dimanche 29 novembre 2020

25 au 29 Novembre


Mercredi 25 Novembre 2020 17h50


Novembre 2020 sera à noter dans les anales des plus beaux automnes. Les matins et les nuits sont assez frais pour faire apprécier la douceur des mitans de journée. La lumière est belle. Le soleil généreux. L'année dernière, des trombes d'eau s'abattaient sur notre monde. Cette année, l'automne est comme l'été, sec. 

Nous allons vers le déconfinement.

Cet épisode automnal m'a ramenée à Rivière.

Ces quelques semaines ici, avec les chiens, sont une mise-en-bouche. Une séance dégustation. On tâte la température de l'eau, décidé à y rentrer, frileux encore pourtant.

Je suis coutumière des voltefaces, c'est vrai. Pas rédhibitoirement fantasque non plus, il ne faut pas exagérer. 

Dans la conduite de ma modeste vie, je me suis même avérée d'une stabilité de monolithe : 

Même adresse, même numéro de téléphone, depuis près de 60 ans. Même métier, sur deux employeurs, pour une période de près de 35 ans. 

Mêmes loisirs, mêmes activités, depuis que je suis en âge de les pratiquer, et jusqu'à tant sans doute que je n'en sois plus capable.

Mêmes vêtements, depuis ma grande communion, pour certains. Qui peut en dire autant ?

Même régime alimentaire, à peu de choses près, même routine quotidienne. Pas de chaos, ni de hiatus, hors les péripéties de 2017.

3 voitures sur près de 40 ans.

Peu d'amis, mais de plus de trente ans, là aussi.

2 maris, peu d'autres hommes dans ma vie. Et sans doute plus après celui-ci.

Où est le signe d'une versatilité coupable là dedans ? Hein ?

Non, non, non. Versatile dans ma tête, je le suis, imaginative et aventurière dans mes idées, soit.

Cet intellect labile secoue le raisonnement et en muscle les aboutissants.

Dans la méthodologie, tant qu'on en est aux plans sur papier, toutes les explorations sont constructives. La seule projection pointée en visée comme une évidence est rare. Commode, pour qui n'aime pas l'inconfort de la position pré-décision. Exonération de la tâche analytique pour qui se fie aux croyances d'une pré-destination. Pour moi, qui aime triturer et déblayer pour les autres, mais en suis bien incapable pour moi-même.

Dans la plupart des configurations où la vie vous met en face d'une croisée de chemins, les choix à faire, les chances à saisir, les risques à prendre, s'agitent en bal en une sarabande de petits diables rieurs, ou sardoniques. 

J'ai la tendance à forcer une décision, en y accolant derrière une série d'arguments favorables. Quitte à aller les pêcher un peu loin des filets.

Quand il serait mieux séant de faire le contraire... La décision réfléchie aboutissant à la suite d'une analyse pondérée desdits arguments.

Je ne suis pas trop pondérée, de nature. Je me demande même si je ne le suis pas de moins en moins. Ma tempérance se renforce heureusement de foucades maintenant émoussées par la fatigue. Sentir cette limite atténue mes ardeurs follettes, mais ne les canalise pas.

Je me regarde en spectatrice plutôt bienveillante. Je m'attends sur l'autre rive, impuissante à soulager mes débats, confiante, encore que, circonspecte toujours.

Dieu merci, pas mal de choses se décident sans moi, et débroussaillent d'autant le champ de ronces.

J'en suis soulagée. 

La pente est annoncée, il n'est plus que de s'y laisser glisser.


Ma journée a été bien agréable.

La matinée m'a trouvée suffisamment active, pour que je m'autorise sans mauvaise conscience l'après-midi de promenade.

Je ne me lasse pas de mes parcours, les chiens s'en régalent.

Même si cette après-midi, ils ont eu la peur de leur vie. Et moi avec :

J'étais assise au pied du vénérable, contre le bois encore tiède. Dans la large plaine étalée devant nous, les chevaux broutaient, appliqués.

Dans le soleil bas, les silhouettes allongées, longs cous ployés, dos incurvés, ourlaient leur grâce sur l'horizon plan.

Les chiennes furetaient dans les racines moussues. Txief se poussait contre ma hanche. Le grand silence tombait là dessus comme une nappe amidonnée.

A un moment, une jeune pouliche ivoire-bai relève la tête, hume le vent, et se lance en un galop tonique, martelant la terre. Tête et queue levées haut, musculature sculptée dans les rais du soleil couchant, elle est magnifique. 

Bullou, interrompue dans sa traque par le bruit des sabots sur le sol, lève la tête à son tour. Et se lance, elle aussi, à la suite de la pouliche. Elle s'allonge en une foulée aplatie, donnant tout dans la course. Txief s'agite à l'orée du bois, sans s'avancer au delà. Lola ne s'aperçoit de rien, et continue de gratter.

Je me relève. Bullou court toujours, les chevaux intrigués la regardent passer. Puis, une jument alezane se met au trot. Suivie de quelques autres. Ma Bullou sent tout ce mouvement autour d'elle. Elle se distrait de sa poursuite. D'ailleurs, la pouliche a fait un arc de cercle, et revient vers elle.

