Cet article est à usage presque privé. Tiens donc, sur un blog...
Ta, ta, ta, ne venez pas tatillonner avec moi !
Je prends des libertés, et pourquoi pas ?
Je reprends ici un texte déjà évoqué au début de ce blog.
A des fins pratiques, en manière d'illustration de mon article précédent.
A la relecture, je l'ai trouvé suffisamment divertissant pour en remettre une mouture en étalage.
Tenez, voici pour vous, la description d'une petite personnalité croisée il y a plusieurs années, dans le cadre professionnel.
Et dont les remontées m'ont inspirée.
Honneur aux dames et privilège de l’âge, je
vais ramener à moi Florence. « Florencina », comme je l’appelais, je
ne sais d’ailleurs pas au juste en référence à quoi. Un petit quelque chose
d’italien, peut-être. De la gouaille de poissonnière des halles, la gestuelle
des latines exubérantes. Ou tout bêtement l’ « italisation »
outrée de son prénom.
Une belle pomme mûrie au soleil, à chair
ferme et pleine. Une peau veloutée, des cheveux clairs frisotés, un regard azur
et de petites dents blanches acérées. Le sourire vite crispé, tôt grimacé et
grinçant coincé. Un très joli ton de voix, tonique et gai.
J’ai connu Florence à mon
arrivée à Saint-Vincent de Tyrosse. Elle travaillait déjà dans la société
depuis plusieurs années. Je l’avais croisée à une ou autre réunion, mais sans
jamais lui avoir parlé. Elle est petite, ronde, ambrée comme un petit pain cuit
à point. Joli visage, port de tête fier et droit. Elle marche un peu raide à
petits pas ouverts, sans balancer les bras. Elle attache souvent ses cheveux en
une petite couette dansante et follette.
Florence rit souvent. Elle
montre beaucoup ses jolies dents très blanches. Mais juste au dessus, la
plupart du temps, son regard reste dur. Je l’ai quand même vue prendre de vrais
fous rires souvent, et nous les avons partagés. Elle a les yeux mobiles et
regarde volontiers en coin, tête penchée sur une réflexion mal rentrée.
Il y avait de la complicité
entre nous, des plaisanteries, des allusions. Je me suis confiée à elle
parfois, et l’ai trouvée de bon conseil. De la justesse et une vraie finesse de
perception. Une délicatesse que j’appréciais.
Elle se souvenait longtemps
après de choses que je lui disais, et qui ne la concernaient pourtant pas
spécialement. Des histoires de parcours de vache, de travaux dans la ferme,
qu’elle écoutait d’un air distrait et que pourtant elle enregistrait,
puisqu’elle me les rappelait après des mois. J’en étais touchée. Je le lui ai
dit. C’était étonnant. Je la voyais occupée de sa petite vie, un peu égoïste.
Et pourtant, elle avait cette capacité d’écoute. Une ambivalence sympathique.
Elle se racontait aussi très
sainement et sans pudeur. Des histoires de femmes ou autres, où elle ne cherchait
pas à se mettre forcément en valeur.
A côté de ça, je lui sentais
une rigidité de vieille fille. Elle s’accrochait à des principes surannés.
Florence est bien plus jeune que moi. Elle paraît ouverte, liante, très à son
aise. Et dans le même temps, elle s’enferme dans des carcans étroits et
rébarbatifs. Quand elle pince ses lèvres minces sous ses lunettes
d’institutrice, il n’y a plus rien à en tirer. Elle se braque comme une mule
rétive et rien ne la fait avancer. « C’est comme ça, on a toujours fait
comme ça » scande-t-elle alors.
Surprenant et très énervant
surtout.
Quand on veut faire bouger et
qu’elle résiste de toute sa masse de vierge « encarapaçonnée ». Une
vraie catastrophe quand il serait pourtant si simple d’évoluer sans s’accrocher
au passé. Avec elle, on ne glisse pas
d’une méthode de travail vers une autre sans histoire. On lui soumet une idée
nouvelle, elle flaire, de loin, tout de suite méfiante. Elle ne veut pas passer
pour une rétrograde. Elle accepte d’examiner, d’étudier, mais, très vite, elle
expose mille arguments contraires à l’idée avancée. « Pourquoi pas, mais
quand même… »
Et c’est parti pour des
discussions à n’en plus finir, des points de détails rameutés en renfort, des
objections, des interrogations, et puis quelques lamentations, plaintes,
récriminations.
Pour finir invariablement par
un « Et pourquoi on change ? » C’est sûr, à la vue du plat
présenté par elle, on se le demande ! Tout était mieux avant. La seule
chose, c’est qu’avant ne dure qu’un temps. Mais là, elle bloque, et si
possible, elle bloque tout le monde. Une vraie vieille fille. Mariée maintenant
et mère de famille, mais dans l’âme, par essence, une vraie vieille fille. Rien
n’y fera, jamais, j’en mettrais ma main à couper.
Notre principale pierre d’achoppement
venait de l’appréciation que je portais sur son travail. Ou plus précisément
sur son absence de travail. Mieux dit, sur sa fainéantise intrinsèque. Nous
eûmes de vives discussions. Et chacune resta sur sa position.
Le travail en équipe suppose
un partage des tâches. Une organisation bien entendue mobilise tout le monde.
Chacun contribue selon ses compétences et capacités. On ne demande pas à tous
la même chose. Mais un petit fond commun de bonne volonté est appréciable.
Nous étions quatre, dans ce
magasin. Et nous étions censés avoir tous à nous occuper, chacun dans son
domaine.
Florence connaissait le
métier aussi bien que moi, depuis le temps. Elle savait parfaitement ce qu’il y
avait à faire, et comment il fallait le faire. Je ne lui ai jamais contesté
cette science. Par contre, j’ai toujours déploré les limites qu’elle invoquait
pour expliquer l’impossibilité où elle se trouvait chroniquement de mener sa
tâche à bien.
Elle s’occupait des végétaux,
et de la décoration.
S’occuper de la décoration
signifiait passer deux à trois commandes dans l’année, une paire d’heures
d’intense concertation avec un représentant quelconque. Quelques semaines plus
tard, nous débarquions deux ou trois palettes. D’un empilement incertain de
cartons de toutes tailles, nous extirpions tout un tas de breloques que nous
disséminions avec plus ou moins de bonheur dans un coin de magasin. Ce joli
matériel s’empoussiérait là jusqu’aux soldes.
A moitié prix, quelques
bricoles finissaient par trouver le chemin du comptoir de caisse. Une partie
non négligeable filait en douce dans les grands sacs ou sous les jupes
d’indélicates, que nous suivions d’yeux suspicieux sans jamais arriver à les
décourager, ni surtout les prendre en flagrant délit. C’est un métier, ça
aussi. L’inventaire annuel nous laissait dégoûtés.
Cycliquement, nous parlions
de liquider ce rayon controversé, mais comme notre Florencina s’y accrochait,
on continuait de se faire plumer sans rien y gagner.
Cette corde à son arc ne la
mobilisait pas à plein temps. Elle passait entre ses brocantes de temps en
temps, nonchalante et rêveuse. Et revenait songeuse comme de retour d’un monde
lointain. Ca lui faisait un but de promenade, par les fins de journées désœuvrées.
L’essentiel de l’activité de notre jolie
blonde était dehors.
Nous n’avions pas de marché couvert. Les
tablettes sur lesquelles nous présentions les barquettes ou pots de plants à
repiquer étaient à ciel ouvert, au grand soleil ou sous la pluie. La partie
pépinière avec les arbustes en conteneurs était assez réduite. Quand on sortait
du magasin pour y aller, les grandes silhouettes des chênes du parc voisin se dressaient
majestueusement en fond. C’était une
surface de vente très agréable, de bonne proportion, et très commode à
travailler.
J’aimais bien y aller. J’ai
le goût de l’extérieur et des plantes. J’y faisais de fréquentes incursions. Et
mes observations me portaient à intervenir souvent.
Avant d’arriver sur ce
magasin, j’avais un long passé dans l’entretien et la maintenance de plantes à
vendre. Et une certaine compétence reconnue sur ce rayon. J’avais en partie été
mutée à Tyrosse pour y mettre aussi mon grain de sel.
Je ne m’en privais pas, et,
légitimement, Florence, seule maîtresse à bord avant moi, n’appréciait pas.
J’admettais sa réaction. Mais j’étais sûre d’avoir raison et je voulais imposer
mes méthodes.
Je l’ai dit plus haut,
Florence est très sympathique, mais pas spécialement malléable. Sous la
pression, elle résiste.
Je lui reprochais en
particulier son manque de suivi sur un produit vivant à toujours présenter
impeccable. Je demandais des plantes belles, saines, fraîches. Des
présentations marchandes, rigoureuses, souvent renouvelées. Les bases du
métier.
Florence approuvait
chaudement mes recommandations. Elle partageait tout à fait mon point de vue.
Mes théories lui parlaient, elle adhérait. Aux théories. Le souci naissait dès
qu’il était question de mettre en pratique.
Un bon vendeur de végétaux
dans nos magasins ne se contente pas de conseiller le client par les après-midi
de beau temps, confortablement appuyé sur le bord d’une tablette bien rangée
par un autre.
Il ne se retire pas
religieusement dans le bureau chauffé pour passer trois lignes de commande
pendant toute une journée, parce-que dehors il fait un peu mauvais.
Non, un bon vendeur de
végétaux dans une jardinerie doit aimer toucher la plante. Il doit aimer
gratter le terreau, racler la tablette et remuer les pots. Il doit avoir le
réflexe de regarder ses produits, et ne pas se contenter de les regarder, non,
les arroser, les nettoyer, les retailler si besoin.
Un bon vendeur n’erre pas
dans sa pépinière le nez en l’air. Il se penche, il redresse, il désherbe. Le
bon vendeur n’ignore pas la triste crevure desséchée dans son pot renversé. Il
intervient, tout de suite. Il ne laisse pas croupir dans un fond de jauge des
invendus oubliés là par flemme de les porter jusqu’à la benne à déchets.
Le vendeur, même le vendeur
moyen, ne présente pas sur ses tablettes des plants fondus de pourriture, des fleurs fanées au bout de tiges
desséchées. Il ne laisse pas le temps aux racines de s’installer dans les
nappes feutrées. Il retire l’adventice avant qu’elle n’étouffe son hôte, en
principe. Et j’en passe et des meilleures.
Je revenais de chacune de mes
tournées dehors assez remontée. J’aurais cent fois préféré faire les choses
moi-même. Mais je devais respecter l’organisation en place et tâcher d’y
apporter ma contribution sans imposer unilatéralement.
Une vraie fatigue, beaucoup
de temps perdu, de nerfs vrillés et de discussions inutiles. Il fallait tenir
compte de l’existant, d’accord. Mais là, on m’opposait des arguments qui me
laissaient perplexe.
Florence admettait sans peine
le bien-fondé de mes observations. Elle reconnaissait ses négligences et me
promettait très régulièrement de s’amender. Nous avions des prises de becs de
mégères hystériques. Par réaction, elle se mettait à l’ouvrage. Quelques temps.
Et puis, l’énergie la quittait, elle reprenait ses usages.
D’un côté, j’aurais eu du mal
à le lui reprocher. Elle me démontrait qu’elle ne pouvait pas y arriver, dans
le temps demandé.
Florence est de constitution
solide. Petite, râblée, on lui attèlerait une belle charrue à tirer. Des épaules larges,
un centre de gravité bas. Une conformation idéale pour du travail physique au
sol. Une fabrication en force, à défaut d’être en grâce.
On ne décèle aucune fragilité
dans cette belle masse dense. Le tout est lisse, bien rempli, condensé. Pas la
souplesse d’un long délié, mais l’agilité suffisante pour se remuer.
Et bien, dans les faits,
notre petite Florence est une mécanique à petit rendement. Elle ne supporte que
des conditions si particulières qu’on peut difficilement espérer les voir
réunies une seule journée.
Par exemple, ce beau fruit à
peau doré ne supporte pas la trop longue exposition au soleil. Trop longue
s’entendant par une période excédant la paire d’heures en début d’après-midi
estivale normale, hors canicule. C’est ennuyeux pour quelqu’un censé travailler
dehors. On peut difficilement lui prévoir de l’ombrage à disposition.
A l’autre bout de l’échelle
des températures, elle souffre d’engelures chroniques du bout du nez. Le petit
matin frais hivernal nous la ramène très vite violette de cette extrémité.
En gros elle peut travailler
à son rayon un peu en milieu de matinée, s’il fait entre dix-huit et
vingt-trois degrés.
La pluie, même légère, lui
est prohibée. Ses cheveux frisottent vite à l’humidité, elle ne peut plus rien
en faire après.
La fin d’après-midi, des après-midis
tièdes et secs, s’entend, elle pourrait aussi tenter, oui, mais bon, quand la
journée a basculé dans sa seconde moitié, le cœur n’y est plus, il vaut mieux
laisser tomber.
Tout ça limite assez son
spectre d’activité. Et on ne s’en tient là qu’aux restrictions climatiques.
S’il faut aborder les
problèmes de santé, c’est encore une autre histoire ! Notre si vigoureuse
Florence n’a vraiment pas été par les fées penchées sur son berceau avantagée.
Elle paraît saine et solide.
Saine, elle l’est. Du moins je le lui souhaite, en dehors de mes moments
mauvais… Mais solide, du tout, du tout !
Florence est jeune encore, je
l’ai déjà dit. Elle a une bonne douzaine d’années de moins que moi. Et tout
autant de kilos de plus. Sans être grosse, elle est un peu enveloppée. De bons
bras, des jambes bien plantées. Et bien cette avantageuse tournure ne la sert
pas autant qu’on le penserait.
Dans notre magasin, nous
vendions plusieurs tonnes d’aliment par semaine, toutes bêtes à nourrir
confondues. Ca supposait quelques sacs à remuer. A charger dans quelques
coffres ouverts bien hauts.
Nous étions en parité totale
dans la boutique. Deux femmes, deux hommes. Il arrivait que nous soyons toutes
les deux pour la journée. Des clients demandeurs de sacs se présentaient
forcément. Et bien, notre bonne Florence, à ces moments, n’avait aucun scrupule
à venir me chercher pour me demander de servir le client à sa place. Trop
lourd, trop dur, pour elle, bien-sûr ! Pour moi, il fallait bien que ça
fasse.
Ma foi, sur ce point particulier,
je ne récriminais pas. J’empoignais le brout et enfilais l’allée. Je lui en ai
touché mot, une ou autre fois. Ca ne l’a pas inquiétée. Entre une sciatique
douloureuse, un poignet handicapé et que sais-je encore, on ne pouvait
décemment pas lui en demander tant ! Bon, d’accord.
La cerise sur le gâteau pour quelqu’un
officiant dans les fleurs, quelqu’un amené tout au long de l’année à tripoter, remuer,
renifler, s’imprégner, du végétal, quelqu’un du matin au soir destiné à
travailler dans la plante, c’était son allergie. Et oui, une allergie !
Florence développait une
allergie à certaines espèces végétales, et pas des raretés qu’on ne croise que
de fortune, non, non, des variétés très ordinaires, communément présentes
partout. Et comme ailleurs aussi chez nous. Que faire ?
On ne pouvait pas lui demander de risquer de
mourir étouffée par un œdème, par pure conscience professionnelle tout de
même !
Son allergie était bien
réelle, je l’ai vérifié à l’occasion d’une Toussaint où elle avait déballé
quelques chrysanthèmes. Le lendemain matin, elle avait les yeux bouffis, les
mains gonflées. Ca n’était pas un prétexte, elle portait les stigmates de la
souffrance bien en apparence. Imparable. Mais là encore, bien embêtant pour les
collègues qui devaient assurer sans elle.
A aucun moment, elle n’a
remis ses choix professionnels en question, pourtant. Je n’ai jamais compris
pourquoi, étant à ce point invalidée, elle s’entêtait dans ce métier. Elle
aurait très bien pu faire autre chose, même dans le magasin. Mais non, elle
avait toujours fait ça et voulait continuer. Etonnant.
Je ne me privais pas de lui dire ma façon
de penser. Et aussi de lui expliquer en quoi j’y étais autorisée, puisque ce
qu’elle ne pouvait pas faire, pour les milles bonnes raisons qu’elle savait si
bien m’exposer, il fallait bien que quelqu’un d’autre le fasse. Et ce
quelqu’un, généralement, c’était moi. J’étais pour le coup en droit de lui
demander quelques comptes.
Et bien, c’est là que la belle
s’offusquait. En gros, j’aurais du faire à sa place, et m’en cacher, presque
m’en excuser.
Puisqu’elle ne pouvait pas supporter de se
voir en face, il fallait lui laisser l’illusion intacte de l’employée
diligente. Elle devait être persuadée d’être vaillante et courageuse dans le
travail. Et d’être suspectée de fainéantise la blessait, sans doute.
Elle tenait ferme à son personnage
exemplaire de petite mémère méritante.
Je la bousculais sans jamais réussir à le
lui faire lâcher. Il est trop tard maintenant pour que l’occasion m’en soit
encore donnée. Mais je pense que j’y aurais gâché mes meilleurs nerfs sans être
sûre de jamais y arriver. Un échec, un de plus, à avaler.
N'était-ce pas Montesquieu qui raffolait des portraits ?
C'est un exercice que j'affectionne aussi.
Toujours modeste, dans mes références...
Allez, va, ne m'en veuillez pas !
A une autre fois.