lundi 22 novembre 2021

6 au 22 novembre

 

Samedi 6 Novembre 2021   8 à 17h




Le matin radieux ourle de nappes brumeuses les versants vite happés par le soleil.
Je m'apprête à mon périple dans le grand nord.





Ici, le rituel se met en place. Je me sais très routinière. Si un programme me plaît, je ne cherche pas plus loin, et ne m'en lasse pas facilement. 
Olivier n'est pas plus aventurier. Ainsi, nos journées à Rivière se ressembleront-elles sans doute beaucoup : pinède le matin, forêt l'après-midi. C'est peut-être navrant pour beaucoup. Nous, là, ça nous convient.
Les parages arborés me réussissent bien au tempérament. Mes virées landaises enrichissent mon panel.
Mes affres de l'année dernière, quand je me sentais écartelée entre deux mondes, sont maintenant loin derrière. 
Je ne suis pas à l'abri de nouvelles. Et bien capable de m'en fabriquer toute seule. En attendant, je savoure ce laps de temps tranquille. Et grapille ici et là bas ce qui me fait du bien.








Rivière exploite ses bois. La pinède est travaillée. Les hautes futaies sont coupées, et les parcelles replantées. 
A cet endroit, nous avons tous les stades : une planche de jeunes repiquages, à gauche, une dizaine d'années plus tard, des arbres juvéniles, à droite, une parcelle de plusieurs décennies, derrière, bientôt éclaircie, par étapes, jusqu'au dessouchage final, en fond. Les amas de racines enchevêtrées seront broyés en granulés de bois pour le chauffage. 
Certains, paraît-il, s'offusquent de cette manière de faire "travailler" la nature. En bonne profane naïve, j'y vois une activité pas trop mal raisonnée.
Je suis bien loin maintenant de toute recherche de performance et de productivité pour moi-même. Je ne suis en quête que d'agrément. Honte à moi ! 
Je conçois toutefois encore, et m'en souviens assez précisément, qu'il faille pour assurer nos vitaux, produire, une richesse, et, pour la produire, utiliser, une ressource. 
Nous avons faim, nous avons froid. Il nous faut prélever là où elle est, ou produire, comme, et là où on peut le faire, la matière première nécessaire.
Je comprends assez bien l'ordre décroissant de nos sensibilités, quand il s'agit, pour subvenir à nos triviaux, de passer outre. 
Dans l'industrie alimentaire, l'agneau innocent égorgé nous serre le cœur. Pour le bœuf brutalement saigné, un petit hoquet nous secoue. Le poulet un peu idiot entassé en batteries, c'est déjà bien moins poignant. Quand on en vient au poisson à sang froid, quand on s'éloigne de nous, alors, là, la fibre émotionnelle est nettement moins titillée. 
Pourtant, le gros thon oblong embroché se débat lui aussi, pour sa survie. C'est peut-être une "thonne", une jeune et bonne mère horriblement empalée devant son tout petit hurlant sans bruit sa terreur juste sous elle, éclaboussé de son sang rougissant l'écume du combat dans la lame déferlante...
Mais on y pense moins, à celle-là, on a peu l'occasion de croiser son regard vitrifié.
La disparition des espèces inquiète les scientifiques. Mais émeut moins nos sensibilités. L'émotion, là, c'est le sentiment de partager la perception de la douleur, de la souffrance. 
C'est instinctif, ça se raisonne mal.

Pour nos grands pins fauchés en plein essor, pour cette forêt qu'on fait "travailler", je ne sais pas trop de quel ordre est le mouvement opposant. J'entends ces discours prônant le tout naturel, la non-intervention de l'homme dans ce qui l'entoure. Il va falloir alors penser à redevenir sauvages. Nous nous sommes méchamment domestiqués, avec cette histoire de civilisation. 

Nous aimons manger, sans avoir à risquer notre peau en chassant le mammouth, et nous aimons le confort d'une bonne chaleur, quand dehors il fait froid, n'est-ce pas ? Nous avons oublié maintenant d'être suffisamment velus pour y résister. Alors, comment faire ?
Pour ceux qui arguent dans le volet alimentaire que l'on peut manger autre chose que de l'animal doué de sensibilité, je me demande s'ils pensent au déchirement poignant de la carotte juvénile que l'on arrache de sa terre nourricière. A la vulnérabilité du pois chiche brutalement éjecté de sa cosse protectrice, et roulé bien loin de son pied-mère, sur un tapis froid et dur.
Je suis persuadée, et ne suis pas la seule à l'être, que les végétaux sont eux aussi doués de sensibilité. Nous la comprenons seulement moins. Parce-qu'elle se manifeste autrement que la nôtre.

Il nous faudrait en puristes synthétiser une nourriture et une énergie totalement artificielles. Puisqu'en poussant le bouchon un peu loin, le minéral souffre peut-être lui aussi, quand on l'extrait. Qui est sûr de l'inertie d'une carrière ouverte au ciel comme une plaie vive ? Qui sait si le vent brassé entre les pales d'une éolienne géante ne mugit pas sa détresse ? Comment être sûr que les eaux déversées du haut d'un barrage ne se bousculent pas comme un troupeau de bétail poussé dans les couloirs galvanisés d'un abattoir implacable ?

Il a bien suffi à un homme de décréter des sous-hommes pour fomenter un génocide. De les concevoir et de les faire concevoir autres qu'eux-mêmes, inférieurs, et nocifs.
Ne sommes-nous pas seulement trop coupés de la nature et de ses éléments pour ressentir l'effet de nos actions sur eux, et être capable d'empathie avec notre environnement ?
Comment fait-on là dedans pour cohabiter sans dominer, sans exploiter, sans asservir et faire souffrir ?
Pour ce que j'en crois, on ne peut pas. Un monde et plusieurs espèces, ça donne forcément une suprématie et des opprimés. Pas que de jolies choses, loin de là ! Ca donne aussi à plus ou moins longue échelle des déclins, des disparitions, de nouvelles dominations.
Les civilisations reposent sur des équilibres fragiles, et mouvants. La raison, les bons sentiments, toutes les stratégies pour durer, s'exonèrent mal du seul instinct de survie : manger, ou être mangé, dominer ou être opprimé. 

Pour le moment, l'homme asservit la bête, et la plante. La nature, périodiquement, le ramène à sa condition de vulnérabilité. Un bon tsunami bien brutal, une éruption volcanique à la colère profonde, la terre qui tremble et la foudre qui brûle, rappellent assez régulièrement à notre tyran de basse-cour, qui est le maître, le vrai.
L'homme là dedans louvoie. Tâche de tenir un cap et son rang. Pour le moment...
Il se trompe, fait d'énormes erreurs, tâche d'en corriger quelques unes. Pour durer. 
Les cris d'alarme écologistes égratignent à peine la belle insouciance productiviste. 
Là encore, les passions nous emportent et tirent une balle dans le pied d'un messager pourtant raisonnable. On me suivrait bien avec mon agnelle innocente. La probabilité d'une prise de conscience favorable est raisonnablement positive. Alors que mon histoire de pois-chiche interrogerait juste sur la santé de celui qui me tient lieu de cerveau. A juste titre... Et ruinerait tout espoir de fédérer une quelconque adhésion à des thèses aussi farfelues. le résultat de cet amalgame audacieux, mais pas complètement déconnecté, est le lâchage complet d'une affaire déjà moyennement engagée, et suicidairement illustrée dans l'outrance. 
L'excès en toute chose est mauvais... et totalement contre-productif !

