lundi 28 février 2022

Février 2022

 


Mercredi 2 février 2022  18h30


Le soleil vient de se laisser glisser derrière le Jaïzkibel.

De timides lumières piquètent Fontarrabie, tremblotantes dans le jour finissant.

La journée a été douce. 

J'en ai profité pour faire prendre l'air à la maison. Un ménage en profondeur, derrière ces appareils électroménagers si bonnes niches à poussière, me donne bonne conscience. Je ne suis pas du tout une ménagère accomplie. Ma buanderie-réception, pièce moitié garage moitié cuisine, en accès ouvert sur l'étable, autorise facilement le laisser-aller. 

En bas, je m'astreignais à ce ménage des recoins une fois par saison, plus ou moins. Plus d'ailleurs pour faire bonne figure auprès des aides de vie de mon père, que par conviction profonde. Ici, je me suis aperçue ce matin, qu'au bout de sept mois, je n'avais pas été voir ce qui se tramait là derrière. Bien m'en a pris, puisque une ou autre souris sont passées par là.

J'ai nettoyé, consciencieusement, apposé les sachets de souricides. Cette pièce est entre habitation humaine et animale, à usage large, et pas trop défini. Le soleil y entre à flots. J'y ai tous mes nécessités, pour faire la cuisine, la lessive, le rangement. A la belle saison, nous y avons mangé tous les jours, avec vue imprenable sur ma jolie cour fleurie.

Cette pièce me ressemble, rustique et déconcertante, de ces fresques-frasques murales où des grands arbres peints protègent de leurs branches larges. C'est mon sas, où le visiteur se présente, pour examen, avant d'aller plus avant, vers l'étable, en bas, ou l'intérieur, ici. Puisque cette pièce au moins est devenue parfaitement étanche, j'y savoure l'impression d'être à l'abri, tout en restant accueillante à ce que l'extérieur peut me proposer d'agréable.

J'ai donc ce matin récuré tout ça.

L'après-midi m'a tirée en extérieur. J'ai planté des bulbes à fleurs dans mon jardinet désordonné. Ca ne le rendra pas plus fouillis. Il faisait bon, le soleil réchauffait mon dos penché.

J'ai retrouvé ces surprenants brodeias, délicates corolles bleu pâles partagées en fleurs simples sur une tige assez haute. J'en avais dans mon bac potager en bas. Non seulement leur floraison est très longue, mais en plus, la fleur tient incroyablement longtemps en vase. En mélange avec des fleurs de bougainvillées, quelques hampes de fougère et un ou autre plateau de berce sauvage, ils constituent des bouquets de très bonne tenue. Ceci pour la minute art floral...

Autour des 17 heures, avant de goûter, j'ai emmené les chiens dans le bois, où, en bordure du circuit sportif maintenant plus ou moins déserté, un entrelac de branches sert de gîte à quelques mulots ou campagnols. Les chiennes s'y activent, griffant et soufflant fort, le museau couvert de terre, pendant que Txief me tient une compagnie rapprochée. 

Ce petit chien se trouve bien mieux de son traitement, plus calme. Il a même un peu pris de la joue. Je le surprends parfois étalé de tout son long, sur sa couverture ou au soleil, quand, avant, c'était une posture exceptionnelle chez lui. Ma foi, c'est d'un grand repos, pour lui, sûrement, mais aussi pour moi, qui le regarde et partage sa nouvelle aise.

Sur mon parcours, à cette heure là, je croise souvent un couple de marcheurs, avec leur chien de berger blanc. La bonne soixantaine tous les deux, d'une corpulence solide, ils se suivent, l'homme devant et la femme juste derrière. Ils ont le teint coloré des gens du grand air. Je les vois souvent arrêtés, contemplatifs, à des endroits où j'aime moi aussi regarder le paysage large ouvert devant moi. 

