lundi 25 mai 2020

25 mai



Lundi 25 mai 2020


6h40




 14h25

Je garde ce moment écriture d'après sieste.
Longtemps encore, je suppose, j'aurai cette impression d'avoir mon père à côté, de l'entendre se reposer, ou m'appeler.
Je sortirai de ce deuil comme on sort d'un mauvais rêve : en se raccrochant à la réalité, après le premier temps où les limbes troubles vous retiennent encore, avant de vous laisser remonter vers la lumière.
Pour le moment, ce premier temps-réflexe passé, je savoure ce repos retrouvé, ce sentiment léger de pouvoir s'endormir, sortir, rêvasser, sans se sentir aiguillonné par le qui-vive d'une veille exigeante.
Le sentiment gratifiant du devoir mené à bien allège ma peine, en me déculpabilisant de cette sensation immense de soulagement.
C'était bien juste tout ça : j'en étais à me demander comment j'arriverai à tenir une parole donnée il y a si longtemps, dont les échos tourmentaient durement l'évidence de ma défaillance imminente.
Le temps de cette veille, le temps de ces doutes et de ces tourments a passé.

Je me tourne maintenant vers l'avenir, cet horizon considérablement allégé.
Nous avons, avec mes frères, décidé de continuer de nous mutualiser. Notre groupe resserré autour de notre père ne se dénoue pas avec sa disparition. Nous gardons cette organisation, elle nous convient. 
Le partage des quelques tâches domestiques et rurales, le partage de cet espace familial, ici, le partage des repas autour de notre grande table maintenant bancale d'un point cardinal vidé, me préserve d'une solitude pesante dans une aussi grande bâtisse.
Je vais faire une dernière tournée d'ordre dans toutes les pièces.
Ce sera vite fait : je ne suis pas de celles qui gardent et empilent. Je n'ai conservé que le minimum.
Je me recentre ici, dans cet appartement de notre enfance, au plus près des bêtes.
Le restant de la ferme, je vais le repeupler. 
Cette niche en bout, résolument tournée vers le grand soleil, où je me suis retirée longtemps, je vais lui chercher un résident. Un occupant, aimant comme moi la vie à la ferme, son charme bucolique, et ses effluves puissants !
Je continue de faire ma tournée ouvertures et fermetures des volets, le temps de me trouver cette perle rare.
Le vieil appartement que j'avais rénové (!) l'été dernier, je le garderai pour l'accueil d'un ou autre visiteur perdu. Un de ces réfugiés d'un cahot de vie comme j'en ai connu moi-même, à l'époque où je m'y suis ressourcée pour la première fois.

Mon retour d'exil dans les murs originels de la ferme s'est amorcé l'été dernier, donc.
Je suis restée 6 mois à l'étage, puis, je suis descendue. Au fur et à mesure que mon père déclinait, je me suis rapprochée.
Cette courbe me ramenait tout droit ici. J'ai un sentiment bienfaisant de boucle bouclée.

Ma visée maintenant est d'ouvrir cette boucle refermée, pour la dessiner en spirale ascendante et positive.

Notre monde du moment, avec ces museaux masqués de planète des singes, n'inspire pas l'ouverture et les aspirations larges !
J'étouffe derrière le masque, mes lunettes s'opacifient d'une buée persistante.
La visière ondule, et rameute les illusions visuelles d'une terre mouvante : comme si j'avais besoin de ça ! Mon maudit Ménière s'en régale !
J'ai choisi un moyen terme : je garde les distances, et passe la muselière quand je ne peux pas faire autrement. Très rarement, dans les faits.
Ces masques arrondis autour de bouches disparues soulignent les regards, et leur donnent une intensité pas inintéressante.
Ils occultent aussi ces rangées impeccables de dents magnifiquement blanches qui me faisaient pâlir d'envie, moi, dont la denture est une catastrophe.
Ils camouflent mes difficultés auditives, mettant sur le dos du port du masque la carence de mes capteurs auriculaires.

Ils tiennent à distance ces gens gluants qui ne savent pas vous parler sans vous toucher, posant sur votre avant-bras une main caressante, s'enroulant autour de vous comme une vieille chatte amoureuse.
Je suis très positivement sensible à ces marques tactiles affectives quand elles émanent d'un interlocuteur à mon goût.
Malheureusement, ce sont bien souvent ceux qu'on repousserait, qui viennent roucouler dans votre périmètre ! Evidemment...

Je me passe très bien des embrassades et autres effusions. Une bonne poignée de mains ne me déplaisait pas, nonobstant. Mais, comme, d'une fois à l'autre, je ne savais jamais qui j'embrassais, à qui je serrais simplement la pogne, ou qui je me contentais de saluer avec chaleur, mais de loin,  je trouve tout à fait arrangeant de ne plus avoir à me poser la question. Un sourire sobre, une étincelle amicale dans la prunelle, et le tour est joué : salutations, et merci !

Les restrictions géographiques me laissent suffisamment au large. 100 km : un monde, pour qui ne dévie pas de sa trajectoire domicile travail : hendaye-bayonne. 
Une virée dans le grand nord landais, de temps à autres ? 80 km, je reste dans les clous !
La seule petite frustration viendrait de la fermeture des petits restaurants d'Ibardin. C'était une sortie bien agréable...

Je me demande si cette période de confinement et de restrictions va instiller un changement dans les comportements. Si, après y avoir été obligés, les gens ne se détacheront pas de leur propre chef des ces loisirs coûteux qui les jetaient hors de chez eux. S'ils n'ont pas découvert à cette occasion les plaisirs domestiques plus simples, plus sains ?

Nous en avons la démonstration à la jardinerie : les clients se donnent à fond dans le réaménagement de leur espace, dans et autour de leur maison.
Privés d'aller voir beaucoup plus loin, ils font comme Candide après son tour du monde : ils reviennent cultiver leurs jardins.

