jeudi 30 avril 2020

29 avril



Mercredi 29 avril 2020 7h








J'essaie de ne pas maculer de mon sang le clavier.
Je ne suis pas fichue d'ouvrir ces maudites ampoules d'Acupan, sans me couper. J'essaie bien de suivre le croquis explicatif d'utilisation : le pouce sur le point bleu, la tête de l'ampoule tenue avec l'autre main, entre le pouce et l'index, et clac ! une simple poussée vers le bas, et l'ampoule magique s'ouvre.
Je place académiquement mes mains et leurs doigts, serre les dents sur une concentration appliquée, exerce une pression propre à décapsuler la bombe H, avec à peu près les mêmes précautions. La tête d'ampoule résiste. Je force. Elle finit par céder, en un amas de verre brisé, dont les éclats se fichent dans ma chair. J'en ai les doigts tout tailladés, zébrés de rigoles de sang. Dieu merci, avec mon père, nous sommes mieux qu'un foyer confiné, nous sommes deux têtes dans un presque même corps. Les virus et bactéries circulent dans nos deux sangs mêlés.

La perte d'efficacité de l'Acupan m'arrange bien : il ne soulage plus mon père en ses douleurs, alors il n'a plus de justification à me taillader les doigts.
Ceci dérive de l'expérience de la dernière nuit, une nuit assez moyenne, je dois dire.

Je me suis couchée tôt, hier soir, comme tous les autres soirs.
Mon premier sommeil est lourd, profond, noir comme un puits où l'on tombe à pic.
Vite après 22 h, j'entends mon téléphone sonner. 
Toutes nos sonneries, alarmes et autres signaux sonores sont réglés à leur volume maximal, ici.
Nous partageons aussi cette surdité, avec mon père. J'en ai la plus grosse part, d'ailleurs , inéquitablement, mais bon.
Mes familiers connaissent mes horaires, et évitent de me téléphoner à cette heure là.
Intriguée, toute ensommeillée encore, je relevai le clap, et ramenai l'appareil contre mon oreille.
La charmante hôtesse de la télé-surveillance m'avertit que mon père avait appuyé sur son bouton d'appel, qu'elle m'avait déjà appelée quelques minutes auparavant, avait aussi appelé sur le fixe, et avait ensuite appelé notre second veilleur sur la liste, mon filleul, Yon, avant de me rappeler encore.
Toute la chaîne s'était mise en branle.
Je dors à moins de 5 mètres de mon père. Notre téléphone fixe, dans la cuisine, n'est pas éloigné de plus de 10 mètres. 
Toutes ces sonneries consécutives auraient pu réveiller un mort.
Et ne m'avaient tirée, moi, de mon sommeil de plomb, qu'à la 4ème tentative.
On peut compter sur une gardienne pareille !

Je me levai, téléphone en main, pour aller dans la chambre de mon père, juste à côté. La porte entre les deux reste ouverte.
Il était dans son lit, forcément, il ne peut plus s'en lever seul.
Tourné vers moi, les yeux grand ouverts sur un reproche muet, il tenait fermement la poignée de la potence. Il m'appelait depuis un moment, me dit-il. Ahh;
Il paraissait courroucé, mais sans autre mal que cette poussée de contrariété.
Je rassurai l'hôtesse, la remerciai de sa diligence, m'excusai de la défaillance de la mienne, et lui souhaitai une très bonne fin de soirée.
Ces gens de la télé-alarme sont charmants.

Je m'apprêtai à me recoucher, quand je me souvins que mon filleul ayant été appelé, il devait s'inquiéter. A la même seconde, mon portable tinta de nouveau. C'était lui.
Quelques échanges pour expliquer que je n'avais rien entendu, ni mon père hurlant sans doute pour m'appeler ( à ma décharge, sa voix est devenue ténue), ni les  sonneries suivantes.
Et, là encore, très urbainement, nous nous souhaitâmes une excellente nuit.

Avant de me recoucher, je m'enquis tout de même de savoir ce qui avait motivé l'appel originel :

- kumunetat joanbehar niet.
- je dois aller aux toilettes.
- ez kecha, baduzu behar dena, gero aldatuko zaitut
- ne t'en fais pas, tu as ce qu'il faut, je te changerai après.

Avec ses douleurs, je préfère éviter les transferts.

Religieusement, j'attendis, d'avoir à intervenir.
Je suis très familiarisée à ces manœuvres là, et, sans vouloir me vanter, y suis aussi experte que les meilleurs professionnels.
Un joli roulement de vents violents récompensa notre attente. Modulé sur quatre tons, c'était une harmonique tonique et libératoire.
La satisfaction d'une entraille décompressée pour mon père, l'exonération d'une tâche nécessaire, certes, mais pas forcément recherchée, pour moi.
Que du bonheur !

Je retournai dans mon lit, piteuse de ma défaillance, mais indulgente envers mon légitime besoin de repos.

Dans le courant de la nuit, passées ces premières heures reconstituantes, je redeviens opérationnelle dans mon rôle de gardienne.
C'est là que l'Acupan révéla ses limites. Les séquences d'accalmie se raccourcirent. De violentes nausées secouaient mon père en spasmes crispés. 
Nous passâmes au protocole suivant, un antalgique force 12.
Administré sur les coups de 3h du matin, l'Oxynorm terrassa la douleur en moins d'une demi-heure.
Mon père groggy plongea dans un sommeil plus lourd encore que le mien de la veille.
Se réveilla, trois heures après, souple et mobile dans son lit, sans souffrir.
Je l'avais laissé aussi raide qu'une planche de bois flotté, et là, je le voyais se prêter aux gestes de l'infirmier, se tenant debout, se tournant, sans aucune difficulté !

J'étais ahurie, contente, mais ahurie.


Jeudi 30 avril 2020 17h30

L'embellie dura toute la journée d' hier.
Nous nous regardions tous, complètement perplexes. Heureux surtout pour mon père, qui avait retrouvé son allant et la marche de ses meilleurs jours.
Il se coucha au soir, fatigué mais bienheureux.

Sur le coup des une heure du matin, le mal revint grignoter la cuisse paternelle.
La douleur le faisait grimacer, déjà.
Il se mit à vomir, piteux et misérable.
Je dus attendre que la nausée se calme, pour lui administrer le comprimé magique.
Ca dura une bonne heure et demie, bien trop longtemps pour qui souffre.

Enfin, épuisé, il put laisser fondre sur sa langue la dose de morphine suffisante à le soulager.

La journée d'aujourd'hui a été de récupération. Bien loin de celle d'hier, où l'euphorie nous maintenait tous en lévitation.

Chaque jour est un voyage, ces temps-ci, à la ferme.
Et chaque heure en est un monde bien différent.




mardi 28 avril 2020

27 avril



Lundi 27 avril 2020 10h20



Mon père beugle au téléphone avec sa sœur.
Sa voix est maintenant atténuée. Il en donne quand-même avec conviction. Ma tante a de son côté du mal à parler. Elle s'applique à détacher chaque syllabe. Je ne suis pas sûre que leur communication soit très fluide et cohérente. Qu'importe ! Ils sont contents de s'entendre, à défaut de se comprendre finement. L'intuition pallie.


La matinée est grise, avec beaucoup d'humidité dans l'air. Une certaine touffeur alourdirait vite l'atmosphère saturée d'eau. La température reste fraîche. Ca allège l'ambiance sinon amazonienne.

Je récolterai cette après-midi mes aulx. Ils sont bien venus, et je vais les conserver au froid, en frais. J'ai initié cette technique l'an passé, et en ai apprécié la saveur intacte, jusqu'à tout dernièrement.
A mon retour à la jardinerie, je ramènerai les plants de salades, pour réaliser mes mosaïques vertes et rouges.

Mon père a retrouvé sa présence à notre monde, d'ici et maintenant.
Après une nuit très agitée, jeudi ou vendredi, je ne sais plus au juste, le lendemain d'extrême lassitude, 20h au lit, les rouages de son cerveau se sont remis en phase, comme les dents crantées d'un embrayage se recouplent.

Après force spéculations sur les causes et les raisons, le gentil docteur dubitatif, l'infirmier perplexe, nous avons collégialement pris la décision d'alléger tous les essais médicamenteux en cours. Il y a un moment où la vieille mécanique ne supporte plus qu'on y intervienne à tout bout de champ : je crois que nous y sommes.

Certes, il y a eu maintes et maintes fois où je l'ai cru, déjà...
Et autant où je me trompais.
Alors, là, je ne sais pas, je ne sais plus, si je l'ai jamais su !

Tant d'incertitudes se calent maintenant dans notre quotidien, où nous attendons les annonces gouvernementales pour savoir comment nous allons vivre la quinzaine prochaine.
Nous suivons tant bien que mal, cahotons sur ce chemin pierreux bordé d'ornières profondes.
A Agorreta, c'est une configuration connue...

