Jeudi 20 février 2021 7h40
Mes châtaigniers bourgeonnent. Après la longue saison de pluies, la douceur avant le beau temps a affolé la nature. Tout bondit et s'élance, fouetté d'une énergie vitale irrépressible.
J'ai installé mon aulne auprès de mes protégés. Aulnes et châtaigniers sont compagnons. Dans les forêts naturelles, une couronne de jeunes arbrisseaux tachetés darde à l'aplomb des houppiers de châtaigniers. Sous terre se joue une association de mycéliums complémentaires. Mon aulne gardiennera la châtaigneraie, essaimera entre les arbres. Tout ce petit monde devrait cohabiter en une synergie réussie.
A l'automne prochain, je planterai le seconde tranche de plants. Mes miens et ceux de Sare auront alors trois ans. Ils seront suffisamment mâtures pour affronter la transplantation.
Ce projet suivra les rythmes naturels, de ces rythmes qu'on ne bouscule pas, impatient ou pas.
Ce rythme imposé apaise le mien. Et cette tempérance me fait du bien.
Depuis hier matin, une atmosphère étrange fige le paysage. L'effet ressemble à celui d'une forte gelée sans givre. Les arbres paraissent figés, les couleurs fondues dans une masse grise minérale.
L'air sent la fumée. Une crête de flammes vives descendait le long du flanc de la Rhune, hier soir.
J'imagine mal les cendres aspirées vers le ciel, au point de densifier l'air en une brume sèche.
On parle du sable saharien. Je l'aurais vu ocre. J'observe, dubitative, ce phénomène étrange et inédit pour moi.
Le monde aussi changerait, alors ?
Mercredi 24 février 2021 18h42
Je savoure ces journées de libertés. Ces journées sans horaires imposés, où je vaque sans m'inquiéter de l'heure. Je suis cependant une grande routinière. Horaires imposés ou pas, on me trouve aux mêmes endroits, aux mêmes heures, à un tout petit battement de temps près. Mes jours de congés se quadrillent d'une trame toute aussi prévisible. L'idée d'une grande liberté dans un damier aussi bien marqué peut paraître incongrue.
Pourtant, maintenant, je me sens affranchie de toutes ces menues obligations qui m'harnachaient, du temps de mon père, et de celui d'avant. Les débuts de soirée, entre repas, passage des infirmiers, soins du coucher, étaient contraints dans une maille aux filets serrés. Le besoin de repos en début de nuit, avant les réveils intempestifs dès minuit passée, m'obligeait à me mettre au lit sitôt les logistiques bouclées.
Là, rien ne m'oblige ni ne me requiert. Je reste cependant asservie à des rituels inchangés, mais cet asservissement me paraît bien léger, puisque je m'y astreins par confort et facilité, non plus parce-que je ne pourrais pas faire autrement.
L'idée seule de la possibilité de m'y soustraire suffit à faire souffler ce vent de liberté qui me grise.
Et le fait de m'y soumettre s'allège considérablement, puisque cette soumission est choisie, et non imposée.
Dans cette brèche étroite se faufile adroitement les conditionnements de masse, quand on laisse l'illusion de la liberté à ce qu'on tient sous sa coupe par des méthodes détournées.
On n'ordonne plus, on incite. Chacun est libre de faire ses choix, mais les conséquences, bonnes ou mauvaises, en sont si vite pointées, édictées, que dans les faits, le choix est pré-fait, par d'autres.
Puisque je ne me sens pas de taille à donner un grand coup de pied dans la fourmilière, je me contente de trouver un peu d'air dans des galeries agréables.
Nous arrivons au terme d'une année de coronavirus.
Je me souviens de cette même période, l'année passée. Les bruits du monde restaient hors de ma sphère.
Mon père donnait de sérieux signes de fatigue. Le mal logé dans sa moelle s'était réveillé.
Je pressentais le joug oppressant de semaines difficiles.
Je ne soupçonnais évidemment pas le coup de massue qui allait nous tomber sur la tête, avec ce minuscule virus hirsute et son vent de panique mondiale.
Je vivais soucieuse du mal que je voyais venir. Complètement insouciante de cet autre, dont je n'imaginais pas une seule seconde la portée et les conséquences.
Pour moi, 2020 a marqué la fin d'un fardeau qui me devenait trop lourd. J'ai accompli ma promesse d'accompagner mes deux parents jusqu'au bout. Je m'en suis affranchie.
Le coronavirus m'en a donné la possibilité, en me permettant de rester avec mon père, à la ferme.
Ce qui pour la majorité a sonné le glas de la fin d'une ère légère a été pour moi l'occasion d'en finir avec un temps de plus en plus pesant, et de le faire au mieux.
Ma vision étriquée d'un monde égocentré me l'a montré ainsi.
Ce qui pour la majorité a été ressenti comme une privation de nos libertés essentielles, m'a paru complètement indolore. J'ai été une asymptomatique du confinement, vivant exactement de la même manière, libre ou confinée.