Je sens de loin la panique de ma chienne. Elle esquive, aboie en détresse. Je l'appelle, espérant la ramener vers moi. Les chevaux tournent autour d'elle, curieux. Ils paraissent plus amusés qu'inquiétés par cette petite chose agitée. Ils sont nombreux. Ils sont hauts, et lourds, autour de ma petite chienne affolée. Elle jappe de terreur. Un hongre rue tout près d'elle. Ses fers scintillent dans le soleil.

Je ne respire plus. 

Je me souviens de cette fois, où, au petit matin, ma chienne s'est pris le sabot de Zaldi sur la tête. Elle aimait, à Agorreta aussi, courser la jument dans le pré. Et en avait récolté une bonne ruade. Je l'avais vue valdinguer, puis, retomber dans l'herbe, immobile, sur le dos. Je l'avais alors crue morte, tuée sur le coup. J'avais vu la scène depuis le balcon où je prenais mon petit-déjeuner.

La gorge nouée, j'étais allée chercher, en pantoufles encore, ma Bullou alors toute jeunette, renversée et sans plus de mouvement. Zaldi s'était éloignée.

Je passe sous le barbelé, je m'avance dans l'herbe humide de rosée. En me penchant pour prendre la chienne dans mes bras, je la sens vivante ! Tétanisée, mais vivante. Pas apathique, molle et paralysée, non, du tout ! Terrorisée et le regard exorbité, elle se niche dans mes bras, frétillant même un peu du moignon. Je la sens toute chaude contre moi, et mes joues se mouillent de soulagement. Elle faisait la morte, ma petite démone !

Cette fois, il y a beaucoup de Zaldi, par ici. Beaucoup de postérieurs aux sabots ferrés se croisent bien près de ma petite chienne en péril. Je ne la vois plus. Je m'avance. J'appelle encore, et mon cri s'enroue.

Quand, de derrière un monticule de ronces, je vois sortir ma Bullou, toute penaude, ventre à terre et langue haletante. Elle court vers moi, oreilles en arrière toutes. Elle se jette dans mes jambes, et je la rattrape, la serre contre moi. Txief bondit autour de nous. Lola jappe en sautillant.

Les chevaux viennent vers nous, au pas. L'agitation est retombée. Je ne connais pas trop ce genre de bétail. J'imagine que ces bêtes, comme mes vaches, sont sensibles au ton de voix. Je tâche de les rassurer par des "là,là" alentis et ramenés dans les graves. Je fais demi-tour et rentre dans le bois.

Je remets Bullou par terre, elle déguerpit devant nous. Txief la talonne. Lola, à mille lieux de tout ça, s'ébroue et se met en route, près de moi.

Je m'étonne de sentir un souffle sur mon épaule. Je me retourne : plusieurs chevaux nous suivent. Une jument noire et blanche est juste derrière nous. Elle baisse la tête, et sa crinière frôle mon bras. Elle pose son mufle de velours sur le dos de Lola, trottinant insouciante près de moi. La chienne pense être touchée par une branche, et accélère à peine. J'essaie d'écarter la jument, je pose ma main sur son poitrail. Elle ne s'arrête pas, ne se laisse pas détourner.  Elle paraît très intéressée par Lola. Les deux autres sont devant, se retournent souvent vers nous, mais ne demandent pas leur reste.

La jument n'est pas agressive. Elle veut flairer la chienne et s'avance vers elle, m'ignorant superbement. La jeune pouliche ivoire-bai marche derrière elle, tranquille. D'autres suivent, puis s'arrêtent dans une clairière, pour la nuit, sans doute. 

Nous cheminons, Bullou et Txief devant, inquiets de cette escorte inattendue, Lola près de moi, queue en panache sous les naseaux de la jument blanche et noire. A un moment, la pouliche s'arrête près d'un chêne. La jument suit toujours. Je me demande si elle compte nous accompagner jusqu'à la maison ! J'entends un hennissement derrière nous, assez loin déjà. La jument relève la tête. Son œil rond et sombre darde un instant son regard dans le mien. Je lui flatte la joue, écarte son crin. Elle souffle sur mon bras, et se détourne enfin de nous.

Bullou et Txief reviennent triomphants vers moi. Lola, imperturbable, se laisse léchouiller le museau.

Nous rentrons.

Je m'amuse maintenant de ce qui m'inquiétait tout de même un peu.


Dimanche 29 Novembre 2020 11h50


Le soleil est grand levé après une brume de film fantastique.

J'ai fait un tour avec les chiens dans le bois. Deux coups de fusil me les ont fait régresser brutalement : saisis, ils se sont coulés contre mes jambes. Lola seule vaguait sans s'émouvoir.

J'avais oublié que la chasse rouvrait après le confinement des dernières semaines. 

Mes chiens n'avaient pas oublié, eux, la peur vive que leur a toujours inspiré la claquement d'un fusil. Ils ont du, dans leur petite enfance, assister à une scène violente, où un coup de feu dégomme le chat de passage, sans doute. Une de ces scènes fugaces, dont on ne peut pas comprendre les conséquences, si on ne les a pas vues. La scène, je n'ai pas vu mes chiens la voir. Je la devine dans leurs réactions de bêtes instinctives, vite enseignées quand la mort rôde trop près. J'en lis la violence, dans la panique levée à l'instant même de la déflagration, même longtemps après une période de silence sans peur.

