jeudi 4 novembre 2021

20 octobre au 4 novembre

 


Mercredi 20 octobre 2021  16h


La maison est grande ouverte sur l'air incroyablement chaud. 

Je suis installée face à la baie. La pièce du grenier est lapée du soleil bas qui s'y allonge. J'ai ainsi une vision panoramique à 180 °, des plans lointains en fuite derrière les ramures du carolin à droite, et du poirier à gauche. Devant, derrière le versant incliné de la prairie, l'eau de la baie piquetée de bateaux blancs ourle la crique de Fontarrabie. Beauté d'automne à tous les étages.

Le vent a soufflé, roulant les feuilles racornies en bruissements secs. J'ai du retendre mon gazon sur la terrasse du haut. Il s'était chiffonné. L'idée d'un meilleur arrimage m'est accordée, par la pause d'une simple grosse pierre sur un chevron de pin, en supplément de mon dispositif antérieur. Tant que je n'ai pas à la prochaine levée venteuse de vision contraire, je peux m'y tenir, en réconfort. Ca suffira pour le moment. L'essentiel, la bâche en dessous, reste bien en place. Le décorum peut fléchir...

Je viens de faire une expérience bien agréable :

Un conseiller Orange m'a fait un brin de conversation. Rien de bien extraordinaire en soi. Pourtant, il me semble  notable de relever la courtoisie et la patience de ces interlocuteurs de l'ombre. 

Je ne suis vraiment pas une affaire, pour le pauvre technicien ou conseiller innocent happé malencontreusement par mon appel. J'entends mal. Je comprends peu de choses à toutes ces technologies du numérique. Je suis particulièrement peu et mal équipée. La conjonction de ces trois éléments induit une situation difficile. Du fond de mon ignorance crasse, j'ai quand même repéré ces lacunes. Je les mets immédiatement sur la table, dès que j'ai l'interlocuteur en ligne.

Tout d'abord, je suis extrêmement satisfaite de la nouvelle tournure des appels. Fini, le temps d'attente interminable, où la musiquette en boucle, entêtante, vous aspire dans sa ritournelle exaspérante. Celle d'Orange, à petite dose, est en plus à mon goût, avec ces hoquets mélodiques et ses reprises allègres. 

Immédiatement après l'information d'une attente estimée le plus souvent à de longues minutes, où vous vous voyez déjà tenu de patienter, tant bien que mal, dans l'incapacité de vous en distraire, on vous propose très urbainement de vous rappeler. Ainsi, vous pouvez vaquer, à portée de la sonnerie, certes, mais dans un périmètre d'activité considérablement élargi. Les quelques minutes, qui paraissaient interminables, pour une attente passive, de client vissé à l'inéluctable position de demandeur, deviennent une petite plage agréable, où vous pouvez faire votre petite vie.

La plupart du temps, le conseiller vous rappelle avant même la fin du délai d'attente prévu. Agréablement surpris, vous décrochez. 

Ce "décrocher" s'accroche, justement, en une sémantique antédiluvienne : même moi, avec mes appareils éculés, je ne "décroche" plus, j'"ouvre", un clapet. Je n'en suis pas encore au tactile, où, de la pointe d'un doigt léger, on se rend disponible au monde, si on ne décide pas de le laisser derrière l'écran, petit Dieu omnipotent aux caprices de diva.

Les présentations sont toujours très civiles, limites onctueuses, voire obséquieuses, si l'on est décidé à se renfrogner. Ce qu'aujourd'hui je n'étais vraiment pas.

Le technicien ou le conseiller sont d'une efficacité redoutable. Pas besoin ici d'identifiant avec une litanie de chiffres, de mot de passe taquin qui flirte à l'orée de la mémoire et se joue de vos tentatives avortées. Non, ici, vous avez lancé une ligne, et, à l'autre bout, adroitement, on vous la happe, et on vous dévide tout ça jusqu'à son commencement. 

Vous êtes entendu, reconnu, compris. 

Mes demandes sont la plupart du temps assez simples. Mon dossier est spartiate.

Aujourd'hui, je voulais juste rapatrier un forfait mobile, resté en arrière, au moment de mon déménagement. Le conseiller m'a débrouillé tout ça, cliquant chez lui à toute vitesse, pour fourrager les informations nécessaires dans une grille impeccable.