Je vivais avant en croyant maîtriser la marche de mes jours.
Depuis quelques temps déjà, cette illusion a laissé tomber son masque : j'ai compris combien il était présomptueux de croire avoir la main sur notre vie. Nous avons bien quelques décisions à prendre, quelques aiguillages à choisir, guère plus.
Nous reste le choix déjà immense, de faire de cet aléatoire quelque chose d'agréable à vivre, en s'y soumettant, sans s'y résigner comme on plie sous le fardeau.

J'ai, je le crois, je l'espère, dompté cette soumission, apprivoisé cette incertitude et ses légèretés.
Absoute de toute responsabilité écrasante, je m'en remets plus volontiers au sort.
Ma foi, ça n'est pas plus mal !

Mes acouphènes s'assagissent.
Je laisse mes appareils auditifs dans leur jolie boîte.
Je n'ai plus l'envie ni le besoin de tout entendre, de tout comprendre.
La seule chose que j'ai à peu près comprise, me semble-t-il, c'est qu'il n'y a souvent pas grand chose, justement, à comprendre.
Juste à le vivre, au mieux.


Mardi 28 avril 2020 15h30

La France entière doit écouter les annonces du premier ministre. Histoire de savoir comment nous allons vivre les deux trois semaines à venir.
Ici, nous nous demandons comment nous allons vivre le prochain quart d'heure.

Ce matin, juste avant 5 heures, un mal terrible a planté ses crocs dans la hanche de mon père, mordillant vicieusement vers la cuisse.
2 gr de paracétamol n'y ont rien fait.
Quand l'infirmier est arrivé, après 6 heures, il a voulu tester quelques mouvements, pour mieux cibler le point de la douleur.
Mon père a pâli, a failli perdre connaissance. Il est retombé lourdement sur l'oreiller, ahanant de souffrance.
Il avait mal, atrocement mal.
Cet homme a déjà démontré à plusieurs occasions que son seuil de tolérance à la douleur était assez élevé.
Il y a quarante ans, il a supporté une longue série de séances de kinésithérapie, pour soi-disant rééduquer une cheville foulée. En fait, la cheville en question se faisait grignoter, déjà, par une souche de tuberculose osseuse. Les tissus et cartilages rongés, sursollicités par les séances assidues, devaient déguster quelque chose !
Mon père a tenu, tenu encore, pendant plusieurs mois, espérant retrouver la marche après cette torture.
La marche, il l'a retrouvée, après trois années de traitement lourd, quand enfin un spécialiste s'est penché d'un peu plus près sur cette cheville tuméfiée.
En 2012, le même petit bacille ou son cousin est venu grimacer dans les interstices ténus d'une vertèbre lombaire. Là encore, une douleur à mourir, de longs mois de traitement. C'est de cette époque que date l'anecdote où notre bon docteur d'alors, avait eu le bon sens d'interrompre ce traitement, efficace contre le mal, oui, mais ravageur envers son hôte. 
Mon père restait avec son bacille mal neutralisé, oui, mais vivant, contre prescription médicale !
Quelques épisodes encore nous ont fait penser à un retour de tuberculose.
Enfin, il n'y a que moi pour parler de tuberculose. Tous les médecins se renfrognent, dès que je l'évoque. Seuls, les vétérinaires semblent aussi convaincus que moi. Comme quoi, moi et mes théories, sommes plus bêtes que gens...

Quoi qu'il en soit, mon père ce matin avait horriblement mal, lui pourtant si dur. Il a voulu attendre jusqu'au dernier moment, jusqu'au point où il n'en pouvait plus. A midi, il a renoncé à lutter, et demandé le docteur.
Le gentil docteur est venu. A prescrit des antalgiques puissants. De ces dérivés morphiniques qui ne vont sûrement pas arranger les hallucinations de mon pauvre père. Nous verrons bien, le moment venu.

La pharmacie était fermée, à cette heure.
Antton a fait le pied de grue devant, pour être le premier à l'ouverture. Ne pas se retrouver derrière une demi-douzaine de clients venus pour des lingettes de toilette, ou du baume à lèvres.
A 14h36, il était de retour à la ferme, avec les précieuses ampoules.
J'en ai laissée tomber une, dans l'énervement. Bullou a failli la laper.
La seconde a coulé un peu sous le sucre qu'elle imbibait.
Pour faire bonne mesure, j'en ai ouverte une troisième, et l'ai académiquement versée sur le second sucre posé dans la cuillère. Je tenais le bon protocole.
Mon père encore gris de douleur a ouvert grand la bouche. Je lui ai posé les deux sucres sur sa langue tremblante. Il les a recueillis  avec ferveur, comme la sainte hostie.

Nous avons attendu, en silence, dans la chambre verte où une mouche têtue montait et descendait le long de la vitre.
Quelques minutes seulement après, mon père a exhalé un souffle, levé la main.

- ouff. Gaki dun.

- ouff. Ca s'en va.

L'onde refluait visiblement sur son visage, dont les traits se décrispaient à vue d'œil.
Je ne suis pas sûre de la pérennité de ce répit.
Je suis bien contente déjà d'avoir sous la main ces ampoules magiques.
Pour la suite, nous aviserons, avec les corps médicaux.

Je ne suis pas d'avis d'aller débusquer la cause. Je suis plutôt d'avis qu'il doit y en avoir plusieurs, des causes, et plus encore, d'effets.
Et que le mieux est de les laisser, les unes et les autres, là où ils sont, s'il y restent supportables.
Toutes ces réflexions et décisions, pour plus tard...

 Là, à l'instant présent, le pauvre homme souffle enfin, le mal retapi dans sa tanière.

- Gorriak ikusi nitiet !
- J'ai souffert le martyre !

Il revient de l'enfer.

Je ne sais pas d'où sort ce mal soudain.
Je ne sais pas si j'ai raison d'y voir la bacille revenu.
Ou si c'est, comme le pense plutôt le docteur, une crise d'arthrose aigüe.

Je ne sais pas, et je m'en fous un peu.
Ce qui compte, c'est que la souffrance soit muselée. Et qu'elle le reste !
Ca, nous le verrons dans les heures qui viennent.
Pas de plus longue projection d'avenir pour nous, aujourd'hui.

Je suis maintenant totalement familiarisée à tous ces doutes. J'y fais mon petit bonhomme de chemin.

La réalité est, paraît-il, pour les gens raisonnables, une ligne plate où les points se succèdent gentiment, en un ordre logique et cohérent. Une ligne droite et figée, où les choses restent ce qu'elles doivent être.

Pour nous, les fols, elle est une danse, entre valse lente et tango violent.
Elle est fluctuante et fuit comme l'onde mouvante, tantôt alanguie sous les saules, tantôt trépidante sur les rochers pointus.

Pour nous, les fols, pour moi, la réalité n'est pas. 
Et ce qu'on en voit, ce qu'on en sait, est une forfaiture.


jeudi 23 avril 2020

23-24 avril



Jeudi 23 avril 2020 14h50


Le soleil est tout près de percer le voile nuageux.
Quelques jours de pluie ont bien rafraîchi les terres.
Ce printemps est parfait, météorologiquement.


Beñat emmène mon père dehors, pour lui faire prendre l'air. Je les entends bavarder dans la cour.
Ce diable de père nous fait encore des siennes.
Hier soir, juste après 22 heures, il me hèle.
J'étais dans mon premier sommeil, le plus profond et le plus réparateur.
Il est venu s'y inviter comme le malotru pousse la porte avant qu'on ne la lui ouvre.

Cette fois, il voyait Maïlis, ma nièce infirmière, venue le secouer dans son lit pour lui faire prendre sa douche.
Il était assis au bord, mains croisées sur les cuisses, pas content du tout d'avoir été ainsi tiré des bras de Morphée.
Et moi donc...

- zer ostia, fulminait-il, errandion ba emendik alde egiteko !

- Nom de Dieu, dis-lui donc de sortir d'ici !

Dans la journée d'hier, les yeux de mon père ont retrouvé une couleur normale.
Ses visions de demi-sommeil, elles, sont restées.
Et s'étirent de plus en plus largement sur la plage de veille, je dirais.
Il raconte dans le détail ce qu'il voit, un bon moment après s'être réveillé.
Comme si ses rêves refusaient de retourner dans les brumes de l'inconscient, bien décidés à se faire entendre, et, pour leur hébergeur, voir.
Les rêves en question sont majoritairement agréables, plaisants à entendre, et à moudre, pour mon père qui en fait plusieurs usages, telle la vache ruminant son bol alimentaire.

Hier soir, je n'étais peut-être pas tout à fait assez disponible à l'écoute de mon père.
J'étais passablement agacée, à l'idée de recommencer une nuit où, à chaque heure ou presque, je serais dans sa chambre, à chercher les traces de tous les personnages, certes fort sympathiques, mais bon, un peu envahissants, de son imaginaire décalé.

Je manquai de patience, quand, appuyée au chambranle de la porte de communication entre nos deux chambres, ensommeillée encore, je lui ordonnai :

- bon, oraingotik ez neri adarrak jotzen asi hé ?!
ez da ez Maïliz ez ostiarik emen, eta zu, egon ogean, eta ixillik !