Ils font maintenant comme je fais depuis toujours : ils resserrent leurs cercles au plus près d'eux.
Le risque en est-il un étrécissement, une recrudescence d'un égoïsme latent, un isolement autour de son petit noyau et dans sa zone de confort ?
Les mois prochains nous feront sentence de cette épreuve.
Je suis curieuse de voir ça.

En attendant, les foins de la montagne sont couchés, au grand air.
Les températures sont idéales : pas trop chaudes, pour ne pas saisir les brins en les vidant trop vite de leur eau, juste assez pour ne pas laisser l'humidité moisir fourbement les andains épais.
Cette année, la saison des foins ira bon train.

Mes génisses s'en trouveront bien.




vendredi 22 mai 2020

22 mai



Vendredi 22 mai 2020 15h42


Le soleil et les nuages se disputent le ciel.
Un petit air frisquet fait chercher les coins abrités.
Une petite baisse de forme me tient à la ferme, entre deux jours d'une activité soutenue à la jardinerie.
J'essaie de préserver une quiétude bienfaisante.
J'essaie.

Les petites péripéties émaillent mes journées sinon trop quiètes, peut-être ?
Il faudrait me laisser le loisir d'une période tranquille, pour que je puisse me rendre compte de leur manque éventuel.
Là, je n'en ai pas trop l'occasion.

En ces temps où les arrière-petites-filles de la capsule Apollo 13 nous géolocalisent un colis de 500 grammes à un mètre-carré près, nous continuons, à Agorreta, de nous perdre entre fuseaux horaires, méridiens de Greenwich, et autres longitudes ou latitudes.
C'est extraordinaire, vraiment !

Je parlais d'une réalité fuyante. 
J'avais en tête des concepts, un peu abstraits, où, effectivement, on peut louvoyer, feinter et se dérober.
On pourrait penser que le temps minuté, le parcours chronométré et suivi, laisseraient peu d'espace aux approximations si confortables par ailleurs.
Et bien non, toujours pas, toujours pas !

Agorreta est juchée sur un petit mamelon un peu à l'écart de l'urbanité quadrillée.
Mal desservie par un mauvais chemin qui n'en est pas un, pas mieux servie par une ruralité détournée, elle se cherche, mais ne se trouve pas toujours facilement.
Pour autant, Agorreta existe. Qui le veut y arrive. Qui y a déjà été sait comment y retourner.

Je veux bien, nous sommes dans un coin un peu perdu, hors des circuits larges et droits.
Pour arriver jusqu'à nous, il faut être bien chaussé, pour le moins. Equipé comme pour une sortie de chasse en marais. Le terrain est vaseux, vite, ici.

Aaahhh, difficile aux bonnes volontés de se frayer un chemin lumineux dans ces contrées bourbeuses. Et très facile aux mauvaises d'y noyer le quidam.

Je ne vais pas me laisser entraîner encore dans des querelles intestines et inutiles. Il n'en sort rien de bon. Une chatte n'y retrouverait pas ses petits. Et j'y perdrais juste les derniers nerfs à peu près en état qu'il me reste.

Je déplore, résignée et impuissante, cette tournure d'esprit caractérisée, où l'on se fait menteur et voleur, pour si peu de chose, deux fois rien, trois capsules de café, tiens...

Qu'ils le boivent à ma santé, ceux là qui n'ont pas pu s'empêcher de me le détourner, ce café !
Je lèverai de mon côté ma tasse de tisane à la leur.

Nous avons en basque un verbe bien précis : "ukatu". Contraire de "aïtortu" avouer.
Pour nier. Ce "nier", en français, est un peu approximatif.

On peut "nier", légitimement, en ayant raison de le faire.
On peut encore nier, de bonne foi, en se trompant, mais intimement persuadé d'avoir raison. On peut enfin nier en mensonge, sciemment. Savoir que l'on ment, effrontément.
On peut, en plus, circonstance aggravante, savoir que celui à qui l'on ment sait pertinemment  qu'on lui ment, et continuer pour autant de mentir, avec aplomb.
Ce dernier exercice demande quelques prédispositions liminaires. Tout le monde ne s'y prête pas. Cela s'acquiert, peut-être à la longue ? Pas facile d'égaler certaines virtuoses !

Ceci pour une autre démonstration des pauvretés de la langue française, parfois.
On ne démêle pas par ce seul verbe "nier" l'intègre, l'ignorant, et le fourbe effronté.
Quand il serait quand même intéressant de ne pas les mettre tous les trois dans le même panier.

En basque, "ukatzen duena" celui (ou celle !) qui nie, le fait en toute mauvaise conscience, et avec toute les apparences de la meilleure.
"Ukatzen duena" peut ainsi être ignorant, oui, de beaucoup de choses, mais sûrement pas de sa fourberie. D'intègre, il (ou elle) n'a rien. La vilaine.... Ooouuhhh

Les chemins de la compréhension sont souvent bien difficiles.

Le chemin de la rédemption est tout aussi ardu que celui qui mène à la ferme.
Allez, allez, ne nous décourageons pas, cheminons notre pas : la lumière est au bout, si elle est quelque part...




mercredi 20 mai 2020

20 mai



Mercredi 20 mai 2020  10h13

6h30 à 40










Deux semaines après les funérailles de mon père, comme deux cents ans avant, et, sans doute, un bon moment après, le soleil se lève à l'est.
Je prends un temps de repos.
De répit ?

Les turbulences émotionnelles provoquées par tous ces évènements autour de la mort d'un tout proche s'assagissent. Peu à peu.
Il faudra du temps pour retrouver la surface plane de ces choses que l'on préfère gardées enfouies.
Les limons vaseux de ces marécages intimes doivent décanter, repartir dans leurs fonds glauques.