Il m'a guidée pas à pas, dans ce monde numérique où vous répondez de vive voix à votre interlocuteur, pendant qu'il vous envoie un message, à récupérer sans lâcher le fil de la conversation. Chose que je ne sais évidemment pas faire ! Moi, pour consulter un message, je dois battre le rappel de l'ensemble de mes facultés. Je ne peux pas faire autre chose en même temps. Je remonte avec application au menu, je "rentre" dans la messagerie, là, je "sélectionne" le message, et, si je dois l'utiliser, je le note, sur un bon vieux papier, pour le restituer ensuite à qui me le demande. Et qui m'attend gentiment, tout ce temps. 

Déjà, d'avoir réussi le parcours du combattant, laborieusement, mais sans faute, en le gardant  en ligne, sans couper par inadvertance ce lien ténu porté par des ondes invisibles, m'a donné le frisson de la haute voltige.

Quand ensuite, arrivés au terme de l'opération, au moment de payer, croyant ferme dans les capacités de son élève disciplinée, il m'a proposé de prendre contact en ligne avec la banque, pour l'obtention d'un code secret de sécurité, que j'aurais du avoir, mais que je n'avais pas, et d'attendre, toujours, lui, pendant le temps de la manœuvre, que je sois rappelée sur ce fameux portable dont je voulais transférer le forfait, j'ai haleté, frisé l'apoplexie.

Après avoir dûment, "en ligne", demandé, et obtenu, mon rendez-vous téléphonique, combiné du téléphone fixe dans une main, avec mon conseiller au bout, portable dégainé dans l'autre, avec la banquière en direct, une seule oreille valide, et deux interlocuteurs à entendre, j'étais écartelée.

J'ai connu en cet instant le sentiment vertigineux de me retrouver embarqué dans une cascade périlleuse. Au final, tout s'est parfaitement déroulé.

Mon gentil et patient conseiller m'a tenu la main tout ce temps là, m'assurant que non, non, ça ne le dérangeait vraiment pas, d'être tombé sur une quiche pareille. Qu'au contraire, il était très heureux d'avoir fait ma connaissance, et se tenait tout prêt à m'accompagner dans de nouvelles aventures, si je le souhaitais. Là, même amollie de gratitude, j'ai quand-même trouvé qu'il en faisait un peu trop !

Bigre, bigre... Quelle performance, chez ces professionnels, aguerris à jongler entre les appels, doubles, triples, les écrans déroulants saturés d'informations, leurs propres petites pensées parasites, ces maudits "vritis", faufilées dans cet inextricable, (tiens, je prendrais bien un café, là. Bouhh... j'aurais du m'habiller plus léger, je crève de chaud. Qu'est ce que j'ai à manger, pour ce soir ?), de conserver ce flegme, cette chaleur dans la voix, cette écoute et cette disponibilité indéfectibles !

Quelle qualité de recrutement et de formation ! Ces gens-là,  qui vous repêchent parfois depuis le bout du monde, avec leur accent à couper au couteau, sont formatés impeccablement. Aussi imperturbables que des robots, la capacité d'intégrer des informations hors-grilles en plus. L'hybridation improbable et pourtant réussie de l'homme bon et de la machine froide. La future espèce dominante de notre monde, sans doute, s'il ne nous explose pas à la figure avant...

Comme j'envie ces cerveaux démultipliés aux nerfs d'acier ! Quand le mien s'emmêle déjà les pinceaux quand une seule information un peu compliquée s'y présente, et ne bénéficie d'aucun pare-feu...

L'humain s'adapte. La nouvelle génération se fait à cette nouvelle façon de penser. En flashs et vignettes simultanées.

Pour moi, c'est trop. Je ne m'en inquiète pas plus que ça. Le cas est prévu.

C'est pour les gens comme moi qu'il y a de si gentils conseillers. 


Vendredi 22 octobre 2021  16h30


Le temps a radicalement changé. La masse d'air maintenant en place a mangé une bonne douzaine de degrés.

Comme j'étais ici en cuisine toute la matinée, la pièce est tiède. Elle est un peu sombre, par des journées grises comme celles-ci. Ca donne une ambiance caverne, avec l'ouverture bien circonscrite sur le dehors, et l'accès à la grotte-étable, en bas. Là, la grande porte métallique est à moitié ouverte. Sa position en bout rend là encore l'idée d'un antre bien protégé. Le carolin oscille au vent, loin, quand dedans on a l'impression d'être à l'abri de tout.

TtonytaPetra sont dehors. La pluie les rafraîchit des dernières journées trop chaudes.