- bon, maintenant, tu ne me touches pas les cornes, d'accord ?
(Toucher les cornes chez une vache l'énerve prodigieusement. En langage humain, ça se traduirait par : ne m'emmerde pas !)
il n'y a ni Maïliz ni merde ici, et toi, tu restes au lit, et tu te tais !

Je sais, je sais, c'est tout à fait contre indiqué dans tous les fascicules d'apprentissage à usage des soignants. Soignant ou pas, on en reste homme, ou en l'occurrence ici, femme, et faillible.

Mon père s'insurgea, une demi-seconde, avant de remarquer mon air un tantinet contrarié, et finit par se recoucher, en grommelant. Il tira le drap sur sa tête, na !, comme un gamin boudeur, et moi, je tirai la porte derrière moi. Avant de la rouvrir, pour l'entendre, du fond de mes oreilles sourdes, s'il m'appelait encore, à bon escient, cette fois, espérai-je.

Je ne me rendormis pas tout de suite.
Je me morigénai pour cette attitude fautive.
Me remémorai l'œil suspicieux du grand infirmier, quand je lui avais dit que j'appellerai le docteur, hier. Il l'a d'ailleurs appelé de son côté, me soupçonnant de ne pas prendre au sérieux cette histoire d'yeux rougis et de visions. Résultat de notre double appel, une prescription de collyre... le médecin lui-même , ne prenait pas l'affaire plus au sérieux.
J'essayai de considérer les choses objectivement :
j'avais bien le droit de vouloir me reposer, d'essayer de ne pas être dérangée pour des désagréments auxquels je ne pouvais rien. Il y en avait suffisamment pour lesquels je pouvais tout !
Je m'étais montrée un peu sèche, mais pas plus qu'à bien d'autres occasions.
Nous n'en étions quand-même pas à une situation de maltraitance, tout de même !

Par le passé, il est vrai, j'ai été défaillante, à une ou autre occasion, dans mon rôle d'aidante.

Il y a eu cette fois, où, pendant toute une nuit, j'ai présenté à mon père un verre d'eau fraîche après l'autre, pensant qu'il faisait une infection urinaire, alors qu'il était gentiment en "ballon"(tout aussi bien imagé que "globe"), la vessie gonflant comme une baudruche, sans pouvoir se vider. Il a bu avec application, à s'en faire exploser le ventre, le pauvre homme ! 
Au petit matin seulement, le voyant de plus en plus souffrant, j'ai appelé un médecin.

Plus récemment, quand là, pour le coup, il faisait réellement une infection urinaire, j'ai jugé que non... non, non, ça n'y ressemblait pas. Sur la base de quoi ? Je ne sais pas, comme ça.

D'où les réticences du grand infirmier à laisser mon pauvre père entre mes seules mains.
Tout de même, dans ce cas là, n'est-il pas aussi fautif que moi, complice d'une telle forfaiture ?

Je me rendormais tout doucement, sur ces flagellations. 
Ma dernière pensée consciente fût :

-ez ote da iñor diskuitzen ?
- N'importe qui ne peut-il pas se tromper ?

En bon français : tout le monde peut se tromper.
Un genre de  :
Que celui qui n'a jamais péché, me jette la première pierre.

Absoute, je m'endormis comme une bienheureuse.

Au petit matin, mes exhortations musclées avaient porté leur fruit. Plus d'appel. Je m'étais contentée de l'intendance ordinaire, en milieu de nuit.
Le voyant souriant et reposé, je me fis la réflexion que, si ce résultat là était l'aboutissement de 8 années de maltraitance, comment aurait-il été si je l'avais bien traité ?
J'étais définitivement lavée de toute accusation.

Je m'apprêtai à quitter la chambre pour aller déjeuner, quand mon père m'envoya une dernière ruée de mauvais cheval :

- té, gau hontan Olivier ikusi niet. Dutxetant zunen, eta neska eder bat bazunen emen, haren esperuan. Ate direnian, biek hire gel alderat joan tun.

- tiens, cette nuit, j'ai vu Olivier. Il était sous la douche, et une belle fille l'attendait ici. Quand il est sorti, ils sont allés tous les deux vers ta chambre.

Attrape-ça dans les dents !

Ooh, le vilain...

Avec Olivier, nous apprécions ce luxe d'avoir deux résidences. Nous ne sommes pas quotidiennement ensemble. Ca a des avantages, et des inconvénients, évidemment. Nous nous retrouvons parfois en décalé, quand l'un ou l'autre s'en serait passé, et, à d'autres moments, nous nous manquons, séparés de 80 km. Par contre, indépendants et autonomes tous les deux, nous ne nous agaçons pas d'une cohabitation obligée. Et nos retrouvailles sont dans l'ensemble (!) des réussites.
Par ce temps de confinement, le temps de séparation s'étire sur deux mois. 
Un laps de temps suffisamment long pour méditer sur des possibilités de trahison adultérine.
En bonne petite épouse encore très amoureuse de son mari à près de 60 ans, je reste jalouse.
Même quand je ne le regarde pas avec des yeux enamourés, je trouve mon mari plutôt joli garçon. Il est un mari attentionné, délicat, plein d'humour et d'adresse. Je ne suis sans doute pas la seule à m'en être aperçue ! Deux trois femelles ont du faire tourner l'œil, et s'intéresser à mon grand mari délaissé. De loin, je ne peux pas surveiller comme je le devrais. Mazette !
Alors, je reste confiante : Olivier ne me donne pas trop de raisons de douter.
Nonobstant, l'occasion faisant le larron, on ne sait jamais. Plus d'une s'y est laissée attraper...
Là comme ailleurs, laissons arriver.

Mon bougre de père avait-il besoin de fouailler dans mes inquiétudes,  le sadique pervers ?
Il devait se venger bassement de mes rudesses de la veille.
Je me rassurai en me disant que, quand-même, si Olivier et sa dulcinée étaient venus forniquer dans mon lit, je m'en serais aperçue ! Nom d'un chien !

A mon tour, guère plus charitable que lui, je faillis lui dire que de mon côté, j'avais vu Juanita passer dans la cour, au bras d'un sémillant jeune homme de même pas 80 ans...

Je me ravisai. Ceci est un grand secret. Chhhuut.

Le petit déjeuner calmement apprécié, je m'en fus à l'étable, rejoindre mes génisses innocentes.


Vendredi 24 avril  7h




















La nuit a été bien tranquille.
Je me suis réveillée tôt, bien reposée.
J'ai fait le tour d'étable, comme au temps où je partais pour la jardinerie. Ce temps prochain.

J'ai fait un rêve étrange.

Il y avait un cirque, à Agorreta. La ferme était pleine de spectateurs impatients.

Dix énormes éléphants furent lâchés dans le pré. Mes Neskaks, affolées, s'enfuirent, heurtant les clôtures. Les éléphants après un petit galop lourdaud, se mirent à paître dans l'herbe grasse. Les génisses comprirent qu'elles n'avaient pas grand chose à craindre des pachydermes, et se calmèrent, pâturant à leur tour, un peu plus bas.
Deux tigres étaient parqués dans l'enclos des chèvres, chez Nicolas.
Où étaient passées lesdites chèvres ? je ne sais pas. Ces tigres n'étaient pas bien meilleurs que les loups de celle de Seguin...

Enervés par l'agitation dans le champ, les tigres sautèrent par dessus le grillage, et coursèrent les vaches. Je les voyais faire, depuis la fenêtre de la cuisine, ici.
Mes chiens, excités par tout ce remue-ménage, sautèrent dans le pré, et pourchassèrent les tigres, pourchassant eux-mêmes les génisses. C'était horrible : les tigres allaient se jeter sur mes belles, les lacérer, puis, s'en prendre ensuite à mes pauvres chiens, et n'en faire qu'une bouchée.
Je hurlais depuis la fenêtre, les gens hurlaient aussi, penchés à toutes les ouvertures de la ferme bondée.
Bullou mordillait un tigre à la cuisse. Lui, trop occupé à courser un éléphant, la laissait faire. Mes génisses n'étaient plus là. Il n'y avait plus que les deux tigres, lancés en pleine course, puissants, le pelage épais et brillant, les gueules ouvertes sur les crocs acérés, et les éléphants, barrissant leur détresse.

Je récupérais l'un après l'autre mes trois chiens, revenus à la fenêtre. Ils étaient saufs !
Je récupérais aussi un vieil homme et un enfant, qu'on avait emmitouflés dans un drap, et descendus de l'étage. Une chaîne de solidarité s'organisait, pour sauver gens et bêtes du carnage.
Il me manquait Ballurdo, mon fidèle cabot beige.

Je l'appelai, l'appelai, désespérée.
Puis, je me souviens qu'il était mort.

Tous ceux que j'aurais pu sauver étaient bien saufs.
Ouf !

Nous sommes beaucoup dans les rêves, ces temps-ci à Agorreta.
Rêves de nuits et rêves de jours.

