mercredi 30 mars 2022

Mars 2022

 


Mercredi 2 mars 2022 9h30


La baie métallique se borde des immeubles de Fontarrabie. Derrière la prairie inclinée en premier plan, les silhouettes encore nues des chênes se tordent de leurs ramures grises. 

Je vais bientôt sortir TtonytaPetra au pré.

Hier, je suis allée avec Meriem dans le village natal de ma mère, ce Gurutze d'Oiartzun. Nous avons poussé jusqu'à l'arrière des Trois Couronnes. On les voit bien placides, d'ici, avec leurs trois mamelons bien équilibrés. De là bas, elles montrent un tout autre visage, roches fracassées en un mouvement de chute arrêtée, crêtes dures et abruptes.

Nous nous sommes arrêtées aux anciennes mines désaffectées. 

Dans le grand silence, sous le calme du ciel gris, enveloppée dans le cirque imposant de parois de roche sombre mêlé de pans de murs bâtis en pierre, j'ai ressenti une étrange émotion. Celle-là même éprouvée lors de mon unique voyage, qui me mena à Tunis, dans une arène antique. Comme alors, j'ai eu la sensation de sentir l'histoire de ces endroits. 

Imprégnée de  ce grand silence bienfaisant, j'avais pourtant en tête le raffut infernal du charroi des wagonnets de pierre extraite des profondeurs, le souffle harassé de ces hommes des cavernes aux visages noirs de poussière, aux membres rendus durs comme du fer, épuisés à la mine.

Il faudrait 400 hommes travaillant jour et nuit pendant plus de 200 ans, pour construire l'équivalent de toutes les galeries forées sous la montagne, annonce une citation gravée sur une plaque.

Tout ce vacarme, cette fatigue, cette souffrance, mentalisés, invités dans la nature si tranquille, sereine, maintenant redevenue sauvage d'une végétation accrochée à la pierre, m'ont donné une impression de survivance, de résilience.

Au retour, en passant la frontière, j'ai pensé à ma famille maternelle, qui la passait il y a 86 ans, à la manière de ces Ukrainiens d'aujourd'hui. Eux aussi, dans la terreur de la fuite, dans les explosions trop proches des armes meurtrières, sont partis. Ils ont laissé derrière eux une vie dure, oui, mais paisible. Ils ont laissé les rêves d'un avenir meilleur, construit jour après jour, dans le labeur et la peine. Et ils ont eu la force de redémarrer, de reconstruire autre chose, ailleurs.

J'imagine qu'ils ont gardé toute leur vie ce sentiment d'insécurité et de défiance, cette idée d'une entrée fracassante, fulgurante, du malheur, dans une vie, comme une menace omniprésente, à ne jamais négliger.

Nous, générations d'après-guerre, nous vivons insouciants. Nous remplissons nos vies de préoccupations insignifiantes. Nous remplissons nos vides de bruits, de mouvements. Nous n'avons plus la conscience du danger. Nos vies paisibles nous paraissent dues.

Pourtant, rien n'est dû, et tout peut se perdre, dans la seconde, dans le bouillon d'un mouvement politique, dans l'horreur d'un accident foudroyant.

Chaque jour de paix, chaque minute de bien-être, est une grâce.

Nous n'y pensons pas. C'est le mieux à faire. Il sera toujours temps, si nous la perdons, cette grâce ignorée en temps ordinaire, de souffrir, alors.


Jeudi 3 mars 2022 8h





Le levant ce matin s'irise en strates nacrées.
La pluie est annoncée pour cette après-midi.

Je profite de mes vacances pour faire de la relation publique.
Je visite quelques amies et connaissances agréables.

Je découvre depuis peu ce temps relâché, où on peut oublier l'heure.

Je suis suffisamment routinière pour ne pas perdre de vue la cadence. Mes quotidiens sont organisés avec un battement restreint.

Le seul fait de savoir possible le franchissement du cadre de ces battements, suffit à me donner un grand sentiment d'une liberté, que je n'utilise pas. 
C'est davantage la connaissance de nos limites qui nous brident, que la réalité de ces limites mêmes. Moi, du moins, je ne fais pas grand chose de différent, que j'y sois autorisée, ou non. Par contre, cette autorisation me comble, dans mes aspirations constitutionnelles à dénouer des entraves, pourtant consenties sans grand effort.