Mes crispations musculaires s'apaisent. Je ne sais pas trop à quoi elles étaient dues. Il va falloir sans doute à partir de maintenant compter avec ce genre de compagnie.

Là aussi, la difficulté vient de ce temps de transition, pendant lequel le corps se souvient encore de sa vigueur passée, et connait pour son présent la faiblesse et les premières petites douleurs.

La cinquième décennie n'est pas la meilleure. Cette charnière entre jeunesse définitivement perdue, force de l'âge en bascule, et vieillesse à la vilaine figure, est inconfortable.

On souffre vivement de la perte de ce dont on se souvient encore si bien. On n'a pas encore conquis son nouveau domaine. Il n'est pas bien engageant. On s'y avance, poussé dans le dos.

Pour avoir expérimenté par procuration active le grand âge, je sais pourtant que ce pays là, pour être moins chatoyant, n'en est pas si triste. Les scories des regrets inutiles décrochées, je suis bien certaine d'être en capacité d'apprécier à sa juste mesure ce temps, où les grandes décisions d'une vie sont derrière, où le train se ralentit. 

On est moins en état de soulever des montagnes, c'est sûr, quand on flirte avec la soixantaine. Mais aussi, qu'a-t-on besoin de le faire ?

Té, pour le moment, je vais me faire un petit goûter fraternel. Ca, soixante, quatre-vingt ou cent ans, tant qu'on y est, on peut en profiter.


Lundi 25 octobre 2021  15h20


Une petite brise fraîche fait danser mes torchons en séchage sur la rambarde ancien râtelier.

Je vais me couler dans les chemins abrités, à flanc de soleil, tout à l'heure.

Pour là, je repense aux images d'hier soir, dans le droit fil de mes pensées du moment. Impossible malheureusement de retrouver le nom de l'intervenante de cette chronique faisant suite au journal télévisé du soir. Une femme, entre deux âges, comme il se dit. Vieillissante, quoi. Face à une autre, sans doute dans le même créneau, mais toute autre, celle-ci : Estelle Lefébure. La véritable beauté, classique, au sourire éclatant, de fines ridules élégantes, un port altier, une silhouette de gazelle. A faire pâlir de jalousie toute la gente féminine, même bien plus jeune.

La première, la plus courante, ordinairement attaquée par son âge, en revendique les outrages et les expose, en provocation, justification, démonstration, je ne sais pas, sur des photos d'elle, déshabillée. Chair flapie, affaissée, abdiquée.

J'étais à ce moment en conversation téléphonique avec Olivier. J'avais baissé le son, je n'avais que les images. Les commentaires, je me les suis fabriqués. Depuis que j'ai perdu beaucoup d'audition, j'ai remarqué combien le langage non verbal est signifiant. J'ai remarqué aussi combien mes interprétations de ce langage étaient parfois surprenantes, et décalées, quand on me rectifiait, après coup. Je sais pour l'avoir vérifié que je me trompe souvent, quand je crois comprendre quelque chose que je n'ai pas bien entendu. Je sais aussi que mes erreurs ne sont pas inintéressantes, qu'elles révèlent parfois autant qu'elles leurrent...

Pour hier, je suppose qu'il était question d'un livre, sur le vieillissement, sans doute.

Les tentatives pour contrer le jeunisme à tout va me paraissent légitimes.

Pour autant, je ne suis pas convaincue par l'enthousiasme affichée de ces sexagénaires si emballés par leurs bourrelets mous et leurs viandes flasques. Moi, si on me demande de regarder, je préfère voir une peau lisse, une chair drue et tonique. 

Je connais les effets du vieillissement, je les expérimente et les déplore pour moi-même. Je me doute bien qu'ils altèrent pareillement mes semblables, même si certains s'en sortent mieux que d'autre.

Le vieillissement est inéluctable. Il est une catastrophe. Une calamité. Une défaite. Une descente. Une déliquescence. On peut toujours essayer d'y trouver agrément, l'exposer en revendication légitime, tenter de le rendre avenant. Puisqu'on n'y peut rien changer, comme disait l'autre.

On peut faire avec. Et on le doit.

De là, à le donner en pâture, à l'exposer, à le revendiquer comme beau, je n'adhère pas. En consolation, histoire de briser au moins le carcan de la solitude, je comprends qu'on puisse se trouver mieux d'être à plusieurs dans le même bateau. Je continue de trouver salutaire de bien garder en tête que le bateau prend l'eau,  et qu'il est plus près du radeau que du yacht...