Tout ça parti d'un fût de pin noir, sans grande histoire. Ou comment je m'emballe sans frais.

Je devrais peut-être "couper" ces passages où mes raisonnements se fourvoient. Tenter au moins d'y remettre un peu d'ordre. Je le pourrais facilement. Mais, non. Je ne le ferai pas. Ces égarements là font partie de moi. Je me crois suffisamment affranchie maintenant pour ne pas avoir la tentation de les rhabiller mieux pour les rendre plus présentables. 
Ces égarements m'amusent, ne m'effraient pas. Je pirouette et m'embrouille, divague et me perds. Et alors ? Où est le mal ? Je m'y distrais.
Je suis  bien certaine d'être indulgente pour moi-même, si je relis ces lignes, dans longtemps.
Je suis quand-même l'une de mes plus fidèles lectrices, et la plus intéressée. Alors, je reste authentique, fidèle, et ne bride pas ma spontanéité échevelée. Tant pis pour mon image, de toute façon, déjà bien écornée...

Allez, je me reprends !






Dans l'après-midi, j'ai retrouvé la jument qui nous avait suivis, l'année dernière, quand Bullou avait coursé sa pouliche. Elle était là aussi, celle-ci.





Ce petit poney  me rappelle Ttony, tout en rondeurs ramassées, avec son crin long et épais, ses cils blonds sur des paupières sombres et son mufle blanc aux naseaux noirs.







Les plans de ciel et d'eau se répondent de part et d'autre des chevaux et de leurs reflets parfaits. On ne sait plus où sont l'un et l'autre, chavirés dans tant de beauté.







Le copalme des Amériques flamboie à Rivière.

Nous rentrons sur Hendaye.


Mercredi 10 Novembre 2021  


8h

TtonytaPetra sont au pré. Elles se réchauffent l'échine aux premiers rayons de soleil.





18h

Un dais  vieux rose damassé est suspendu sous le ciel pur du crépuscule automnal.
Je me rentre. La journée fût bien belle.








Lundi 15 novembre 2021  16h25


Les journées pluvieuses remisent en intérieur.
Je suis plutôt une femme du dehors, aguerrie aux rigueurs hivernales, dans ma pépinière.
J'apprécie d'autant plus ces moments où je savoure le confort douillet de mon logis, quand, derrière les grandes vitres épaisses,  le froid et la pluie la jouent mauvaise.
Une sortie vivifiante suffit à emplir mon quota bien-être, calée en fin d'après-midi, juste avant les soins aux bêtes.
Ma nouvelle installation me permet de vaquer entre les étages, d'étable en remises, sans mettre le nez dehors. J'ai l'impression agréable de ne pas être confinée dedans, sans avoir besoin de m'équiper pluie, ou grand froid.
Ainsi, vendredi, j'ai très agréablement occupé toute mon après-midi, à peaufiner le magasinage de mes balles de foin.
La première tentative, dans la cour intérieure de l'étable, contre le mur, dans l'aire de la stabulation libre, n'eut pas le succès escompté. TtonytaPetra mignotèrent tant et si bien les ficelles de maintien, qu'elles réussirent à mettre à mal une balle, tirant des bouchées désordonnées, marchant dans la base. 
En plus d'un début de gâchis toujours regrettable, il y avait le risque qu'elles ingurgitent les pelotes de nylon qu'elles se confectionnaient.
Je n'aime pas déclarer forfait, et pousse d'ordinaire mes tentatives dans l'idée de les voir aboutir favorablement.
Là, j'ai du faire marche à arrière, et donner raison à Antton qui, dès le départ, voyait bien mal cette réserve de fourrage laissée à portée des génisses.
Je suis revenue à un plan antérieur : la porcherie-remise est suffisamment grande pour y loger plusieurs grosses balles de foin. L'ennui, ici, vient du ciel, et de sa pluie. De ces fuites perfides qui me pourrissent la vie. 
Mon dispositif expérimenté avec brio sur la terrasse supérieure s'avère ici défaillant. Je n'ai pas pu, comme en haut, bâcher le mur, en plus du sol, par le fait d'une mise en œuvre plus compliquée. L'eau continue de s'insinuer, de s'infiltrer, de s'immiscer, rampant sous la bâche, se riant d'elle et la prenant à revers. Ourdissant là dessous un complot souterrain, l'eau-reine fait son chemin, et se laisse glisser dans les fissures de la chape bétonnée, pour dégoutter sa fourbe victoire en flaquettes désolées, écrasées au sol de ma remise percée...

Le foin n'aime pas l'eau, on le sait.
Antton encore une fois monté au créneau se lamenta de cette idée toujours mauvaise. "Je rentrerai les balles une à une", me dit-il. " Dans le Barbot étanché par Alberto, elles sont bien mieux qu'ici, dans cette humidité de cave inondée !" !
Le fait est, il n'a pas tort. Mais, comme souvent, voulant convaincre en forçant le trait, sa représentation exagérément négative de mon projet me l'a rendu plus cher encore. 
La situation n'est pas telle qu'il la décrit. Ma remise fuite, certes. Pour autant, les denrées que j'y entrepose ne dérivent pas sur une mare putride ! Quelques bâches, encore, (je suis très bâches, ces temps-ci), suffisent à protéger les points de chute des gouttelettes. Et encore, si ces maudites quelques gouttelettes voulaient bien tomber toujours aux mêmes endroits, ma lutte serait jeu d'enfant, et quelques bassines y suffiraient. Non, toute la difficulté vient de cet aléatoire horripilant, où l'on se sent vulnérable partout, et à l'abri nulle part. 
Ma porcherie-remise ne collecte que très peu d'eau, même par temps de grosses averses. Mais elle la collecte de façon tellement arbitraire, qu'il est impossible d'y parer efficacement.
Autrement que par mon fameux bâchage, élu dispositif étanchéité de l'année 2021 !
Un système de grille d'évacuation assurerait la sortie du trop plein, s'il y en avait. Ce qu'à Dieu ne plaise qu'il advienne un jour...
Pour le reste, je dispose stratégiquement mes réserves, et en assure la couverture plastique.

Pour mes balles de foin de vendredi, j'ai longuement calculé leur empâtement au sol, le sens de circulation principale et parallèle, l'accessibilité de mes étagères en fonction de la saisonnalité.
J'ai aussi savamment étudié l'angle de présentation de la partie supérieure des balles, jouant avec leur inclinaison, de façon à orienter les filets d'eau potentiels dans le bon sens.
Le tout à grands ahanements, poussant et tirant sur le transpalette récalcitrant, manœuvrant dans un espace forcément réduit par les gros volumes entrants.
Le résultat final m'a séduite. Tous mes efforts trouvaient leur récompense, dans cette belle masse luisante et sombre, promesse de bon fourrage à portée.
J'étudie les cadences de réapprovisionnements. La balle en cours a été entamée à la Toussaint. Elle tire à sa fin. Dans mes prévisions de départ, j'avais tablé sur deux balles par mois, puisqu'avec mes quatre génisses précédentes, j'en consommai plus ou moins une par semaine. 
Celles-ci sont de plus petits gabarits. Mon calendrier d'étable ajustera mes estimations.

J'aime à raisonner ainsi mon élevage. Comme on aime le concept de la maîtrise, quand on est d'un tempérament soucieux comme le mien. 