Mon article sur le Ménière avance gentiment. C'est un bon exemple de ce que je décris. 
Je ne considère pas cette tentative comme une obligation de résultat. Je n'y ai pas d'enjeu majeur, ni de calendrier. Pour autant, j'y reviens, tout comme si j'en avais un. Je me suis vaguement donnée un objectif : l'achever pour la fin de l'année. Tout à fait arbitrairement, puisque j'aurais aussi bien pu prévoir deux, trois, cinq ans, pour le finir. Ou ne pas me donner de terme. ca n'aurait pas changé grand chose à l'affaire : le monde n'attend pas après moi.
Et bien non, j'ai en fait besoin de sentir dans mon horizon un cadre. Quitte à me le donner toute seule. Le vague d'une trop grande liberté me désarçonne.

Pour la méthode, j'ai calé maintenant une manière qui concilie mes fugues et fantaisies, avec un 
semblant de structure.
J'ai d'abord élaboré un plan, dont les lignes s'articulent selon une logique raisonnable.
Là derrière, je prends les éléments du récit comme ils me viennent, sans chercher à les ordonner. Cette anarchie comble mon besoin d'errance. Je n'ai plus le sentiment de me plier à un carcan étroit. Je fais juste attention de rester plus ou moins centrée sur mon sujet. Comme ce seul but n'est pas toujours respecté, je m'apprête à faire des coupes. 
Même si mon orgueil me fait apparaître ces coupes comme presque sacrilèges, je prends sur moi. Je réserve les paragraphes rejetés pour les déverser en logorrhées hors sujet dans mon "bloc". 
Ainsi, je ne perds rien des productions de mes élucubrations. Que ces productions soient mineures ne me gêne pas. A mes yeux, elles sont susceptibles de m'intéresser, plus tard, et ce seul mérite vaut le risque d'en encombrer mes autres articles fourre-tout. 

Ensuite seulement, je décortique mon texte en plusieurs parties, selon leur appartenance à chacun des volets de mon plan de départ. Je rectifie quelques subordinations et quelques enchaînements incongrus, pour faire de l'ensemble une suite cohérente. Autant que la cohérence soit à ma portée...
Je reconstitue ainsi un puzzle dont chaque élément me surgit dans les mains au fur et à mesure.
Très rarement, trop ?, le bon chapitre est au bon endroit. Plus rarement encore, le texte d'un seul tenant d'écriture se loge dans une seule case.
C'est la démonstration flagrante d'une pensée en feux d'artifice, où n'importe quelle idée fuse, dans n'importe quelle direction. En retravaillant ce fatras, il y a quand même moyen je le crois, d'en tirer une trame fluide, aux maillons parfois disparates, mais plus ou moins bien reliés les uns aux autres.
Avec un peu de pratique, je pense même arriver à me discipliner.  En avançant, je devrais mieux coller à mon plan. Ne serait-ce que parce-que, au fur et à mesure, les cases à remplir seront moins nombreuses, et les pièces de mon puzzle plus rares.
J'écrirai alors plus efficacement, c'est sûr. Cette satisfaction palliera peut-être le début d'ennui de l'appauvrissement de mes arguments. Ou pas.
Je serais déçue, je pense, si je n'arrive pas à construire quelque chose de potable. Mais je me connais : je m'arrangerai pour terminer, quitte à bâcler, et engoncer mon projet peut-être trop audacieux pour mes capacités, dans une perspective moins ambitieuse, mais plus à ma portée.

Je me rabattrai sur plus modeste, comme je l'ai fait pour ma châtaigneraie. Mon idée de départ s'étalait sur plus d'un demi-hectare. Au final, elle s'est étrécie sur moins de trois ares.
A l'usage, mes vingt et un sujets me mobilisent bien assez. Plus, ç'aurait pu être trop.

Ou l'art de la pirouette, quand d'un triple axel qu'on rate, on finit en double, qu'on exécute à peu près. Si on y met assez de fluidité, ça ne se remarque même pas, et ça évite une chute potentiellement douloureuse...


Vendredi 4 mars 2022  18h


Hier, en bonne compagnie toujours, je découvris la passerelle d'Hendaye, sur les bords de la Bidassoa. Par une belle journée, ce doit être magnifique. Hier, malgré la pluie qui nous plaquait aux cuisses, c'était déjà très beau. 
L'intérêt de ma vie cloîtrée à la ferme jusqu'ici, c'est la multitude de toutes ces choses à visiter sur place. Résidente hendayaise depuis près de 60 ans, j'en deviens toute nouvelle touriste.

