflait, venaient d'elle. Une petite manipulation insidieuse. Mais bon, tout ça se passait sur l'oreiller...(N'oubliez pas que j'ai longtemps dormi dans leur chambre conjugale !)
Charmeur et enjôleur, il préférait éviter les conflits et l'humeur vite belliqueuse de Carmen.
Le travail aux champs lui donnait l'occasion de s'échapper en toute bonne conscience, et il ne s'en privait pas.
A la ferme, Carmen œuvrait sans relâche. Elle avait hérité du tempérament volcanique de son Iñazio de père. Son couple aurait pu être le reflet inversé de celui de ses parents.
Elle était fière de sa ferme, de son petit domaine tenu à bouts de bras.
Allez, je vous la remets une dernière fois, celle-là :
Au moins, vous ne la manquerez pas !
En guise de présentation, ma mère proclamait : Erran diotek Agorretako Carmen naizela. Dis-leur que je suis Carmen d'Agorreta.
Comme un pedigree prestigieux, une marque de fabrique renommée. Une immense fierté.
Ma mère n'était pas née à Agorreta. Mais Agorreta coulait dans son sang.
Elle y a vécu et elle y est morte.
Agorreta, c'était sa force et sa richesse. A tel point, qu'elle se l'accaparait. Totalement.
Mes parents ont été mariés cinquante-neuf ans.
Ils ont racheté la ferme à la châtelaine d'Orio ensemble.
Effectivement, mon père est arrivé à Agorreta quand il s'est marié avec ma mère.
Campée sur cette base incontestable, faisant fi des soixante années d'ancienneté et d'active participation à la vie de la ferme Agorreta de son mari, ma mère, Carmen Legorburu née Olaciregui, lui jetait encore régulièrement à la face jusqu'aux derniers temps :
- "Zu, ez zare emengoa" Toi, tu n'es pas d'ici !
Eh ben, pour être d'Agorreta, dans sa tête, il fallait sacrément le mériter.
Parce-que tout ce temps là, mon Père, Joset, a aveuglément soutenu ma mère. Il était d'un naturel charmeur et il lui arrivait d'en jouer ici ou là.
Mais pour Carmen, Joset a toujours été là.
Tout le temps de la longue maladie de sa femme, il l'a épaulée et accompagnée.
Mais bon, ça n'empêche, lui, "il n'est pas d'ici..."
Encore que, maintenant, il soit difficile de le voir autrement qu'en digne patriarche de la ferme.
Vieil homme encore droit, fier de ses vaches et de sa famille, il a, je pense, gagné le droit de se dire d'ici.
C'est l'un des derniers survivants de cette rétrospective sépia.
Il est, comme Manuella, très curieux des nouveautés. Et, à travers moi, il vous salue tous, lecteurs et visiteurs de ce "bloc", comme il le nomme en riant.
Je termine ici la première période des Nouvelles d'Agorreta.
Je vais me dédier ensuite à la version basque : Agorretako Berriak. Ce ne sera pas une traduction de ces articles-ci. Je veux m'amuser encore et inventer au fur et à mesure de mes envies la façon de conter mes histoires.
J'y revisiterai ce passé et cet endroit.
Pour la suite, je reviendrai sûrement au français en février. Si le temps s'y prête. Et si l'envie m'en persiste.
Mais je crois bien que je m'amuse trop à ce jeu pour pouvoir m'en passer.
Cette première partie était un coup d'essai. Pardonnez mes maladresses et mon manque de savoir faire. Je suis une élève peu appliquée. Et pourtant, j'espère ne pas vous avoir ennuyés.
L'année se termine après-demain.
Un autre temps commence, venu de celui-ci vers un avenir à explorer.
Je vous souhaite à tous de bien terminer l'année. Et de garder en tête de belles images et des histoires amusantes.
Je vais de ce pas me promener. L'après-midi est trop belle pour qu'on en profite pas.
Merci à tous pour votre bienveillance et à bientôt pour d'autres Nouvelles d'Agorreta !