Une courte sieste et me revoilà en ces pages.
Je vous présente la petite Rubita roussette :
Bon, ici, elle n'est pas trop visible.
Vous connaissez maintenant la rengaine : vous la verrez mieux la prochaine fois !
Elle s'est ce matin familiarisée avec sa proche parentèle.
Comme sa demie-sœur, la semaine dernière.
Vous les voyez ici toutes les deux, la brune Galzerdi et la rousse Rubita.
Ces deux là sont sœurs par le père, conçues le même jour, et nées à une semaine d'intervalle.
Cette petite semaine d'aînesse autorise Galzerdi à introniser sa sœur dans le troupeau. Elles deviendront inséparables, sœurs de lait aussi sans doute, à se partager les pis de leurs mères respectives en allant au mieux garni.
Rubita se montre plus vive et aventurière que sa sœur.
Dès le jour de sa sortie, elle descend dans le champ, en avant-garde de sa mère et des suivantes.
Le patriarche d'Agorreta se poste en vigie.
Il est content de ces deux naissances, de ces deux petites vêles à Agorreta.
Maintenant, ses vaches, ce sont ses joies.
Toute sa vie, il a travaillé avec des bêtes.
Chacune de ses journées à Agorreta, il l'a partagée avec des vaches.
Notre petit cheptel d'aujourd'hui n'est évidemment plus notre activité vivrière.
Tout de même, la réalité économique ne se perd pas de vue.
Je dois nourrir mes bêtes, et engager quelques frais pour les soigner correctement. Une vache ne vit pas que d'herbe sauvage et d'air pur...
Si je ne compte pas sur mes vaches pour m'enrichir (je serais dans l'erreur, je pense !), je ne veux pas non plus y engloutir mes petits revenus salariés.
Pour équilibrer la balance économique, je dois vendre deux bêtes chaque année.
Mon étable n'est de toute façon pas extensible, et je n'ai pas plus de sept places dans cette première partie. La seconde, je la réserve à l'engrangement des récoltes de citrouilles ou autres betteraves, occasionnellement à l'isolement d'une bête, comme pour ces derniers vêlages, par exemple.
Ce barème correspond aussi au temps que je souhaite consacrer à mon élevage.
Là, avec Galzerdi et Rubita, j'en suis à huit bêtes. Les deux petites contiennent pour le moment facilement dans une place pour adulte.
Si tout va bien, cet été, Bigoudi et Pollita seront prêtes à être inséminées de nouveau, pour refaire deux veaux le printemps prochain.
Mes quatre génisses ont autour des deux ans. Celles-ci aussi, prêtes cet été pour être "remplies", comme on dit pour les vaches à féconder.
Si je gardais tout le monde, ça ferait quatorze bêtes pour l'été prochain !
A condition que tout aille bien, évidemment. Mais je ne vis pas dans l'idée que mes entreprises dérapent, en général. Je garde juste cette triste augure dans un coin de ma tête, un coin retiré où je vais rarement prospecter.
Mathématiquement, je dois sortir trois bêtes pour l'hiver prochain.
Bigoudi, Galzerdi, Pollita et Rubita restent à Agorreta.
Des quatre autres, je ne peux n'en garder qu'une.
C'est la dure loi de l'éleveur. La sélection implacable.
Ce n'est pas la partie la plus agréable du métier, mais elle lui est indispensable.
Je vais voir comment mes petites évoluent. Je ferai saillir mes deux mères quand elles seront prêtes pour une nouvelle maternité, d'ici trois mois environ.
Je pense garder Fauvette, ma belle fauve à tête blanche :
Si ces trois là "prennent", c'est-à-dire si elles acceptent l'insémination, la sélection sera toute faite.
Si l'une d'entre elles s'avère stérile, la chance sera laissée à une autre.
Mes bêtes ont la vie belle à Agorreta.
Pour certaines, elles y resteront de longues années.
Pour d'autres, le séjour sera plus court.
Ainsi va la vie de la vache à la ferme...
Je vous livre maintenant le récit d'autres naissances à Agorreta.
Ces histoires datent de plus de dix ans, voire peut-être quinze, je ne sais plus au juste.
Vous y retrouverez les mêmes émotions, inquiétudes, joies et peines que maintenant.