La percée lumineuse de vendredi, en fin d'après-midi, me tira dehors. Je fis le tour du pacage, m'attelant à déraciner quelques orties, le long de la clôture.
J'arrivai au soir toute satisfaite. 
Ces quelques saines occupations me sont bonne escorte. Elles me procurent les avantages indéniables d'une saine activité physique, indispensable.

Pour le restant de mon temps de loisir, j'usite maintenant sans vergogne les relations publiques, amicales et légères.
C'est un terrain que j'avais jusque là beaucoup négligé. A tort, ou par manque de temps.
Du temps, maintenant, j'en ai bien davantage. Et l'idée fermement ancrée d'en faire quelque chose d'agréable. Un reste de conditionnement me tient, me représentant coupable cette oisiveté improductive. J'essaie de m'en émanciper, redressant cette distorsion de mon imagerie mentale, inappropriée à ma nouvelle condition.
Hors mon temps de travail salarié à la jardinerie, je vaque, je m'occupe, sans chercher plus loin qu'un bon agrément.
Puisque, en attendant de mourir, il faut bien se divertir à vivre.

La nuit tombe déjà presque.
Je vais dans le soir promener mes dolences.


Vendredi 19 novembre 2021  10h






TtonytaPetra se "mamourent" dans le pré. En fond, le squelette de mon futur bosquet aligne ses plants gainés.





Les couleurs d'automne sont magnifiques.
Après plusieurs jours où l'anticyclone hivernal a posé sa chape de gris sur les paysages, le soleil revenu cueille dans les frondaisons les pourpres et les ors lumineux.
La lumière remet la cadence dans le déclinement des heures. Jusqu'à hier, il aurait pu être cinq heures de l'après-midi à dix heures du matin, tant la lueur étale diluait l'avancement de la journée dans un gris uniforme.

J'aime aussi ces temps plans, où la dolence s'installe.
Je dois quand-même prendre garde : depuis que je n'ai plus que mes trois chiens, mes deux génisses, et moi-même, en charge, l'impression de vacance, dans son sens de temps vacant, instillerait facilement en moi une grisaille cousine de celle du ciel de ce début de semaine.
Je me méfie de cette pente là.
Ce mois de Novembre, mon favori de l'année, cette courbe en descente de lumière et d'activité,  doit résonner en moi comme un écho de mélancolie. 
Je veux en savourer la douceur et les couleurs. Sans m'y amollir de trop.
Ma demi-molécule de réserve me laisse l'assurance d'une béquille à portée. Pour le moment encore, je préfère muscler mon tempérament autrement. Mes penchants mauvais doivent pouvoir s'éduquer, que Diable !
Je vais me concentrer sur quelques administratifs toujours secourables. Sans m'y échiner, puisque je n'y ai plus maintenant grand enjeu.
La si belle journée sera ensuite l'opportunité d'une grande et magnifique goulée d'air vif.
Quelques bavardages légers, et, de préférence, gais, parachèveront mon ouvrage de reconstitution salutaire.
Je me suis construit une situation propice à la sérénité. Je dois maintenant en conserver les fruits. Veiller à ne pas les laisser taler et blettir.
C'était ma mission hivernale, dans le temps : faire le tour des granges et des greniers, pour trier les oignons mous, les patates meurtries et les pommes pourries. Je veillais à conserver les récoltes, à les assainir en écartant les pourritures. 
Je dois avoir gardé la main...

18h

J'ai fait comme prévu, provision de grand soleil, de belles couleurs et d'air pur.
Je vais maintenant descendre à l'étable. Panser TtonytaPetra que j'entends en bas.

J'ai maintenant une orchestration aboutie de mes conduites d'élevage. Les variations horaires tiennent à mes jours travaillés ou pas. Elles n'excèdent pas une amplitude de plus d'une heure.

Le matin, entre 6h30 et 7h30, au saut du lit, à peine habillée, je descends : TtonytaPetra sont le plus souvent levées. Elles clignent des yeux à la brusque lumière, lèvent les museaux vers l'escalier d'où j'arrive. Elles se poussent vers la droite, en oblique l'une contre l'autre, tournant la tête vers moi. 
J'enfile les bottes hautes. J'attrape les bols préparés de la veille, tire le verrou du portail, et m'avance. Le battant galvanisé revient derrière moi, et s'arrête à la ligne droite. 
Je sers d'abord Ttony, passant le long de la murette. Elle plonge le mufle dans l'auge où j'ai posé le bol, et reprend la parallèle. Je dois me dépêcher de reculer, pour ne pas me retrouver coincée contre la paroi de béton. Je contourne Ttony, pour passer entre les deux bêtes, et poser devant Petra le second bol. Je dois faire vite : ma brune s'impatiente, lève haut le col, et renverserait vite la gamelle, si je ne suis pas assez rapide. Je passe sous son cou, et lui claque la joue pour qu'elle ne me bouscule pas trop.
L'auge est encombrée des restes de foin de la veille. J'évacue ces refus, soutirant les brins coincés sous les bols dans lesquels les deux génisses sont plongées. Quand l'auge est propre, je renverse les gamelles, vidant les granulés de luzerne sous le son léger. TtonytaPetra récupèrent tout ça à grands coups de langue musculeuse. Je les flatte vigoureusement. Elles ne me prêtent pas attention, toutes à leurs rations.
Je reviens à ce moment là à mon établi, pour préparer les bols du soir. Je les dépose sur le plateau en inox de l'évier, puis, je répartis une casserole de luzerne et une casserole de son dans les deux. Les aliments sont stockés dans des contenants en plastique, fermés, sous le dit évier. La casserole de mesure est suspendue au tableau, juste à côté. 
Sur ce chapitre alimentation, je suis au top de l'efficacité. Je ne vois rien à améliorer.
La balle de foin est entreposée sous l'escalier, à moins d'un mètre de mon poste de travail. La fourche est là, adossée contre. Je détache une maille de foin, et la propulse dans l'auge par dessus la murette, en visant le milieu pour ne pas gêner TtonytaPetra encore occupées à leurs granulés. Là encore, l'opération est impeccable de performance, circonscrite dans le plus juste périmètre. 

C'est ensuite le moment de s'occuper du paillage.
La brouette est là, dressée contre le mur, juste à l'ouverture du portail encore béant sur ses gonds.
En face, posée contre la grille de séparation, la fourche, ma petite fourche aux dents si usées qu'elles ne dépassent pas la longueur d'une main, me tend son manche luisant d'une patine de plusieurs décennies. Je la cale dans le coffre de la brouette, et notre équipage contourne le portail ouvert, pour se positionner au plus près de la litière souillée.
TtonytaPetra terminent de laper les flocons de son, et entament le craquage cadencé du foin.
Je les pousse un peu, vers la droite et vers la gauche, pour enlever la litière qu'elles piétinent, et la remplacer par des fourchées de paillage propre. Elles collaborent, plus ou moins, quand elles ne s'amusent  pas à contrer mes poussées.  Je termine mon nettoyage en ramenant sous elles les brins de foin trop grossiers qu'elles n'ont pas voulu manger. 
A l'issue de cette opération, TtonytaPetra sont attablées à leur auge froufroutante de bon foin craquant, les sabots douillets sur une bonne couche de litière vaporeuse.
Ma brouette s'arrondit en dôme ambitieux, couronné de la fourche posée en clef de voûte.
Je m'apprête à sortir pour évacuer le fumier. 
Avant ça, je reverrouille le portail, pour éviter toute intrusion dans la zone interdite aux velles.
Puis, je détache TtonytaPetra. Généralement, elles choisissent alors d'inverser leurs positions, Ttony allant à droite, et Petra se faufilant derrière elle à gauche, histoire de voir si à côté l'herbe est plus verte.