Un rien les ramène à la surface, leur donne l'occasion d'émulsionner en bouillons tumultueux.
Pour les renvoyer là d'où il n'auraient pas du remonter, c'est une toute autre histoire !
Aladin en a su quelque chose, en son temps, avec son génie libéré de la lampe...
On peut déclarer une guerre tout seul, il faut être au moins deux pour faire la paix.
Et quand on est plusieurs, bonjour !
Je ne suis pas la meilleure artisane de cette paix, je l'admets.
Je fais acte de contrition, avant de prêter serment d'amendement.
C'est un début.

Mon "bloc" est comme moi : terriblement ambivalent, une chose et son contraire dans le même paragraphe.
La molécule paraît atténuer les pics et les ravins. Elle n'a pas vocation à faire de mon paysage intérieur, bien accidenté, une large plaine.
Je crapahute là dedans comme je le peux, en m'y fatiguant beaucoup, à rechercher une sérénité pointée en Graal.
Je me débats dans ces cratères, y entraînant tout ce qui s'en approche, et ne se méfie pas.

Ma manière de raconter est ma manière d'appréhender ce qui remue.
Comme le dis Boris, raconter, c'est se raconter l'histoire, en faire quelque chose capable de donner l'impulsion nécessaire à mieux vivre la suite. 
On raconte la même chose de façon totalement différente, suivant qui on est, et comment on l'a vécue.
C'est la sympathique particularité de notre complexion humaine.
C'est la meilleure rampe pour une résilience salvatrice.
Je ne fais ni mieux ni pire que les autres. 
Je me coule dans mes histoires comme l'anguille se faufile dans les rochers. 

Mon écriture est ma sauvegarde, celle de ma mémoire arrangée pour plus tard.

Je n'ai aucune difficulté à transcrire fidèlement et dans le détail les anecdotes amusantes, les descriptions bucoliques, les péripéties de ma vie campagnarde.
Pour les émotions négatives, pour celles qui blessent, ou égratignent, j'ai choisi ces transpositions où le flou ne se lève que pour un petit cercle d'initiés.
Je lave mon linge sale, en famille, à ma façon.
Notre communication interne étant difficile, à Agorreta, j'ai trouvé ce biais.
Il vaut ce qu'il vaut. 
La lecture de mon blog peut se faire à plusieurs niveaux. Chacun de ces niveaux correspond à un auditoire choisi. 
Mes messages pas subliminaux restent hermétiques à qui n'appartient pas à ce cercle rapproché. 
Pour les autres, si l'envie leur vient de fureter ces effluves puants, ils ne sont pas suffisamment initiés pour y planter leurs crocs. C'est ma manière de préservation d'une histoire familiale mouvementée. De l'histoire de ma famille, de ceux dont je partage le sang, ce sang à ne pas livrer  pour tous et à la multitude.

On peut se voiler la face pour sauver sa mise.
Je dirais mieux, on doit sauver sa mise, et se voiler la face s'il le faut !

La réalité est chose tellement flottante, tellement glissante, tellement fluctuante, au gré de mouvements aussi souterrains que ceux de nos plaques tectoniques sous-terrestres...
Mon maudit Ménière m'en fait démonstration plus souvent qu'à mon goût !

La réalité n'est pas, je l'ai dit, déjà.
La réalité est ce qu'on en voit, ce qu'on en fait.
C'est bien arrangeant !

Pour ne pas me perdre dans ces considérations nébuleuses de moyenne altitude, je prends soin  de redescendre sur le plancher de mes génisses. Elles méritent mon attention, et me rendent cet ancrage que je perdrais facilement.

Je me concentre sur mes journées de travail à la jardinerie, où l'activité n'a jamais été aussi frénétique. Nous battons tous les records de fréquentation et de chiffre. Les gens confinés se sont intéressés à leurs jardins. Ils y ont trouvé un plaisir peut-être perdu. Plus matériellement, ils y investissent un argent qu'ils ne peuvent plus dépenser en sorties !
Mes journées là bas sont emplies de mouvements, de petits challenges entre collègues (pour combien tu lui en a mis ?), de bruit, aussi, entre les caddies roulant mal sur le revêtement inégal, et les chariots de plantes lourds à tirer.
J'en reviens sainement fatiguée, et tant pis pour les oreilles sifflantes !

Les fanaisons battent leur plein.
Le parfum acidulé des andains encore verts flotte dans l'air.
Le petit suspense crispe toujours un peu : le temps va-t-il tenir ? Allons nous rentrer du bon foin, sec mais pas craquant ?
Les granges vides ouvrent leurs gueules béantes comme une possible menace de manque.
Il est loin, le temps de nos disettes paysannes. Nous ne l'avons jamais connu. 
Il nous remonte quand même du fond des âges, celui-là aussi.
Nous serons apaisés quand les grosses balles en tournesol s'empileront, rondes et potelées.
La satiété tranquillise, quand on sait lui faire sa juste place.

Là encore, une seule année d'échec mord pour longtemps, quand toutes celles de réussite se laissent facilement fermer le museau.

Renverser la tendance me demande une énergie que je ne suis plus sûre d'avoir.
Alors, je vais essayer de ne pas l'aggraver, cette pente mauvaise.
Si j'en suis encore capable...



mercredi 13 mai 2020

13 mai




Mercredi 13 mai 2020 19h40

Je réorganise mes journées autour d'un grand vide.
J'ai réorganisé la chambre paternelle, ici, en bureau.
J'y suis bien pour écrire. J'ai accroché aux murs de jolis cadres, colorés et naïfs. Recyclé un rangement en banc, descendu le cabriolet de l'étage où Bullou vient se lover.
J'ai remis des couleurs douces et apaisantes, rafraîchi les points d'usure où les traces d'un vieil homme malade parlaient mal de mon père.