Et, si ce "bloc" perdure dans le temps, d'ici dix ans encore, ce seront encore toujours les mêmes...
Mes bêtes vivaient comme moi, de peu, mais sans se plaindre. Elles gagnaient en rusticité ce qu’elles perdaient en performances. Evidemment, à la moindre anicroche, c’était le trou assuré dans un bilan équilibré au plus juste.
Un simple appel au vétérinaire, le museau conquérant du long 4x4 avancé dans la cour de la ferme, signifiait immédiatement ponction douloureuse sur mon salaire. C’est dire si je ne l’appelais qu’en dernier recours, celui-là !
Mais bon, une bête souffrante, en dehors de l’affectif, même muselé par le portefeuille mince, c’est aussi une production diminuée. Alors, dans la droite ligne de mes cultures « bio-économiques », je pratiquais l’élevage « vigilance préventive ».
Un suivi quotidien, une observation constante, me garantissaient l’optimisation de l’état sanitaire de mon cheptel. De petites interventions paramédicales de base, d’ailleurs assez controversées, quelques audaces parfois chèrement payées, cahin-caha, je me débrouillais.
Il y a eu évidemment quelques ratés notoires. Et notoirement retenus par des indélicats décidés à ternir ma réputation…
Un agnelage par exemple me revient de triste mémoire.
C’était une belle après-midi de fin d’hiver, je pense. J’approchais de la bergerie, mon petit seau de maïs et de vieux pain tranché sous le bras.
Les moutons adorent ce mélange. Il remplace avantageusement luzerne déshydratée et autres granulés sûrement de meilleure valeur alimentaire, mais tellement coûteux ces derniers temps qu’ils mériteraient d’être placés dans des vitrines barricadées sur des étagères tendues de velours pourpre, à l’égal des bijoux de luxe, chez les distributeurs dont le premier travail du matin est de changer les étiquettes tarifaires.
Autant il y a quelques années l’affichage prix s’empoussiérait tristement au coin des rangées de palettes de sacs, autant là, ce sont les sacs qui commencent à pâlir sous les écriteaux bien souvent renouvelés.
C’est devenu un luxe de nourrir quatre poules et une chèvre à l’aliment, de nos jours ! D’ailleurs, après la folie de la vache, la fièvre jaune de la volaille grippée et la langue bleuie du mouton, la flambée du prix de la céréale a fini de décimer les trois-quarts des petits élevages familiaux.
Et de ruiner les petits agriculteurs dans mon genre…
Bah ! L’amour du métier me tenait tant et si bien que l’évidence financière admise ne me décourageait pas. Je n’ambitionnais pas de m’enrichir sur mon exploitation. Ca tombait bien. Je me contentais de ne pas y laisser plus que ce que mon salaire ne me le permettait. Et j’y arrivais.
Sur ce point au moins, je n’ai pas à douter. Le sentiment de bien faire son travail est chose subjective. Le jugement de mes responsables me l’a démontré, si besoin en était. Mais le solde de mon compte en banque est une petite réalité dure et ferme. On peut s’y fier sans se poser cinquante questions. J’ai toujours pu payer ce que je devais. Ca me suffisait.
Cette digression m’éloigne de mon anecdote. J’y reviens.
C’était donc une belle après-midi froide et claire, un soleil pâle dans un ciel tendu sans faux-pli.
Je marchais d’un bon pas, les chiens trottinaient autour de mes jambes. La demi-douzaine de moutons que je qualifie avantageusement de troupeau m’avait repérée depuis le bout du champ où ils broutaient mollement une cime d’herbette aride.
Ils s’avançaient, au rythme irrégulier de leurs sabots chroniquement ulcérés. Là encore, je soignais comme je le pouvais, à coup de remèdes de grand-mère, là où un bon désinfectant aurait sûrement eu bien meilleur résultat. A vingt-quatre euros la bombe, je préférais la garder intacte sur l’étagère…
Une bête manquait à l’appel. Une vieille brebis éthique, mère et grand-mère de la moitié des autres, l’ancêtre vénérable et respectée. La veille, je l’avais regardée de près. Elle était pleine, et approchait de son terme. A son âge, c’était un défi osé, mais le bélier ne l’entendait pas de cette oreille.
Je suis d’avis qu’il faut laisser faire la nature. Et intervenir le moins possible quand il s’agit de décider de ce qu’un animal peut encore donner.