Mon père voyage énormément, dans sa tête. 
Il va souvent à Sare, y conduit le tracteur sur des pentes dangereuses, mais s'en sort.
Les cultures viennent bien, la terre y est grasse, et l'eau ne manque pas.
Il voit des gens chaleureux et gais, des enfants joueurs.

Sa seule inquiétude est d'être bien revenu à Agorreta, parmi nous.
Quand il me voit, il me prend le bras :

-  Aahh, hor haiz !

-  Aahh, tu es là !

Il s'enquiert aussi de la présence d'Antton et de Beñat. Je le rassure.
Je m'inquiète : qu'il réclame Antton, c'est le signe d'un très sérieux désordre dans ses neurones.
Et qu'il me touche le bras, affectueusement, alors là, rien ne va plus !

Je me souviens de cette fois où il avait cru que ma mère, pendant la tournée du lait, avait eu un accident. Là, déjà, avait-il rêvé éveillé ? Ou quelqu'un, mal renseigné, l'avait-il inutilement alarmé ? Je ne sais pas.
Toujours est-il que quand nous revînmes à la ferme, avec ma mère, au volant de notre petite Clio rouge de l'époque, nous croisâmes on père, au volant de son tracteur, lui, en partance pour vider la bennette à fumier.
Nous voyant, sauves toutes les deux, il ouvrit grand ses bras, et se prit ensuite les mains, remerciant le Seigneur. Attitude rarissime chez ce païen patenté. Oui, son goût pour la messe lui est venu sur le tard...
Il ne descendit quand-même pas du tracteur, pour prendre sa femme et sa fille chéries, qu'il avait crues perdues, dans ses bras.
Non, après cette manifestation d'effusion incroyable, il enclencha la vitesse, et reprit son parcours.
Que d'émotions !

Là, pour qu'il me touche les bras, nous en sommes à un paroxysme affectif jamais atteint.
J'en suis toute bouleversée...

Enfin, mon père revient content de ses contrées. Il nous partage sa joie et ses nouveaux paysages.
Parfois, rarement, il voit par terre des rats et des serpents. Nous demande de leur écraser la tête, mais sans s'effrayer outre-mesure.
Il déplore juste notre sensiblerie à tous, incapables de terrasser ces tout petits monstres.

Il est reparti ailleurs, dans des endroits où la vie est meilleure.
N'est-ce pas le mieux à faire, quand la mécanique se dégrade et lâche de partout ?

C'est une chance pour lui, et pour nous.

19 avril 18h



Dimanche 18 avril 2020 18H


Je reviens de ma tournée châtaigne.
Il pleut. Je n'ai croisé personne. J'ai emmené les chiens avec moi. J'ai déambulé d'un châtaignier à l'autre, en prenant mon temps. Je voulais repérer les stades des feuillaisons des différents sujets. 
Les japonais sont toujours en avance, quand les endémiques tardent à sortir d'hivernage.

Comme de juste, j'ai commencé ma tournée par mes plants, semés en automne dernier.
Le petit premier, surgi hors de terre dès décembre, montre maintenant des signes de fatigue.
Parti trop fort, trop vite, il a du tout donner, à contretemps, et se retrouver épuisé, maintenant.
Il se fait grapiller les dernières feuilles, les plus tendres, par quelque loche aventurée jusque là.
J'essaie de le maintenir sauf. On verra comment il s'en sort.


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Le semis de printemps ne parle pas encore
J'ai continué sur le chemin longeant le petit bois, avec les 4 premiers châtaigniers.
Pas trop de décalage entre ceux là;.
Leurs silhouettes inversées dans les flaques d'eau boueuse frémissaient d'une onde paresseuse.











L'atmosphère sous bois, la végétation exubérante des lianes de chèvrefeuilles entremêlées aux ronces vivaces et aux lierres sinueux, l'odeur humide du végétal emperlé de bruine, cette lumière de caverne, me ramenaient à une cavité où j'aurais été protégée, abritée du mouvement frénétique et des bruits assourdissants d'un monde en marche forcée.

J'étais bien, sous mon ciré, dans le silence et  la paix.







Le grand chêne laisse venir à lui le jeune châtaignier impétueux. Le jouvenceau impatient darde ses larges feuilles anisées, aux petites dents pointues de carnassier.
Ce printemps encore, les vieux bois noirs de l'un et l'élan végétal du second feraient parier sur une jeunesse décidée à percer.
Cette année encore, peut-être, le temps montrera le contraire.
Je suivrai.

Les chiens furètent. Bullou reste inquiète, poltronne

L'aubépine fleurit. Des nuées de fleurs légères illuminent les talus et les orées de bois.






Mes deux derniers châtaigniers marquent la différence : l'un est de type résolument japonais, avec son long fût droit, son bois noir et sa ramure en ombrelle. Ses feuilles sont déjà largement déployées.
Le dernier, lui, un Sativa du pays, débourre maintenant. La pluie des jours passés l'a accéléré, mais le décalage est bien là.




Plus bas dans la sente,  au pied d'un chêne déployé haut dans le bas fond protégé, les talus se piquètent d'une multitude de corolles délicates, parsemées entre les frondes des fougères tendres.

Je rentre à la ferme.
Mon petit monde est en ordre.

mercredi 22 avril 2020

22 avril




Mercredi 22 avril 2020 9h40



Mon père repose dans sa chambre.
La cafetière gargouille. Beñat ne va pas tarder à arriver, et nous prendrons la seconde collation du matin ensemble.
Les chiens se répartissent entre les étages : Lola ici dans la cuisine, Bullou dans celle d'en haut, et Txief lové dans la balle de foin, au grenier. Je les ai chassés des chambres, où ils devenaient trop turbulents.
Une atmosphère de grande quiétude règne ici.
Après ce temps de repos,  quand le paternel sera frais et dispo, nous ferons notre petite séance d'exercice quotidienne. La pluie de ces derniers jours nous confine en intérieur. Nous avons ce qu'il faut ici aussi, comme agrès, entre la barre de maintien de la douche, et la structure métallique du lit.
Confinée dans le confinement, étrécie aux atours immédiats de mon père, je me sens parfois étouffer. 
Heureusement, l'heure de sortie autorisée  me fait prendre l'air. Par ces journées pluvieuses, il  y a moins  de promeneurs sur les hauts d'Agorreta.
Je retrouve mes sentiers de sous-bois, aux fougères déployées en crosses ouvertes le temps d'un aller-retour, aux herbes hautes emperlées de bruine. Je retrouve mes paysages paisibles et reposants. J'en reviens toujours comme de voyage, soulagée de ce poids d'être 24h sur 24h au chevet de mon vieux père parfois bien mal en point.

La grande fatigue du vendredi matin l'a fait renoncer à la marche.
Il conserve la station debout, s'étirant en poussant le postérieur vers l'arrière, bras tendus en maintien sur sa barre, puis ramenant l'assise vers l'avant, pour ployer les genoux. Nous adaptons le nombre des étirements et leurs cadences à la forme du jour.
Il pratique aussi avec application la respiration, large et profonde, ouvrant bien les épaules à l'inspiration, pour les laisser retomber en relâchant son souffle.
Ses yeux sont devenus rouges, après l'attaque de vendredi matin.
Nous avons mis ça sur le compte de la fatigue, dans un premier temps.
Mais la vilaine coloration résiste à de longues heures de bon sommeil.
Parallèlement, et depuis une quinzaine de jours, bien avant vendredi dernier, donc, mon père a des visions. 
Il a déjà eu des hallucinations, provoquées par des antalgiques opiacés. Là, il ne prend pas de médicament à base de morphine ou d'opium. Quelques connections neuronales ont du bifurquer vers des itinéraires bis champêtres. 
J'ai l'impression que c'est un désordre fonctionnel avec l'apparition de tâches sombres dans son champ de vision.
Comme l'homme ne manque pas d'imagination, il y voit une tête d'homme noir jovial dans la pendule suspendue devant lui, une femme accroupie en train d'écrire au lieu de son fauteuil roulant, ou encore un visiteur avec une lampe de poche devant le tableau représentant un paysage de montagne accroché au mur. 
Cette nuit, il m'a appelée plusieurs fois, pour que je débarrasse sont lit des petites bêtes noires qu'il y voyait. J'ai en vain cherché quelques puces qui se seraient malencontreusement abritées là, faute de chien. Et me suis fait confirmer en observant avec lui un morceau de drap parfaitement immaculé, qu'il y voyait bien ce qui n'y était pas.
Ce sera l'occasion d'une énième visite de notre gentil docteur des familles.

Je lui ai expliqué que ses visions n'étaient pas forcément un signe précurseur de démence caractérisée. Que, comme les acouphènes qu'il vient de découvrir, elles pouvaient s'apparenter à un disfonctionnement de perception, quand vos sens vous envoient des informations erronées. 