J'avance avec mon chargement hésitant vers la porte métallique, jouant de l'inclinaison des brancards pour rattraper l'équilibre précaire. 
Là, je ne suis pas encore tout à fait au point dans ma chorégraphie. Je stationne ma brouette. Je relève la béquille de fermeture. Jusque là, rien à dire. 
C'est après qu'il me vient une hésitation, que je n'ai pas encore levée, à ce jour : pour coincer le grand battant métallique, et l'empêcher de vibrer par coup de vent, j'insère une cale en pointe de bois, entre l'encadrement de l'armature, et la tranche du mur. Pour ouvrir la porte, ou la refermer, d'ailleurs, je dois enlever cette cale. Et c'est là, que j'ai encore un moment de flou.
J'extirpe la cale, et je dois maintenant faire coulisser le battant, pour le faire passer derrière le mur, et dégager l'ouverture. J'ai la cale dans la main droite. Et pas de bonne prise à gauche, pour baisser la poignée et tirer la porte en arrière. 
Pour le moment, je tâtonne. 
Parfois, je jette la cale au sol, pour la récupérer après. Ca me fait un baissé et un relevé. Autrement, il m'arrive aussi de coincer la cale dans une des crénelures du bardage constituant le vantail. Là, la pointe en bois est un peu trop épaisse. La cale s'ajuste mal, tangue, et, une fois sur deux, tombe. Je ne peux pas laisser ainsi dans ma chorégraphie place pour une telle approximation. 
J'ai aussi essayé de consigner la cale dans ma botte, le long de la jambe, pour le temps de l'ouverture du battant. Là, pour le coup, l'embouchure de la botte baille suffisamment le long de mon mollet, pour que la cale y plonge trop loin, au point qu'il me faut me déchausser pour la récupérer. En me dandinant, au risque de perdre pied. Ca ne va pas.
Le meilleur pas expérimenté jusqu'ici consiste à passer la cale de la main droite à la main gauche, puis de la reprendre à droite, quand j'ai fini de pousser la porte, pour l'insérer de nouveau en blocage position ouverte.
C'est le meilleur compromis retenu pour le moment. Mais la fluidité n'y est pas, comme dans le restant de mes enchaînements.
J'empoigne ma brouette, j'avance. L'air frais du petit matin vif me cueille sur l'esplanade. Echauffée par mes activités, je ne frissonne même pas. La lumière de l'étable éclaire suffisamment la rampe bétonnée. Je m'y engage, descends dans le pré. Je cale la brouette contre le tas de fumier, et dispose mes fourchées académiquement, l'une chevauchant d'un tiers la précédente, pour l'obtention d'une pile pérenne. J'en suis encore à la crête d'enceinte. 
La brouette vidée, je plante ma fourche dans l'herbe humide, et je retourne la caisse pour faire tomber les derniers brins accrochés à la tôle grenue.
Je me hisse sur l'ouvrage, parcours la tranche formée par mes derniers apports en quelques pas bien appuyés, en une danse sûrement fantastique au clair de lune.
Le tassage terminé, je remonte avec ma brouette vers l'étable éclairée.
TtonytaPetra ont bien entamé ma première fourchée de foin. Je range mon équipage contre le mur, toujours exactement à la même place, le brancard droit appuyé sur un piton fiché dans le mur de pierres.
Il est temps de garnir l'auge pour la journée, en la remplissant de foin sur toute sa longueur.
Lola est souvent là, cherchant dans les plis odorants quelque cadavre de musaraigne saisie par la barre de coupe ou enfournée par le round baller, au temps lointain de la fanaison.
Un petit coup de balai autour du fourrage, un autre dans l'aire de stabulation. Attention, j'ai deux balais : celui du foin, et celui du fumier. Comme j'ai deux fourches, pour les mêmes usages. Il ne s'agit pas de tout mélanger, diantre !
TtonytaPetra étirent l'échine quand je termine en leur balayant le dos. Une ou deux bonnes caresses, quelques mots gentils, et elles s'avancent, royales, vers l'extérieur, pour humer le fond de l'air, et voir où en sont les voisines.
Elles reviendront vite manger du foin, avant de descendre dans le pré pour brouter l'herbe rase.
J'ai l'usage de doubler le verrouillage du portail de la stabulation par une goupille. J'ai surpris Petra léchouillant la poignée, tant et si bien qu'elle faisait reculer le cylindre rond en penne, le sortant presque de sa gâche. Cette rouée serait bien capable de s'ouvrir la barrière, pour aller visiter les remises ! Elle ne me monterait quand-même pas l'escalier....

Je me déchausse, et remonte ainsi dans mes appartements pour prendre mon petit-déjeuner, surveillant dans le reflet du miroir-mirador les allers-venues de mes belles.
Elles vaquent ensuite à leur journée, et moi à la mienne.
Pour le soir, j'ai déjà déroulé le film, il me semble. C'est plus ou moins la même chose que le matin, à l'envers.
Les tergiversations pour la cale mises à part, je suis parfaitement synchronisée dans mes manœuvres. Chaque geste calculé, chaque objet à sa plus juste place, des enchaînements fluides et efficaces, m'assurent la meilleure performance, avec le minimum de peine.
J'ai conservé le réflexe de cette recherche exigeante d'efficacité du temps où elle était indispensable, si je voulais mener à bien l'ensemble des tâches entreprises, dans le temps imparti.
Maintenant, rien ne justifie une exploration aussi aigue des niches de gain de temps. Si ce n'est la libération d'une plage horaire plus large, pour la partie pur plaisir, celle des caresses et de la contemplation naïve. 
L'objet de toute ma visée pour l'avenir...


Lundi 22 Novembre 2021  11h15


Je pensais faire une plus longue halte écriture, ce matin.
Quelques divers m'ont tenue jusque là.

Je relis mon dernier épître. 
Mon goût pour l'animal ne s'est jamais démenti. J'ai derrière moi une carrière honorable, toujours accompagnée de vaches, et de chiens.
Je pense être encore en état de mener TtonytaPetra jusqu'à leur terme, hors accident de parcours. Après elles, pas sûr qu'il soit raisonnable d'espérer reprendre des génisses, à près de 80 ans...
Pour les chiens, si Dieu me prête vie, j'en aurai d'autres encore, dans la lignée de ceux-là, et de tous ceux, nombreux, qui les ont précédés. Lola va sur ses 14 ans. Txief et Bullou une paire de moins seulement. Pour le moment, ils tiennent une bonne forme, et je les suivrai dans leurs vieillesses, jusqu'à les mener dans les meilleures conditions à leur fin, quand il sera temps.
Le jour, s'il advient, où je ne serai plus capable de m'occuper d'une paire de petites chiennes rustiques, alors, je pense que ma vie sera vidée d'une bonne partie de sa substance. 
Ce jour là n'est pas, pour le moment. Le mieux serait qu'il ne soit jamais, et que les dernières chiennes que j'aurai laissées derrière moi, partie sans trop de préavis, trouvent un bon maître pour finir paisiblement leurs propres vies. Avec un peu de chance, je pourrai organiser tout ça au mieux.