Tant l'angoisse se tapit, mais ne s'endort jamais tout à fait.


18h20


Dans les barthes de Rivière, les promeneurs ont profité de l'après-midi magnifique.

Nous avons pris des chemins de traverse, perdus dans les fourrés resserrés. Marché longtemps dans le silence des grands chênes aux troncs pâles.

Les chiens furètent. Tranquilles, là.

Vendredi, Txief a paraît-il levé un gros ragondin aux dents pointues. Olivier a du l'éloigner à coups de bâton, en retenant Lola et Bullou, prêtes, les innocentes bravaches, à en découdre.

La flore et la faune sont riches, ici.

Ici, tout n'est pas neuf mais tout est sauvage, libre continent sans grillage, disait Goldman de "là bas".

Ici, les arbres sont séculaires.

Les bêtes  libres, les prés sans grillage.







Mon "là-bas" et mon "ici" se tournent autour.

Je sens la mutation en phase terminale.

Le plus dur est fait : la tête est passée !


lundi 23 novembre 2020

18 au 23 novembre



Mercredi 18 Novembre 2020   8h20 à 15h30


Je vis ces jours comme paraît-il nous devrions les vivre tous : comme s'ils étaient les derniers.
Cette année 2020 marque effectivement la fin d'une époque, à Agorreta.
Le patriarche n'y est plus. Notre génération fait la charnière entre ce monde rural d'avant, et le suivant,  tourné vers autre chose.
Je me suis consacrée jusqu'ici à la conservation de mon environnement, bêtes, biens et gens.
Je passe maintenant à la perpétuation. C'est dans l'ordre des choses, et je vais m'y inscrire de mon mieux.
Agorreta a traversé des siècles, est partie pour d'autres, encore, peut-être. A mon échelle au moins, elle restera cette grosse bâtisse rectangulaire sans grande allure, posée là, tournée vers le soleil levé.






Elle n'a pas trop mal vieilli,
depuis les débuts de ce "bloc", en automne 2014 :







Je pense même, à la voir maintenant pimpante et rafraîchie, que ces dernières années l'ont ravigotée.
J'aimerais pouvoir en dire autant de sa résidente...

Le maître des lieux n'y est plus.
Moi, je suis entre Hendaye et Rivière. En transfert-transit. 
Cette position ne m'est pas posture confortable. Je le disais, ces délais d'attente, de réflexion, de tergiversations, me sont petite souffrance. Mes impatiences s'assagissent de mes paresses et d'une mollesse installée ferme. Elles demeurent trop vives encore, et me restent tourments.

Des projets se dessinent. L'avenir tire vers un nouvel horizon. 
La vieille étable cueillie au soleil levé me tend encore les croupes rebondies de mes jolies génisses.





Ce soleil se lève toujours à l'est, cet est mouvant, rendu maintenant à la droite de Mère-Rhune isocèle.




L'aube ce matin est limpide, sobre.

Mes jours à Agorreta se suivent et se ressemblent.
La logistique s'allège. L'intendance tolère facilement le relâchement.
J'arrive à l'heure du déjeuner, gentiment, vaquant d'une chose à l'autre.
J'ai gardé des mes nuits de veille l'usage d'une bonne sieste d'après-repas. Je ne veille pourtant plus, mais je me repose quand-même, au cas où j'aurais d'alors pris trop de retard.
L'après-midi me tire dehors, par ces magnifiques journées d'un Novembre boréal.






La mignonne Oréo est plus jolie biquette que jamais. Malicieuse, elle vient dans la prairie, brouter auprès des génisses.






Elles vivent paisibles, mes belles, sans penser plus loin que le moment. Elles font bien.

J'aimerais pouvoir en faire autant.


17H

Je reviens de mon heure de promenade autorisée.

J'ai un peu perdu mes paysages de vue.

Le triste spectacle de l'immense chêne palustre bifide du bois de l'anglais-espagnol, écartelé en une énorme plaie ouverte, à sa base, m'a chamboulée. Le pin de l'angle était tombé il y a quelques temps. Son voisin l'a suivi, laissant une large brèche de bois morts enchevêtrés. La trouée du chêne à terre est plus désastreuse encore, avec les billons renversés sur des fûts écrasés sous eux, des branches sectionnées, meurtries, aux blessures en estafilades échevelées.

Ca fait un moment que je ne suis pas allée là. Je ne sais pas de quand date la dernière tempête.

Mon petit bois, celui où je venais lire le dimanche après-midi, par beau temps, loin des appels de ma mère, toujours prête à me trouver une occupation plus sérieuse, a radicalement changé de figure.

Je me souviens combien j'aimais me faufiler dans les ronciers, m'assoir sur un billon d'alors, couché sur une souche moussue. Le soleil filtrait à travers la canopée haute, je m'installais dans ses rais. Les jours de pluie, calfeutrée sous un ciré, je m'adossais à un immense acacia, tombé lui aussi depuis. J'écoutais l'eau sur les feuilles, le clapotis rythmé m'engourdissait. Chaque saison m'offrait son spectacle, son ambiance. Les dômes bleutés des Trois Couronnes soulignaient l'horizon entre les troncs. Mon petit monde logeait là.

Cette après-midi, la lumière entrée dans le bois comme par effraction m'a semblé cruelle, un peu, de n'être pas plus respectueuse de ce sous-bois mis subitement à nu.