Ma vieille brebis se trouvait encore amoureuse à la fin de l’été. Le mâle, peu regardant sur l’allure de ses partenaires, l’avait honorée. Elle portait le fruit de ces amours. Jusque là, elle avait chaque année agnelé sans souci, et élevé très régulièrement une paire d’agneaux sans faire d’histoire. Je la respectais comme elle le méritait.
Ne pas la voir m’alertait. J’imaginais qu’elle était en travail dans la bergerie, puisque aucun bêlement ne me signalait un nouveau venu, ou deux, comme je l’espérais.
Je hâtais le pas, impatiente de savoir où en étaient les choses. Tout éleveur connaît cette émotion. Une naissance est toujours un évènement attendu avec un peu de crainte. Le miracle de la vie est naturel mais la mort l’est aussi. Et dans ces occasions, les deux s’entrelacent très vite.
Le portail grinçant, l’entrée étroite, la bergerie sombre après le grand soleil.
Je ne la vis pas immédiatement. Elle, me reconnut, et bêla un appel à l’aide.
Les autres se présentaient déjà, attirés par la pitance annoncée. Pour les éloigner de ma bête en détresse, je distribuai dans la mangeoire du fond. Sans plus de manières, elles se mirent à l’œuvre, craquant les grains en contorsionnant leurs lèvres mobiles. Des grimaces de vieille femme qui a oublié de remettre son dentier.
Le monde animal ne connaît pas la pitié. Le besoin de manger passera toujours avant la curiosité, souvent avant la peur, et sans l’ombre d’un doute avant tout lien filial rompu par plus d’un cycle de procréation.
Mes brebis comme mes vaches surveillent leur petit et les défendent s’il le faut. Tant qu’elles n’en ont pas un autre. Le dernier-né reste le seul à protéger. Un agneau ou un veau de l’année précédente deviendra un ennemi s’il essaie de s’intercaler entre sa mère et le dernier petit. La bête ne reconnaît pas ses aînés, semblerait.
Je me demande d’où les humains tiennent cette mémoire de filiation. Des papiers d’enregistrement, peut-être…
Bref, je m’approchais de ma brebis parturiente. Son bêlement m’avait paru alarmant. Au-delà de la souffrance normale d’un agnelage sans problème.
Je m’accroupis. Elle roulait des yeux affolés. Le mouton est bête vite effarouchée. La panique monte immédiatement dans ces cervelles étroites. Mais là, il y avait de la peur, oui, mais surtout beaucoup de mal.
Je me suis souvent trouvée en empathie avec mes bêtes. Ce jour là, je sentis mes entrailles se crisper. J’adoucis la voix et le geste, tâchai de rassurer, d’apaiser. Le tableau se présentait mal. La brebis couchée sur le flanc haletait en grande difficulté. Elle se contorsionnait sans pourvoir se redresser. La litière malmenée autour d’elle témoignait de ses efforts avortés. Elle avait expulsé la matrice, et l’agneau à naître ne paraissait pas.
Il fallait vite intervenir.
J’avais déjà vu faire le vétérinaire, avec des vaches, dans le même cas. Mais ma vieille brebis ne valait pas le prix d’une visite de professionnel. Dans ces moments, le sentiment ne peut pas avoir sa place. Plus exactement, si l’on n’a pas les moyens de se le payer. C’était mon cas.
Mon neveu appelé au secours se présentait déjà, le fusil à la main, pour abréger des souffrances inutiles.
Dans l’urgence, et parce-que je ne pouvais pas me résoudre à cette triste extrémité, j’ai voulu essayer de faire quelque chose. Beaucoup de bergers le font. Avec succès souvent. Pas toujours évidemment.
Les augures ne m’étaient pas spécialement favorables. Une brebis vieille, fatiguée, un travail trop avancé. J’ai fait ce que j’ai pu.
J’ai remis la matrice en place, ou du moins, je l’ai réintroduite sans trop savoir où elle devait se loger. J’ai cherché ensuite l’agneau dans ce magma chaud et glissant. Je l’ai trouvé. Je l’ai tiré à grand peine avec l’assistance de mon neveu.