J'en sais quelque chose avec mon maudit Ménière, quand j'ai l'impression affolante de voir le monde chavirer autour de moi, au point de m'en retrouver projetée, et de retomber lourdement comme une patate que l'on jette à terre avec rage. Sans parler des sifflements plus ou moins modulés dans mes pauvres oreilles gourdes, enfin, non, sourdes. Encore que, gourdes, aussi !
Non, le monde ne bascule pas, et non, rien ne siffle ni ne bat en cadence autour de moi.
Il me faut rétablir ma perception en tâchant de discipliner ses errements. Pas facile, quand c'est le même cerveau, dans la tête du maître et de l'élève !

On m'a bien théorisé tout ça en l'expliquant par une montée de stress, ce stress bien commode pour couvrir tout ce dont on ne connait pas la marche.
J'admets qu'une tension nerveuse exacerbée favorise évidemment ces désordres fonctionnels.
Mais je maintiens que pour que la tension nerveuse se porte sur tel ou tel organe, il y faut une défaillance, toute physique et mécanique. Et qu'il serait peut-être intéressant d'aller corriger ou traiter cette défaillance, au lieu de jeter le bébé avec l'eau du bain, en se bornant à incriminer "le stress", ce mal du siècle ?
Si "le stress" vous ulcère l'estomac, ou alors si le même "stress" vous fait palpiter le cœur, ou encore si, toujours lui, il vous pince un nerf ou autre entre deux vertèbres, et si, comme un fait exprès le même "stress", générique à tous, s'en prend individuellement  à chacun, au même endroit, ne peut-on pas en déduire assez logiquement que l'endroit en question est aussi partie prenante du problème que ce fameux "stress" fourre-tout ?
N'y aurait-il pas là matière à se pencher de plus près sur l'organe, la mécanique, et pas seulement le catalyseur ?
Pour ce qui est de la viscère, on sait à peu près faire, je pense. Pour l'os ou le nerf physique, on s'y attelle volontiers, quand, poussé pas le patient en grande souffrance et sans meilleure explication, on se donne la peine de quelques investigations poussées.
Mais alors, pour ce qui est plus difficile à cerner, plus complexe ou plus fuyant, malheur à celui pour qui "le stress" s'y niche. 
On opère bien les malades de Ménière, en figeant les alvéoles où les pressions osmotiques se coincent, ou quelque choses dans ce genre là. Je vulgarise.
Le résultat en étant parfois pire que le mal lui même, il faut peut-être attendre que la science médicale progresse, dans le domaine, avant de s'y livrer corps et biens.
Le jour où un grand chirurgien se retrouvera à terre, nauséeux, tremblant et misérable, terrassé par une violente attaque de Ménière, alors là, sûrement, il se mettra à étudier sérieusement le cas.
Ce fut d'ailleurs ce que fit le professeur Menière lui même, en son temps.
Attendons un autre malade éminent, et, jusque là, souffrons !
Continuons de dresser "le stress" en paravent, passons lui la vêture de cause, quand il n'en est peut-être que le marqueur.

Fin du chapitre simili médical.
Et brillante illustration du fonctionnement en delta multiplié d'un cerveau emballé. 
On comprend bien comment on peut se fatiguer à l'excès, allant cheminer si loin de son sentier de départ.
C'est ma manière de promenade, quand je garde un rythme de croisière agréable.
Je tâche  d'en rester à ces flâneries, de ne surtout pas me perdre en une course effrénée, où, écumante de bave, j'y rendrai gorge !

Pour revenir à mon père et à ses visions, je pense essayer aujourd'hui même notre remède miracle maison.
A la sortie de sieste, quand, encore embrumé de sommeil, mon père est le jouet de ses élucubrations visuelles, Antton entrera dans la chambre. 
Qui sait si sa vue ne suffira pas à recaler toutes les fibrillations optiques de notre vieux père ? 
Un genre de choc électrique adapté à la configuration du moment. A voir...

C'est curieux cet effet que fait le cadet de ses fils à notre père. Il subsiste chez ce vieil homme une animosité contre son dernier fils qu'il n'arrive pas à juguler. Il l'aime comme un père aime son enfant, j'en suis sûre. (Je l'écris et en même temps je perçois le non sens de mes mots). Kulunpio, l'appelait-il affectueusement : couillonou. Mais toujours un fond de discrédit filtre dans ses paroles. Nous en plaisantons tous, maintenant. Nous ne sommes plus des enfants attendant de leur père une équité de reconnaissance. Et pourtant...

Je me suis intéressée à cette curiosité là : on ne se refait pas.

Et voici ma théorie, encore une :

Antton est le quatrième fils vivant de mes parents.
Anton, son parrain, frère aîné de mon père, a eu quant à lui avec ma tante Marguerite 3 enfants, 3 garçons.
Les 6 premiers cousins, 3 à Errondenea chez Anton, premier du nom et 3 à Agorreta chez Joset, le puîné d'Errondenea migré à Agorreta, se sont succédés en ordre parfait : 1 ici, 1 en bas, les suivants, pareils, et les troisièmes, itou.
3 partout, égalité des scores.
Les enfants, dans une famille paysanne, c'est un peu comme les grosses machines. C'est un signe de richesse. De prospérité à venir, puisque deux bras supplémentaires à chaque fois, quand tout va bien. 
En plus de, ou, au pire, juste avant, toute considération affective. Je parle ici de ma famille paysanne. Je la connais, c'est la mienne ! (ou alors, c'est justement parce-que c'est la mienne que je ne la connais pas du tout ? Passons !)

Les deux frères Legorburu, l'aîné à Errondenea et mon père à Agorreta ont été comme tous les frères de la terre : tantôt amis, tantôt ennemis, au gré de fluctuations bien difficiles à cerner.
Ils ont été, comme tous les frères de la terre, en compétition, à un moment ou à un autre.
Ces deux là le sont restés jusqu'au bout. dans les rires, le plus souvent, et dans les grincements de dents, bien trop longtemps.
Par solidarité, par amour ? leurs deux épouses, comme beaucoup de belles-sœurs sur cette terre, se sont embrigadées aux côtés de leurs moitiés.
Il y avait deux familles rivales ou assimilées, entre Agorreta et Errandonea.

Au troisième garçon né dans les deux camps, on aurait pu déclarer la course terminée, à égalité.
Quand on ne connaissait pas les protagonistes.
Mes parents, Karmen et Joset d'Agorreta, en tenaient pour river leur clou à ceux d'en bas. (Errandonea étant géographiquement à moindre altitude).
Ma mère était pourtant bien plus vieille que sa belle-sœur Marguerite. D'une petite dizaine d'années, à la louche, je dirais.
Ces quatre grossesses, (son deuxième fils mourût à deux mois), en 6 ans, pour une femme primipare à près de 30 ans, devaient l'avoir épuisée. En ce temps là, on ne s'arrêtait pas de travailler, sous prétexte que l'on venait d'accoucher. Non, le lendemain de la mise bas, on reprenait sa place, son poste.
Elle devait en avoir assez.
En ces temps là toujours, les méthodes contraceptives n'étaient pas trop fiables. On pourrait imputer à ces carences la suite des évènements, à savoir deux autres enfants à Agorreta. Dont moi.
On peut aussi imaginer sans aller chercher trop loin, et en prenant source dans les confidences de notre père, tout de même assez au courant dans l'affaire, qu'un petit vent bravache ait gouverné ce sursaut de libido, conduisant ceux d'Agorreta à la surenchère, en matière de progéniture.
Ma mère allait sur ses 36 ans. Elle avait déjà eu 4 enfants.
Un petit dernier, c'était comme courir un dernier raout. L'emporter haut la main et ne pas risquer de se faire doubler sur la corde d'arrivée, par cette petite Marguerite encore toute jeunette. 
Le pompon, puisqu'il y avait déjà trois garçons d'assurés, ce serait une fille, tiens !
Même si une fille, c'était moins qualitatif qu'un garçon, dans les travaux de la ferme.
Encore que, avec Karmen vieillissante, sa mère, Manuella, invalidée par l'arthrose, il fallait  bien prévoir un renouvellement au niveau des tâches féminines : basse-cour, potager, maison.

Alors, quand ma mère, quatre ans après sa quatrième grossesse, fut de nouveau en espérances, tous les espoirs se ravivèrent : il y aurait un enfant de plus à Agorreta qu'à Errondenea, et en plus, ce pourrait être une fille, histoire de leur flanquer une bonne dérouillée.

Attention, tout ceci n'est que pure supputation d'un esprit fibrillé dans le confinement.

La quatrième espérée fût un quatrième, garçon, encore un.
Mon père dut être déçu de ce petit moufflet.
Pour couronner le tout, Antton, c'était lui, tomba malade, gravement. Il lui fallut beaucoup de soins. Notre mère, après la perte d'un enfant en bas âge, déjà, devait l'entourer de toute son attention. Et priver mon père d'autant, faisant le lit de cette animosité remontée maintenant comme d'une vase profonde. A quoi tiennent nos rancœurs tout de même !

Les années passaient. Mon père aurait pu se contenter de ses 4 garçons, quand à Errandonea, il n'y en avait que 3, et n'y en aurait sûrement pas davantage, raisonnablement.
Mais non, l'idée le tenaillait d'avoir une fille. Il en voulait une !