Je vois bien souvent dans les allées de ma pépinière quelques silhouettes floues, joliment drapées, élégantes et fières, de clientes en âge avancé. Et j'envie ces ports sobres et altiers.

Quand une rombière engoncée, sanglée, saucissonnée, amène vers moi ses vieilles peaux froissées débordant de tous les côtés, j'inspire une résignation désolée. Pour la souffler en fatalisme.

Pour moi-même, je n'ai jamais été une beauté. Loin de là. J'ai été jeune, pourtant, et fraîche, aussi. J'ai eu cet âge de toutes les certitudes, avec le temps devant moi de les perdre une à une.

Une vigueur certaine me tenait lieu de séduction. Je me souviens bien de certains regards mâles coulés sur une chair ferme aux fibres bien tendues. Toutes les femmes, même ordinaires, ont senti la tiédeur de ces regards là.

Maintenant, les hommes ne se trompent pas, et m'ignorent superbement. C'est une petite souffrance, de passer le cap de cette indifférence. Surtout pour les plus belles, portées longtemps par cette admiration là, et pour lesquelles l'extinction doit en être cruelle. Au passage, c'est une  consolation mesquine pour nous autres, les communes, les ordinaires, moins affectées, puisque tombées de moins haut...

La femme vieillie a bien le droit de vivre, Dieu merci, et d'exister. Elle n'a peut-être pas le devoir de s'accrocher, envers et contre tout, à un pouvoir de séduction envolé. Du moins, moi, je ne me sens pas du tout ce devoir là. La guerre est perdue d'avance, et les quelques forces restantes indispensables pour le combat de l'âge. Les dilapider inutilement est une erreur tactique.

J'ai abdiqué, là aussi.

Mes coquetteries ont toujours été discrètes. Maintenant, je les décrète déplacées. Et m'arrange parfaitement d'une négligence à peine coupable, mais tellement confortable. Attifée en sac, je croise peu mon regard dans le miroir. Quand par hasard je m'y accroche comme on bute sur le coin d'un meuble, je ne m'y attarde pas. Ce que j'y vois me surprend désagréablement.

On garde longtemps une image mentale décalée. Dans ma tête, je me sens encore jeune et forte. Quand dans mon corps, manifestement, visiblement, je ne le suis plus !

Je me sens plus libre d'être exonérée de cette presque obligation de séduction, quand on est une femme, même si elle n'a jamais été bien prégnante.

Je me sens dans le même temps compressée dans l'étau de ce vieillissement inexorable où ma vigueur s'étiole. 

Je me résigne : la période à venir me donnera le moins mal à estimer comme un vrai mieux, le seul bien à raisonnablement espérer. Mes schémas de pensée antérieurs sont caducs. Je dois réinitialiser mon logiciel.

Ce petit travail fait, je suis sûre de recouvrer des sensations meilleures.



Dimanche 31 octobre 2021 8h30






Ma petite troupe s'apprête gentiment à la journée.





Pour nous, le chantier du jour sera de plantation.
Avec Olivier, nous allons remplacer les quatre châtaigniers Usta séchés, par quatre essences d'ici.
Nous avons aussi prévu de compléter, en introduisant dans ce banc de culture, les plants issus de Sare.
Les hybridations parleront. Ou pas...









TtonytaPetra, curieuses, se sont approchées, d'un peu trop près. Il nous a fallu les chasser.






Olivier m'avait  rapatrié il y a deux ans des noix de la Charente, issues d'une de ses branches familières. 
Puisque ces petites noix ont prospéré en plants gaillards, nous les avons eux aussi repiqués là.
Sous l'œil avisé de Bullou.






On connait le châtaignier en futaie, autrement qu'en isolé.
Moi, je le pratique en cépée. L'idée en étant une base de tronc triplée, large et forte, pour une frondaison opulente. Si ces trois là veulent bien coopérer...
Mon aulne, durement mignoté par les chevrettes, vivait encore. Nous l'avons mieux protégé, pour le réintégrer utilement à la châtaigneraie. Il repartira suffisamment, je l'espère, pour essaimer. L'aulne et le châtaignier se pratiquent, sous terre. Cette association invisible les aide, l'un et l'autre. Je ne cherche pas à tout comprendre, à tout expliquer. J'observe. Et j'applique.





La matinée s'avançant, le ciel s'est soufflé en nuages agités.

Nous avons fini à temps. Nos plantations seront vite arrosées.

