Mercredi 22 avril 2020 9h40
Mon père repose dans sa chambre.
La cafetière gargouille. Beñat ne va pas tarder à arriver, et nous prendrons la seconde collation du matin ensemble.
Les chiens se répartissent entre les étages : Lola ici dans la cuisine, Bullou dans celle d'en haut, et Txief lové dans la balle de foin, au grenier. Je les ai chassés des chambres, où ils devenaient trop turbulents.
Une atmosphère de grande quiétude règne ici.
Après ce temps de repos, quand le paternel sera frais et dispo, nous ferons notre petite séance d'exercice quotidienne. La pluie de ces derniers jours nous confine en intérieur. Nous avons ce qu'il faut ici aussi, comme agrès, entre la barre de maintien de la douche, et la structure métallique du lit.
Confinée dans le confinement, étrécie aux atours immédiats de mon père, je me sens parfois étouffer.
Heureusement, l'heure de sortie autorisée me fait prendre l'air. Par ces journées pluvieuses, il y a moins de promeneurs sur les hauts d'Agorreta.
Je retrouve mes sentiers de sous-bois, aux fougères déployées en crosses ouvertes le temps d'un aller-retour, aux herbes hautes emperlées de bruine. Je retrouve mes paysages paisibles et reposants. J'en reviens toujours comme de voyage, soulagée de ce poids d'être 24h sur 24h au chevet de mon vieux père parfois bien mal en point.
La grande fatigue du vendredi matin l'a fait renoncer à la marche.
Il conserve la station debout, s'étirant en poussant le postérieur vers l'arrière, bras tendus en maintien sur sa barre, puis ramenant l'assise vers l'avant, pour ployer les genoux. Nous adaptons le nombre des étirements et leurs cadences à la forme du jour.
Il pratique aussi avec application la respiration, large et profonde, ouvrant bien les épaules à l'inspiration, pour les laisser retomber en relâchant son souffle.
Ses yeux sont devenus rouges, après l'attaque de vendredi matin.
Nous avons mis ça sur le compte de la fatigue, dans un premier temps.
Mais la vilaine coloration résiste à de longues heures de bon sommeil.
Parallèlement, et depuis une quinzaine de jours, bien avant vendredi dernier, donc, mon père a des visions.
Il a déjà eu des hallucinations, provoquées par des antalgiques opiacés. Là, il ne prend pas de médicament à base de morphine ou d'opium. Quelques connections neuronales ont du bifurquer vers des itinéraires bis champêtres.
J'ai l'impression que c'est un désordre fonctionnel avec l'apparition de tâches sombres dans son champ de vision.
Comme l'homme ne manque pas d'imagination, il y voit une tête d'homme noir jovial dans la pendule suspendue devant lui, une femme accroupie en train d'écrire au lieu de son fauteuil roulant, ou encore un visiteur avec une lampe de poche devant le tableau représentant un paysage de montagne accroché au mur.
Cette nuit, il m'a appelée plusieurs fois, pour que je débarrasse sont lit des petites bêtes noires qu'il y voyait. J'ai en vain cherché quelques puces qui se seraient malencontreusement abritées là, faute de chien. Et me suis fait confirmer en observant avec lui un morceau de drap parfaitement immaculé, qu'il y voyait bien ce qui n'y était pas.
Ce sera l'occasion d'une énième visite de notre gentil docteur des familles.
Je lui ai expliqué que ses visions n'étaient pas forcément un signe précurseur de démence caractérisée. Que, comme les acouphènes qu'il vient de découvrir, elles pouvaient s'apparenter à un disfonctionnement de perception, quand vos sens vous envoient des informations erronées.
J'en sais quelque chose avec mon maudit Ménière, quand j'ai l'impression affolante de voir le monde chavirer autour de moi, au point de m'en retrouver projetée, et de retomber lourdement comme une patate que l'on jette à terre avec rage. Sans parler des sifflements plus ou moins modulés dans mes pauvres oreilles gourdes, enfin, non, sourdes. Encore que, gourdes, aussi !