J'ai senti cette intimité dévastée, et m'en suis trouvée vulnérable moi-même.

Quelques promeneurs aimables m'ont distraite par leurs saluts. L'après-midi était si douce, la lumière si belle.

Une piste improvisée, assez travaillée, tout de même, amène là de jeunes cyclistes de cross. Leurs cris fusent. Des enfants jouent, courent. Des chiens se croisent en raidissant les pattes. Les miens sont à Rivière.

Je regarde ces paysages, l'harmonie de ces roux en damiers, au pied des montagnes bleues.

Ces reliefs en pentes et fuites tirent mon regard devenu fainéant de la platitude landaise.

Je me sens un peu chavirée, bousculée par ces perspectives tournantes.

Je suis rentrée à la ferme. Les génisses m'attendaient dans le fond de l'étable. Tranquilles, elles.


Dimanche 22 Novembre 2020 11h21


Il fait bien frais ce matin.

Nous avons encore charcutaillé. Le pâté de foie sera très de foie, je crois. Je vais goûter ça pas plus tard que tout de suite.

Au retour d'une petite virée hygiénique dans le petit bois du quartier, nous avons suivi dans le ciel les vols croisés de grues et de palombes argentées. Les roucoulements monocordes tournoyaient. Des bandes se désorganisaient, en V démembrés. Les tourterelles aux ventres clairs filaient là dessous, en vols plus rapides. L'ensemble réactivait en moi le désarroi de celui qui ne sait pas trop où il va.

Pour cette après-midi, je serai à la jardinerie. Déjà.


Lundi 23 Novembre 2020 11h


Je duplique à Rivière mes rythmes d'Agorreta.

La matinée me passe, entre tâches ménagères et préparations culinaires. Le domestique nous suit partout.

J'irai cette après-midi, après la sieste toujours, promener dans la forêt.

Le bois d'ici est immense. Les paysages infinis. Mes chiens vont fureter dans les taillis. Je les regarderai en déambulant sous les chênes.

Je repense à mes projets. 

Mon Agorreta 2122. C'était une jolie idée, cet havre, ce refuge, le bois reconstitué autour.

L'avenir se dessine autrement. Différent. 

Vieillir, c'est ça, aussi, s'amenuiser et ramener ses rêves à un possible raisonnable.

Je dois trier dans mes affaires, dans mes idées, dans mes projets.

J'en réaliserai une partie. C'est déjà bien.

D'autres continueront. Ou en feront d'autres.

Je garde dans mon horizon la ferme, les châtaignes, les chiens, les amis, ceux de sang et les autres, le mari. Les mots, pour en parler et me libérer.

Je garde en vision les paysages de là bas et d'ici.

Je garde l'augure de vivre tout ça au mieux, et la gratitude d'en avoir la chance.


17h30

Nous rentrons au jour baissé, la tête toute allégée d'air pur. 










Les chiens se sont amusés longtemps. Ils retrouvent le plaisir de "marcher dans la boue", mes petits citadins trop proprets.

Les deux femelles s'en donnent à cœur-joie. Txief reste plus circonspect : il revient souvent quêter l'approbation, avant de repartir, pas trop loin.
Nos promenades retrouvent ici ce goût de détente et de joyeux vagabondage. Et redeviennent ce moment où la marche des idées s'alentit comme le pas dolent.







Les chevaux libres ne sont pas sauvages. Ils rentrent quand la lumière tombe, se mettre à couvert sous les arbres.

Les bêtes ici sont dans leur élément.

La nature y est restée sauvage, certes, et pourtant amicale.

Ces chevaux sont rustiques, et adaptés à la vie dans les barthes.

J'avais pensé un moment rapatrier mes génisses à Rivière. Elles, rustiques, elles ne le sont pas trop. Je les ai bien mal habituées. Nous avons cherché dans les environs un pacage où j'aurais pu édifier une petite étable landaise. faute de mieux, ce petit bâtiment aurait pu faire notre affaire, à la limite.






S'il n'avait pas été dans une coquette petite zone artisanale. Quel dommage...
Je ne retrouverai pas facilement les conditions d'élevage d'Agorreta. Mes vaches à trois mètres de mon lit, tout ce petit monde dans le même habitat.
Là, surtout, je vais devoir faire un tri, entre ce que j'aurais voulu, et ce que je vais pouvoir avoir.
Choisir, c'est renoncer. Se résigner à abandonner une option pour une autre.
C'est parfois difficile. Et bien, la vie est difficile, parfois, en effet. Et autant le savoir au plus tôt.
Puisque 2020 est l'année des deuils, de ma Bigoudi, de mon père, d'une partie de mon projet, entre autres choses plus ou moins essentielles, je préfère y condenser toutes les renonciations. 
Elles se dilueront les unes dans les autres, quand elles se seraient densifiées d'être isolées.
Buvons notre verre jusqu'à la lie, et peu importe le verre, pourvu qu'il y ait l'ivresse !







Je pourrai toujours, comme cet artiste talentueux, garder en représentation les jolies choses de ma vie passée. Les figer dans une liberté de fer, pour en garder l'imaginaire et y réchauffer mes nostalgies.