La seule chose que je veux garder de lui, c'est ce grand rire à partager, avec sa sœur, et avec beaucoup d'autres.
Béatrice nous a fait ce cadeau immense d'un moment si plein de bonnes émotions.

Les quelques bouillons âcres soulevés ici ou là se sont maintenant refroidis.
Mes tentatives pour comprendre, mes questionnements, sont restés sans réponse. Il s'en ira sûrement là comme souvent : il adviendra ce que pourra, quand on ne le cherchera plus.
Je finirai bien par m'y résigner. Un jour.

Une walkyrie brune s'invite dans mes investigations hasardeuses.
Je harponne en aveugle, et ramène des proies bien surprenantes !
Une inquisitrice dressée poitrail en avant, telle la Sabine des barricades, s'érige en justicière et me somme de comparaître en coupable.
 Oooohh ! 
Pour avoir moi-même le goût du théâtre et l'emphase facile, je reconnais là une pairesse.

Baah, faute de mieux, et pour passer le temps, ça peut faire, un moment.
Du temps, j'en ai, maintenant, à consacrer à ces futilités. Je peux m'y distraire, tant que je m'y amuserai.
Quand j'en aurai assez, j'enverrai ma walkyrie guerroyer hors de mes contrées. Ce blog est le mien, nom d'un chien, et charbonnier est maître chez soi.
Le jour où la CIA investiguera sur mes crimes et châtiments, on ira exhumer de leurs cendres ses commentaires sacrés.
En attendant, si elle veut trouver tribune, il lui faudra se passer de la mienne.

Je trouvais un peu monotone de soliloquer.
Mes essais pathétiques d'accrocher une attention toujours refusée me laissaient désarmée, vacante.
Là, ce n'est pas l'interlocuteur que j'attendais. Mais... pourquoi pas ?
Nos rendez-vous semi galants m'amusent déjà.
On se laisse facilement accrocher, sur Ternet. 
Je comprends bien les addictions aux FaceBook et autres réseaux. Les foires d'empoigne font bonne audience. 
Rien n'intéresse davantage que les crêpages de chignon.
Les paysages bucoliques, les petits contes gentillets, c'est une gourmandise vite fade.
Quand ça balance et que ça revient en revers, là, oui, c'est plus gouleyant !
Je ne suis pas la dernière, à ces petits jeux là.
J'aiguillonne perfidement, et traque vicieusement les points de faille.
Je m'y pique moi-même plus souvent qu'à mon tour, d'ailleurs...

Et bien, pour ce que j'en vois, je ne suis pas la seule.
Ca ne m'exonère pas, ça me console.

Tout ça me distrait efficacement de ma peine.
Tant que je ferraille,  elle s'éloigne et se laisse oublier.

On me parle d'une clé : c'est bien joli, une clé, mais encore faut-il savoir quels boulons resserrer ! 
J'ai ma manière de raconter, ma manière de penser.
J'image et passe au large. Je visite beaucoup de contrées et m'éloigne souvent de mon centre.
Je fais comme je le sens. 
On peut aimer ou pas.
Je peux, moi, choisir mon terrain de jeu et mes partenaires.
Je peux risquer de me perdre toute seule là où je perds mon monde.
Me trouver bien dans cette ouate confuse aux boursouflures plus moelleuses.
Transposer quand je n'ai pas envie d'affronter.
Ou affronter, quand je l'ai décidé.

Et là, non, ça ne me dit pas.


dimanche 10 mai 2020

10 mai




Dimanche 10 mai 2020 15h

Ma relation jour par jour et presque heure par heure a pris une respiration.
Durant les deux journées de veillées à Agorreta, j'ai tant de fois raconté la fin de mon père à tous ceux qui sont venus en visite, que ma voix s'en enroue.
Malgré le confinement, les proches et moins proches ont quand-même pu venir rendre un dernier hommage au maître d'Agorreta.
A peu de jours près, même ça, nous ne l'aurions pas pu.

Les services des pompes funèbres nous ont permis d'organiser une cérémonie d'adieu dans la cour. Jeudi matin, quand le cercueil a franchi le seuil de la ferme, il y a eu un chant, un beau chant basque, ce chant que nous massacrions de bon cœur, mon père et moi, à chaque messe d'enterrement où nous nous rendions ensemble.
Ce "Gurekin egon", sobre, poignant, apaisant, m'a paru suffire à lui seul à pallier les frustrations de funérailles confinées.

J'ai pour la dernière fois parlé à mon père à 3h30 du matin du lundi. Il m'a entendue, et senti ma main posée sur la sienne.
Il ne souffrait plus, geignait et râlait, par un mécanisme organique du corps qui se défend.
Son visage était apaisé, son teint hâlé du soleil des derniers jours.
Jusqu'à 4h30, j'ai continué de murmurer près de lui, de lui promettre la paix prochaine. Lui ne manifestait alors plus rien, ne m'entendait plus, sans doute.
A partir de là, j'ai du m'assoupir, assise tout près de son lit.
Je me suis réveillée en sursaut, à 5 heures.
Le silence m'est tombé dessus comme une chape de plomb, lourde et étrange.
Mon père a la tête tournée vers moi. Ses yeux étaient fermés depuis plus d'une heure, déjà. Alors, seule sa respiration difficile animait le vieux corps inerte.
Maintenant, de ses lèvres entrouvertes ne sort plus aucun son. Son torse ne se soulève plus. Ses mains se referment sur le drap tiré.
Il est mort. 
Pendant que je me suis, moi, endormie.
J'ai manqué son dernier souffle. 
J'aurais pu lui en vouloir, de me lâcher comme ça, à la sauvette. M'en vouloir, à moi, d'avoir tourné les talons à ce moment là.
Le sentiment ne m'en a même pas effleurée.
J'ai eu 9 années pour lui dire adieu. 9 années où, périodiquement, la mort venait lui rôder autour, puis, le laissait se remettre, incroyablement. 9 années où nous avons ensemble appris à la voir venir, puis passer son chemin.
Mes frères présents ont partagé ces années là avec nous.
Cette fin nous a parue douce, aussi douce que peut l'être la mort d'un père, même d'un très vieux père. La souffrance a mordu très fort, mais elle a été muselée, très vite.