Ma liberté s'ébat dans si peu : une heure se sortie ? Une heure seulement ? Ah, oui, mais l'heure que je veux ! Un kilomètre ? Un kilomètre et pas plus ? Et bien, le périmètre inscrit dans cette circonférence, ça fait un petit monde, déjà.
La seule issue de secours d'un possible choix, même un tout petit choix, aspire suffisamment d'air frais pour moi. Un choix trop large ne me réussirait pas : il induirait une responsabilité trop grande, celle de faire le bon, choix, le seul parmi trop d'autres.
Mon père est mort le 4 mai. Nous avons été "déconfinés" le 11.
Sauf que la menace a continué de planer. Et qu'elle le fait depuis suffisamment longtemps, pour avoir inscrit en nous cette faille où l'insouciance a sombré.
La seule alternative pourrait être d'apprivoiser ce sentiment d'une menace invisible, d'apprendre à respirer corseté.
Je remarque, comme beaucoup sans doute, combien le port du masque me devient plus facile, quand au début je le trouvais insupportable. Pour un peu, on se sentirait non seulement vulnérable, mais aussi démuni, sans.
Je me demande ce qu'il restera de tout ça.
Pour l'heure, je vais me faire griller des tartines.
Savourer cette grande liberté de se faire un goûter à l'heure de dîner.
Toute une aventure...
Vendredi 26 février 2021 16h20
Je surveille l'arrivée de Tito.
Mes petits ouvrages réclament artisans. Mon projet est tout à fait modeste, et pourtant, il me requiert plus que je ne le voudrais.
Mon seuil de tolérance s'est terriblement abaissé : le moindre contretemps, la plus petite contrariété, me perturbent.
Dans un petit chantier, même un tout petit petit, on fait difficilement l'économie d'un ou autre imprévu. A Agorreta, les travaux ont toujours été improvisés, plus ou moins en catastrophe, selon le degré d'urgence. Les repiquages et contournements se chevauchent, s'entrelacent et s'emmêlent, en un joli bordel.
Dans ces cas là, le mieux, ce serait presque de tout mettre par terre, et de recommencer, comme de zéro. La seule idée m'en lève le frisson !
Non, cette fois encore, nous allons prendre garde à la vieille femme, ménager ses susceptibilités.
Y aller doucement.
La fée électricité est aérienne et s'installe sans dommages.
Pour l'eau, cette sacré eau d'Agorreta, c'est toujours une petite aventure.
J'appréhende à chaque fois de me pencher sur ces lointains compteurs, dont les branchements parlent de moult tâtonnements et de doutes insondables.
Le coffret en lui-même est toute une histoire. Plusieurs boîtiers, plus de tuyaux encore, serpentant les uns sur les autres, laissent perplexes. En déterrant un peu, deux trois mignonnes vannes tendent leurs oreilles à la main.
Je me rassemble, je me remémore. Oui, ce compteur là, c'est celui de la ferme. Mais alors, quels tuyaux dessert-il ? A l'énoncé, comme ça, ça parait enfantin. La difficulté réside dans l'existence d'un deuxième coffret, où les tuyaux sortis du premier s'en donnent à cœur-joie dans une sarabande machiavélique. Déjà, de trois compteurs, on arrive à cinq tuyaux. Tiens donc. En se penchant mieux, ah, oui, non, ces trois là, ils sont reliés. Très bien. Mais reliés à quoi ? Ah çaa... on ne sait pas !
Il y a un bon petit demi-kilomètre entre les compteurs, et les maisons. Ca aide bien.
Mon intention ce matin, était de démêler quels tuyaux desservaient quelles parties de la ferme. Dans l'idée de diviser le circuit en deux réseaux indépendants. Puisque trois tuyaux se présentent, et que je n'ai besoin que de deux circuits, je suis large, il m'en reste même un de réserve, au cas où.
Inutile bien évidemment de chercher aux alentours de la ferme un quelconque coffret, où un joli rang de vannes rutilantes isolerait les secteurs. Non, non. Passé les deux coffrets des compteurs, tous ces joyeux tuyaux s'enfoncent profondément en terre, et font leur vie là dessous. A l'autre bout, une arrivée repérée, près de la cuve du surpresseur. Et, entre les deux, trois tuyaux rebelles livrés à eux-mêmes dans une contrée sauvage. Où vont-ils, que font-ils ?
Finement, j'ai observé les parages. Repéré dans le champ cet abreuvoir insolite. Alimenté d'un tuyau surgi de la terre grasse. Je me suis projetée quelques années en arrière. Ce jour où les trois mignonnes vannes ont été installées, là bas, en bas. L'artisan de l'époque, un grand gaillard jovial, je m'en souviens, devait bien avoir une idée en tête, quand il s'est échiné pour vanner sa nourrice.
Avec un peu de chance, l'un des départs de là-bas pourrait bien aboutir ici, pourquoi pas.
Ce serait jeu d'enfant à ce moment d'isoler ce tuyau et d'en faire le mien.
L'inconnu perdurait dans le cheminement de ces vaisseaux souterrains. S'étaient-ils à un moment séparés ? Restaient-ils malsainement arrimés ?