Les cigognes à Rivière arpentent la plaine entre les chevaux, et s'élèvent d'un vol un peu lourd dans le ciel pur. On enlève leur nid à la pointe des caténaires ferroviaires. Elles boudent les succédanés qu'on leur tend obligeamment, à peine plus loin, en haut de longues potences. Reviennent reconstruire sur l'axe qu'on leur défend.

L'année se termine et mes questions s'enchevêtrent comme la limaille de fer de ces nids d'artifice.

La nuit est tombée maintenant. Je ne vois plus rien derrière la fenêtre.

Demain au petit jour, le givre blanchira les tuiles, et la lumière me viendra. Ou pas...



dimanche 15 novembre 2020

4 au 15 novembre

 

Mercredi 4 Novembre 2019 2020  17h30


La soirée est calme. Un petit air froid soulève les dernières feuilles accrochées au liquidambar hérissé de ses fruits hirsutes.

Juste derrière, les ramilles dénudées aux fûts élancés des chênes américains pointent une trouée bleue dans le ciel gris pâle.

Nous sommes reconfinés.

Evidemment, ce nouveau confinement ramène au précédent.

Ce confinement de printemps, où mon père, doucement, a tiré sa révérence. Où, doucement, je lui ai tenu la main jusqu'au bout. Le virus est une calamité pour le monde. Il a été une chance pour nous deux. Je le dis encore, plus scandaleusement encore qu'alors, sans doute. Sincèrement, pourtant.

Cette deuxième vague a remonté les scories de la première.

Beaucoup de choses se sont révélées, alors, décantées, modelées, surgies d'une glaise du quotidien frénétique où nous nous perdons facilement de vue.

Il y a eu moult bousculades et dérapages, moult lâchers de rampe et de corde.

J'ai été secouée, à retardement, puisque pendant la période, j'étais dans le cocon ouaté où il n'y avait de place que pour mon père.

Il a fallu tout un été pour que je retrouve une bulle à peu près stable. Aussi stable qu'elle peut l'être, chez moi, du moins ! C'est-à-dire encore secouée comme dans une tornade tropicale...

J'arrive à ce moment de l'année où je me relâche volontiers, laissant les jours courts assagir mes tourments. Je sens les tensions relâcher ma nuque, les pressions tomber de mes épaules, comme les feuilles sèches se décrochent des arbres.

Après quelques tergiversations, miasmes de ressassements acides, je suis venue me confiner à Rivière, auprès de mon grand mari.

Notre périmètre de kilomètre me laisse aller jusqu'au bord de la forêt, au long de cette sente bordée de très vieux chênes, le long du Douy immobile. Je peux encore poser mes paumes en corolle sur l'écorce du grand vénérable en bord de plaine, marqué de son triangle magique.

Ce très vieux chêne, large et haut, au tronc en côtes généreuses, aux racines moussues tendues en assises accueillantes, est celui de nos serments, de nos sermons.

Je viens à lui comme à un très vieil ami.

J'y suis allée cette après-midi, avec mes chiens expatriés ici.

Ils ont fureté partout, creusé entre les racines, flairé les ronciers et humé les senteurs de sous-bois. Je les ai retrouvés enjoués et tranquilles, comme je ne les avais plus trop vus depuis un moment. 

Autour de la ferme, il y a maintenant beaucoup de promeneurs, beaucoup de chiens. Les miens sont peureux, et trottinent la queue basse, à l'affût d'un danger qu'ils voient partout. 

Lola, plus sereine que les deux petits, est vieille, maintenant, et elle a du mal à marcher. Les deux autres, déjà inquiets, s'inquiètent encore davantage de la voir fatiguée, trottinent autour de mes jambes, sans s'éloigner, queue basse.

La promenade en perd toutes ses vertus, et son agrément. Je surveille ma troupe en débandade. Je ne peux pas déambuler, détachée, méditant mollement comme on dérive sur un lac tranquille.

Aujourd'hui, dans le bois de Rivière, Lola, en forme, a retrouvé assez d'allant pour les entraîner de nouveau. Je me suis régalée de voir mes chiens insouciants et curieux, dans cet endroit où je me sens moi-même si bien. 

Assise au pied du chêne, les chiens affairés alentour, j'ai laissé mon regard errer sur la large plaine, j'ai accueilli le silence par dessus mes acouphènes assagis en harpe alentie.

J'étais bien. Tout simplement, bien.

Nous sommes revenus très contents de notre balade.

Maintenant, moins d'une heure après notre retour, ma Lola paye déjà cette heure légère : je lui ai fait avaler un peu de paracétamol, pour décrisper ses articulations endolories. Elle se repose, museau entre les pattes, levant les yeux et soupirant à mon passage. Il lui faudra une paire de jours pour s'acquitter du tribut de cette heure bienheureuse. Nous retournerons au bois, après ça.

Je me suis étonnée de cette sensation de familiarité, de cette impression d'avoir toujours promené mes chiens, là, d'avoir, depuis longtemps, le vénérable dans mon paysage et son écorce sous ma main.

Je suis ici en exil, et pourtant, je ne m'y sens pas étrangère.

Je m'étonne de ce transfert si facile. Je me pensais accrochée à Agorreta comme une moule à son rocher. Bien-sûr, je sais que j'y retournerai. Je ne l'ai pas quittée tout à fait. Les arrangements que je prends pour l'avenir laissent la place à cet exil-villégiature, pour le moment. Antton prend soin des génisses, et je ne m'inquiète de rien. 