Non, le monde ne bascule pas, et non, rien ne siffle ni ne bat en cadence autour de moi.
Il me faut rétablir ma perception en tâchant de discipliner ses errements. Pas facile, quand c'est le même cerveau, dans la tête du maître et de l'élève !
On m'a bien théorisé tout ça en l'expliquant par une montée de stress, ce stress bien commode pour couvrir tout ce dont on ne connait pas la marche.
J'admets qu'une tension nerveuse exacerbée favorise évidemment ces désordres fonctionnels.
Mais je maintiens que pour que la tension nerveuse se porte sur tel ou tel organe, il y faut une défaillance, toute physique et mécanique. Et qu'il serait peut-être intéressant d'aller corriger ou traiter cette défaillance, au lieu de jeter le bébé avec l'eau du bain, en se bornant à incriminer "le stress", ce mal du siècle ?
Si "le stress" vous ulcère l'estomac, ou alors si le même "stress" vous fait palpiter le cœur, ou encore si, toujours lui, il vous pince un nerf ou autre entre deux vertèbres, et si, comme un fait exprès le même "stress", générique à tous, s'en prend individuellement à chacun, au même endroit, ne peut-on pas en déduire assez logiquement que l'endroit en question est aussi partie prenante du problème que ce fameux "stress" fourre-tout ?
N'y aurait-il pas là matière à se pencher de plus près sur l'organe, la mécanique, et pas seulement le catalyseur ?
Pour ce qui est de la viscère, on sait à peu près faire, je pense. Pour l'os ou le nerf physique, on s'y attelle volontiers, quand, poussé pas le patient en grande souffrance et sans meilleure explication, on se donne la peine de quelques investigations poussées.
Mais alors, pour ce qui est plus difficile à cerner, plus complexe ou plus fuyant, malheur à celui pour qui "le stress" s'y niche.
On opère bien les malades de Ménière, en figeant les alvéoles où les pressions osmotiques se coincent, ou quelque choses dans ce genre là. Je vulgarise.
Le résultat en étant parfois pire que le mal lui même, il faut peut-être attendre que la science médicale progresse, dans le domaine, avant de s'y livrer corps et biens.
Le jour où un grand chirurgien se retrouvera à terre, nauséeux, tremblant et misérable, terrassé par une violente attaque de Ménière, alors là, sûrement, il se mettra à étudier sérieusement le cas.
Ce fut d'ailleurs ce que fit le professeur Menière lui même, en son temps.
Attendons un autre malade éminent, et, jusque là, souffrons !
Continuons de dresser "le stress" en paravent, passons lui la vêture de cause, quand il n'en est peut-être que le marqueur.
Fin du chapitre simili médical.
Et brillante illustration du fonctionnement en delta multiplié d'un cerveau emballé.
On comprend bien comment on peut se fatiguer à l'excès, allant cheminer si loin de son sentier de départ.
C'est ma manière de promenade, quand je garde un rythme de croisière agréable.
Je tâche d'en rester à ces flâneries, de ne surtout pas me perdre en une course effrénée, où, écumante de bave, j'y rendrai gorge !
Pour revenir à mon père et à ses visions, je pense essayer aujourd'hui même notre remède miracle maison.
A la sortie de sieste, quand, encore embrumé de sommeil, mon père est le jouet de ses élucubrations visuelles, Antton entrera dans la chambre.
Qui sait si sa vue ne suffira pas à recaler toutes les fibrillations optiques de notre vieux père ?
Un genre de choc électrique adapté à la configuration du moment. A voir...
C'est curieux cet effet que fait le cadet de ses fils à notre père. Il subsiste chez ce vieil homme une animosité contre son dernier fils qu'il n'arrive pas à juguler. Il l'aime comme un père aime son enfant, j'en suis sûre. (Je l'écris et en même temps je perçois le non sens de mes mots). Kulunpio, l'appelait-il affectueusement : couillonou. Mais toujours un fond de discrédit filtre dans ses paroles. Nous en plaisantons tous, maintenant. Nous ne sommes plus des enfants attendant de leur père une équité de reconnaissance. Et pourtant...