La grande Kattrin vient de partir. Elle venait pour faire la prophylaxie de mon cheptel miniature.
Cette pétulante walkyrie manque cruellement de délicatesse. 
La réalisation de ces prises de sang, sous la queue, s'avère souvent acrobatique. Une vache, une jeune vache surtout, n'aime pas qu'on la visite aussi cavalièrement. On ne lui saisit pas la queue impunément, en la tordant vers le haut, pour lui planter une aiguille bien acérée dans la veine. En règle générale, la bête se rebelle, cherchant à se dégager de ces manœuvres inamicales. La protestation peut aller d'un simple mouvement de fuite, à une bonne ruade.
Pour parer à ces inconvénients, le plus sage est de bloquer la bête à la tête. Fermement maintenue, contrainte dans ses mouvements de cou, elle s'assagit, et ne regimbe plus trop. Il faut rester prudent, un mauvais coup est vite parti.

Mon étable actuelle n'est pas plus que l'ancienne équipée de cornadis, où, d'un simple levier, relevé, on coince trente têtes d'affilée. 
J'avais en prévision un système de contention douce, avec raccourcissage de la longueur de chaine, au moyen d'un fer à béton passé dans une boucle, à l'intérieur de l'auge. Puis, pour sécuriser davantage encore l'opération, j'avais préparé une corde, très facile maintenant à nouer en licol autour des têtes suffisamment cornées de TTonytaPetra (oui, finalement, toutes les deux ont bien leurs appendices originels). Coincée contre l'épaule de la génisse, tirant à moi la corde pour lui faire tourner la tête, en la plaquant contre le mur, je présente à la vétérinaire un postérieur bovin assez peu mobile.

Kattrin ne me laissa le temps de rien. Elle arriva en avance. Je n'étais pas prête. Les génisses ne l'étaient pas non plus. Elle dévala devant moi les escaliers, faisant trembler la structure. Avant que j'aie pu distribuer la nourriture, pour distraire les petites, et mettre en œuvre mon plan, elle s'en prit à Petra, sans sommation.
Je protestai mollement. Petra protesta beaucoup plus vigoureusement, envoyant Kattrin et ses tubes valdinguer dans la fougère. La teutonne s'empourpra de colère.
J'intervins, fermement, avec bravoure, et lui demandai d'attendre que je prépare les génisses. Elle s'exécuta, maugréant je ne sais quelle imprécation germanique.
Pour ne pas énerver la vétérinaire déjà furibonde, je fis au plus vite. Comme si elles m'avaient compris, TtonytaPetra se laissèrent entraver docilement.
Kattrin piqua d'abord Petra. Une petit sentiment de vengeance devait la tenir : elle la barbouilla de sang. Pour Ttony, ma blonde continua de grapiller ses granulés, pendant l'opération, royale.

Kattrin s'en retourna, toujours pressée, m'expliquant qu'elle avait encore deux prophylaxies à faire. Bon. 
Je la raccompagnai, presque servile d'avoir risqué ses foudres. 
Je redescendis ensuite dans mon étable, pour étriller longuement TTonytaPetra. L'expérience ne les a nullement traumatisées.
Pour l'année prochaine, je me jetterai en travers du chemin de Kattrin. Si elle ne me piétine pas, l'opération se déroulera sans heurts.


Vendredi 11 mars 2022 19h

Derrière la vitre, il fait encore jour.
Bientôt, je pourrai  faire mon tour du soir, avec les chiens, même en rentrant de la jardinerie.
J'ai repris le collier hier. 
Pour apprendre que, finalement, mon histoire de lauriers géants avait mal tourné. La ruelle où notre camion-grue était censé reculer, était en fait la maison voisine... Mes clients, tout à leur enthousiasme, avait travesti la configuration de l'endroit à l'avantage de leur projet. La visite de pré-chantier scella ma déroute : l'affaire ne pouvait se conclure favorablement, mes lauriers me restaient bien sur les bras, avec ceux que, dans l'euphorie du moment, j'avais commandés en plus.
J'aurais pu passer ce dénouement piteux sous silence. Ce n'est pas tellement l'honnêteté d'une transcription fidèle à la réalité, même à mon désavantage, qui me tient. Non, c'est la possibilité, sait-on jamais, de hameçonner parmi mes quelques lecteurs, un potentiel client !
Voici pour l'épilogue.

Je suis plus ou moins les actualités, avec ce fond de guerre en Ukraine.
Je suis ça comme un feuilleton, presque, scandaleusement blasée, détachée. 

A peine les images des colonnes de réfugiés m'émeuvent-elles, particulièrement quand on y voit de très vieilles personnes, qui pensaient mourir là où elles avaient vécu, charroyées dans des bâches, chargées à l'arrière de fourgons bondés. Ces vieillards, déjà durement marqués par une longue vie, qui doivent souffrir encore, hébétés, anéantis, résignés déjà. Le désespoir total, et rien de mieux au bout.