Mon attachement à la bête tient dans cette relation où les choses se posent clairement : je prends bien soin de mon animal, il me rend une affection franche et indéfectible en retour.
Le contrat est clair.
Il se trouve des bêtes fourbes, dénaturées, mauvaises sans raison, sans doute. Je n'en ai jamais croisées.
De la bête, j'aime la simplicité. Quand de l'homme je déplore une duplicité de constitution. C'est sûrement notre sophistication, notre complexité de structure mentale, qui nous rend si compliqués, et difficiles à cerner. Le champ de nos affects et de nos émotions est une mine, riche, et dangereuse, aussi.
La plupart des gens, et moi la première, revendiquons une franchise et une sincérité sans failles.
Et tous, nous sommes capables de tout le contraire, sans grande distorsion de nos facultés naturellement  prêtes à s'y souiller.
D'où vient la faute, où est le péché ?
De plus malins que moi s'y sont penchés. On a paraît-il retrouvé des organismes primaires, aux facultés incroyables, vestiges des premières traces de vie sur la planète.  Dans ces tardigrades desséchés sommeille peut-être notre virginité ? Perdue en eau lors d'un réveil incomplet après une dormance trop longue ou trop profonde ?
Je ne sais pas. Et je ne me sens pas le courage d'aller y chercher.
Surtout, j'ai la possibilité de me passer de cette science, en transférant mes attentes de saines relations affectives sur une gente différente.

Mes contacts hominidés sont peu nombreux. 
J'ai quelques amis, et les doigts des deux mains suffisent à les compter. De ceux-là, j'attends ce que je donne : de la bienveillance, de bons moments à partager, dans les rires le plus souvent.

En dehors de ce tout petit cercle, mes relations sociales sont professionnelles. Je travaille dans une jardinerie, dans un milieu agréable, où l'on vient chercher de l'agrément. On demande à mes plantes d'être ornementales, agréables à regarder, faciles à cultiver. Pas de gros enjeux ni de casse-têtes là dedans.
Ce règne végétal m'est aussi ami.

L'humanoïde, là comme ailleurs, est plus controversable, évidemment. La relation au client est commerciale. Si on pianote sur la gamme affective et émotionnelle, c'est dans le but de remplir le chariot, et faire tinter le tiroir-caisse.  A quelques rares exceptions près. Il m'arrive en effet parfois, de discuter le bout de gras, avec un sympathique éleveur égaré là. Honte à moi...

Pour les collègues, quelques conversations légères ne traversent jamais trop profond les couches superficielles.
Des affinités se perçoivent. Quelques pistes en confidences plus personnelles s'entrouvrent au détour d'une circonstance inédite. Puis se referment, en brèches éphémères.
Généralement, mes rapports  professionnels se cantonnent en zone homologuée.

Je suis sourde, un peu dingue, je n'y vois pas très clair.
Je me demande si ce n'est quand même pas bien assez pour comprendre ce qu'il y a à saisir là.
Mon statut particulier dans le monde du travail me confère la situation d'une vache réformée oubliée en bout de stabulation : pour ma propre tête, je ne vaux plus grand-chose, mais on me garde vive pour toucher la prime !
Mes comparaisons triviales soulèvent quelques protestations offusquées de bon aloi. Je persiste à les penser illustrations fidèles.

Mes hominidés jardiniers sont comme les autres, embrouillés.
Je ne sais pas si ça tient au secteur d'activité ou pas : nous concentrons des tempéraments  sensibles, délicats et raffinés. Leurs manœuvres sont rarement frontales. Ils sont plutôt, par préférence et bonne éducation, dans les approches arrières. De notoriété publique.

Moi, je fais ma petite vie là dedans. Je m'adapte à mon environnement. 
Ce serait grande fatigue dans mon état de chercher à inverser des tendances lourdes.
Et tentative vaine.

Je préfère en rester à mes génisses et à mes chiens.





jeudi 4 novembre 2021

20 octobre au 4 novembre

 


Mercredi 20 octobre 2021  16h


La maison est grande ouverte sur l'air incroyablement chaud. 

Je suis installée face à la baie. La pièce du grenier est lapée du soleil bas qui s'y allonge. J'ai ainsi une vision panoramique à 180 °, des plans lointains en fuite derrière les ramures du carolin à droite, et du poirier à gauche. Devant, derrière le versant incliné de la prairie, l'eau de la baie piquetée de bateaux blancs ourle la crique de Fontarrabie. Beauté d'automne à tous les étages.

Le vent a soufflé, roulant les feuilles racornies en bruissements secs. J'ai du retendre mon gazon sur la terrasse du haut. Il s'était chiffonné. L'idée d'un meilleur arrimage m'est accordée, par la pause d'une simple grosse pierre sur un chevron de pin, en supplément de mon dispositif antérieur. Tant que je n'ai pas à la prochaine levée venteuse de vision contraire, je peux m'y tenir, en réconfort. Ca suffira pour le moment. L'essentiel, la bâche en dessous, reste bien en place. Le décorum peut fléchir...

Je viens de faire une expérience bien agréable :

Un conseiller Orange m'a fait un brin de conversation. Rien de bien extraordinaire en soi. Pourtant, il me semble  notable de relever la courtoisie et la patience de ces interlocuteurs de l'ombre. 

Je ne suis vraiment pas une affaire, pour le pauvre technicien ou conseiller innocent happé malencontreusement par mon appel. J'entends mal. Je comprends peu de choses à toutes ces technologies du numérique. Je suis particulièrement peu et mal équipée. La conjonction de ces trois éléments induit une situation difficile. Du fond de mon ignorance crasse, j'ai quand même repéré ces lacunes. Je les mets immédiatement sur la table, dès que j'ai l'interlocuteur en ligne.

Tout d'abord, je suis extrêmement satisfaite de la nouvelle tournure des appels. Fini, le temps d'attente interminable, où la musiquette en boucle, entêtante, vous aspire dans sa ritournelle exaspérante. Celle d'Orange, à petite dose, est en plus à mon goût, avec ces hoquets mélodiques et ses reprises allègres. 

Immédiatement après l'information d'une attente estimée le plus souvent à de longues minutes, où vous vous voyez déjà tenu de patienter, tant bien que mal, dans l'incapacité de vous en distraire, on vous propose très urbainement de vous rappeler. Ainsi, vous pouvez vaquer, à portée de la sonnerie, certes, mais dans un périmètre d'activité considérablement élargi. Les quelques minutes, qui paraissaient interminables, pour une attente passive, de client vissé à l'inéluctable position de demandeur, deviennent une petite plage agréable, où vous pouvez faire votre petite vie.

La plupart du temps, le conseiller vous rappelle avant même la fin du délai d'attente prévu. Agréablement surpris, vous décrochez. 

Ce "décrocher" s'accroche, justement, en une sémantique antédiluvienne : même moi, avec mes appareils éculés, je ne "décroche" plus, j'"ouvre", un clapet. Je n'en suis pas encore au tactile, où, de la pointe d'un doigt léger, on se rend disponible au monde, si on ne décide pas de le laisser derrière l'écran, petit Dieu omnipotent aux caprices de diva.

Les présentations sont toujours très civiles, limites onctueuses, voire obséquieuses, si l'on est décidé à se renfrogner. Ce qu'aujourd'hui je n'étais vraiment pas.

Le technicien ou le conseiller sont d'une efficacité redoutable. Pas besoin ici d'identifiant avec une litanie de chiffres, de mot de passe taquin qui flirte à l'orée de la mémoire et se joue de vos tentatives avortées. Non, ici, vous avez lancé une ligne, et, à l'autre bout, adroitement, on vous la happe, et on vous dévide tout ça jusqu'à son commencement. 

Vous êtes entendu, reconnu, compris. 

