Lundi 17 Août 2020 20h
Je rentre de la jardinerie, après deux jours à Rivière.
Buru haundi meugle seule au fond du pré. Les trois autres mangent dans l'étable. La configuration est inhabituelle.
Je descends voir ma grosse noiraude en détresse. Elle est en rut. Des zébrures marquent son flanc. Elle longe la clôture, cherchant le contact des cousines blondes.
Lors de ses chaleurs, jusque là, Buru Haundi se comportait différemment. Elle ne mugissait pas, déjà. Et molestait les trois autres, les autochtones. C'est d'ailleurs à ces occasions qu'elle les importunait toutes les trois, au point de les harceler, particulièrement la petite Neska Motz. Les deux noiraudes se querellaient alors en affrontements où la petite s'épuisait.
Là, pendant mon absence, les lignes de front ont bougé. Je suis curieuse de voir la nouvelle chorégraphie de ma troupe.
Buru Haundi me suit de loin, soufflant, tête basse, quand je remonte.
Dans la stabulation, Neska Motz, Graziosita et Katto Pelato sont ensemble, paisibles, côte à côte.
Une sororité paisible les rassemble. Neska Motz partage une stalle avec Katto Pelato, sans chercher à la repousser, ni à grappiller le foin devant elle. Graziosita passe derrière elles, les effleure, s'installe à son tour. Une vivante scène amour et paix.
Buru Haundi est restée à la porte métallique. Elle hume le vent, regarde les blondes remontées avec elle, derrière les barbelés. Elle se tourne vers nous, oreilles en avant. Dans sa grosse tête, les options se floutent, elle ne sait pas quoi décider. Complètement désemparée, elle fait demi-tour, s'en retourne meugler son désarroi dans le soir.
Mes trois grâces ne lui prêtent aucune attention.
La petite Neska Motz a cette fois pris le pouvoir, et protège les deux autres des assauts de la grosse.
Elle a du donner de sa corne pointue. Il ne faudrait pas qu'elle prenne l'habitude de s'en servir pour instaurer un pouvoir qui lui tournerait facilement la tête. Elle aurait vite fait de prendre le goût d'y soumettre son petit monde ! Adieu alors mes scènes lait-miel de communauté idéale...
Qu'à cela ne tienne : je n'ai pas encore la scie à fil, mais celle à métaux fera l'affaire, faute de mieux !
Pour le moment, mes craintes sont anticipatives, et prématurées. Renvoyons-les dans le pré.
Mardi 18 Août 2020 7h
L' incendie vite éteint par la barre grise de nuages longs s'inscrit en image fugitive.
20 h
Je suis passée au cimetière en rentrant du travail.
Sur la montée un peu raide, un homme était assis sur le banc, face au Jaizkibel.
Il se tenait légèrement déporté vers l'arrière, jambes allongées, bras en croix sur le dossier de bois. Il paraissait perdu dans ses pensées. Détendu, laissant venir à lui les sensations agréables de chaleur du soleil déjà bien bas, le calme, le repos. Il laissait aller sa tête vers l'avant, menton vers le poitrail. Il s'abandonnait.
J'imagine ainsi cette fameuse sensation de "lâcher prise" dont on dit tant de bien. Ce moment où l'on baisse la garde, on lâche les rennes, on capitule. Mais alors sans craindre le coup, sans risquer l'emballement, sans regrets ni résignation douloureuse.
Ce moment où on jette l'éponge, sans amertume. Ce moment où on se dit, "et bien, puisque c'est comme ça, vas-y !". Et on laisse aller, faire. On tourne le dos à la lutte, à la résistance. A la fatigue.
Ce moment où l'on décide que de cette lutte, de cette résistance, ne sortira rien de bon. Que l'autre fameuse "résilience", (il y a comme ça des mots à la mode du temps), ne pourra pas y faire son nid.
Sans le savoir, évidemment, puisqu'on n'a pas les clés de l'avenir. En le présumant, comme on présume de l'innocence d'un coupable, jusqu'à temps d'en avoir eu la preuve contraire. En espérant bien que l'on ne l'aura jamais, cette preuve, tant il est plus facile et mieux vivable de faire confiance, de laisser une chance à la chance.
C'est une tentation sans doute bien commune et compréhensible, d'ouvrir ainsi ses mains et de les laisser pendre, inoffensives et relâchées. De fermer les yeux sur les possibles plus sombres, en pensant pouvoir ainsi s'en préserver, à défaut de pouvoir s'y soustraire.