Les jeunes mères avec leurs nourrissons dans les bras, auxquelles s'accrochent de tout jeunes enfants affolés, c'est un cran en dessous. Celles-ci, je les vois jeunes, souvent très belles dans leur désespoir. Fortes et courageuses encore, elles feront face, on les aidera, elles s'en sortiront, pour la plupart. Meurtries, toutes leurs capacités de confiance et de sérénité annihilées, elles cultiveront une pugnacité acharnée. 

Les hommes armés, galvanisés dans leur patriotisme, j'admire leur courage, mais je me demande s'ils n'en deviennent pas fous. Leur lutte et leur résistance sont incroyables, personne ne les croyait possibles. Mais à quel prix résistent-ils ? Y-a-t-il vraiment un espoir de repousser l'avancée russe, d'arrêter sa dévastation ?

Il y a bien eu il n'y a pas si longtemps ce conflit des Malouines, où la prestigieuse flotte britannique a subi une déconfiture cinglante. Les plus forts ne sont pas toujours ceux que l'on croit.

Si Poutine a été humilié par la dislocation de l'empire russe, qu'en serait-il d'une défaite militaire face à la minuscule Ukraine ? 
Aider la résistance ukrainienne, attiser cet espoir d'une victoire contre l'invasion, n'est-ce pas faire le lit d'une catastrophe irrémédiable ?
Comment faire maintenant pour faire redescendre le soufflé ? N'est-il pas trop tard, pour désarmer les combattants, et leur proposer un plan de paix ? N'y a-t-il pas eu trop de morts, trop de destruction, pour revenir maintenant en arrière ?

Je ne sais pas quelles seraient les conditions d'une reddition. Je ne connais pas les conditions de vie sous un régime de dictature, même déguisé en une pantomime avec un président fantoche.
Notre attitude européenne, je ne la comprends pas trop non plus. Nous exhortons les résistants à la lutte, nous les armons, et puis, nous les abandonnons à leur sort. 
J'ai bien compris le danger à mettre davantage encore le feu aux poudres, si les grandes puissances mondiales interviennent militairement sur les terres d'Ukraine. Mais est-ce que c'est bien différent, d'armer les guerriers ? Est-ce que c'est bien moral, de leur dire: tiens, prends-ça et bat-toi. Moi, je te regarde faire, ne t'en fais pas.

La mobilisation humanitaire est sans faille. Je suis éberluée par le sang-froid de ceux qui sauvent des gens, qui viennent les nourrir et les soigner, au milieu des bombes et des ruines, et s'en tiennent à ce seul rôle. Comment, plongés dans une telle horreur, peut-on ne pas hurler à la face du monde l'ignominie d'une réponse aussi frileuse ? 
Accepte-t-on ainsi, de prendre le temps long de la réflexion, pour bien positionner le curseur, entre intervention militaire, sanctions économiques, plus pénalisantes pour les pauvres gens que pour ces oligarques bien à l'abri derrière leurs montages financiers inextricables, et poursuites de négociations diplomatiques pathétiques ?

Il me semble que ceux qui fomentent les guerres en souffrent bien moins que les pauvres gens qui les subissent. Ceux-là, ils s'y sont préparés. 

Je n'y comprends rien. Je vois juste des milliers de pauvres gens envoyés à la mort. Je vois des villes pulvérisées en monceaux  de débris fumants. Je vois la destruction totale, d'où rien ne renaîtra de sitôt. Et, surtout, je ne vois pas comment, maintenant, on peut espérer arrêter ça.

Je ne suis pas totalement convaincue par la simplicité de l'histoire qu'on nous raconte, qu'on nous montre, quotidiennement. La trame en est longue, ancienne, occulte. Je reste perplexe, impuissante, et bien décidée à ne rien essayer pour sortir de cette impuissance commode.
Je suis honteusement lâche. Jamais je ne n'aurais pris les armes pour défendre mon pays, avec si peu de chance de sauver ma terre, et un prix si lourd à payer pour seulement le tenter. 
J'aurais fui, sans combattre.
C'est ce que mes grands-parents ont fait, en 1936. Et je pense qu'ils ont eu raison. Au moins parce-que je suis là pour le dire...

Les petits-enfants des Ukrainiens réfugiés d'aujourd'hui auront peut-être la même chance.
Ceux de ceux qui meurent au combat, il n'y en aura pas.

Pour ceux qui peut-être naîtront dans un pays libre, sauvé par de valeureux guerriers, ils cracheront à la face des couards dans mon genre. 
Ca se défend aussi...