Mes demandes sont la plupart du temps assez simples. Mon dossier est spartiate.

Aujourd'hui, je voulais juste rapatrier un forfait mobile, resté en arrière, au moment de mon déménagement. Le conseiller m'a débrouillé tout ça, cliquant chez lui à toute vitesse, pour fourrager les informations nécessaires dans une grille impeccable.

Il m'a guidée pas à pas, dans ce monde numérique où vous répondez de vive voix à votre interlocuteur, pendant qu'il vous envoie un message, à récupérer sans lâcher le fil de la conversation. Chose que je ne sais évidemment pas faire ! Moi, pour consulter un message, je dois battre le rappel de l'ensemble de mes facultés. Je ne peux pas faire autre chose en même temps. Je remonte avec application au menu, je "rentre" dans la messagerie, là, je "sélectionne" le message, et, si je dois l'utiliser, je le note, sur un bon vieux papier, pour le restituer ensuite à qui me le demande. Et qui m'attend gentiment, tout ce temps. 

Déjà, d'avoir réussi le parcours du combattant, laborieusement, mais sans faute, en le gardant  en ligne, sans couper par inadvertance ce lien ténu porté par des ondes invisibles, m'a donné le frisson de la haute voltige.

Quand ensuite, arrivés au terme de l'opération, au moment de payer, croyant ferme dans les capacités de son élève disciplinée, il m'a proposé de prendre contact en ligne avec la banque, pour l'obtention d'un code secret de sécurité, que j'aurais du avoir, mais que je n'avais pas, et d'attendre, toujours, lui, pendant le temps de la manœuvre, que je sois rappelée sur ce fameux portable dont je voulais transférer le forfait, j'ai haleté, frisé l'apoplexie.

Après avoir dûment, "en ligne", demandé, et obtenu, mon rendez-vous téléphonique, combiné du téléphone fixe dans une main, avec mon conseiller au bout, portable dégainé dans l'autre, avec la banquière en direct, une seule oreille valide, et deux interlocuteurs à entendre, j'étais écartelée.

J'ai connu en cet instant le sentiment vertigineux de me retrouver embarqué dans une cascade périlleuse. Au final, tout s'est parfaitement déroulé.

Mon gentil et patient conseiller m'a tenu la main tout ce temps là, m'assurant que non, non, ça ne le dérangeait vraiment pas, d'être tombé sur une quiche pareille. Qu'au contraire, il était très heureux d'avoir fait ma connaissance, et se tenait tout prêt à m'accompagner dans de nouvelles aventures, si je le souhaitais. Là, même amollie de gratitude, j'ai quand-même trouvé qu'il en faisait un peu trop !

Bigre, bigre... Quelle performance, chez ces professionnels, aguerris à jongler entre les appels, doubles, triples, les écrans déroulants saturés d'informations, leurs propres petites pensées parasites, ces maudits "vritis", faufilées dans cet inextricable, (tiens, je prendrais bien un café, là. Bouhh... j'aurais du m'habiller plus léger, je crève de chaud. Qu'est ce que j'ai à manger, pour ce soir ?), de conserver ce flegme, cette chaleur dans la voix, cette écoute et cette disponibilité indéfectibles !

Quelle qualité de recrutement et de formation ! Ces gens-là,  qui vous repêchent parfois depuis le bout du monde, avec leur accent à couper au couteau, sont formatés impeccablement. Aussi imperturbables que des robots, la capacité d'intégrer des informations hors-grilles en plus. L'hybridation improbable et pourtant réussie de l'homme bon et de la machine froide. La future espèce dominante de notre monde, sans doute, s'il ne nous explose pas à la figure avant...

Comme j'envie ces cerveaux démultipliés aux nerfs d'acier ! Quand le mien s'emmêle déjà les pinceaux quand une seule information un peu compliquée s'y présente, et ne bénéficie d'aucun pare-feu...

L'humain s'adapte. La nouvelle génération se fait à cette nouvelle façon de penser. En flashs et vignettes simultanées.

Pour moi, c'est trop. Je ne m'en inquiète pas plus que ça. Le cas est prévu.

C'est pour les gens comme moi qu'il y a de si gentils conseillers. 


Vendredi 22 octobre 2021  16h30


Le temps a radicalement changé. La masse d'air maintenant en place a mangé une bonne douzaine de degrés.

Comme j'étais ici en cuisine toute la matinée, la pièce est tiède. Elle est un peu sombre, par des journées grises comme celles-ci. Ca donne une ambiance caverne, avec l'ouverture bien circonscrite sur le dehors, et l'accès à la grotte-étable, en bas. Là, la grande porte métallique est à moitié ouverte. Sa position en bout rend là encore l'idée d'un antre bien protégé. Le carolin oscille au vent, loin, quand dedans on a l'impression d'être à l'abri de tout.

TtonytaPetra sont dehors. La pluie les rafraîchit des dernières journées trop chaudes.

Mes crispations musculaires s'apaisent. Je ne sais pas trop à quoi elles étaient dues. Il va falloir sans doute à partir de maintenant compter avec ce genre de compagnie.

Là aussi, la difficulté vient de ce temps de transition, pendant lequel le corps se souvient encore de sa vigueur passée, et connait pour son présent la faiblesse et les premières petites douleurs.

La cinquième décennie n'est pas la meilleure. Cette charnière entre jeunesse définitivement perdue, force de l'âge en bascule, et vieillesse à la vilaine figure, est inconfortable.

On souffre vivement de la perte de ce dont on se souvient encore si bien. On n'a pas encore conquis son nouveau domaine. Il n'est pas bien engageant. On s'y avance, poussé dans le dos.

Pour avoir expérimenté par procuration active le grand âge, je sais pourtant que ce pays là, pour être moins chatoyant, n'en est pas si triste. Les scories des regrets inutiles décrochées, je suis bien certaine d'être en capacité d'apprécier à sa juste mesure ce temps, où les grandes décisions d'une vie sont derrière, où le train se ralentit. 

On est moins en état de soulever des montagnes, c'est sûr, quand on flirte avec la soixantaine. Mais aussi, qu'a-t-on besoin de le faire ?

Té, pour le moment, je vais me faire un petit goûter fraternel. Ca, soixante, quatre-vingt ou cent ans, tant qu'on y est, on peut en profiter.


Lundi 25 octobre 2021  15h20


Une petite brise fraîche fait danser mes torchons en séchage sur la rambarde ancien râtelier.

Je vais me couler dans les chemins abrités, à flanc de soleil, tout à l'heure.

Pour là, je repense aux images d'hier soir, dans le droit fil de mes pensées du moment. Impossible malheureusement de retrouver le nom de l'intervenante de cette chronique faisant suite au journal télévisé du soir. Une femme, entre deux âges, comme il se dit. Vieillissante, quoi. Face à une autre, sans doute dans le même créneau, mais toute autre, celle-ci : Estelle Lefébure. La véritable beauté, classique, au sourire éclatant, de fines ridules élégantes, un port altier, une silhouette de gazelle. A faire pâlir de jalousie toute la gente féminine, même bien plus jeune.

La première, la plus courante, ordinairement attaquée par son âge, en revendique les outrages et les expose, en provocation, justification, démonstration, je ne sais pas, sur des photos d'elle, déshabillée. Chair flapie, affaissée, abdiquée.