Je tiens de ma mère elle-même cette version. Tout n'est pas qu'affabulation.
La pauvre femme, je ne peux pas lui en vouloir, éreintée de travail et de marmaille, se soumit à la volonté de son cher et tendre, en bonne épouse de l'époque.
Et la fille survint, 4 ans encore après le dernier garçon.
Autant dire qu'elle avait tout donné, sur ce coup là, et failli y rester. Elle dut aller accoucher à Biarritz, quand tous ses autres enfants étaient nés à Agorreta. Elle me reprocha longtemps ce snobisme. Paix à son âme.

Joset était fier. Joset damait le pion à son frère.

Et voilà comment on refait une histoire, tressant des brins épars en un écheveau boursouflé de fantaisie.
Ceci est mon "bloc", livré pour vous, et pour la multitude, en rémission de mes péchés d'imagination.

En épilogue, ma mère, que je tenais dans mes bras, en ces moments où la vieillesse et la maladie l'avaient rendue molle comme une poupée de chiffon, m'a susurré un jour à l'oreille, sa tête grise ballotée contre mon épaule :

- ikusteun, ez haizela nekin gaxtua ?
- tu le vois, que tu n'es pas méchante avec moi ?

 Elle faisait allusion à toutes ces disputes où nous nous hurlions des horreurs à la face. Je l'avais menacée de lui faire payer ces méchancetés, quand je serai grande, et qu'elle, elle serait vieille.
Une manière de tendresse, chez nous.

- ez nauzula orroitazi !

la traduction littérale ne rendrait pas son sens. Ce serait plutôt :

- ne m'en donne pas l'idée !

Cet échange m'est resté comme une douceur, le goût sucré d'une gourmandise remonté de l'enfance.

Ma mère m'a beaucoup remerciée, du temps de sa si longue maladie. Chaque fois que je tirais sur elle le drap sur un lit frais, elle me disait en fermant les yeux :

-merci, ma pétite, un peu solennellement.

Je tirai la porte derrière moi, ne sachant pas trop que faire de cette tendresse à retardement. Bien embarrassée surtout de la tendre en retour. 
Je la lui ai rendue à notre manière, cette tendresse. En la justifiant sous le prétexte qu'elle nécessitait des soins intimes, d'une intimité physique que nous n'avions ni elle ni moi jamais connue jusque là. Sauf à remonter à mes premiers mois, là où la mémoire a oublié de s'enclencher.
Avec mon père maintenant, se joue le même scénario. La tendresse passe par des gestes doux, une attention vigilante, et quelques rires partagés. Il remercie le coronavirus de m'avoir laissée près de lui, sur ces quelques semaines où il a eu tant besoin d'aide. Me remercier directement moi, il ne le fera pas. Ca nous embarrasserait tous les deux !

La distanciation sociale exigée depuis le coronavirus, chez nous, à Agorreta, nous la pratiquons depuis toujours.

Quand le confinement sera terminé, quand nous retrouverons ces gestes intimes d'une tendresse spontanée, nous resterons, nous, confinés, empêtrés dans nos empêchements.

Nous ne savons pas faire autrement, et ne l'apprendrons sûrement plus, maintenant.

mardi 21 avril 2020

19 avril



Dimanche 19 avril 2020 10h50


La messe télévisée est terminée.
Depuis le confinement, le curé d'Orio officie pour trois paroissiennes disséminées dans une chapelle de fortune.
Ca ne nous empêche pas de chanter, avec mon père, en chœur.

Maintenant, je le laisse à ses jeux du stade sauce basque, et je me retranche ici.
Il a plu, cette nuit.
La nature rafraîchie darde son énergie végétale en tons denses, vert doux, profonds ou presque acides.
Les labours s'assombrissent et luisent d'une terre grasse.
Les génisses sont au pré, chatouillées par les tiges hautes des renoncules fleuries. Elles maintiennent l'herbe assez rase, dédaignant juste les brins fades.

Dans nos parages ruraux, les actualités sont campagnardes, souvent, évidemment.
Tel champ labouré, telle prairie à l'herbe ployée de pluie, tel tracteur ou telle machine récemment livrés.
Hier soir, autour de la table, un petit historique de nos différents tracteurs achetés à Agorreta nous a complètement disqualifiés en tant qu'acheteurs de machines agricoles : seulement quatre tracteurs en 50 ans. Ne parlons même pas des chevaux sous le capot !
Nos compétitions de voisinage ici tournent plus autour des gros engins que des voitures. Nos paysans sont restés de grands enfants : à qui aura le plus beau, le plus puissant.
Ici, nous n'avons que des vieilleries. Qui nous font ma foi l'affaire. A défaut de nous donner du prestige.

Ces considérations, si elles ne me passionnent pas, ont au moins le mérite de nous distraire du coronavirus.
De me distraire aussi de ce quotidien maintenant complètement "confiné" autour du paternel.
C'est parfois pesant, dans les mauvais moments. Et il y en a.

Je tâche tout de même de me raccrocher à ces éclats de rire qui continuent d'émailler nos jours.
Pas plus tard que vendredi dernier, nous avons connu une de ces scènes mémorables, où drame et comédie s'entrelacent comme des danseurs de tango.
Je raconte :

La nuit du jeudi au vendredi fut un cauchemar.
Mon père a geint, souffert, cherché une posture moins douloureuse, essayé de juguler les assauts acides de montées de bile exténuantes. 
Je l'aidais comme je pouvais, le soutenant, le recouvrant, le rassurant.
Il était seul à souffrir. Sa douleur me laissait impuissante et désarmée.
Pas de répit ni de repos en cette nuit, beaucoup de douleur, de découragement, de fatigue.
Le petit matin nous a trouvés blêmis. Nous nous sentions comme deux naufragés roulés sur le sable d'une plage jonchée de débris.
Lui souffrait encore.
Moi, je ne pouvais pas le soulager.
L'infirmier vérifia les constantes. Rien d'alarmant, pourtant. Et pourtant...

Dans la matinée, le vieil homme gris d'une fatigue extrême s'endormit enfin.
Je vaquais dans la ferme, surveillant le repos de mon père dans la chambre aux volets tirés.

Très vite, de mauvais rêves l'agitèrent. Je le voyais reparti pour une séance douloureuse. 
Je m'approchai pour le sortir de ce mauvais sommeil où il se débattait en gémissant, le visage froissé dans d'horribles grimaces. Il semblait avoir très mal.
Je l'appelais, le secouais. Il ne me répondait pas, et continuait à se débattre. La sueur trempait ses draps, et son visage était d'un gris sale, tirant sur le vert sur les pommettes. 
Jamais je ne lui avais vu pareille figure.
Les grognements pendant son sommeil, les râles d'une respiration sifflante et caverneuse à la fois, je les connaissais. Ils ne m'alarmaient plus trop.
Là, c'était différent : mon père ne réagissait pas à mes secousses pourtant fortes, il ne m'entendait pas, et son teint virait à celui d'un mort.
Je pensais qu'il vivait ses derniers instants.
J'allais appeler le médecin, pour le soulager de ce qui semblait devoir être une horrible agonie.

J'en étais là, quand, soudain, il se calma, se figea. Sa respiration s'apaisa. Il exhalait un souffle épuisé, mais plus apaisé. Son dernier souffle, d'après moi à ce moment là. 

Une grande paix tomba dans la chambre enfin silencieuse.

Puis, sa respiration se fit plus rapide, de nouveau. Une nouvelle grimace crispa encore ses traits.
Je l'appelais de nouveau, pensant que la crise revenait, qu'il me fallait à tout prix le sortir de là.
Il se tétanisa sous ma main qui lui serrait le bras. Il pâlit brusquement. Je voyais une veine à son cou frémir, affolée.
Je l'appelai toujours, le secouant de plus en plus fort.
Il ne répondait pas, s'affaissait, puis redevenait dur comme un morceau de bois.
Il geignait moins, son visage se détendait.
Il respirait mieux.

Je ne savais plus trop quoi faire.
J'appelai le gentil docteur. Il viendrait dès qu'il le pourrait. Si j'étais vraiment alarmée, je devais appeler le 15.
Je ne savais même plus si j'étais alarmée, seulement inquiète, ou complètement affolée.
J'étais désemparée.

Antton et Beñat étaient là, juste à côté.
Je leur expliquai la situation : j'avais besoin de leurs avis pour m'en faire un.
Appeler le 15, c'était le faire hospitaliser. Par ces temps de coronavirus, pour plusieurs jours, sans doute, et isolé dans sa chambre.
Attendre le gentil docteur, c'était peut-être le laisser mourir, les bras croisés.
Nous décidâmes d'attendre un peu, une heure, pas plus.

Je leur demandai de venir voir notre père. Ils se feraient une meilleure idée, et je ne serais pas la seule à évaluer la situation.
J'entrai dans la chambre devant eux deux.
Mon père soufflait toujours, mais moins fort.
Son teint avait rosi. 
Je le trouvai bien mieux.