Je ne devrais m'inquiéter de rien, si dans ma nature il y avait un espace quiétude...

J'ai fait encore, jusqu'à il y a peu, ces rêves, ces cauchemars, où je me voyais rentrer à la ferme, après une absence, assez longue sûrement. J'y retrouvais ma mère abandonnée sur une couche de souillure, dans la chambre du fond. Je la prenais dans mes bras, je la lavais, je la serrais. Je me sentais si coupable d'avoir failli, de l'avoir laissée. Il me fallait un moment, après un réveil en mauvais sursaut, pour remettre mes idées en place. Me représenter ma mère morte et ma veille levée.

Maintenant, j'ai encore dans le demi-sommeil ce réflexe de penser à mon père resté à la ferme, seul. L'élan d' y retourner, pour m'occuper de lui.

Là aussi, il me faut quelques secondes pour rétablir la réalité, et me dire qu'il n'y a personne à la ferme qui ait besoin de moi.

D'ailleurs, n'est-ce pas plutôt moi, qui ait terriblement besoin, que l'on ait besoin de moi ?

Le chien qui se mord la queue...

Les jours à venir vont peut-être me détacher de ce joug, que l'on m'a, ou que je me suis, le résultat étant le même, posé sur les épaules. Le résultat étant le même, oui, ou sensiblement, du moins, mais l'opération s'aggravant de la bêtise à se bâter soi-même, sans nécessité.

La transition s'annonce, elle s'installe.

Je l'ai vue venir, inquiète, d'abord, tracassée, aussi.

Je l'ai voulue, cette organisation de l'avenir. Je la prépare. Je ne suis pas de ceux qui vivent sans penser au lendemain. Moi, j'y pense même tellement que j'en oublie l'aujourd'hui ! Pas bien meilleur, au final...

Je laisse venir l'apaisement de ce novembre tourmenté par le virus et les montées de violence. 

Je me mets en retrait. 

Comme si l'on pouvait se préserver. Peut-être ? Qui sait !

Au moins, se libérer de ces chaînes que l'on ne serre jamais aussi fort qu'autour de soi-même.


Lundi 9 Novembre 2020 18h30


Une étude appliquée des prospectus publicitaires nous a plongés dans la foire au cochon.

Vote à mains levées à distance, entre Hendaye et Rivière, pour déterminer avec précision la commande à passer.

- le rôti, c'est pas un peu sec ?

- Non, dans l'échine, c'est bon

- Ah, bon, alors bon.

- Des saucisses, j'en fais une quinzaine de kilos ?

- C'est beaucoup ! 

- l'an dernier, on les a mangées en un mois et demi...

- Ah, bon, alors, bon.

Quelques échanges purement logistiques, de part et d'autre de la ligne de confinement.

Tout va bien sur les deux bords.

Nous allons charcutailler à Rivière, dimanche prochain.

Je rentrerai le mardi suivant, au soir, bardée de mes caisses de viande.

Il y a transferts dans les deux sens, de part et d'autre de cette ligne Maginot moderne.

Jeudi dernier, en route pour Hendaye, après la jardinerie, je transportais une marmite de sauté de veau, et des magrets, de la foire...au gras, ce coup là.

Samedi soir, je ramenais le hache-viande et des caisses de transport.

Les flux se croisent. Je m'y perds. J'ai la sensation désagréable d'être partout et nulle part à la fois.

Je me disperse déjà assez facilement. Si je me dilue trop, je vais m'égarer.

Je limite civiquement mes déplacements au domicile-travail autorisé. La particularité pour moi étant un domicile conjugal à Rivière, et un domicile élevage à Hendaye.

L'avenir se dessine pour le moment encore entre les deux.

D'ici, je m'attache jour après jour aux paysages, à cette ambiance de village au clocher sombre perché au dessus des carolins gris en rideaux légers.

Nous avons été dans l'après-midi dorée déambuler dans le sous-bois tacheté d'un soleil généreux.

Les troncs aux écorces rugueuses tiédies de lumière, les cimes irradiées, les horizons lointains sous les ciels rosés de novembre, des chevaux libres aux galops toniques, les cigognes aux vols obliques, tout paraissait idéal et parfait.

Les chiens m'ont encore agréablement étonnée, joyeux et insouciants entre les ronciers.

Un récent débardage aplatit la végétation entre les fûts épais. De gros engins ont tiré les billons couchés, pour les aligner à l'orée.

Les nappes d'eau dormante se couvrent d'une étrange pellicule, grise et épaisse. On dirait du ciment liquide étalé en flaque.

L'après-midi a été douce.

Nous sommes rentrés dans le soir couchant. Avons refermé cette chambre en chantier que nous rafraîchissons ensemble. Nous travaillons vite, avec Olivier, pas toujours très finement. Le rendu est quand-même plus académique que dans les pièces de la ferme où j'ai sévi. Nous avons contemplé la conjugaison de tons entre le parquet et la peinture des menuiseries. Un peu hasardeuse, mais pas inintéressante...  C'est-à-dire que nous utilisons des restants de fourniture. Et ne pouvons en attendre une conjonction mieux aboutie. Compte tenu de l'investissement mineur, ça fera parfaitement notre affaire.