J'étais à ce moment en conversation téléphonique avec Olivier. J'avais baissé le son, je n'avais que les images. Les commentaires, je me les suis fabriqués. Depuis que j'ai perdu beaucoup d'audition, j'ai remarqué combien le langage non verbal est signifiant. J'ai remarqué aussi combien mes interprétations de ce langage étaient parfois surprenantes, et décalées, quand on me rectifiait, après coup. Je sais pour l'avoir vérifié que je me trompe souvent, quand je crois comprendre quelque chose que je n'ai pas bien entendu. Je sais aussi que mes erreurs ne sont pas inintéressantes, qu'elles révèlent parfois autant qu'elles leurrent...

Pour hier, je suppose qu'il était question d'un livre, sur le vieillissement, sans doute.

Les tentatives pour contrer le jeunisme à tout va me paraissent légitimes.

Pour autant, je ne suis pas convaincue par l'enthousiasme affichée de ces sexagénaires si emballés par leurs bourrelets mous et leurs viandes flasques. Moi, si on me demande de regarder, je préfère voir une peau lisse, une chair drue et tonique. 

Je connais les effets du vieillissement, je les expérimente et les déplore pour moi-même. Je me doute bien qu'ils altèrent pareillement mes semblables, même si certains s'en sortent mieux que d'autre.

Le vieillissement est inéluctable. Il est une catastrophe. Une calamité. Une défaite. Une descente. Une déliquescence. On peut toujours essayer d'y trouver agrément, l'exposer en revendication légitime, tenter de le rendre avenant. Puisqu'on n'y peut rien changer, comme disait l'autre.

On peut faire avec. Et on le doit.

De là, à le donner en pâture, à l'exposer, à le revendiquer comme beau, je n'adhère pas. En consolation, histoire de briser au moins le carcan de la solitude, je comprends qu'on puisse se trouver mieux d'être à plusieurs dans le même bateau. Je continue de trouver salutaire de bien garder en tête que le bateau prend l'eau,  et qu'il est plus près du radeau que du yacht...

Je vois bien souvent dans les allées de ma pépinière quelques silhouettes floues, joliment drapées, élégantes et fières, de clientes en âge avancé. Et j'envie ces ports sobres et altiers.

Quand une rombière engoncée, sanglée, saucissonnée, amène vers moi ses vieilles peaux froissées débordant de tous les côtés, j'inspire une résignation désolée. Pour la souffler en fatalisme.

Pour moi-même, je n'ai jamais été une beauté. Loin de là. J'ai été jeune, pourtant, et fraîche, aussi. J'ai eu cet âge de toutes les certitudes, avec le temps devant moi de les perdre une à une.

Une vigueur certaine me tenait lieu de séduction. Je me souviens bien de certains regards mâles coulés sur une chair ferme aux fibres bien tendues. Toutes les femmes, même ordinaires, ont senti la tiédeur de ces regards là.

Maintenant, les hommes ne se trompent pas, et m'ignorent superbement. C'est une petite souffrance, de passer le cap de cette indifférence. Surtout pour les plus belles, portées longtemps par cette admiration là, et pour lesquelles l'extinction doit en être cruelle. Au passage, c'est une  consolation mesquine pour nous autres, les communes, les ordinaires, moins affectées, puisque tombées de moins haut...

La femme vieillie a bien le droit de vivre, Dieu merci, et d'exister. Elle n'a peut-être pas le devoir de s'accrocher, envers et contre tout, à un pouvoir de séduction envolé. Du moins, moi, je ne me sens pas du tout ce devoir là. La guerre est perdue d'avance, et les quelques forces restantes indispensables pour le combat de l'âge. Les dilapider inutilement est une erreur tactique.

J'ai abdiqué, là aussi.

Mes coquetteries ont toujours été discrètes. Maintenant, je les décrète déplacées. Et m'arrange parfaitement d'une négligence à peine coupable, mais tellement confortable. Attifée en sac, je croise peu mon regard dans le miroir. Quand par hasard je m'y accroche comme on bute sur le coin d'un meuble, je ne m'y attarde pas. Ce que j'y vois me surprend désagréablement.

On garde longtemps une image mentale décalée. Dans ma tête, je me sens encore jeune et forte. Quand dans mon corps, manifestement, visiblement, je ne le suis plus !

Je me sens plus libre d'être exonérée de cette presque obligation de séduction, quand on est une femme, même si elle n'a jamais été bien prégnante.

Je me sens dans le même temps compressée dans l'étau de ce vieillissement inexorable où ma vigueur s'étiole. 

Je me résigne : la période à venir me donnera le moins mal à estimer comme un vrai mieux, le seul bien à raisonnablement espérer. Mes schémas de pensée antérieurs sont caducs. Je dois réinitialiser mon logiciel.

Ce petit travail fait, je suis sûre de recouvrer des sensations meilleures.



Dimanche 31 octobre 2021 8h30






Ma petite troupe s'apprête gentiment à la journée.





Pour nous, le chantier du jour sera de plantation.
Avec Olivier, nous allons remplacer les quatre châtaigniers Usta séchés, par quatre essences d'ici.
Nous avons aussi prévu de compléter, en introduisant dans ce banc de culture, les plants issus de Sare.
Les hybridations parleront. Ou pas...









TtonytaPetra, curieuses, se sont approchées, d'un peu trop près. Il nous a fallu les chasser.






Olivier m'avait  rapatrié il y a deux ans des noix de la Charente, issues d'une de ses branches familières. 
Puisque ces petites noix ont prospéré en plants gaillards, nous les avons eux aussi repiqués là.
Sous l'œil avisé de Bullou.






On connait le châtaignier en futaie, autrement qu'en isolé.
Moi, je le pratique en cépée. L'idée en étant une base de tronc triplée, large et forte, pour une frondaison opulente. Si ces trois là veulent bien coopérer...
Mon aulne, durement mignoté par les chevrettes, vivait encore. Nous l'avons mieux protégé, pour le réintégrer utilement à la châtaigneraie. Il repartira suffisamment, je l'espère, pour essaimer. L'aulne et le châtaignier se pratiquent, sous terre. Cette association invisible les aide, l'un et l'autre. Je ne cherche pas à tout comprendre, à tout expliquer. J'observe. Et j'applique.





La matinée s'avançant, le ciel s'est soufflé en nuages agités.

Nous avons fini à temps. Nos plantations seront vite arrosées.

Deux heures plus tard, en effet, un gros coup de vent a déplumé les carolins, jonchant la prairie et la cour de médaillons mouillés. La pluie est tombée, gentiment, tassant la terre autour des collets, sans raviner.

Mon bosquet est complet. Le printemps prochain, je surveillerai les reprises.

Mon projet prend pied et racines. Je lui ai donné forme. A lui maintenant de prendre corps. 

Ma châtaigneraie est bien modeste. Suffisante pourtant à donner naissance à une essence de châtaigne nouvelle.

Je suis de plus en plus persuadée que nous ne créons rien. Nous croyons avoir des idées, quand nous n'en sommes que les réceptacles. Les transmetteurs. Au mieux, les catalyseurs, si notre intervention met en présence des éléments propres à entrer en synergie, pour donner quelque chose de supérieur, de meilleur, à ce qu'aurait été la seule addition de ces éléments séparés.

Mes châtaigniers présentés comme des fiancés timorés ne produiront peut-être rien de mieux que ce qu'ils auraient produit entre eux. Il se peut même qu'ils se "gâchent".

Le seul risque est que par ma main naisse quelque chose. Ne serait-ce qu'un joli bosquet de feuillus, rendu à cette terre où la main des miens l'avait défriché.

Puisque tout n'est que recommencements...