Deux heures plus tard, en effet, un gros coup de vent a déplumé les carolins, jonchant la prairie et la cour de médaillons mouillés. La pluie est tombée, gentiment, tassant la terre autour des collets, sans raviner.

Mon bosquet est complet. Le printemps prochain, je surveillerai les reprises.

Mon projet prend pied et racines. Je lui ai donné forme. A lui maintenant de prendre corps. 

Ma châtaigneraie est bien modeste. Suffisante pourtant à donner naissance à une essence de châtaigne nouvelle.

Je suis de plus en plus persuadée que nous ne créons rien. Nous croyons avoir des idées, quand nous n'en sommes que les réceptacles. Les transmetteurs. Au mieux, les catalyseurs, si notre intervention met en présence des éléments propres à entrer en synergie, pour donner quelque chose de supérieur, de meilleur, à ce qu'aurait été la seule addition de ces éléments séparés.

Mes châtaigniers présentés comme des fiancés timorés ne produiront peut-être rien de mieux que ce qu'ils auraient produit entre eux. Il se peut même qu'ils se "gâchent".

Le seul risque est que par ma main naisse quelque chose. Ne serait-ce qu'un joli bosquet de feuillus, rendu à cette terre où la main des miens l'avait défriché.

Puisque tout n'est que recommencements...


Mardi 3 novembre 2021 20h


J'ai passé la journée avec mes amies sur les hauts de Chalosse.

Une petite étourderie de trajet m'a ramenée à plus de dix ans en arrière, quand, croyant ferme être à Ahetze, devant son église, j'y avais donné rendez-vous à Olivier. Nous devions aller voir Bigoudi, chez le maquignon, tout près. En fait, l'église en question était celle de Guéthary. Olivier n'y vint pas, évidemment. Et nous nous manquâmes. Mais je ne manquai pas Bigoudi, et toutes les belles années qu'elle me donna.

Ce matin, je me pensais à l'église de Bidache, où je devais retrouver Hélène. Et j'étais à Bardos.

Cette fois, nous ne nous sommes pas manquées : j'ai rectifié assez tôt mon erreur.

Ensuite, nous avons visité des champs, sur les hauts chalossais. A perte de vue, des paysages en mamelons mordorés des couleurs de l'automne moutonnaient à notre gauche, aussi loin que porte la vue. A la droite, scintillant des premières neiges, les contreforts pyrénéens s'alignaient en un large arc de cercle sous le ciel floconné de nuages légers. Nous avons croisé le gave, au détour de ponts plantés sur des plages de galets clairs. Là aussi, les ors pourprés se miraient dans l'eau un peu bondissante.

Nous avons bavardé et signé notre amitié. 

Les paysages imperturbables nous ont souri. 

En ce temps de Toussaint je pense à nos morts. A tous ces défunts dont l'empreinte imprègne nos vies. Qui s'y distillent et s'y faufilent en ombres légères ou plus sombres.

Je suis de nature facilement morbide. Je sens pourtant une forme de sérénité, quand je pense à ces morts glissés hors de ma vie dernièrement, sans douleur et sans cris. 

Ma vieille tante dort ainsi. Elle quitte la place et tire la porte derrière elle, doucement. Dans sa vie, elle a été tonitruante, pourtant, souvent. Et elle meurt, maintenant, loin du fracas de ces rires qui la faisaient pleurer. 

Dans notre esprit, elle rejoint les siens, ceux-là dont elle cite les noms en litanie, comme on balbutie des prières.


Jeudi 4 novembre 2021  15h40


Ma pièce si claire est assombrie : le ciel est bien bas, là dehors. Des averses tombent, drues. 

J'ai lâché TtonytaPetra pour qu'elles fassent quand-même un tour au pré, dans le petit rayon de soleil d'il y a un quart d'heure. Elles vont être rincées !

De grosses pluies s'abattent depuis mardi soir. Ma porcherie-remise floque château en écosse. Je sens le combat de l'hiver à venir, à essayer une parade ou une autre...

Pour le reste, la maison est douillette. L'étable un peu sombre, peut-être, quand, comme hier, je laisse les bêtes dedans, avec la grande porte fermée. Je réserverai cette configuration aux journées particulièrement tourmentées. Par temps de soleil, aux froids vifs, je pense que la lumière y sera suffisante, même en fermant la porte. Toutes ces petites délibérations me feront l'objet d'études saisonnières. Je n'ai pas fini de faire le tour de ma nouvelle installation.