Le pauvre garçon a manqué vomir ses trois derniers repas. Mais il a tenu bon, s’est attelé à la tâche ingrate les yeux à demi fermés. Grâces lui soient rendues de cette valeureuse abnégation.
Au bout de quelques minutes intenses, nous avions sorti un petit agneau crème, vivant, de longues pâtes emmêlées autour d’une tête engluée. J’ai regardé tout de suite si c’était un mâle ou une femelle, comme le font tous les éleveurs-naisseurs, je pense. Une femelle induit souvent la promesse fructueuse d’une augmentation du cheptel, pour peu que la souche soit bonne. Et là, une petite de ma vieille et si méritante brebis, je l’aurais choyée en mémoire de sa génitrice.
La génitrice en question soufflait toujours, mais un peu moins fort. J’ai voulu prendre cette atténuation pour du soulagement.
Nous étions heureux, avec mon neveu. L’entreprise tournait bien. Nous revenions de loin.
Entre congratulations et émerveillement, nous avons pourtant vite du déchanter. Le petit animal ne respirait pas correctement. Immédiatement, nous mîmes en œuvre les premiers gestes de survie préconisés dans ces situations. Soufflage dans le museau, petite coulée d’eau fraîche dans l’oreille, remuage synchronisé des membres. Malgré toute notre bonne volonté et à notre grand désespoir, rien n’y fît.
La petite agnelle s’éteignait sous nos yeux avant même d’avoir ouvert les siens sur le monde.
Une déception aiguë, mais connue déjà. Je me tournai vers la brebis, lui caressai le chanfrein incurvé et soyeux. Elle releva la tête, ne parvint pas à se redresser davantage, et reposa lourdement son museau dans la paume de ma main. Son souffle pénible présageait mal de la suite. Je savais à quoi m’attendre alors.
Mon neveu reparti, je m’assis dans la fougère souillée, soutenant la tête de ma vieille mourante. Elle aussi avait compris. Sa respiration s’apaisa, sa tête s’alourdit encore, elle étendit ses pattes, et exhala un dernier souffle résigné. Enfin libérée de tant de douleur inutile. La fin difficile d’une vie bien remplie.
Je me souviens de cet instant de peine, mais de peine douce, presque de sérénité. Des larmes tièdes me coulaient sur les joues. Je ne sanglotais pas. Je laissais aller la tension de la lutte contre la mort. Il faut savoir reconnaître le moment où l’on a perdu, pour le vivre au mieux.
A chaque fois, j’ai essayé d’accompagner mes bêtes dans la mort. On partage des années avec un animal, on l’élève, on le nourrit, on le soigne. On apprend à le connaître au fil du temps. On vit chaque jour dans la même odeur lourde et chaude.
En principe, un éleveur voit naître plus qu’il ne voit mourir. Les bêtes en fin de carrière quittent la ferme sur pied. C’est une réalité économique rude sans doute, mais incontournable.
Même après une honorable carrière, l’animal sera encore appelé à payer sa tête, au prix du kilo, aussi maigre soit-il. Pour les vaches, c’est la règle. Celles qui meurent à l’étable le font par accident ou euthanasie à la suite d’une maladie qui rend leur viande impropre à la consommation. C’est toujours un moment pénible. Mais il fait partie du métier.
Les brebis, chez moi du moins, meurent de leur belle mort, si elles ont été destinées à la procréation. Dans les fermes alentours, certaines finissent dans la marmite à « tripox » des fêtes de Biriatou.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas, s’il s’en trouve, le « tripox » est un boudin confectionné à base de viande de mouton de réforme. C’est le plat traditionnel et réputé des fêtes locales du petit village de Biriatou, autour de la Saint Martin du mois de novembre.
Le bélier est sacrifié au bout de quelques années, au profit d’un plus jeune, plus vigoureux. Là encore, c’est la dure loi de la jungle. Dans une cour de ferme, il fait meilleur être une femelle bien bâtie pour donner la vie. Le mâle, quel qu’il soit, ne fait jamais longue carrière.
Dans nos sociétés humaines, nous nous sommes éloignés de ces primaires naturels. J’imagine que beaucoup y trouvent leur compte… Moi la première d’ailleurs, vieille femelle stérile et improductive !
L’attitude face à la mort est différente, quand on côtoie régulièrement le monde animal. Pas seulement du fait de l’évidence de la relation vie-mort. Mais plutôt par l’observation de l’indifférence de la bête vivante pour la bête morte.