Ce qui devait être fait, l'a été.
Cette page aurait pu être tournée dans la sérénité mélancolique.

Et pourtant, non, toujours pas.

Encore, à ce moment solennel, nous avons trouvé le moyen de faire une place au burlesque, à Agorreta.

L'enterrement en cette période de coronavirus n'était pas organisé comme traditionnellement, avec un rendez-vous sur le parvis de l'église, pour une heure donnée.
Nous avions quand-même fixé 11 heures, pour le cimetière. 10h30, pour un dernier hommage à la ferme.

Les employés des pompes funèbres avaient prévu de faire entrer les gens par petits groupes, avant la fermeture du cercueil. De petit groupe, il n'y en eut qu'un : Béatrice, Doudou, et moi. Les trois gardiennes.
Nous avions pris de l'avance sur l'horaire.
Quand nous sommes sorties dans la cour, juste avant le corps, je n'ai évidemment pas regardé qui était là, et qui n'y était pas.
J'ai beau être émotionnellement perturbée, je reste très naturellement émue, quand mon père mort quitte sa ferme.
Je ne fais pas l'inventaire des présents et des absents.
Nous avions installé un buffet improvisé. Les gens posèrent leurs verres ou leurs tasses, et s'approchèrent.
Le cercueil fut positionné sur les tréteaux, devant le rosier en fleurs, au centre de la cour.
Les deux chanteurs se tenaient prêts.
L'organisateur des pompes funèbres se tourna vers moi, interrogatif. Je hochai la tête, pour lui signifier qu'on pouvait commencer. Je me tournai aussi vers les chanteurs, prête à les accompagner, la gorge nouée.
Je ne sais plus qui murmura que tout le monde n'était pas là.
Je fis du regard le tour de l'assemblée, et me rendis compte en effet qu'il n'y avait que très peu de personnes dans la cour.
A ce moment, arrivèrent Yon, Marie, Antton. Puis vite après, Nicolas. Et quelques autres.
Nous avions failli commencer sans mes frères  !
Un peu plus, et nous embarquions le corbillard sans tambour ni trompettes...
Un chant, tout juste, à capella.

Le soleil sortit d'entre les nuages à ce moment là.
Je le sentais sur ma nuque.
Je sentais Antton et Beñat autour de moi. Béatrice et Doudou juste à côté.
Le chant apaisait ma fatigue et ma peine.
Les chiens s'approchèrent, je les caressai.
Ce fût un joli moment.
Pour moi, il valait bien une messe.

Nous prîmes encore le temps avec Doudou et Béatrice de finir notre thé. Mon père ne nous en voudrait pas : rien ne le pressait.
Puis, en convoi, nous nous rendîmes au cimetière. Sur le chemin, ma fidèle Meriem nous fit un grand salut.
Rendus au cimetière, les porteurs glissèrent le cercueil dans la fosse ouverte.
Je ne sais pas ce qui se passa au juste. La planche servant de rampe était trop longue, ou alors, quelque chose bloquait à l'autre bout.
Toujours est-il qu'il fallut aller quérir un ouvrier avec une pelle, pour faire tomber la caisse.
Un moment assez peu conventionnel, pour le moins. D'un autre côté, je me fis la remarque que cet ouvrier à la pelle était une compagnie plus naturelle à mon père que les agents en costumes et cravates massés autour de lui, tâchant faire un écran plus digne, sans y réussir.
Même en cette circonstance, mon père trouvait encore le moyen de nous faire rire, le bougre !

La cérémonie s'acheva là dessus, entre larmes et rires.

Nous remontions l'allée, quand je vis arriver ma tante Marguerite et mon cousin.
Alors seulement, je m'avisai que nous étions en avance sur l'horaire.
Je proposai de redescendre, d'attendre près du caveau, pour que chacun puisse s'y recueillir, comme prévu.
Nous étions éparpillés en petits groupes, appuyés sans cérémonie contre les pierres chaudes des tombes voisines.
Je bavardai avec ma tante, puis, avec Lucie.
Les employés du cimetière refermaient la tombe, encore avec pelles et truelles.
Ce ne nous paraissait nullement déplacé. Nous étions plutôt bien, là, dans la chaleur d'une fin de matinée de mai.
Mon père avait rejoint la sépulture de ma mère dans la fosse. 
Les choses me paraissaient en ordre.
Un bon moment se passa, avant que nous reprîmes le chemin de la ferme, pour nous y rassembler encore, autour de la table dans la cour.

C'est là que l'ambiance douce de funérailles justes vola en éclats.

Nous sommes à Agorreta, ne l'oublions pas.
A Agorreta, pour un oui pour un non, le sang s'enflamme, et les passions brûlent.

J'entendis des cris, venus de l'autre côté du garage.
Etonnée, ne comprenant pas ce qui se disait, je me suis approchée.
Et là, éberluée, je vois, ma Miss Budy, vociférant en tapant dans les mains, échevelée comme une sorcière en furie.
Saisie, je vais vers elle, et lui demande ce qui se passe.
Elle continue de crier, tourne les talons, et s'en retourne chez elle.

