Lundi 25 mai 2020
6h40
14h25
Je garde ce moment écriture d'après sieste.
Longtemps encore, je suppose, j'aurai cette impression d'avoir mon père à côté, de l'entendre se reposer, ou m'appeler.
Je sortirai de ce deuil comme on sort d'un mauvais rêve : en se raccrochant à la réalité, après le premier temps où les limbes troubles vous retiennent encore, avant de vous laisser remonter vers la lumière.
Pour le moment, ce premier temps-réflexe passé, je savoure ce repos retrouvé, ce sentiment léger de pouvoir s'endormir, sortir, rêvasser, sans se sentir aiguillonné par le qui-vive d'une veille exigeante.
Le sentiment gratifiant du devoir mené à bien allège ma peine, en me déculpabilisant de cette sensation immense de soulagement.
C'était bien juste tout ça : j'en étais à me demander comment j'arriverai à tenir une parole donnée il y a si longtemps, dont les échos tourmentaient durement l'évidence de ma défaillance imminente.
Le temps de cette veille, le temps de ces doutes et de ces tourments a passé.
Je me tourne maintenant vers l'avenir, cet horizon considérablement allégé.
Nous avons, avec mes frères, décidé de continuer de nous mutualiser. Notre groupe resserré autour de notre père ne se dénoue pas avec sa disparition. Nous gardons cette organisation, elle nous convient.
Le partage des quelques tâches domestiques et rurales, le partage de cet espace familial, ici, le partage des repas autour de notre grande table maintenant bancale d'un point cardinal vidé, me préserve d'une solitude pesante dans une aussi grande bâtisse.
Je vais faire une dernière tournée d'ordre dans toutes les pièces.
Ce sera vite fait : je ne suis pas de celles qui gardent et empilent. Je n'ai conservé que le minimum.
Je me recentre ici, dans cet appartement de notre enfance, au plus près des bêtes.
Le restant de la ferme, je vais le repeupler.
Cette niche en bout, résolument tournée vers le grand soleil, où je me suis retirée longtemps, je vais lui chercher un résident. Un occupant, aimant comme moi la vie à la ferme, son charme bucolique, et ses effluves puissants !
Je continue de faire ma tournée ouvertures et fermetures des volets, le temps de me trouver cette perle rare.
Le vieil appartement que j'avais rénové (!) l'été dernier, je le garderai pour l'accueil d'un ou autre visiteur perdu. Un de ces réfugiés d'un cahot de vie comme j'en ai connu moi-même, à l'époque où je m'y suis ressourcée pour la première fois.
Mon retour d'exil dans les murs originels de la ferme s'est amorcé l'été dernier, donc.
Je suis restée 6 mois à l'étage, puis, je suis descendue. Au fur et à mesure que mon père déclinait, je me suis rapprochée.
Cette courbe me ramenait tout droit ici. J'ai un sentiment bienfaisant de boucle bouclée.
Ma visée maintenant est d'ouvrir cette boucle refermée, pour la dessiner en spirale ascendante et positive.
Notre monde du moment, avec ces museaux masqués de planète des singes, n'inspire pas l'ouverture et les aspirations larges !
J'étouffe derrière le masque, mes lunettes s'opacifient d'une buée persistante.
La visière ondule, et rameute les illusions visuelles d'une terre mouvante : comme si j'avais besoin de ça ! Mon maudit Ménière s'en régale !
J'ai choisi un moyen terme : je garde les distances, et passe la muselière quand je ne peux pas faire autrement. Très rarement, dans les faits.
Ces masques arrondis autour de bouches disparues soulignent les regards, et leur donnent une intensité pas inintéressante.
Ils occultent aussi ces rangées impeccables de dents magnifiquement blanches qui me faisaient pâlir d'envie, moi, dont la denture est une catastrophe.
Ils camouflent mes difficultés auditives, mettant sur le dos du port du masque la carence de mes capteurs auriculaires.
Ils tiennent à distance ces gens gluants qui ne savent pas vous parler sans vous toucher, posant sur votre avant-bras une main caressante, s'enroulant autour de vous comme une vieille chatte amoureuse.
Je suis très positivement sensible à ces marques tactiles affectives quand elles émanent d'un interlocuteur à mon goût.
Malheureusement, ce sont bien souvent ceux qu'on repousserait, qui viennent roucouler dans votre périmètre ! Evidemment...
Je me passe très bien des embrassades et autres effusions. Une bonne poignée de mains ne me déplaisait pas, nonobstant. Mais, comme, d'une fois à l'autre, je ne savais jamais qui j'embrassais, à qui je serrais simplement la pogne, ou qui je me contentais de saluer avec chaleur, mais de loin, je trouve tout à fait arrangeant de ne plus avoir à me poser la question. Un sourire sobre, une étincelle amicale dans la prunelle, et le tour est joué : salutations, et merci !
Les restrictions géographiques me laissent suffisamment au large. 100 km : un monde, pour qui ne dévie pas de sa trajectoire domicile travail : hendaye-bayonne.
Une virée dans le grand nord landais, de temps à autres ? 80 km, je reste dans les clous !
La seule petite frustration viendrait de la fermeture des petits restaurants d'Ibardin. C'était une sortie bien agréable...
Je me demande si cette période de confinement et de restrictions va instiller un changement dans les comportements. Si, après y avoir été obligés, les gens ne se détacheront pas de leur propre chef des ces loisirs coûteux qui les jetaient hors de chez eux. S'ils n'ont pas découvert à cette occasion les plaisirs domestiques plus simples, plus sains ?
Nous en avons la démonstration à la jardinerie : les clients se donnent à fond dans le réaménagement de leur espace, dans et autour de leur maison.
Privés d'aller voir beaucoup plus loin, ils font comme Candide après son tour du monde : ils reviennent cultiver leurs jardins.
Ils font maintenant comme je fais depuis toujours : ils resserrent leurs cercles au plus près d'eux.
Le risque en est-il un étrécissement, une recrudescence d'un égoïsme latent, un isolement autour de son petit noyau et dans sa zone de confort ?
Les mois prochains nous feront sentence de cette épreuve.
Je suis curieuse de voir ça.
En attendant, les foins de la montagne sont couchés, au grand air.
Les températures sont idéales : pas trop chaudes, pour ne pas saisir les brins en les vidant trop vite de leur eau, juste assez pour ne pas laisser l'humidité moisir fourbement les andains épais.
Cette année, la saison des foins ira bon train.
Mes génisses s'en trouveront bien.