Une vache privée de son veau mené loin d’elle va l’appeler, plusieurs jours durant parfois. Elle le cherchera, le réclamera, à longs meuglements désespérés qui la laissent enrouée.
Cette même vache, si elle flaire le cadavre refroidi de son petit, s’en détournera très vite et ne se plaindra pas de son manque. Je tiens ça de mes fines observations sur plusieurs décennies tout de même et quelques têtes de bétail.
Je ne prétends à aucune connaissance scientifique de la psychologie animale. Simplement à une observation attentive et confirmée par une expérience suivie.
Cette cohabitation avec la bête et ses usages modifie la perception humaine de la mort, plus précisément, du mort. Autant le vivant jusqu’à son dernier souffle reste l’homme ou la femme connu, estimé, respecté, ou alors haï, méprisé.
Il représente, véhicule, nourrit tout un flot d’émotions, d’images, de souvenirs. Et suscite, au moment de la séparation définitive, après la terreur du gouffre noir et béant ouvert si près, la sérénité de la résignation, du renoncement final et fatal.
C’est ce moment par définition unique, le relâchement après la lutte, l’acceptation après le refus et la révolte. J’ai toujours essayé de le partager, de l’accompagner. L’occasion m’en a été donnée parfois. Et j’en ai toujours été reconnaissante au destin.
Quand mon heure sera venue, j’espère me souvenir de ces instants et en retirer la sagesse de ne pas essayer de me dresser contre l’inéluctable, par effroi. Mais je laisse venir ce moment sans impatience. La curiosité de la vérification ne me tenaille pas à ce point là !
Pour en finir avec ma démonstration un peu perdue de vue dans ces méandres flous, je disais que ma perception du mort est différente après ces années passées auprès des bêtes.
Maintenant, le mort devient dans l’instant du trépas un cadavre. Inanimé et complètement détaché du défunt. Je respecte une mémoire, une histoire. Je n’ai pas de sentiment particulier pour un gisant.
Le culte autour d’un corps froid et raide ne me touche pas. Il me dérange presque. Mais je m’abstiens en général de faire des commentaires en ces occasions.
Chacun cherche à apaiser la douleur du manque et la peur de sa propre mort, je suppose. Et il le fait comme il le peut.
Je me rends compte que je deviens très funéraire, à défaut d’être funèbre. Ce n’était pourtant pas mon terrain de jeu de départ. Les théories n’ont jamais été mon fort.
J’aime ce qui se touche, ce qui se sent. Le cérébral me plaît peu. Encore le symptôme d’une trop longue relation à la bête. Instinctive et sensitive, je réfléchis peu, et, bien souvent, en pure perte.
Pour ne pas rester sur cette touche sombre, j’ai quand même des histoires plus gaies que celle de ma vieille brebis défunte.
Il me revient par exemple cette nuit de Saint-Valentin.
Sur le coup de minuit, mon frère vient toquer à la porte de ma chambre. Mal réveillée, pensant immédiatement à ma mère, je me précipite en bataille. Le temps de traverser la grange, je comprends qu’il est question de la naissance d’un petit veau.
Rentré tard, mon frère l’a trouvé dans la fougère, encore prisonnier de sa poche placentaire. Il a eu la bonne idée de la percer avant de venir me chercher. Bien.
Et puis, je calcule que le prochain vêlage n’est pas prévu avant deux bons mois. J’avais bien noté une petite congestion du pis de ma grande normande, mais je ne m’attendais pas à un prématuré de sept mois, au lieu des neufs usuels.
Je descends à l’étable. La faible ampoule éclaire à peine les bêtes couchées. Elles tournent des têtes intriguées par cette intrusion au milieu de la nuit. Les rassurant de la voix, je m’avance.
La normande est allongée, tranquille. Elle a bien vêlé, tout paraît normal de son côté. Entre ses pattes, une petite chose rousse gît, toute emmêlée dans la membrane gluante maternelle.
Ca remue, assez vigoureusement.
Je suis ahurie de voir un veau aussi petit, et vivant. J’écarte doucement les viscosités bistrées, je soulève une tête qui ne remplit même pas ma main. Les sabots et les poils ne ressemblent pas à ceux d’un animal né à terme. C’est un pelage de petit rat que je dégage. Et un corps à peine plus gros.
Le petit, ou plutôt la petite, est pourtant bien vivante et s’agite. La mère la flaire, la lèche, l’essuie, et la pousse du museau vers le pis gonflé dont le lait coule déjà. La vêle est tellement menue qu’elle ne peut pas téter. Le trayon est presque aussi gros que sa tête entière !
Je l’écarte pour traire à la main, sans mal. Et je fais couler le lait tiède sur la langue de ma petite miraculée à travers un biberon pour agneau. Elle a du mal à déglutir, il faut y aller tout doucement. Mais, gorgée après gorgée, elle boit un peu. Je la laisse près de sa mère attentive, persuadée de ne pas la retrouver vivante au matin. Recouverte de foin, calée contre la normande, elle est minuscule et parait tellement vulnérable ! Au moins elle repose calmement. Je ne peux rien faire de mieux. Je monte me recoucher.
Je me lève quelques heures plus tard, impatiente quand même de voir si par extraordinaire je ne la retrouverais pas vivante.
Sans trop oser y croire, j’allume et je m’approche.
Et là, les larmes me montent aux yeux instantanément.
Ma petite vêle redresse sa tête miniature ! On dirait un petit chien ! Elle ouvre des yeux encore voilés, bleutés d’un monde intérieur trop tôt quitté. Mais elle s’accroche, la toute petite, et se met très vite à sucer mon doigt tendu. Emue de la voir si courageuse, je la nourris comme la première fois.
Je ne sais même pas au juste combien elle a besoin de boire. Je ne voudrais pas risquer de la suralimenter, et de la perdre. Je dois aller travailler. Je laisse la consigne à mon père de lui redonner à boire toutes les trois heures, un décilitre à la fois.
Au soir, la bête a bu, est debout, fièrement campée sur des pattes stratégiquement écartées. Toujours aussi petite et fragile. Elle attendrit tout le monde. Je lui passe un vieux pull-over de ma mère qu’elle gardera quelques semaines, le temps que son poil se fournisse. La vache la couve en grande délicatesse, avec des petits murmures sourds de gorge.
Quelques mois plus tard, notre « Titulette » ingrate nous bouscule sans ménagement. Elle est devenue une bête massive et ébouriffée. Son caractère craintif et brutal la perdra. Je pensais la garder, ma petite prématurée miraculée. Il a fallu la tuer.
Je sais, j’avais dit que c’était une histoire plus gaie, au départ. Mais les choses vont ainsi. La vie est dure, et, à la fin on meurt, comme disent les anglais.
Ma « Titulette » a eu une jolie vie, choyée et caressée par tout le monde. Et je la garderai en tête longtemps, même si elle n’en fait pas grand profit. Elle restera un joli moment, la preuve de la force de vie têtue et inattendue. De quoi espérer même quand tout semble pousser à ne plus y croire. Ca peut aider, à l’occasion, d’engranger de tels instants, dans une vie.
Tiens, pour finir sur une note philosophale encore, mon navet follet.
Après avoir démarré à contre-saison, essuyé les assauts et les frimas, le voici en perdition maintenant.
Les pétales de ces fleurs jaunes arrogantes envolées, il exhibe les cosses à graines.
A son pied, le bulbe est tout petit. Il n'a pas eu le temps de se former.
Je vais le laisser terminer sa carrière disloquée.
Qui sait, peut-être ces graines donneront-elles de beaux plants de navet opulents ?
Les erreurs se rattrapent, parfois. Et, d'une expérience avortée, peut venir un enseignement précieux.
Je ne manquerai pas de vous faire suivre cette évolution là, aussi.
Nous avons tant de choses encore à regarder ensemble...
Je termine ici la saison III des nouvelles d'Agorreta.
Avec ce cycle en recommencement, ces naissances, ces cultures à peine démarrées.
J'accompagnerai ce temps là aussi. Et, si vous faites la route avec moi, j'en serais ravie.
J'ai pris tellement goût à nos rendez-vous !
Suivez votre chemin en regardant bien les bas-côtés. Ne perdez pas l'idée de votre destination, mais sachez apprécier le trajet.
A bientôt, amis suiveurs de ce blog, et encore merci pour votre compagnie.