Elle avait fait la même scène, quand, il y plus de 4 ans, mes chiens s'en prirent au sien. 
Les batailles de chien, à la ferme, sont monnaie courante. Oui, ici, même les chiens ne se supportent pas. Son vieux Bobby était mal en point, harcelé par les deux petits merdeux de la ferme.
Mon père était assis sur le banc, au soleil.
Miss Budy, claudiquant d'une cheville foulée, lui intima rageusement de "garder ses chiens chez lui !"
Il était certes plus jeunot, à l'époque, mais tout de même pas en état de courir pour séparer une meute hurlante.
Passant par là, j'intervins, envoyant bouler les deux miens.
Le vieux Bobby gisait sur le côté.
Je proposai mon aide, pour le monter dans la maison de Miss Budy, elle même blessée.

- C'est ffini, tempêta-t-elle, tu restes chez toi, et moi, chez moi !!

Interloquée, je m'en revins rejoindre mon père, aussi ahuri que moi.
Nous n'avions pas trop compris, à l'époque, mais bon.
Bobby se remit. Miss Budy se calma. Pour cette fois là.

Jeudi, je reviens vers les miens, complètement estomaqués de ce scandale, au beau milieu d'une célébration de funérailles. Le fait est, le moment pour faire un esclandre, n'était pas des mieux choisis.
Je demandai de quoi il en retournait, puisque tout ce que j'avais réussi à comprendre, c'était :

- oui, toi aussi, tu entends ce que tu veux !

Chose que l'on reproche souvent aux sourds, en particulier, et aux autres, en général.

On m'informa :
Miss Budy Junior était accablée : elle avait voulu venir rendre un dernier hommage ému à son Aïtatxi, et nous ne l'avions pas attendue.

- Vous ne pensez qu'aux sous ! aurait finalement lancé sa mère.

Cette dernière réplique me reste encore hermétique.
Pour ce que j'en sais, on ne paie pas les pompes funèbres au temps passé. Auquel cas, il est vrai, il serait intéressant de raccourcir les festivités, vu le tarif horaire tout de même assez salé !
D'ailleurs, le certificat de décès mentionne 7h, quand mon père est mort juste avant 5 h. 
Peut-être ai-je fait l'économie d'un tarif de nuit ?
Décidemment, ces pompes funèbres ont des problèmes avec l'heure...

La première surprise, la colère tout de suite après, et la montée de sang subséquente passées, je réfléchis : effectivement, l'horaire n'avait pas été respecté. Pour autant, tous les assistants s'étaient présentés, et nous les avions vus, puisque nous les avions attendus, tout exprès.

Evidemment, si moi, je m'épanche sur mon blog, d'autres le font autrement.
Et les échos m'en reviennent tout aussi sûrement.
C'est la que ma théorie d'une réalité flottante s'illustre parfaitement :

Peut-on matériellement être, à 11h30, en train de payer une coupe fleurie à Hendaye ville, (ticket d'encaissement avec l'heure à l'appui), pour la porter sur le caveau de son Aïtatxi défunt, et être, une demi-heure plus tôt,  à 11h, cette même coupe à la main, dans un cimetière vidé de plus de 20 personnes qui y étaient jusqu'à 11h15 ?

Les concepts espace-temps sont tout relatifs, nous dit Einstein.
A Agorreta, ils sont carrément hors de toute compréhension.

Avant cette dernière demi-heure, il y en a eu beaucoup, des heures. Il y en a eu beaucoup, des jours, et des années.
Ca fait beaucoup de temps, à manquer, beaucoup plus d'une demi-heure. Beaucoup trop, pour venir tourmenter ceux là qui les ont toutes passées, ces années, ces journées, aux côtés de celui qu'on regrette maintenant autant, quand on l'a, tout ce temps là, lui, oublié.

A Agorreta, rien ne change et tout recommence.

Je retourne à la jardinerie, mardi.
Je vais écouter avec compassion l'histoire tragique du camélia jauni.
J'en ai entendu, des histoires, décevantes, et en entendrai encore.

J'en ai bien entendu un refuser de venir à l'appel de sa mère agonisante, parce-qu'il avait son navet à semer.
J'ai vu le même, graisser son semoir, toujours, pendant le dernier hommage rendu à son vieux père.
Il attend, l'argent, maintenant, paraît-il. Il aura son dû, qu'il ne s'en inquiète pas. Et les explications qui vont avec.
Il a sûrement ses raisons, que la raison ne connaît pas.
Il a sûrement l'émotion animée d'un bout de bois, mais alors, flotté, ou encore, d'une pierre, grise.
Il est vivant, pourtant, mais comment ?

Passons.

A Agorreta, les passions bouillonneront encore, et la vie continuera.

La mère hérissonne a eu cinq petits, cette année.
Ils sont nichés derrière les vieilles planches du hangar à foin.
A l'abri.
Tout va bien.















Et puis, au final,
tout ceci n'est que littérature,
fuite d'un temps perdu,
et paroles vaines portées par le vent








Et mieux vaut en pleurer de rire !

lundi 4 mai 2020

1er au 5 mai



Vendredi 1er mai 2020 6h50








Ce 1er mai est bien étrange.
La morosité posée comme un tissu lourd sur tout pèse partout, sur tous.

Nous allons devoir réapprendre la légèreté, faire une place raisonnable à cette menace planant dans l'air. La tenir en mire, mais suffisamment à distance pour continuer de vivre autour, agréablement.
Ce mois de mai, traditionnellement le mois des fêtes, des retrouvailles, des célébrations, le mois des communions, des baptêmes, le joli de mois de mai où on est autorisé à faire tout ce qui nous plaît, résonne cette année comme le manque de toutes les privations cumulées.
D'ordinaire, on prépare à tout va les fêtes d'été, on pense à des vacances, des voyages, des fêtes dans les soirées tièdes, où l'on se presse les uns contre les autres, on rit, on danse.
Cette année, tout ça n'est que souvenirs, frustrations et regrets.
Impossible de se projeter dans un avenir si incertain, impossible de se donner une date, une durée à tenir. 
Impossible d'imaginer comment sera la vie d'après, comment nous allons réussir à retrouver l'insouciance maintenant perdue.
J'attends de voir, de vivre, comme ces temps-ci, chaque jour et chaque heure, j'attends de voir, de vivre.