L'histoire quand elle se joue ne dit pas comment elle finit. Et ceux qui la commentent prennent des risques d'être méjugés, les pauvrets. Nos analystes politiques et leurs décideurs restent frileux, académiquement corrects, sur la face claire de la ligne de démarcation.
Pour ceux qui la font, cette guerre meurtrière, ils prennent le risque d'y rester.
Pour ceux qui la décident, la folie les emporte.
 
Je regarde tout ça de loin. A l'abri, pour le moment. Blasée presque, déjà, de cette violence quotidienne qui tourne en boucle sur les écrans. Entre deux reportages légers, fleuris du monde d'avant, du nôtre, encore.


Vendredi 18 mars 2022 16h


Le ciel gris est encore ocré des entrées de sable austral. Nous aurons le pollen, nous avons le sable.

Ma préoccupation du moment, bien loin des mugissements d'un monde agité, est pour le retour des hirondelles. Dans les deux semaines à venir, elles devraient se montrer.
La nouvelle configuration de la ferme est maintenant établie. Ce printemps, elles n'auront pas à tergiverser. Il y a une étable, et elle est ici dessous.
Je suppose que les deux couples nichés ici l'an passé reviendront là. Mon espoir est qu'il en viennent d'autres. Leur logis est prêt. 
J'ai initié ce matin TtonytaPetra à la grande porte ouverte, même quand elles restent à l'attache. Il est bon pour elles de rester au sec, à manger du foin, le matin, avant d'aller à l'herbe. Le jour levé les y inciterait.

Mes hirondelles, elles, veulent être libres d'entrer et de sortir, dès potron-minet. Comme mes levers à moi sont maintenant plus tardifs, je leur ai réservé une issue de secours, par la porcherie-remise. Mais, pour leurs premiers jours, elles doivent se sentir quartier libre, largement. A moins de très mauvais temps, l'étable restera bientôt ouverte jour et nuit.

Ces hirondelles légères me feraient facilement perdre la tête.
Le cas est prévu. D'autres sont prêts à pallier...


Mercredi 23 mars 2022

J'écris dans cette pièce avec vue sur l'étable, avec mon miroir-mirador, et la cour-jardin, juste devant. C'est très agréable.

Nous arrivons à cette date prise en visée l'année dernière, avec mes frères, au moment où les flux migratoires débutaient dans la ferme.
Nous nous sentions un tantinet ballotés, et avions besoin de nous projeter dans un avenir plus posé.

 Début avril 2021, j'écrivais :

"Nous avons pris date avec Antton et Beñat pour le 24 mars 2022. 

A ce jour là, si Dieu, ou ce qui nous tient lieu de Providence, nous prêtent vie, toutes les perturbations inhérentes à notre nouvelle organisation seront aplanies.

Nous devrions avoir retrouvé stabilité et harmonie. Celles-ci ou d'autres hirondelles nicheront dans la nouvelle étable. De nouvelles génisses, ou alors, deux vieilles vaches éthiques, paîtront, paisibles, dans le soir calme. 

Je les hélerai depuis la rampe : "Anttony ! Petra ! Zatozte onea !". Elles s'avanceront... ou j'irai les chercher, pestant contre leur indiscipline.

Lola restera sur le ciment, dans une tâche du soleil chaud. Txief et Bullou s'avanceront dans l'herbe, furetant pour dénicher les mulots.

Mes châtaignes auront moins de mal à feuiller. Leurs racines seront plus profondes.

Remontée du champ, je refermerai la grande porte métallique, panserai mes bêtes.

Je monterai ensuite à l'étage, pour faire le tour de mes bacs à fleurs autour de la cour tiédie au grand soleil de tout le jour.

Je saluerai pour la nuit mes familiers et m'apprêterai à appeler Olivier. Si Dieu, ou ce qui nous tient lieu de Providence,  nous prêtent vie, à tous.

Je rentrerai, m'installerai à cette même grande table ronde. Et je raconterai ma journée d'alors.

Si je me souviens de celle d'aujourd'hui. Ou alors, si je puise ce jour là dans la mémoire de ce "bloc", et y retrouve par hasard cet instant de maintenant.

Notre mémoire humaine est faillible et indulgente. Elle s'arrange du temps passé et redessine l'histoire pour nous la rendre plus jolie. Mon "bloc" remet les pendules à l'heure.

C'est pourtant dans cette brume entre l'oubli et le pardon qu'est notre salut.

Oubli de nos manquements et pardon pour nos fautes.