C'est sûrement une manière de sauvegarde, quand les forces vous manquent pour affronter trop lucidement.
Je le pense de plus en plus, sans m'en convaincre tout à fait encore. Le serais-je jamais ? Sans doute pas. La clairvoyance implacable, la lucidité froide, ne sont pas mes meilleures alliées.
La posture tranchante et rigide m'est devenue trop douloureuse. Je m'y suis épuisée.
Je dois passer à autre chose.
J'ai envié le délassement de cet homme sur son banc.
Je me suis souvenue l'avoir goûté moi-même, cet abandon, assise sur la tombe familiale, justement, un samedi soir en rentrant du travail. Ce sentiment de la fatigue qui glisse de vos épaules et tombe à vos pieds, vous laisse sans résistance et alangui, sans inquiétude de ce qui vient, ni impatience. Juste bien, là. Sans penser à après, ni à l'avant.
J'ai eu la chance de connaître quelques uns de ces moments.
J'ai l'espoir d'en connaitre encore, d'en avoir de plus en plus, au fur et à mesure que je baisserai une garde inutile, et, surtout, intenable, maintenant.
A mon retour du cimetière, l'homme avait changé de position. Il était maintenant assis sur le dosseret, un cran plus haut. Son buste était droit. Il consultait son téléphone. Le monde extérieur l'avait rattrapé. Le sien s'était refermé sur la trappe de visite rebouclée.
Le bosquet paraît de plus en plus mité. Il perd sa chair et s'efflanque. Le levant l'irradie en transparence.
16h30
Un gros abat d'eau s'éboule dans la cour en grosses gouttes rageuses.
La nature lape tout ce qu'elle peut, comme une maîtresse ardente.
Samedi 22 Août 2020 9h
L'abat d'eau à Bayonne a été très brutal.
Les plaques d’égouts ont été soulevées par des bouillonnements grondeurs.
Je regarde des images burlesques, où un collègue tente, avec son petit parapluie haut levé, de contenir la cascade tombée du plafond du magasin !
Si je les récupère, je les ramènerai ici.
Dimanche 23 Août 2020 10h30
Ma mère est morte il y a dix ans, à cette même heure.
De sa mémoire, me restent des éclats de voix.
Aussi, me revient, une toute petite vieille femme, recroquevillée, vulnérable, autour d'un regard encore ardent.
Me réconforte, ce dernier moment, d'abandon, enfin, où, quand je la retiens, serrée contre moi, terrorisées toutes les deux de ce pas à passer, elle se détend enfin, comme étonnée, d'y être, d'avoir lâché, enfin.
Je la repose sur l'oreiller encore fripé de la trop longue lutte. Son visage garde cette expression d'étonnement, une seconde ou deux, puis, s'apaise, enfin. Le grand silence coule en moi. Je rabats ses paupières, deux fois, avant qu'elles ne restent closes.
Mon père, lui, s'est laissé glisser dans la mort sans lutter, quand il a eut compris la vanité des dernières batailles.
Ca a été beaucoup plus facile, beaucoup plus fluide et doux, pour lui, et pour moi.
Des deux protocoles je choisis celui-là, sans hésiter. Je laisse courage et bravoure à ceux qui se le sentent. Moi, je préfère esquive et moindre souffrance. Lâcheté, pourquoi pas, si ça aide à glisser.
18h50
Nous revenons de nos bois.
Assis sous le chêne séculaire, nous avons senti un gland nous tomber sur la tête. Un petit gland tout lisse, tout mignon, tout blond. Suivant sa course en rebonds jusqu'à terre, il nous a mené à un petit chapeau de bolet brun foncé. Nous avons alors remarqué quelques champignons trapus, charnus, aux pieds épais et fibreux. Nous les avons récoltés, ces rescapés de la sécheresse, surgis hors de terre aux dernières averses d'orage.
Nous sommes revenus par ses sentiers parallèles où nous cheminons volontiers, ces parages plus secrets et feutrés.
Les baies rouges des aubépines carminent.
Les noires des chèvrefeuilles rutilent.
C'est le moment où les fruits des fleurs vont se laisser tomber à terre.
Le moment de la maturation.
Il me tarde d'arpenter nos chemins en automne. De m'emplir de ses flamboiements dans les arbres, dans les eaux, dans les cieux.
Revenir là comme on rentre chez soi.