La nuit a été bonne. 
Un seul réveil, à deux heures, avec une douleur encore en sommeil, facilement rattrapée et muselée.
Un moment difficile, au petit matin, quand, avec l'infirmier, on se rend compte que la station debout est très précaire, et les deux pas nécessaires aux transferts, impossibles.
La morphine tient la douleur à distance, mais elle mine aussi les quelques forces qui restaient.
Ma crainte, c'est le retour de ces hallucinations, où j'ai vu déjà mon père se débattre contre des monstres fantasmagoriques, sortis d'un imaginaire échevelé.
Pour le moment, pas plus de visions que celles antérieures au traitement antalgique. Nous verrons bien pour la suite. Le "chaque jour suffit sa peine" n'a jamais été aussi vrai.

Pour le reste, pour ces mouvements réduits de jour en jour, nous pouvons pallier. Il y a toujours au moins un de mes frères, à la ferme. Tout le monde se mobilise autour de notre vieux père, et, à nous tous, nous luttons pied à pied contre la misère de la vieillesse. 
Nous apprivoisons ces triviaux d'une relation au corps à corps avec la maladie et son vilain visage. Cela nous aidera peut-être, qui sait, quand à notre tour, nous l'aurons en face. Au moins, l'aurons nous déjà vue de près, ne serait-ce que par procuration.

Quand je retournerai à la jardinerie, la semaine prochaine, nos deux aides de vie, Béatrice et Agnès, prendront ma place ici.
L'équipe est au point, les conditions optimales, tout ce qui peut être fait, l'est.

Ce retour à la jardinerie, je l'appréhende un peu : deux mois au calme, ici, et la pleine activité, l'effervescence, là bas.
Les collègues qui sont restés sur le pont sont épuisés, d'une fatigue plus nerveuse que physique. La plus mauvaise.
Le retour des absents du confinement est perçu comme un soulagement, la possibilité de passer un relais devenu trop exigeant.
De notre côté, nous ne sommes pas bien fiers de nous être mis ainsi en retrait. Nous avons, du moins, j'ai, l'impression d'investir la peau chagrine d'un déserteur sur le retour. Mais bon, ça, ce sont moi et mes emballements...
Les retrouvailles seront sûrement teintées d'acrimonie, d'agacement, d'une tension vite montée en épingle.
Ce sera à nous, les absents du confinement, d'apaiser, de conforter, d'admettre la légitimité des attitudes outrées de nos collègues à cran.
Ca, c'est ce que j'imagine, maintenant.

Je verrai ça sur le moment, encore une fois.
Bien décidée à faire de mon mieux, je ne peux pas aller au delà de ce que je peux donner.
La veille constante autour de mon père est difficile, aussi, d'une difficulté impossible à entendre par ceux là dont les préoccupations sont toutes différentes.
J'ai choisi d'accompagner une fin de vie. Choisi de faire passer en second la bonne marche d'une jardinerie, où l'on vient chercher de l'agrément, pas de l'essentiel.
J'écouterai sûrement en grinçant des dents le grand malheur de ceux qui pleurent un camélia jauni.
Je l'écouterai, ce si grand malheur d'un client sincèrement ému, en me demandant comment est à ce même moment mon vieux père. En espérant qu'il prenne un peu de repos, après une énième nuit de souffrance et de râles.
Je l'écouterai, en le détestant lui, de devoir être là, à l'écouter dans ses misérables tourments, au lieu d'être aux côtés  de mon père qui se meurt.
Au lieu de tenir jusqu'au bout ce serment que nous nous étions faits, avec ma mère et lui, de ne les sortir d'Agorreta que les deux pieds devant.
Nous sommes un peu théâtreux, dans la famille, avec des solennités de bazar !

La réalité économique est incontournable, sans doute. Et la bonne marche de notre monde se fait une meilleure rampe d'un camélia jauni, que d'un vieil homme couché.
Je n'ai pas la force et le courage de le changer, ce monde, et je veux y garder ma place.

Je n'ai pas l'intention de sacrifier à un sacerdoce, aussi élevé et gratifiant soit-il, ma vie de femme vieillissante, mais aux espoirs encore permis, de se trouver bien dans son travail, de profiter des bons moments à partager avec son grand mari, ses amis.
J'ai jusqu'ici tant bien que mal trouvé un équilibre entre les deux, même si la balance a failli basculer plus d'une fois. Toujours du côté sacerdoce. 
Cette fois-ci est peut-être celle de trop : tant pis ! Ce sera encore un de ces aiguillages que l'on manque de peu, de très peu, où, à quelques jours près, j'aurais pu arriver à ce que j'espérais, et puis non, bêtement, ça ne se serait pas fait...

J'ai pour la énième fois l'impression de toucher au but, de pouvoir laisser tomber de mes épaules ce poids de plus en plus lourd pour elles.
Je tiens encore les deux bouts de la corde. Je demande du renfort et en trouve.
Je me la sens glisser entre mes doigts, cette corde trop lisse, comme je sens le fil ténu de la vie s'échapper des lèvres pâlies de mon père, s'éteindre dans son regard souvent vide, maintenant.


Mon père se réveille en sursaut.
Il ne sait plus où il est, veut rentrer à la ferme.
Je lui montre sa chambre familière, Bullou venue lui faire fête en touchant sa main de son museau frais.