Le grand gaillard au vannage semblait en tenir pour une sécession. Ca arrangeait mes affaires...
Ce matin, j'ai pris mon courage à deux mains. J'ai approché l'hydre à trois têtes : l'une était condamnée par la vanne fermée. Des deux autres, je choisis la dernière. Antton venu avec moi la ferma. Je craignais un blocage quelconque, près de quatre années ayant passé depuis sa pose. Et bien pas du tout : elle verrouilla la conduite sans faire d'histoire.
Nous avions devant nous une triplette de vannes : la première était déjà fermée (pourquoi ? Nul ne sait !), la seconde restait ouverte, et nous venions de fermer la troisième.
Mon espoir était le suivant : la vanne que nous venions de fermer desservait le tuyau emmanché dans l'abreuvoir. Et pas autre chose. Ainsi, je récupérerai ledit tuyau, et l'autonomiserai.
La même méthodologie s'appliquerait fidèlement à la vanne du milieu et à son tuyau, si besoin.
Il suffisait maintenant de retourner à la ferme, et d'ouvrir l'abreuvoir : plus d'eau, bingo ! nous avions touché le gros lot !
Nous remontâmes. J'étais confiante.
Arrivés au port, nous descendîmes dans le champ. Marchâmes vivement jusqu'à l'abreuvoir innocent. Appliquée, j'appuyai sur la tige d'ouverture de l'eau. Ppsshhiit. Normal, me dis-je, il en reste dans le tuyau. Pppssshiiit. Un moment passa. Un flottement me gagna. Ppppsshhiit. Le filet joyeux bouillonnait dans le bol, débordant sur l'herbe. C'est la colonne d'eau, me redis-je, avec toute cette longueur depuis le compteur, ça n'est pas étonnant.... Je regardai quand même la configuration du paysage, cette colline et ce vallon. N'étions-nous pas le point le plus haut ? L'eau, sans être poussée, ne devrait-elle pas s'arrêter de couler ?
Avec Antton, nous tâchions de nous rassurer : ce pouvait être un effet d'optique, et le petit mamelon faire une crosse à notre long tuyau. Il fallait attendre un peu, le flot ne tarderait pas à se tarir.
J'émis l'hypothèse raisonnable que cette vanne que nous avions fermée gérait peut-être l'arrivée à la ferme. Qu'alors, nous pouvions attendre longtemps, que l'eau s'arrête de couler ici, quand elle était bloquée là-bas.
Un peu perdus dans nos simulations prospectives, nous laissâmes couler l'abreuvoir. On ne sait jamais. Des fois qu'il s'arrêterait de couler. La dépense de toute cette eau perdue m'égratignait un peu, mais bon, dans la foulée de notre président, je me suis faite au "quoi qu'il en coûte".
Rassérénés par notre nouvelle hypothèse, nous remontâmes. Antton est maintenant aguerri à la marche, et je peinai presque à le suivre.
L'installation hydraulique de la ferme se complique de ce petit surpresseur dont j'ai déjà souvent parlé ici. Celui-ci, je commence à le connaître. Pour valider notre test sélectif, je devais couper la pompe, et remettre l'arrivée d'eau en direct. Sans ça, les 2000 litres de la cuve fausseraient gravement nos statistiques besogneuses. Je m'acquittai au passage.
Dans la cuisine, encore un peu essoufflée, j'ouvris le robinet. Ppsshhiit. Là encore, la longueur de tuyau, le point haut, et talali et talala.
Toutes ces chutes d'eau commençaient à me donner le vertige.
Antton et Beñat restaient dubitatifs. Nous décidâmes de manger. Nous verrions bien si l'eau s'arrêtait de couler quelque part, pendant ce temps. Le repas fut tout pollué de cette tracasserie lancinante.
Finalement, excédés d'entendre le flot sans faillir du jet d'eau, nous décidâmes d'aller couper la vanne générale, de façon à voir combien de temps mettrait l'eau à s'arrêter.
Antton retourna au compteur. Avant son retour, le robinet ne pleurait plus qu'une larme. Et le bol de l'abreuvoir s'arrêtât de goutter. Bon : ma théorie de la longueur de tuyau, du dénivelé et autres billevesées ne tenait plus.
Il fallut se rendre à l'évidence : tous nos tuyaux étaient solidaires, et l'eau là dedans s'amusait à nos dépens.
Nos vannes mignonettes ne vannaient que nous.
Bien. Mes aspirations à l'autonomie pouvaient se rhabiller. A Agorreta, la vie communautaire a ses pleins droits. Et n'a pas dit son dernier mot !
Et bien, puisque les éléments le demandent, encore une fois je me plie.
Un coquet divisionnaire suffira à éclaircir nos histoires d'eau, pour le moment.
J'ai passé une matinée, gâché une sieste et fatigué mes jarrets, c'est assez.
Je ne me lancerai sûrement pas à creuser, détricoter et séparer tous ces tuyaux joueurs. Qu'ils s'amusent en paix !
L'eau me viendra. Et le reste attendra.
Le chantier est à peine commencé. Je ne suis pas au bout...