Je ne me préoccupai pas tant de la luminosité de ce fond d'étable, avant. Des générations de bêtes y ont pourtant passé l'hiver. Oui, mais maintenant, me sont venues des sensibilités nouvelles, et je m'identifie trop à TtonytaPetra. Je calque leur confort sur le mien, et vice-versa. 

Après des explorations de conduites d'élevages novatrices, je suis revenue à mes basiques éprouvés. TtonytaPetra restent en intérieur à l'attache. Mon magasinage de foin leur plaisait trop. Elles ont bouloché une balle. Je repense depuis à ma première idée de stockage dans la remise... avec une bonne bâche sur le dessus. Ces sales infiltrations sont démoniaques : elles sinuent et ondoient sous le plafond, le long des fissures, toujours, certes, mais laissent choir de lourdes gouttelettes au gré de leurs fantaisie, une fois ici, une fois là, où là-bas. C'est assez horripilant. Ma parade est une capitulation ! Là aussi, je n'ai pas passé l'hiver, encore...

TtonytaPetra ne se plaignent nullement. Elles vivent leur vie de vaches à l'étable, tout à fait sereines. Elles ne protestent ni ne s'impatientent, que je leur passe la chaîne au cou, ou que je la leur dénoue. Les décalages horaires ne les perturbent pas non plus. Le changement d'heure, samedi dernier, ne les a pas inquiétées. Quand le soir tombe, si elles ont passé la journée au pré, elles rentrent, et attendent, en grapillant un restant de foin dans l'auge. Elles ne meuglent pas comme des perdues. J'en ai presque oublié le ton de leurs voix. 

Quand elles m'entendent, elles viennent à la barrière. Je me dépêche de leur servir leurs gamelles. Elles me suivent de près, sans me bousculer. Je renverse les bols dans l'auge, je les attache. Je les frictionne. Pendant qu'elles mangent, je les brosse. Ttony particulièrement a le poil long. Elle frisotte sur l'échine, et ondule sur les flancs. Evidemment, elle retient plus facilement les brins de foin, la poussière, les souillures. Je vais avoir du mal à lui conserver ses cuisses soyeuses, et ses genoux blonds. Petra a le poil ras d'une taupe. Elle se tient propre, élégante. Pour elle, je m'occupe plutôt de ses yeux, qu'elle aurait facilement chassieux. 

Les soins à l'une et à l'autre prennent un moment. Je les laisse ensuite à leurs auges, où elles sélectionnent drastiquement les meilleurs brins de foin. Je remonte à mes affaires, pour revenir après, quand elles ont fini de manger. Elles se couchent alors, le plus souvent, Petra d'abord, et Ttony ensuite. Quelques minutes passent, où la génisse paraît méditer, en une concentration toute intérieure. Elle souffle un peu, étire une ou autre patte, cherchant à caler confortablement une panse tendue à craquer. Des gargouillis de tuyauterie parcourent leurs ventres rebondis. Le regard est alors plutôt fixe. La bête n'est pas trop disponible à la caresse. Son attention est ailleurs, au niveau de ce système digestif sur le point de se mettre activement en branle.

Un dernier clapotement soulève en ondes le flanc haut. Et TtonytaPetra se mettent à ruminer, en cadence, les yeux alors mi-clos. Le souffle ralentit. La posture se détend perceptiblement.

Là, là, c'est le bon moment : quelques massages de l'abdomen, de légères frictions du chanfrein, paume effleurant le mufle, un vigoureux brassage du poitrail affaissé en plis lourds de tenture épaisse. La bête est bien. La bête apprécie. En redemande, cherchant le contact en avançant la tête. C'est le moment de la communion parfaite.

TtonytaPetra sont de tout petits gabarits. Je me faufile facilement entre elles. Nous contenons aisément toutes les trois de front dans la stalle, elles couchées, et moi assise au milieu.

Là, depuis la fenêtre, je les vois ruminer sous les arbres. Elles ont brouté leur content d'herbe. Elles dégoulinent d'eau. Je vais les appeler, pour les bouchonner à grandes brassées de paillage sec.

Ttony retrouvera son froufroutant. Et Petra son lissé luisant.

La baie s'estompe derrière le rideau gris de pluie battante. Les chiens regardent, assis derrière le carreau, dans la douceur de la pièce déjà éclairée comme pour la nuit, quand il est à peine quatre heures et demie.

Je descends.


 








Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire