Mercredi 25 Novembre 2020 17h50
Novembre 2020 sera à noter dans les anales des plus beaux automnes. Les matins et les nuits sont assez frais pour faire apprécier la douceur des mitans de journée. La lumière est belle. Le soleil généreux. L'année dernière, des trombes d'eau s'abattaient sur notre monde. Cette année, l'automne est comme l'été, sec.
Nous allons vers le déconfinement.
Cet épisode automnal m'a ramenée à Rivière.
Ces quelques semaines ici, avec les chiens, sont une mise-en-bouche. Une séance dégustation. On tâte la température de l'eau, décidé à y rentrer, frileux encore pourtant.
Je suis coutumière des voltefaces, c'est vrai. Pas rédhibitoirement fantasque non plus, il ne faut pas exagérer.
Dans la conduite de ma modeste vie, je me suis même avérée d'une stabilité de monolithe :
Même adresse, même numéro de téléphone, depuis près de 60 ans. Même métier, sur deux employeurs, pour une période de près de 35 ans.
Mêmes loisirs, mêmes activités, depuis que je suis en âge de les pratiquer, et jusqu'à tant sans doute que je n'en sois plus capable.
Mêmes vêtements, depuis ma grande communion, pour certains. Qui peut en dire autant ?
Même régime alimentaire, à peu de choses près, même routine quotidienne. Pas de chaos, ni de hiatus, hors les péripéties de 2017.
3 voitures sur près de 40 ans.
Peu d'amis, mais de plus de trente ans, là aussi.
2 maris, peu d'autres hommes dans ma vie. Et sans doute plus après celui-ci.
Où est le signe d'une versatilité coupable là dedans ? Hein ?
Non, non, non. Versatile dans ma tête, je le suis, imaginative et aventurière dans mes idées, soit.
Cet intellect labile secoue le raisonnement et en muscle les aboutissants.
Dans la méthodologie, tant qu'on en est aux plans sur papier, toutes les explorations sont constructives. La seule projection pointée en visée comme une évidence est rare. Commode, pour qui n'aime pas l'inconfort de la position pré-décision. Exonération de la tâche analytique pour qui se fie aux croyances d'une pré-destination. Pour moi, qui aime triturer et déblayer pour les autres, mais en suis bien incapable pour moi-même.
Dans la plupart des configurations où la vie vous met en face d'une croisée de chemins, les choix à faire, les chances à saisir, les risques à prendre, s'agitent en bal en une sarabande de petits diables rieurs, ou sardoniques.
J'ai la tendance à forcer une décision, en y accolant derrière une série d'arguments favorables. Quitte à aller les pêcher un peu loin des filets.
Quand il serait mieux séant de faire le contraire... La décision réfléchie aboutissant à la suite d'une analyse pondérée desdits arguments.
Je ne suis pas trop pondérée, de nature. Je me demande même si je ne le suis pas de moins en moins. Ma tempérance se renforce heureusement de foucades maintenant émoussées par la fatigue. Sentir cette limite atténue mes ardeurs follettes, mais ne les canalise pas.
Je me regarde en spectatrice plutôt bienveillante. Je m'attends sur l'autre rive, impuissante à soulager mes débats, confiante, encore que, circonspecte toujours.
Dieu merci, pas mal de choses se décident sans moi, et débroussaillent d'autant le champ de ronces.
J'en suis soulagée.
La pente est annoncée, il n'est plus que de s'y laisser glisser.
Ma journée a été bien agréable.
La matinée m'a trouvée suffisamment active, pour que je m'autorise sans mauvaise conscience l'après-midi de promenade.
Je ne me lasse pas de mes parcours, les chiens s'en régalent.
Même si cette après-midi, ils ont eu la peur de leur vie. Et moi avec :
J'étais assise au pied du vénérable, contre le bois encore tiède. Dans la large plaine étalée devant nous, les chevaux broutaient, appliqués.
Dans le soleil bas, les silhouettes allongées, longs cous ployés, dos incurvés, ourlaient leur grâce sur l'horizon plan.
Les chiennes furetaient dans les racines moussues. Txief se poussait contre ma hanche. Le grand silence tombait là dessus comme une nappe amidonnée.
A un moment, une jeune pouliche ivoire-bai relève la tête, hume le vent, et se lance en un galop tonique, martelant la terre. Tête et queue levées haut, musculature sculptée dans les rais du soleil couchant, elle est magnifique.
Bullou, interrompue dans sa traque par le bruit des sabots sur le sol, lève la tête à son tour. Et se lance, elle aussi, à la suite de la pouliche. Elle s'allonge en une foulée aplatie, donnant tout dans la course. Txief s'agite à l'orée du bois, sans s'avancer au delà. Lola ne s'aperçoit de rien, et continue de gratter.
Je me relève. Bullou court toujours, les chevaux intrigués la regardent passer. Puis, une jument alezane se met au trot. Suivie de quelques autres. Ma Bullou sent tout ce mouvement autour d'elle. Elle se distrait de sa poursuite. D'ailleurs, la pouliche a fait un arc de cercle, et revient vers elle.
Je sens de loin la panique de ma chienne. Elle esquive, aboie en détresse. Je l'appelle, espérant la ramener vers moi. Les chevaux tournent autour d'elle, curieux. Ils paraissent plus amusés qu'inquiétés par cette petite chose agitée. Ils sont nombreux. Ils sont hauts, et lourds, autour de ma petite chienne affolée. Elle jappe de terreur. Un hongre rue tout près d'elle. Ses fers scintillent dans le soleil.
Je ne respire plus.