Le vieil homme hoche la tête, soupire, et son souffle saccadé se ralentit, s'apaise.

Juste pour ça, pour cette seule gratification, je trouverai l'énergie, encore. Et je laisserai de côté ce qui ne m'est pas essentiel.


Samedi 2 mai 2020 5h40

Très mauvaise nuit.
Des cauchemars sont venus torturer mon père, à chaque fois qu'il s'assoupissait.
La terreur de cette souffrance là, il me demandait de l'écarter, en espaçant les prises d'antalgiques. La morphine éloigne bien la hyène aux morsures féroces. Elle s'écarte, lâche à regret sa proie au sang chaud. Elle livre par contre cette même proie aux monstres de peurs enfouies dans les méandres les plus obscurs de nos imaginaires intimes.
De vieilles femmes viennent lui faire de vilaines grimaces, de grands hommes forts et larges s'avancent, fourches et serpes en main. Il se débat dans son lit, essaie de passer au travers des barrières de sécurité, s'accroche à mon bras en me suppliant de ne pas le laisser.
Nous luttons, lui contre ses démons phantasmés, et moi, contre son énergie de vieil homme encore capable de secouer les armatures métalliques de son lit de malade, et de s'y blesser.
Je ne peux pas le lâcher pour appeler de l'aide, il serre mes mains à m'en faire mal.

Je dois trouver le moyen d'éloigner les hallucinations terrifiantes, en maintenant les antalgiques encore efficaces.
J'appellerai le gentil docteur, et nous verrons ensemble.
J'aimerais voir mon père souffler paisiblement, lui voir le visage détendu de qui ne souffre plus.
Le voir mort, s'il le faut, ou tout comme, plongé dans un de ces comas dont on ne ressort pas.
Le corps fait mine de vivre, encore, mécaniquement. Tout le reste est mort.

15H

Mon père a complètement perdu ses appuis.
Il ne tient plus debout. Il faut le hisser, pour le déplacer. Il pèse lourd, plus de 90Kg.

- sobera gormanta, sobera piso ! lui dis-je. Antton ekarrazi beharkodu altxatzekotan.
- trop gourmand, trop lourd ! il va falloir appeler Antton pour te bouger.

Il a ses têtes, mon père, encore maintenant, où son corps le lâche.
Moi, sa fille, il trouve naturel de me livrer son vieux corps malade.
A Beñat, son complice de toutes ces dernières années, il permet aussi de l'aider.
Antton, son dernier fils aimé-maudit, c'est en derniers recours !

Là, il ne peut plus trop faire le difficile.
Antton l'enlace, le soulève, et l'installe sur son lit, ou dans son fauteuil.
Nous sommes là aussi, rattrapant un mauvais angle où une jambe mal positionnée.
C'est l'occasion de grands éclats de rire :

- Ah, ikusten duzu zen ongi zen sure seme maitatuaren besotan ?
- Ah, tu vois comme tu es bien dans les bras de ton fils chéri ?

Ils se font face, ces deux là, visage contre visage :

- Oïe, kasu mazak ba ! 
- Aïe, fais donc attention !

Il ne peut pas retenir ce ton sec, ce regard au peu mauvais.
Il est humilié, mortifié de se voir faible, livré ainsi, lui l'homme fier, fort et droit.

Nous l'installons au mieux, et l'écoutons s'endormir, respirant par séquences irrégulières, entre deux longues apnées au silence étrange.

Entre nous, nous plaisantons un peu sadiquement de cette humilité maintenant forcée.
Nous nous souvenons de notre père en ses mauvaises années, ses années où le vin âcre le rendait mauvais.
C'était il y a trop longtemps pour qu'on lui en veuille encore. Pas assez pour que l'on ne s'en souvienne pas.

Maintenant, il lutte, avec courage et dignité. Il se montre valeureux, riant encore de ce qui le tue.


Dimanche 3 mai 21h

Les prises de morphines sont de plus en plus rapprochées.
Une séquence de plus de 3 heures rameute déjà la douleur. Il faut presque une heure ensuite pour la renvoyer dans sa tanière. Une heure d'intense souffrance, mâchoires crispées sur des grognements sourds.
J'administre les comprimés en gardant l'œil sur l'horloge.
Les hallucinations ont disparu.
Mon père est dans un état de demi conscience. Il nous entend, fait les gestes demandés, ouvre la bouche, se tourne à peine sur le côté, approuve quand je lui masse la cuisse où il a si mal.
Nous l'installons au mieux, tirons sous lui les draps froissés où sa peau se marbre;
Je vais veiller cette nuit, pour ne pas laisser le mal revenir au galop.
Il faudra dès demain mettre en place un autre mode opératoire. Diffuser la morphine directement dans le sang, à doses constantes.
Je sais bien que ça veut dire que mon père ne nous entendra quasiment plus, que nous ne pourrons plus, nous, l'entendre. 
C'est le mieux à faire.

Mardi 5 mai 5h

Mon père est mort hier à cette heure.
Il repose maintenant dans sa chambre, dans ce grand silence si étrange après tous ces râles.

Après toutes ces fois où nous nous sommes préparés, depuis ces dernières années, nous ne devrions pas être surpris. Nous avons suffisamment répété.
Encore, là, j'ai du mal à y croire...


Le coronavirus nous aura permis de finir son chemin ensemble, ici.
Le coronavirus nous privera de ces chants à pleines voix sous la voûte haute, de cet orgue puissant et de son élan.
Nous chantions tous les deux en écoutant la messe télévisée.
Je trouverai peut-être quelqu'un pour chanter quand-même, quand il sortira d'Agorreta.
Comme j'ai trouvé des gens pour m'aider à tenir mes serments.
Merci à eux tous.





























Repose en paix.