Les chiens sont fatigués d'avoir couru dans les fourrés.

Je surveille Lola, sa hanche et son épaule. Un affaissement dans la démarche, un délié fuyant, pas de douleur manifeste. Cette reprise d'exercice lui dérouille peut-être la machinerie, à ma petite vieillotte.

Ah ça, le dimanche de Toussaint, quand Bullou a failli croquer Raymond le pigeon, elle se sentait tout à fait en jambes, la Lolita !

Elle bondissait, oreilles dressées et œil alerte.

Nous avions eu une idée bien idiote, aussi, il faut dire : Olivier me racontait comment Bullou sautait en claquant des mâchoires, quand elle rentrait dans la volière. Elle faisait la même chose dans l'étable, à la ferme, quand les hirondelles la narguaient de leur leste vol.

Voulant me montrer, il entre dans la grande cage, où Raymond prend paisiblement le soleil, perché sur une patte, sur la barre du milieu. Bullou le suit, gueule déjà entrouverte, et moignon de queue frétillant. J'observe, assise moi aussi au soleil, contre le mur du garage.

Pas un instant, nous ne pensons Raymond en péril.

Il regarde Bullou sous lui, bondissant en effet, en entrechoquant ses dents. Il baisse la tête, écarte les ailes, en position de combat, sûr par sa position élevée d'avoir le dessus. Bullou s'énerve de plus belle. Et nous, inconscients, nous regardons, amusés, sadiques, un peu. 

Je n'aime pas d'ordinaire exciter mes chiens ainsi. Là, je ne sais pas, alanguie d'un bon repas, ramollie au soleil chaud contre le mur, je n'ai pas réagi.

Quand Bullou, d'un bond plus haut que les autres, à refermé sa gueule sous la gorge du pigeon, assez près pour lui en arracher quelques plumes duveteuses, nous avons compris notre bêtise.

Raymond, affolé, s'est envolé, est sorti de la cage. Bullou assoiffée du sang chaud senti si proche, l'a coursé. Txief et Lola s'en sont mêlés, bondissant eux aussi. Le pigeon maladroit s'est cogné à la gouttière, est retombé. Txief lui a attrapé l'aile. Le malheureux Raymond chuintait sa détresse, l'œil exorbité et le bec ouvert.

Olivier a hurlé, j'ai crié. Txief a relâché Raymond, qui s'est envolé.

Des plumes chaudes voletaient encore autour de la scène, retombant gracieusement en chute légère et planante.

Le pigeon s'est perché sur le faitage de la maison. Nous avons enfermé les chiens.

Attendu, coupables et penauds, que le pauvre oiseau revienne dans sa volière.

Ce qu'il a fini par faire. Avec une large brèche dans l'éventail de sa queue.

Ainsi vont les accidents, quand circonstances et distractions s'agglomèrent.


Mercredi 11 Novembre 2020  18h06


Une tiède et radieuse journée d'armistice.

Je me suis souvent demandée pourquoi et à quel moment on décide d'une chose pareille. Des années de guerre, du sang versé, l'horreur et l'épuisement, l'enjeu perdu, la justification émoussée. Des tractations, des négociations, des pourparlers. Un horizon nouveau où la guerre n'a plus de place. Les accords, enfin, arrachés de haute lutte, sans doute. 

Et la paix. La paix ? Non, l'armistice. Une convention. On convient, sans être convaincu. On se soumet à la convenance, sans conviction profonde, parce-que c'est le mieux à faire, puisqu'on n'a pas pu faire ce que l'on voulait au départ. Un à défaut de victoire. Une guerre ni gagnée ni perdue, une guerre suspendue... jusqu'à la prochaine, qui n'a pas manqué.

On ne peut peut-être pas espérer mieux. La paix véritable reste inaccessible. On se tend la main en serrant les dents, en ravalant sa hargne et son ressentiment.

Dès qu'il y a eu conflit, s'il n'y a pas pardon, absolution, il reste un bon lit de culture pour le suivant. Et pardon, absolution, ce serait capacité d'oubli et régénération d'une confiance malmenée. Pour ce que j'en sais, pas facile...

Il faudrait oublier l'histoire mauvaise, la figer et la tenir pour lettre morte. Ce qu'elle n'est pas. 

Alors, on convient, on s'arrange, on fait de l'avenir sans ce passé là. Et, tôt ou tard, on s'y prend les pieds.

Les leçons de l'histoire devraient nous aider à construire des lendemains plus clairs.

Quand la seule leçon serait peut-être qu'il faut la laisser derrière. Là encore, et toujours pour ce que j'en sais, pas facile non plus...

La bonne issue à l'imbroglio serait une contingence supérieure, une trouée où s'aspirent les rancœurs et les mémoires chagrines.

On fait la paix, pas parce-qu'on ne se souvient plus de pourquoi on a fait la guerre, mais parce-qu'on ne peut pas faire autrement, si l'on veut continuer, rester debout, et avancer.

Ca me paraît plus atteignable, comme objectif, plus pragmatique.

Pour ce que j'en vois, cette fois encore, pas facile non plus, ça...