Il grimaçait encore de douleur, geignait en se tordant dans les draps.
Pour qui ne l'avait pas vu un moment avant, il ne se présentait pas trop bien. Mes frères ne le voient pas trop dormir, et s'agiter ainsi dans ses mauvais rêves.
Ils s'alarmèrent à leur tour. 

- Oh là, là, il a mal, dit l'un.
- Il faut appeler le Samu, dit l'autre.

La meilleure mine de mon père m'avait rassurée, de mon côté.
Je m'approchai du lit, lui touchai le bras.
Il entrouvrit les yeux, vaseux.
Tournant la tête en grimaçant toujours, arqué contre l'oreiller, il perçut dans son horizon les silhouettes de ses deux fils.
Son regard, de flottant, devint plus précis. Il ajustait sa vision.
Relevant la tête avec difficulté encore, il dit :

- zer tun bi astopito hauk ne gelan !?
- qui sont ces deux couillons dans ma chambre !?


Chaque parole le ramenait sur la bonne rive aussi sûrement que le meilleur cordage de secours.
Je souris. Mes frères sourirent aussi. Mon père finit par défroncer ses sourcils, et sourire avec nous.

Il revenait à lui, à nous.
Ce n'était pas encore pour cette fois, toujours pas, toujours pas !

Le gentil docteur se présenta quelques minutes après.
Il prit les constantes, ces mesures médicales, ordonna une ou autre analyse, reprit les nouvelles qu'il avait déjà eues la veille, et s'en fût, sa sacoche de docteur sous le bras.
Mon père se rendormit, bougonnant encore, mais content.

Nous le laissâmes dans la chambre de nouveau calme.
Nous avions la preuve encore une fois de la capacité de réanimation de la présence d'Antton dans les parages de mon père.
Il agit comme les sels les plus puissants, passés sous les narines des jouvencelles pâmées d'antan.

La situation du jour nous ramena à cette autre fois, en octobre 2018.
Mon père alors avait perdu ses esprits, au point de se croire revenu à ses jeunes années, avec ses chiens et ses vaches de l'époque. 
Il était physiquement à l'hôpital de Bayonne. Dans sa tête, il était entre Errondenia et Agorreta, cinquante années en arrière.
Il était alors aussi bien mal en point. Plus mobile que maintenant, il se jetait en avant, tombait, se faisait mal, et recommençait à vouloir se lever et marcher, dès qu'on lui tournait le dos.
C'était un enfer, et notre mois de septembre 2018 manqua nous achever tous.

Nous en étions venus à l'idée que le mieux pour lui, et surtout pour nous, était de le faire admettre en maison de retraite.
Pour qui le connaît, ce parcours d'admission en institution n'est pas une mince affaire.
J'étais parvenue dans l'urgence à trouver une place à Urt, dans la si joliment nommée résidence "Les Hortensias".
Le transfert était prévu pour le lundi.
Nous étions vendredi soir.

Mon père se trouverait aussi bien à Urt qu'à Tombouctou, disions-nous. Et nous, nous n'aurions plus la mission impossible de le surveiller à chaque instant. Nous refilions le bébé.
Un grand sentiment de culpabilité me taraudait : je manquais à ma mission de veiller sur mes parents jusqu'au bout. Ce que j'avais fait pour ma mère, je ne le ferai pas pour mon père. Je baissais les bras, et m'en voulais. Mais...

Ce vendredi soir, nous étions allés lui rendre visite, Antton, Beñat et moi. 
C'était une manière d'adieu, puisque nous le transférions à la limite du département, bien loin d'Agorreta.
Son absence d'esprit nous aidait bien à lever notre culpabilité. Elle nous arrangeait.

J'avais vu mon père, seule, la veille au soir, en sortant de la jardinerie.
Il ne m'avait pas reconnue, me souriant béatement, toujours très urbain.
C'était pour moi une affaire entendue : il était perdu pour nous, et perdu pour ce temps.
Il était très bien là où sa conscience le mettait, loin en arrière, et dans des endroits qu'il aimait, entouré des bêtes et des gens de cette époque.
Ca allégeait considérablement cette admission en maison de retraite, perçue comme un abandon, toujours, mais sans ce déchirement des vieux parqués là contre leur gré.
De gré, mon père, n'en avait plus que du bon. Où qu'il soit et où qu'on le mette.
D'après moi, ce jeudi soir là.

La visite du lendemain était pour nous le prémisse des autres visites que nous projetions de faire hebdomadairement à Urt, le temps de pouvoir le rapprocher d'Agorreta, quand une place se libérerait plus près.

Parcourant les longs couloirs aux portes sécurisées par des codes d'entrée, nous poussâmes la porte de sa chambre, tout au fond.
La journée avait été belle, et le store était tiré sur le soleil couchant, striant le lit de barres obliques en pointillés.
Mon père regardait vers l'extérieur. Il ne tourna la tête vers nous que quand je lui touchai le bras. Il souriait, gentiment, comme il aurait souri à n'importe qui matérialisé dans son champ de vision.
Il balaya d'un regard absent les deux silhouettes de mes frères.
Un léger froncement de sourcil. Sans plus.
Appuyée contre le dosseret du lit à l'arrière, je lui demandai comment avait été sa journée, s'il se sentait bien, s'il avait vu quelqu'un.
Les mêmes questions que je lui posais chaque soir, et auxquelles il répondait évasivement, m'informant de la venue d'une grand tante morte un demi-siècle plus tôt, ou du vêlage de la Moro qu'il avait eue en 1960.
Mes frères s'approchèrent, lui demandèrent à leur tour comment il allait.
Je perçus une pointe plus aigue dans ses yeux. 
Il les regardait, tour à tour, et une pincée de méfiance filtrait dans ses pupilles rétrécies.
J'étais étonnée de cette expression, de cette interrogation dans ces yeux jusque là lissés d'une sérénité béate.
Voulant faire un semblant de devoir, je commençai à lui parler d'Urt, lui rappelant qu'il allait tout à côté, dans sa jeunesse, chercher du vin, nous avait-il raconté.
Je voulais présenter ce transfert penaud comme une villégiature agréable, un retour vers ses années où il semblait vouloir revenir, et rester.

Chacun de nos mots rameutait en vitesse accélérée toutes ses facultés intellectuelles. 
Quand jusque là il répondait évasivement, ne demandant rien  quant à lui, là, il se concentrait de toutes ses forces, essayant d'ajuster au mieux ses perceptions émoussées.

- Urt ? me dit-il, une pointe de colère dans la voix, qu'est-ce que j'ai à faire de Urt, moi ?

Aïe, ça se présentait mal. 
J'avais imaginé un parcours bordé de nuages roses, de fleurettes légères, où l'horizon s'ouvrait à lui comme une arche colorée. Une simili-entrée au paradis : lui aurait été là aussi bien qu'ailleurs, bienheureux et paisible. Et nous, nous aurions été dégagés de la trop lourde tâche de le veiller, de le surveiller, à chaque moment, à la maison.
Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Au lieu de quoi, ne voilà-t-il pas que la conscience du présent lui revenait.
Ne voilà-t-il pas qu'elle lui revenait à grands galops, et rameutait devant nous ses meilleures facultés, à l'acuité plus pointue que jamais.
Ca n'allait plus du tout !

Il avait bien compris ce qu'il y avait à Urt. Et décidé qu'il n'en voulait pas.

- Ez naun joango, décréta-t-il fermement.
- Joan, ez, ez duzu egingo, eraman, egingo zatuzte.

- Je n'irai pas.
- Non, tu n'iras pas : on t'y emmènera.

Mon cynisme me laisse pantoise...

- Ez nauzue gehio ikusiko, orduan
- Vous ne me verrez plus, alors.

Je ne poussai pas la brutalité jusqu'à lui dire que c'était un peu ce que nous espérions.

Me voyant perdre pied, mes frères abrégèrent l'entretien, et nous repartîmes, les épaules basses.

Une nuit de réflexions torturées plus tard, je décidai avec mes tout proches satellites d'inverser la vapeur toute, d'annuler Urt, et de prendre les dispositions pour un retour à la maison, en catastrophe, mais bon.
Tout le monde s'y mit, bon gré mal gré, et mon père réintégra la maison, le lundi où il aurait du entrer  aux "Hortensias".


Depuis, quand il récrimine contre nous, contre ses conditions de vie à la ferme, nous vient la question :

- et comment tu crois que c'est, à Urt ?

Et tout le monde de rire, y compris lui, même s'il lance vers moi un regard un peu interrogatif, pour s'assurer que c'est bien une plaisanterie.

oui, parce-qu'en plus d'être des enfants indignes, nous sommes aussi de cruels pervers...

Depuis aussi, quand il fait mine de régresser vers des contrées intérieures un peu sombres, nous le ramenons énergiquement sur la bonne rive, en lui rapprochant... Antton !