Mardi 3 novembre 2021 20h


J'ai passé la journée avec mes amies sur les hauts de Chalosse.

Une petite étourderie de trajet m'a ramenée à plus de dix ans en arrière, quand, croyant ferme être à Ahetze, devant son église, j'y avais donné rendez-vous à Olivier. Nous devions aller voir Bigoudi, chez le maquignon, tout près. En fait, l'église en question était celle de Guéthary. Olivier n'y vint pas, évidemment. Et nous nous manquâmes. Mais je ne manquai pas Bigoudi, et toutes les belles années qu'elle me donna.

Ce matin, je me pensais à l'église de Bidache, où je devais retrouver Hélène. Et j'étais à Bardos.

Cette fois, nous ne nous sommes pas manquées : j'ai rectifié assez tôt mon erreur.

Ensuite, nous avons visité des champs, sur les hauts chalossais. A perte de vue, des paysages en mamelons mordorés des couleurs de l'automne moutonnaient à notre gauche, aussi loin que porte la vue. A la droite, scintillant des premières neiges, les contreforts pyrénéens s'alignaient en un large arc de cercle sous le ciel floconné de nuages légers. Nous avons croisé le gave, au détour de ponts plantés sur des plages de galets clairs. Là aussi, les ors pourprés se miraient dans l'eau un peu bondissante.

Nous avons bavardé et signé notre amitié. 

Les paysages imperturbables nous ont souri. 

En ce temps de Toussaint je pense à nos morts. A tous ces défunts dont l'empreinte imprègne nos vies. Qui s'y distillent et s'y faufilent en ombres légères ou plus sombres.

Je suis de nature facilement morbide. Je sens pourtant une forme de sérénité, quand je pense à ces morts glissés hors de ma vie dernièrement, sans douleur et sans cris. 

Ma vieille tante dort ainsi. Elle quitte la place et tire la porte derrière elle, doucement. Dans sa vie, elle a été tonitruante, pourtant, souvent. Et elle meurt, maintenant, loin du fracas de ces rires qui la faisaient pleurer. 

Dans notre esprit, elle rejoint les siens, ceux-là dont elle cite les noms en litanie, comme on balbutie des prières.


Jeudi 4 novembre 2021  15h40


Ma pièce si claire est assombrie : le ciel est bien bas, là dehors. Des averses tombent, drues. 

J'ai lâché TtonytaPetra pour qu'elles fassent quand-même un tour au pré, dans le petit rayon de soleil d'il y a un quart d'heure. Elles vont être rincées !

De grosses pluies s'abattent depuis mardi soir. Ma porcherie-remise floque château en écosse. Je sens le combat de l'hiver à venir, à essayer une parade ou une autre...

Pour le reste, la maison est douillette. L'étable un peu sombre, peut-être, quand, comme hier, je laisse les bêtes dedans, avec la grande porte fermée. Je réserverai cette configuration aux journées particulièrement tourmentées. Par temps de soleil, aux froids vifs, je pense que la lumière y sera suffisante, même en fermant la porte. Toutes ces petites délibérations me feront l'objet d'études saisonnières. Je n'ai pas fini de faire le tour de ma nouvelle installation.

Je ne me préoccupai pas tant de la luminosité de ce fond d'étable, avant. Des générations de bêtes y ont pourtant passé l'hiver. Oui, mais maintenant, me sont venues des sensibilités nouvelles, et je m'identifie trop à TtonytaPetra. Je calque leur confort sur le mien, et vice-versa. 

Après des explorations de conduites d'élevages novatrices, je suis revenue à mes basiques éprouvés. TtonytaPetra restent en intérieur à l'attache. Mon magasinage de foin leur plaisait trop. Elles ont bouloché une balle. Je repense depuis à ma première idée de stockage dans la remise... avec une bonne bâche sur le dessus. Ces sales infiltrations sont démoniaques : elles sinuent et ondoient sous le plafond, le long des fissures, toujours, certes, mais laissent choir de lourdes gouttelettes au gré de leurs fantaisie, une fois ici, une fois là, où là-bas. C'est assez horripilant. Ma parade est une capitulation ! Là aussi, je n'ai pas passé l'hiver, encore...

TtonytaPetra ne se plaignent nullement. Elles vivent leur vie de vaches à l'étable, tout à fait sereines. Elles ne protestent ni ne s'impatientent, que je leur passe la chaîne au cou, ou que je la leur dénoue. Les décalages horaires ne les perturbent pas non plus. Le changement d'heure, samedi dernier, ne les a pas inquiétées. Quand le soir tombe, si elles ont passé la journée au pré, elles rentrent, et attendent, en grapillant un restant de foin dans l'auge. Elles ne meuglent pas comme des perdues. J'en ai presque oublié le ton de leurs voix. 

Quand elles m'entendent, elles viennent à la barrière. Je me dépêche de leur servir leurs gamelles. Elles me suivent de près, sans me bousculer. Je renverse les bols dans l'auge, je les attache. Je les frictionne. Pendant qu'elles mangent, je les brosse. Ttony particulièrement a le poil long. Elle frisotte sur l'échine, et ondule sur les flancs. Evidemment, elle retient plus facilement les brins de foin, la poussière, les souillures. Je vais avoir du mal à lui conserver ses cuisses soyeuses, et ses genoux blonds. Petra a le poil ras d'une taupe. Elle se tient propre, élégante. Pour elle, je m'occupe plutôt de ses yeux, qu'elle aurait facilement chassieux. 

Les soins à l'une et à l'autre prennent un moment. Je les laisse ensuite à leurs auges, où elles sélectionnent drastiquement les meilleurs brins de foin. Je remonte à mes affaires, pour revenir après, quand elles ont fini de manger. Elles se couchent alors, le plus souvent, Petra d'abord, et Ttony ensuite. Quelques minutes passent, où la génisse paraît méditer, en une concentration toute intérieure. Elle souffle un peu, étire une ou autre patte, cherchant à caler confortablement une panse tendue à craquer. Des gargouillis de tuyauterie parcourent leurs ventres rebondis. Le regard est alors plutôt fixe. La bête n'est pas trop disponible à la caresse. Son attention est ailleurs, au niveau de ce système digestif sur le point de se mettre activement en branle.

Un dernier clapotement soulève en ondes le flanc haut. Et TtonytaPetra se mettent à ruminer, en cadence, les yeux alors mi-clos. Le souffle ralentit. La posture se détend perceptiblement.

Là, là, c'est le bon moment : quelques massages de l'abdomen, de légères frictions du chanfrein, paume effleurant le mufle, un vigoureux brassage du poitrail affaissé en plis lourds de tenture épaisse. La bête est bien. La bête apprécie. En redemande, cherchant le contact en avançant la tête. C'est le moment de la communion parfaite.

TtonytaPetra sont de tout petits gabarits. Je me faufile facilement entre elles. Nous contenons aisément toutes les trois de front dans la stalle, elles couchées, et moi assise au milieu.

Là, depuis la fenêtre, je les vois ruminer sous les arbres. Elles ont brouté leur content d'herbe. Elles dégoulinent d'eau. Je vais les appeler, pour les bouchonner à grandes brassées de paillage sec.

Ttony retrouvera son froufroutant. Et Petra son lissé luisant.

La baie s'estompe derrière le rideau gris de pluie battante. Les chiens regardent, assis derrière le carreau, dans la douceur de la pièce déjà éclairée comme pour la nuit, quand il est à peine quatre heures et demie.

Je descends.