Je me plais à cette romance en une fiction avenante.

Je me plais à ces retours où ma bienveillance m'exempte.

Si cet avenir là m'est laissé, je tâcherai d'y graver la course légère d'un temps aussi filant que le vol de mes hirondelles égarées.

Et, s'il ne l'est pas, au moins aurais-je eu la douce illusion de l'avoir à portée."


Comme je suis romanesque ! Je ne me dédie pas. Si je ne peux pas déverser ici mes coulées sirupeuses, où le ferai-je ?

Je retrouve à la lecture exactement mon état d'esprit d'alors. J'étais un peu bousculée, pas trop sereine, à l'idée de ce petit bouleversement dans ma vie. 

Mon père allait mourir, l'année précédente, en 2020. Je repensais en avril 2021 beaucoup à cette période, et relisais souvent mes mots d'alors. Je soufflais d'être libérée de cette veille épuisante. Je me sentais reconnaissante au sort ami qui m'avait prêté main forte, incroyablement, avec ce Covid qui me laissait à la ferme, pour pouvoir tenir mes serments passés dans les meilleures conditions.

Pour l'année à venir, je me souhaitais de conquérir enfin cette congruence recherchée depuis les tout débuts de ce "bloc". Depuis toujours, en réalité.

Installée dans une situation bien établie, retombée sur mes pieds plus ou moins comme je l'avais toujours envisagé, je serais enfin quiète, enfin en paix, avec le monde et moi-même. Ce serait la plénitude.

Aujourd'hui, mes prévisions d'alors se sont parfaitement réalisées. Tous mes vœux sont exhaussés. Je devrais être béate, chaque jour et à tout instant. D'après ce que j'en pensais à une époque où cette béatitude me faisait signe de loin, pour plus tard, en des augures enfin quiètes. 

Dans ce passé lointain, puis, plus proche, seules les circonstances de la vie, les atermoiements, les obstacles inévitables à surmonter, faisaient écran, et m'empêchaient d'atteindre enfin mon Graal. Tout ça s'écarterait, je, l'écarterais, et j'y serais. C'était ma perspective d'un avenir chantant.

En effet, j'ai réussi à surmonter les embûches. Je suis là où je voulais être, et comme je le voulais. Je me sens globalement bien, parfois, même, en pointes fugaces, trop fugaces à mon goût, très bien.

Pour autant, je n'ai pas atteint la plénitude, comme je me la représentais. J'imaginais un état constant de contentement. De bonheur me paraît emphatique. J'imaginais un horizon clair sous un ciel léger.

Et puis non, toujours pas !

Ma pote bipole veille au grain. Ca n'est pas pour rien que Gérard Garrouste a intitulé son livre "l'intranquille". Pour les gens comme moi, la recherche de la tranquillité est un leurre. Nous y avons droit, sporadiquement, mais elle ne nous est pas compagne de route.

Une faille en frisson, tapie au creux du plexus, ouvre au petit matin en moi une béance, un vide, implacable, qui m'aspirerait vite. J'ouvre les yeux, la lumière filtre jusqu'à moi, les chiens, percevant mon mouvement, touchent mes mains de leurs museaux tièdes. La faille se referme.

Cette faille en frisson ressemble à celle qui froisse les chairs, flétrit le galbe, creuse sur la peau les ornières profondes. Celle-ci au moins s'annonce, et se voit venir, jour après jour, même si elle surprend encore, sournoise, désagréable, au détour d'un miroir intransigeant ou d'un regard qui glisse sans s'attarder.

Celle-ci me déplaît, évidemment. Elle ne m'inquiète pas.

L'autre m'empêche de goûter pleinement le plaisir simple d'un quotidien pourtant si attendu.

Je navigue entre excitations passagères, petites envolées follettes vite fatiguées, un fond de tension jamais tout à fait assagi, et une mélancolie dolente. Je ne me rappelle plus trop de mes exaltations passées. Le mieux à faire, c'est d'ailleurs de les oublier, pour ne plus les regretter. J'ai du mal à imaginer mes désespoirs d'il y a quelques années. Là aussi, le mieux est de les laisser dans leurs gouffres profonds. 

Ainsi va ma vie ordinaire.

La plénitude ne se conquiert jamais, ai-je entendu il y a peu dans une de ces émissions de radio philosophiques. Le propre de l'humain serait sa recherche, justement. Toujours, l'homme désirerait quelque chose qu'il n'a pas, ou regretterait ce qu'il n'a plus : la puissance, l'amour, la gloire, la jeunesse perdue, les promesses manquées.