Le meilleur baume anti pâmoison !

samedi 18 avril 2020

16 au 18 avril



Jeudi 16 avril  15h30

La matinée n'a pas tenu les promesses de l'aube, aujourd'hui.
Des méandres pastels sinuaient à l'aplomb d'un horizon long.
Une lumière vive sourdait de derrière la pinède encore sombre.
Quelques minutes à peine plus tard, toutes ces irisations en devenir se ternissaient d'un gris ordinaire.

J'ai malheureusement supprimé ces jolis clichés...
Les transactions numériques ont ceci de catégorique : elles ne pardonnent pas. Ce qui est envoyé est parti, on ne peut plus le rattraper. Ce qui est effacé est perdu, pour ceux qui comme moi vident leur corbeille en instantané. Trop d'ordre tue l'ordre !

Qu'à cela ne tienne. Revenons aux bonnes vieilles évocations en mots. Faisons travailler notre imaginaire, sans le laisser s'appauvrir dans les limites figées d'une image immobile.
Admettons le spontané et ses fulgurances. Ne gardons pas cette illusion entretenue d'un temps qui s'arrête, repart et dure à la commande. Retrouvons la richesse d'une remouture à distance, quand le même paysage, la même histoire, se teinte tout à fait différemment suivant le lieu où l'époque d'où on le rappelle à sa mémoire.
Une personne, un lieu, un temps, autant d'histoires pour la même histoire.
La réalité est une conjoncture.

Revenons à l'ici et au maintenant.
Ce diable de coronavirus amène dans notre cour des badauds désorientés.
Les lieux de promenade plus urbains étant interdits, la population citadine se replie sur notre campagne, autour d'Agorreta.
Jamais comme maintenant nous n'avons vu déambuler tant de promeneurs, alentour.
Seuls ou par petits groupes, les silhouettes animent mes parages.
Je partage mes sentiers et mes flancs de coteaux ensoleillés, à ces confinés à la recherche d'un peu d'espace. Je suis contente pour eux de ces découvertes campagnardes.

Comme mes chiens ne sont pas disciplinés, je préfère louvoyer au large de ces petits groupes, pour ne pas créer d'incidents.
Le mieux est encore de sortir au soir, quand, bêtes et gens au repos, je retrouve l'apaisement de mes paysages rendus à leur ambiance d'avant.
Les soirées sont belles, ces jours-ci. Nous vivons un printemps magnifique. Tellement étrange, mais magnifique, indubitablement.
Le temps est tout différent, rendu à une vacuité dolente.
Je me souviens bien combien cette même vacuité m'affolait, il y a trois ans. J'étais seule en panne dans un monde en marche. J'avais la sensation d'être débarquée sur une côte sombre, et de voir repartir le bateau, sans moi.
Maintenant, c'est tout différent : le monde entier est en panne.
Et mon petit monde, lui, déjà très recentré sur son noyau, continue de tourner comme si de rien n'était.
On vient nous voir, nous recevons dans la cour. Le courant d'air se fraie sous l'arche, et emporte les miasmes. D'un banc à l'autre, nous devisons, prenant notre temps qui ne nous est plus compté.
C'est sûrement une manière de vivre ce confinement très égoïste et scandaleusement insouciante.
C'est la mienne.
Je coule auprès de mon vieux père des jours paisibles.
Il cahote entre des poussées d'énergie qui le soulèvent hors de son fauteuil, et des retombées de soufflé qui le laissent affaissé dans la toile.
Chaque jour est une surprise, imprévisible.

Le gentil docteur nous a cueillis à la sortie de la sieste.
Masqué, sanglé dans une blouse blanche bien trop petite pour un grand gaillard comme lui, il a soliloqué un moment : nous n'avons pas trop compris ses paroles. En temps normal, déjà, il nous faut tout. Alors là, avec la barrière du masque en plus, c'est foutu !
Nous avons juste compris que tout allait pour le mieux, pour le moment. Alors...

Ce temps détendu, étiré, cette suite de moments lissés dans cette période hors de tout, restera je le crois dans ma mémoire comme une éclaircie magique.
Mes mots peuvent sûrement paraître sidérants de bêtise et ma réaction insupportable à ceux qui vivent ce confinement comme une catastrophe, une tragédie, pour certains. La catastrophe et la tragédie qu'elle est.

Ce sont pourtant mes mots, et ma réaction, sincèrement livrés, et assumés.
En ce moment.

Plus tard peut-être, je verrai la même chose tout différemment. 
Je relirai ces mots, et m'en scandaliserai.
Plus tard peut-être, mon histoire du moment deviendrait toute autre chose, si je la relatais depuis cet horizon futur.

Et bien, je prends ce risque d'une spontanéité sans garde fou.
Pour ne pas courir celui de perdre l'authenticité de mes sensations de maintenant.

Mon père le dit, et je le dis avec lui :

- gero gerokoak !
- laissons pour plus tard ce qui doit venir plus tard !

Ca manque sûrement de responsabilité et d'anticipation.
Ca ne ferait pas de nous de bons politiques.
Ca tombe bien, nous n'en avons aucune ambition.
Honte à nous
Et paix sur la terre.



Vendredi 17 avril 2020 19h24

Un violent orage cingle le paysage.
Un coup de vent brutal nous a rapatriés en catastrophe depuis le garage où nous dinions, par cette chaude soirée printanière.
J'ai fait le tour de toutes les ouvertures de la ferme, pour m'assurer qu'il n'y avait aucun volet battant. J'ai parcouru ces pièces vides, aux ambiances agréables, de tous ces bons moments vécus là.
Je suis redescendue ici. Je m'y sens bien aussi.
La vieille bâtisse fait le dos rond au mauvais temps. Les murs épais  amortissent les grondements courroucés d'un tonnerre tout proche.

Mon père a eu une mauvaise journée, après une mauvaise nuit.
Les misères du grand âge ont pincé plus fort, plus loin dans la vieille carcasse ébranlée.
Il n'y aura pas que des plages sereines d'un bien-être partagé, dans cette période.
Il y aura aussi toutes ces nuits de veille, toute cette souffrance, cette lutte de la chair contre la dégradation. 
Tous ces moments silencieux où un vieil homme regarde au loin, et abandonne sa dignité à des mains bienveillantes, le temps d'être rendu à lui-même, à son corps déssouillé.
Tous ces moments difficiles où la vie semble ne tenir qu'à un fil. Et puis réintègre ce qu'elle a paru fuir, ranime une vitalité désemparée, mais bien là, encore.

Cette ambiance de confinement parvient aussi jusqu'ici, évidemment.
Cette incertitude, cette déliquescence de nos quotidiens, désarment et désemparent, aussi.
Cette sidération se crispe en une tension palpable, plus palpable que la menace dont elle sourd.
Cette tension pèse. Elle me pèse, et serre mes oreilles congestionnées d'une pression mécanique.
L'orage de ce soir libère un peu de cette tension, allège ce poids dans les fluides de mon corps.

La courbe des chiffres anxiogènes du coronavirus impulse aussi l'espoir d'une sortie de crise.
La morosité plaquée sur tout s'allège à peine de cette perspective.
Il faudra sûrement du temps pour que les choses reviennent à la normale. Et la normale ne ressemblera pas à l'avant, sûrement.
Inutile pour moi de chercher à me projeter trop loin.

La nuit prochaine sera meilleure que la précédente, je l'espère.

Mon père dort, maintenant.
Je ne vais pas tarder à me coucher aussi.


Samedi 18 avril 2020 10h34

Je relis les mots de ces deux derniers jours. Illustration criante des revirements d'un tempérament bien changeant. Illustration aussi d'une ambivalence omniprésente et incontournable dans tout ce que je vis.
Sans être grand clerc, dans ce que vivent la plupart.
Illustration parfaite de mon "un lieu, un moment : autant d'histoires pour la même histoire".
Je ne cherche plus depuis longtemps une cohérence dans mes pensées. J'ai renoncé à l'idée d'un temps fluide où chaque instant coule après le précédent, en une relation logique et rassurante.

Ma fameuse congruence, où chaque satellite de ma vie ramène à un noyau central, est bien malmenée. Pourtant, je la sens bien là, préservée des cahots. Je me sens bousculée, souvent, désarçonnée et fragile. Je travaille assidument à une résilience salvatrice. De tout ce qui me fragilise, j'essaie de tirer un enseignement pour prendre des forces, mieux résister la prochaine fois.

Cette période me ramène à celle-là même d'il y a trois ans.
Depuis, j'ai fait du chemin. Je me sens dans la bonne voie. Je me sens mieux, et ce n'est pas qu'une illusion, une espérance, c'est la réalité du moment. Pour moi, et ici.
Ma seule ambition maintenant est celle-là : vivre juste, humblement, sans viser trop haut. Vivre juste, en gardant la tête levée vers les jolies choses et les espérances légères.

J'ai cueilli ainsi ces deux ciels, l'un de jeudi soir, et l'autre de ce matin :







Je les ai contemplés, et m'en suis emplie.
Là où on met de jolies couleurs, il y a moins de place pour les ombres.
Me semble-t-il.