J'ai souvent par le passé décidé les choses comme on saute dans le vide. Parce-que je ne supportais pas les doutes et les incertitudes des moments de réflexions, où l'on pèse le pour et le contre. Je préférais décider, bien ou mal, mais ne pas avoir à soupeser, me demander, hésiter.

Trancher. Abréger la petite ou grande souffrance du temps d'attente sur le quai. Et me lancer dans la voie retenue, sans un regard en arrière.

Je ne m'en suis jusque là pas mal portée.

Je ne me suis jamais trop abîmée dans les regrets. 

Jamais longtemps demandée ce que ça aurait fait, si.....j'avais fait autrement.

Là aussi, je me sens maintenant émoussée.

L'énergie me manque, et le nerf se distend.

Mon histoire, contemplée en boîte à outils ne me dépanne pas trop.

Confier les rennes au destin serait soulagement, m'exonèrerait du risque de me tromper.

Mais le destin me rit au nez, et me renvoie les courroies : va, me dit-il, ton attelage ne m'intéresse pas !

Je suis là, les lanières molles dans les mains ouvertes.


J'ai marché avec Olivier et les chiens sous les chênes.

Tout ce petit monde semble satisfait des jours quotidiens.

Je suis le mouvement, et espère m'en porter bien.







Les deux petites sont en quête, aussi. Elles grattent et cherchent, s'y amusent et s'y fatiguent.





Au bord d'une onde immobile, elles s'agitent et remplissent de mouvement futile leurs heures creuses.

Je laisse là mes questions et nous nous en retournons.



Dimanche 15 Novembre 2020 19h


Nous avons eu un bien agréable dimanche.

Ce matin, tel que prévu, nous avons enfilé une quinzaine de kilos de saucisses. Conditionné des côtelettes épaisses dans l'échine, entrelardées, bien charpentées sur ces os si succulents à sucer.

Travailler ainsi à l'approvisionnement des jours d'hiver me donne toujours ce sentiment sécurisant : quand les garde-mangers sont remplis, on est hors de misère.

La prochaine promotion nous fera lancer la campagne charcutaille cuite : boudins et hure.

Entre deux, une nouvelle série saucisses, et pâtés.

Nous sommes très efficaces sur ce coup là, avec Olivier. Je chausse le casque anti-bruit pour préserver mes oreilles du houin houin du hachoir. Par force, nous parlons peu, et coordonnons une gestuelle à la chorégraphie éprouvée.

J'ai particulièrement apprécié la qualité des boyaux salés, dénommés "menus" sur l'emballage. J'ignorais le terme. Pré-découpés à la bonne longueur, faciles à rincer dans l'eau tiède, résistants à l'emboitement sur l'entonnoir, non, vraiment, c'en était un vrai plaisir. 

Rien de plus énervant qu'un magma torsadé en nœuds serrés, qu'il faut tourner et retourner avant de repérer un bout à tirer. Rien de plus crispant qu'un boyau mollet qui fuite le petit ballon d'eau poussé là dedans pour écarter les parois séchées dans le sel. Percé, à jeter. Pas terrible non plus, la membrane qui craque quand on l'emboîte sur le fût de l'entonnoir de remplissage, ou qui s'éventre en hernie vilaine au passage de la viande hachée, ruinant le chapelet en formation.

Les "menus" de ce matin se prêtaient à la manœuvre comme les meilleurs ouvriers. Ils avaient en plus l'heur de quadriller joliment la saucisse par un tramage en losanges réguliers.

Pour midi, nous étions tout de même à table, campés fourchette au poing devant le plat fumant de saucisses rôties.

Nous ne prenons plus grand risque maintenant, dans cette affaire : nous pesons académiquement la viande, pour l'assaisonner. Quand le mélange gras-maigre paraît bien équilibré, (là, c'est une affaire au coup d'œil), nous pesons. Ca fait l'occasion de vérifier son propre poids, à vide d'abord, et puis, total en charge ensuite, lesté de la bassine remplie. Les kilogrammes certifiés, il n'y a pas à se tromper : 14 gr de sel, 3 gr de poivre gris, 2gr de piment, par kilo.

Histoire de neutraliser un éventuel ténia, et aussi, plus gastronomiquement, pour amuser la papille, un petit saupoudrage d'ail frais laisse la place au suspense excitant. Pas de mathématique froide et sans surprise, là. Non, là, on fait au jugé. Le risque est suffisant pour se sentir investi d'une haute mission. Une saucisse trop aillée, et ce sont les relents désagréables tout l'après-midi. Aucun arôme, c'est juste de la viande assaisonnée, sans plus.

A la louche, je dirais qu'un apport d'une grosse cuillerée à soupe d'ail moulu pour 15 kgs de viande garantit une bonne mesure. Encore faut-il pondérer par la variété d'ail : plus fort en goût pour le violet, avec une pointe acide pour le rose, et plat mais plus digeste pour le blanc.

Ah ça, il faut la jouer fine, s'ébattre dans une latitude somme toute assez étroite, sans aller à la marge, ni se contenter d'un périmètre de sécurité trop confortable.

Toute une stratégie et une tactique pointue, sans qu'il n'y paraisse.

Enfin, nous nous sommes chaudement congratulés, autour de nos saucisses.

La jolie Virginie au téléphone nous a cueillis la joue rosie et la panse rebondie.

C'était son anniversaire, aujourd'hui. Longue et belle vie à elle.