Même les plus grands sages, les ascètes libérés de toute contingence matérielle, les purs esprits, aspireraient à s'améliorer, tendraient à devenir meilleurs encore, plus libres, plus détachés et sereins. Parce-qu'ils ne se sentiraient pas l'être tout à fait.

Le jour où l'homme réussirait sa réunification complète, le jour où il atteindrait la complétude, ne viendrait jamais. Vivant, il cheminerait, en mouvement vers un but toujours hors de sa portée. Seule, la mort marquerait la fin de sa course, en son arrivée. En figeant la recherche dans une immobilité implacable.

Je trouvais cette vision bien décourageante, moi qui pensais au contraire ma recherche sur le point d'aboutir ! Pour autant, j'ai grande foi en ces gens qui ont beaucoup étudié la nature humaine. Et ces mots ont résonné en moi en un écho de défaite annoncée.

J'expérimente maintenant cette théorie.

Mes moments de vif contentement me portent encore haut. Mais ils ne durent pas. Pas assez, évidemment. Une morosité diffuse vient trop souvent atténuer ces pointes si plaisantes. Entre les deux, une indifférence terne louvoie, bonne fille, pas très pétillante, mais, ma foi, assez reposante.

Cette neutralité d'un tempérament jusque là bouillonnant m'est étrangère, et fade. La molécule fait sûrement son travail. Elle me ramène dans des contrées moins accidentées. Si elle m'interdit ces envolées grisantes, regrettées, elle atténue aussi la profondeur des gouffres noirs où je me suis parfois enterrée vivante. 

L'âge aussi sans doute fatigue mes ardeurs, et les lisse dans un créneau plus étroit. Pour qui a vécu si intensément, les jours ordinaires semblent gris.

Quand j'en discute avec mes amis, ils paraissent perplexes, et ne me comprennent pas. Ils n'ont jamais connu mieux. Pour la plupart, et heureusement, pas pire non plus. Leur satisfaction loge parfaitement dans cet entre-deux confortable, à défaut d'être palpitant.

Je me souviens encore trop bien de ces moments perdus. J'en regrette les couleurs vives, presque aveuglantes. Pour contrebalancer ces regrets, je me souviens aussi  des ces affres horribles, injustifiables et inexplicables.

Ma recherche raisonnable sera donc celle d'une gratitude sincère pour avoir trouvé un équilibre. Je vais tâcher d'oublier la griserie des acrobaties périlleuses, renoncer à atteindre jamais une paix constante et durable, et m'en tenir au plancher de mes vaches. Dans ma tournure de femme vieillissante, c'est plus prudent.

C'est là d'ailleurs, dans le souffle chaud de mes bêtes paisibles, dans les odeurs puissantes de l'étable empoussiérée, que le sentiment le plus proche de la sérénité me visite. 

Là, et aussi dans les sous-bois silencieux, au bord des rivières calmes ou des lacs tranquilles. 

Assise sur une souche ou sur une pierre plate encore chaude de soleil, les chiens autour de moi.

Ici, dans ma cour-jardin, à ma table ronde, dans le soir tiède du jour finissant.

Dans la lecture d'un livre captivant.

Dans ces moments d'écriture où je laisse aller mes vagabondages.

Au soir d'une bonne journée de travail, à la jardinerie, quand le soleil bas se couche sous la galerie. Ou, à l'hiver, quand le halo du projecteur me veille, travaillant seule à mes plantes.

Dans tant d'autres circonstances encore, qu'il me paraît finalement bien indécent de bêler après mieux.

 Mes acouphènes s'estompent dans ces moments au point que je croie possible de ne plus les entendre, un jour. Je suis au plus près de la plénitude.

Si j'y pense alors, je reprendrai dans un an ce texte, en un rendez-vous sur le futur, en pariant sur la chance de m'en trouver aussi bien que de mon présent.

Le monde bousculé me hurle au visage l'indignité d'une inconséquence stupide.

Dans un an peut-être, aura-t-il retrouvé un peu de paix. 

Je n'y crois pas. Il y a toujours eu des guerres. Celle-ci est seulement plus près de nous. Le bruit des bombes nous inquiète. Les performances de la technologie de guerre nous visent en potentielles victimes directes.

C'est sans doute la nature profonde des hommes de n'être jamais en paix. La philosophe de la radio disait vrai.

Je ne suis pas seule dans mes tourments. Je suis seulement étrécie dans leur étroitesse.

Pendant deux ans, nous avons eu le Covid. Maintenant, nous avons la guerre. Notre civilisation serait-elle sur le déclin ? La conquête de la technologie nous asservit. Nous maîtrisons mal ce qui était prévu pour nous servir. Les recherches bactériologiques s'échappent des laboratoires. La technologie poussée dépasse le plus grand nombre, et le rend dépendant de spécialistes pointus, mais rares.

J'ai l'impression que notre pouvoir d'adaptation s'essouffle. Que nous ne reprendrons pas la main. Que notre destin court plus vite que nous, et vers sa perte.

C'est sans doute un effet de l'âge. Toujours, j'ai entendu les mâtures se désoler d'une jeunesse d'après eux incapable. Et, toujours, j'ai entendu les jeunes croire en leur avenir. Même si j'ai l'impression de les entendre moins enthousiastes, maintenant...

Décidemment, mes pensées tournent grises...

Je vais immédiatement fermer ce portable, et m'en aller vers mes châtaigniers. Je vais desserrer les liens des protections. Ils commencent à feuiller, et le tube trop étroit les contraint.

Un peu d'air leur fera du bien, comme à moi !


Lundi 28 mars 2022  10h45


J'ai terminé mes logistiques matinales, et il n'est pas encore l'heure de préparer le déjeuner. J'ai bien moins de choses qu'avant à faire, et j'y mets bien plus de temps. Comme c'est étrange !

Il ne faut pourtant pas chercher bien loin les causes de cette perte de performance : un lever bien plus tardif, une cadence ralentie, une pause de milieu de matinée alanguie. Puisque ce que j'ai à faire est fait, je m'exonère facilement.

Installée dans ma pièce-sas, je profite comme jamais de la floraison du poirier devant ma cour. Avant, cet endroit n'était que de passage. Maintenant, j'y vis, dès que la température y est agréable. Ce petit plant frêle que j'avais protégé est devenu un arbre gracieux, à la corolle bien équilibrée, d'une bonne demi-douzaine de mètres de haut. Ses fruits sont succulents et ses fleurs éclatantes. Je n'ai pas remarqué l'automne dernier le flamboiement de ses feuilles prêtes à se détacher. J'ai mieux vu celle du poirier d'ornement, dans le champ, en bas. Peut-être celui-ci a-t-il éclipsé celui-là. Je serai plus attentive cette année.

Mes hirondelles ne sont toujours pas là. Le retour du mauvais temps est prévu pour la fin de semaine. Elles sont sûrement sages, et attendent pour plus tard. Je surveille, j'espère.

Allez, il est temps de penser aux panses à remplir. Ma cuisine est comme moi : pas très fine, mais sans fioritures aucune. Les fioritures, je les réserve à mes Nouvelles...


Mercredi 30 mars 2022  11h15


Encore mon rendez-vous de fin de matinée.

Le temps change. Le froid revient. La pluie avec. Elle sera bienvenue. Comme le dit le dicton : pluie d'avril remplit les greniers.

L'année dernière, Avril fût sec. Mes châtaigniers tardifs en souffrirent, au point d'en périr, finalement. Là, si une ou autre bonnes averses nous tombent du ciel, ils s'en abreuveront utilement, au moment du démarrage en feuilles. Pour le moment, tout le monde veut vivre. Châtaigniers, noyers et aulnes se lancent, hardiment.

TtonytaPetra semblent indifférentes. Elles broutent au pied, maintiennent la prairie rase. Je n'ai pas à m'en occuper. Mon intervention desserrage des liens de la semaine dernière donne à mes plants l'air dont ils ont besoin. Je me contente de surveiller, avec assiduité.

TtonytaPetra ont aussi renoncé à tenter l'évasion vers de plus grands espaces. Elles ont admis les limites, et se tiennent sagement dans le carré imparti. Là encore, je suis relevée de garde.

Le retour du mauvais temps va calmer l'activité, à la jardinerie. Les derniers jours, un pic a passablement énervé toute l'équipe. La frénésie de la saison a soufflé, aiguisant les impatiences et les ardeurs.

J'essaie de ne pas me laisser entraîner dans cette sphère mouvementée. Les agitations, les changements brusques de rythme, me sont médicalement contre-indiqués. Trop vivement secouée, mes bulles s'affolent et ma boule s'embrouille. Je perds totalement en efficacité.

Quand, maintenant une cadence plus constante, je reste passablement opérationnelle... quoi qu'en disent certaines méchantes langues !

Là comme ailleurs, j'ai gentiment lâché du lest. Je ne compte sûrement pas faire des miracles en fin de carrière. De plus jeunes sont sur la rampe de décollage. C'est à leur tour de prouver leur performance professionnelle. La mienne est derrière moi... 


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