Je me suis intéressée à cette curiosité là : on ne se refait pas.
Et voici ma théorie, encore une :
Antton est le quatrième fils vivant de mes parents.
Anton, son parrain, frère aîné de mon père, a eu quant à lui avec ma tante Marguerite 3 enfants, 3 garçons.
Les 6 premiers cousins, 3 à Errondenea chez Anton, premier du nom et 3 à Agorreta chez Joset, le puîné d'Errondenea migré à Agorreta, se sont succédés en ordre parfait : 1 ici, 1 en bas, les suivants, pareils, et les troisièmes, itou.
3 partout, égalité des scores.
Les enfants, dans une famille paysanne, c'est un peu comme les grosses machines. C'est un signe de richesse. De prospérité à venir, puisque deux bras supplémentaires à chaque fois, quand tout va bien.
En plus de, ou, au pire, juste avant, toute considération affective. Je parle ici de ma famille paysanne. Je la connais, c'est la mienne ! (ou alors, c'est justement parce-que c'est la mienne que je ne la connais pas du tout ? Passons !)
Les deux frères Legorburu, l'aîné à Errondenea et mon père à Agorreta ont été comme tous les frères de la terre : tantôt amis, tantôt ennemis, au gré de fluctuations bien difficiles à cerner.
Ils ont été, comme tous les frères de la terre, en compétition, à un moment ou à un autre.
Ces deux là le sont restés jusqu'au bout. dans les rires, le plus souvent, et dans les grincements de dents, bien trop longtemps.
Par solidarité, par amour ? leurs deux épouses, comme beaucoup de belles-sœurs sur cette terre, se sont embrigadées aux côtés de leurs moitiés.
Il y avait deux familles rivales ou assimilées, entre Agorreta et Errandonea.
Au troisième garçon né dans les deux camps, on aurait pu déclarer la course terminée, à égalité.
Quand on ne connaissait pas les protagonistes.
Mes parents, Karmen et Joset d'Agorreta, en tenaient pour river leur clou à ceux d'en bas. (Errandonea étant géographiquement à moindre altitude).
Ma mère était pourtant bien plus vieille que sa belle-sœur Marguerite. D'une petite dizaine d'années, à la louche, je dirais.
Ces quatre grossesses, (son deuxième fils mourût à deux mois), en 6 ans, pour une femme primipare à près de 30 ans, devaient l'avoir épuisée. En ce temps là, on ne s'arrêtait pas de travailler, sous prétexte que l'on venait d'accoucher. Non, le lendemain de la mise bas, on reprenait sa place, son poste.
Elle devait en avoir assez.
En ces temps là toujours, les méthodes contraceptives n'étaient pas trop fiables. On pourrait imputer à ces carences la suite des évènements, à savoir deux autres enfants à Agorreta. Dont moi.
On peut aussi imaginer sans aller chercher trop loin, et en prenant source dans les confidences de notre père, tout de même assez au courant dans l'affaire, qu'un petit vent bravache ait gouverné ce sursaut de libido, conduisant ceux d'Agorreta à la surenchère, en matière de progéniture.
Ma mère allait sur ses 36 ans. Elle avait déjà eu 4 enfants.
Un petit dernier, c'était comme courir un dernier raout. L'emporter haut la main et ne pas risquer de se faire doubler sur la corde d'arrivée, par cette petite Marguerite encore toute jeunette.
Le pompon, puisqu'il y avait déjà trois garçons d'assurés, ce serait une fille, tiens !
Même si une fille, c'était moins qualitatif qu'un garçon, dans les travaux de la ferme.
Encore que, avec Karmen vieillissante, sa mère, Manuella, invalidée par l'arthrose, il fallait bien prévoir un renouvellement au niveau des tâches féminines : basse-cour, potager, maison.
Alors, quand ma mère, quatre ans après sa quatrième grossesse, fut de nouveau en espérances, tous les espoirs se ravivèrent : il y aurait un enfant de plus à Agorreta qu'à Errondenea, et en plus, ce pourrait être une fille, histoire de leur flanquer une bonne dérouillée.
Attention, tout ceci n'est que pure supputation d'un esprit fibrillé dans le confinement.
La quatrième espérée fût un quatrième, garçon, encore un.
Mon père dut être déçu de ce petit moufflet.
Pour couronner le tout, Antton, c'était lui, tomba malade, gravement. Il lui fallut beaucoup de soins. Notre mère, après la perte d'un enfant en bas âge, déjà, devait l'entourer de toute son attention. Et priver mon père d'autant, faisant le lit de cette animosité remontée maintenant comme d'une vase profonde. A quoi tiennent nos rancœurs tout de même !
Les années passaient. Mon père aurait pu se contenter de ses 4 garçons, quand à Errandonea, il n'y en avait que 3, et n'y en aurait sûrement pas davantage, raisonnablement.
Mais non, l'idée le tenaillait d'avoir une fille. Il en voulait une !
Je tiens de ma mère elle-même cette version. Tout n'est pas qu'affabulation.
La pauvre femme, je ne peux pas lui en vouloir, éreintée de travail et de marmaille, se soumit à la volonté de son cher et tendre, en bonne épouse de l'époque.
Et la fille survint, 4 ans encore après le dernier garçon.
Autant dire qu'elle avait tout donné, sur ce coup là, et failli y rester. Elle dut aller accoucher à Biarritz, quand tous ses autres enfants étaient nés à Agorreta. Elle me reprocha longtemps ce snobisme. Paix à son âme.
Joset était fier. Joset damait le pion à son frère.
Et voilà comment on refait une histoire, tressant des brins épars en un écheveau boursouflé de fantaisie.
Ceci est mon "bloc", livré pour vous, et pour la multitude, en rémission de mes péchés d'imagination.
En épilogue, ma mère, que je tenais dans mes bras, en ces moments où la vieillesse et la maladie l'avaient rendue molle comme une poupée de chiffon, m'a susurré un jour à l'oreille, sa tête grise ballotée contre mon épaule :
- ikusteun, ez haizela nekin gaxtua ?
- tu le vois, que tu n'es pas méchante avec moi ?
Elle faisait allusion à toutes ces disputes où nous nous hurlions des horreurs à la face. Je l'avais menacée de lui faire payer ces méchancetés, quand je serai grande, et qu'elle, elle serait vieille.
Une manière de tendresse, chez nous.
- ez nauzula orroitazi !
la traduction littérale ne rendrait pas son sens. Ce serait plutôt :
- ne m'en donne pas l'idée !
Cet échange m'est resté comme une douceur, le goût sucré d'une gourmandise remonté de l'enfance.
Ma mère m'a beaucoup remerciée, du temps de sa si longue maladie. Chaque fois que je tirais sur elle le drap sur un lit frais, elle me disait en fermant les yeux :
-merci, ma pétite, un peu solennellement.
Je tirai la porte derrière moi, ne sachant pas trop que faire de cette tendresse à retardement. Bien embarrassée surtout de la tendre en retour.
Je la lui ai rendue à notre manière, cette tendresse. En la justifiant sous le prétexte qu'elle nécessitait des soins intimes, d'une intimité physique que nous n'avions ni elle ni moi jamais connue jusque là. Sauf à remonter à mes premiers mois, là où la mémoire a oublié de s'enclencher.
Avec mon père maintenant, se joue le même scénario. La tendresse passe par des gestes doux, une attention vigilante, et quelques rires partagés. Il remercie le coronavirus de m'avoir laissée près de lui, sur ces quelques semaines où il a eu tant besoin d'aide. Me remercier directement moi, il ne le fera pas. Ca nous embarrasserait tous les deux !
La distanciation sociale exigée depuis le coronavirus, chez nous, à Agorreta, nous la pratiquons depuis toujours.
Quand le confinement sera terminé, quand nous retrouverons ces gestes intimes d'une tendresse spontanée, nous resterons, nous, confinés, empêtrés dans nos empêchements.
Nous ne savons pas faire autrement, et ne l'apprendrons sûrement plus, maintenant.