Je me souviens de cette fois, où, au petit matin, ma chienne s'est pris le sabot de Zaldi sur la tête. Elle aimait, à Agorreta aussi, courser la jument dans le pré. Et en avait récolté une bonne ruade. Je l'avais vue valdinguer, puis, retomber dans l'herbe, immobile, sur le dos. Je l'avais alors crue morte, tuée sur le coup. J'avais vu la scène depuis le balcon où je prenais mon petit-déjeuner.
La gorge nouée, j'étais allée chercher, en pantoufles encore, ma Bullou alors toute jeunette, renversée et sans plus de mouvement. Zaldi s'était éloignée.
Je passe sous le barbelé, je m'avance dans l'herbe humide de rosée. En me penchant pour prendre la chienne dans mes bras, je la sens vivante ! Tétanisée, mais vivante. Pas apathique, molle et paralysée, non, du tout ! Terrorisée et le regard exorbité, elle se niche dans mes bras, frétillant même un peu du moignon. Je la sens toute chaude contre moi, et mes joues se mouillent de soulagement. Elle faisait la morte, ma petite démone !
Cette fois, il y a beaucoup de Zaldi, par ici. Beaucoup de postérieurs aux sabots ferrés se croisent bien près de ma petite chienne en péril. Je ne la vois plus. Je m'avance. J'appelle encore, et mon cri s'enroue.
Quand, de derrière un monticule de ronces, je vois sortir ma Bullou, toute penaude, ventre à terre et langue haletante. Elle court vers moi, oreilles en arrière toutes. Elle se jette dans mes jambes, et je la rattrape, la serre contre moi. Txief bondit autour de nous. Lola jappe en sautillant.
Les chevaux viennent vers nous, au pas. L'agitation est retombée. Je ne connais pas trop ce genre de bétail. J'imagine que ces bêtes, comme mes vaches, sont sensibles au ton de voix. Je tâche de les rassurer par des "là,là" alentis et ramenés dans les graves. Je fais demi-tour et rentre dans le bois.
Je remets Bullou par terre, elle déguerpit devant nous. Txief la talonne. Lola, à mille lieux de tout ça, s'ébroue et se met en route, près de moi.
Je m'étonne de sentir un souffle sur mon épaule. Je me retourne : plusieurs chevaux nous suivent. Une jument noire et blanche est juste derrière nous. Elle baisse la tête, et sa crinière frôle mon bras. Elle pose son mufle de velours sur le dos de Lola, trottinant insouciante près de moi. La chienne pense être touchée par une branche, et accélère à peine. J'essaie d'écarter la jument, je pose ma main sur son poitrail. Elle ne s'arrête pas, ne se laisse pas détourner. Elle paraît très intéressée par Lola. Les deux autres sont devant, se retournent souvent vers nous, mais ne demandent pas leur reste.
La jument n'est pas agressive. Elle veut flairer la chienne et s'avance vers elle, m'ignorant superbement. La jeune pouliche ivoire-bai marche derrière elle, tranquille. D'autres suivent, puis s'arrêtent dans une clairière, pour la nuit, sans doute.
Nous cheminons, Bullou et Txief devant, inquiets de cette escorte inattendue, Lola près de moi, queue en panache sous les naseaux de la jument blanche et noire. A un moment, la pouliche s'arrête près d'un chêne. La jument suit toujours. Je me demande si elle compte nous accompagner jusqu'à la maison ! J'entends un hennissement derrière nous, assez loin déjà. La jument relève la tête. Son œil rond et sombre darde un instant son regard dans le mien. Je lui flatte la joue, écarte son crin. Elle souffle sur mon bras, et se détourne enfin de nous.
Bullou et Txief reviennent triomphants vers moi. Lola, imperturbable, se laisse léchouiller le museau.
Nous rentrons.
Je m'amuse maintenant de ce qui m'inquiétait tout de même un peu.
Dimanche 29 Novembre 2020 11h50
Le soleil est grand levé après une brume de film fantastique.
J'ai fait un tour avec les chiens dans le bois. Deux coups de fusil me les ont fait régresser brutalement : saisis, ils se sont coulés contre mes jambes. Lola seule vaguait sans s'émouvoir.
J'avais oublié que la chasse rouvrait après le confinement des dernières semaines.
Mes chiens n'avaient pas oublié, eux, la peur vive que leur a toujours inspiré la claquement d'un fusil. Ils ont du, dans leur petite enfance, assister à une scène violente, où un coup de feu dégomme le chat de passage, sans doute. Une de ces scènes fugaces, dont on ne peut pas comprendre les conséquences, si on ne les a pas vues. La scène, je n'ai pas vu mes chiens la voir. Je la devine dans leurs réactions de bêtes instinctives, vite enseignées quand la mort rôde trop près. J'en lis la violence, dans la panique levée à l'instant même de la déflagration, même longtemps après une période de silence sans peur.
Tant l'angoisse se tapit, mais ne s'endort jamais tout à fait.
18h20
Dans les barthes de Rivière, les promeneurs ont profité de l'après-midi magnifique.
Nous avons pris des chemins de traverse, perdus dans les fourrés resserrés. Marché longtemps dans le silence des grands chênes aux troncs pâles.
Les chiens furètent. Tranquilles, là.
Vendredi, Txief a paraît-il levé un gros ragondin aux dents pointues. Olivier a du l'éloigner à coups de bâton, en retenant Lola et Bullou, prêtes, les innocentes bravaches, à en découdre.
La flore et la faune sont riches, ici.
Ici, tout n'est pas neuf mais tout est sauvage, libre continent sans grillage, disait Goldman de "là bas".
Ici, les arbres sont séculaires.
Les bêtes libres, les prés sans grillage.
Mon "là-bas" et mon "ici" se tournent autour.
Je sens la mutation en phase terminale.
Le plus dur est fait : la tête est passée !