Pour ne pas abréger leurs stations, ou les importuner dans ce moment où je sais que le silence aide à profiter du panorama, je prends au large, les saluant de loin. Notre promenade ne manque pas de beaux endroits où les points de vue sont admirables. Il y en a pour tous, comme disait l'autre...

A cette période déjà, la végétation en reprise pulpe le paysage. La lumière creuse moins profond les ravines réhabitées. Les talus sont encore gris. Discrètement, les premières feuilles des bulbes sortis de dormance amènent leurs verts impertinents. Bientôt, les jonquilles, les scilles, les muscaris et les bugles perceront en couleurs vives. 

Ca n'est pas nouveau, et je suis bien loin de mes premiers printemps. Ca ne m'empêche pas de m'en émerveiller chaque année. Bien au contraire, le sentiment d'en avoir moins à vivre aiguise ma perception.

Je suis revenue juste à temps pour accueillir TtonytaPetra dans l'étable. L'herbe doit avoir repris un peu de pousse. Je les ai vues brouter longtemps. A la rentrée, leurs granulés de luzerne croqués, elles se sont vite couchées, trois brins de foin après.

Et me voila là.

J'ai en tête une longue dissertation sur le langage. Juste parce-qu'une conclusion me titille. Je ne sais pas au juste comment je vais l'amener. Je sais seulement que quelque part, en bonne place, j'y écrirai ce "et c'est là que naquît le malentendu, celui-là même qui mena le monde des hommes à sa perte". 

Ce sera sûrement un de ces développements où je me pense profonde et spirituelle, et qui tourne court, quand je me perds dans des arguments flottants qui m'embourbent très vite.

Qu'à cela ne tienne ! D'une manière ou d'une autre, ma ritournelle s'invitera, judicieusement, ou pas.

Il est ainsi des invités incontournables dont le museau ne se laisse pas claquer à la porte...


Vendredi 4 février 2022 10h40


Je vais ajourner ma chronique langage. Puisque je tiens ferme la dernière phrase, je ne perds rien du reste, tant qu'il n'y en a pas. Les plus grands chefs-d'œuvre naissent ainsi sûrement d'une seule phrase, souvent la première, ou la dernière, parfois les deux. Tout ce qui vient entre les deux est du remplissage. Selon moi, auteure méconnue du XXIème siècle, seule persuadée d'un talent absent. Le plaisir à faire vaut au moins mérite, me semble-t-il.

J'ai pour aujourd'hui sous la main une anecdote tiède sortie du four. Elle perdrait de sa saveur, rassise.

Hier, je travaillais. Enfin, comme dit mon patron, j'étais au travail. 

Ce fameux camion de végétaux annoncé est bien arrivé, mercredi soir. Trois gaillards décidés m'ont rangé tout ça en deux temps et trois mouvements. J'ai ma part dans cette rapidité d'exécution, puisque la place était impeccablement faite, en amont. Non, mais !

Samedi soir, j'ai connu une de ces petites vexations inévitables dans tout métier. Si tout était succès, ça se saurait.

Quelques jours avant encore, (finalement, tout ça sent bien le réchauffé), j'avais pour une cliente commandé de très grands sujets de lauriers. Six grosses bêtes larges, drues, et hautes de plus de quatre mètres. Au préalable, je lui avais fait passer des photos des dits sujets. Ce genre de monstres ne se vend pas tous les quatre matins, et je ne les fais rentrer que que sur commande, ou alors, au compte gouttes, en manière d'échantillons. J'avais verrouillé l'affaire par un versement conséquent d'arrhes, suffisant pour couvrir l'achat. Ainsi, je ne risquais rien. D'après moi...

Les lauriers arrivèrent. Je prévins la cliente, pour qu'elle vienne les voir, avant qu'on ne les lui livre. Elle vint, ce samedi, donc.

Samedi, il faisait froid. Le couple de clients se présenta en fin d'après-midi, à cette heure entre chien et loup, où l'humidité du soir tombe comme un voile, et fait descendre avec elle la température de quelques degrés.

Ils m'avaient bien fait part d'une exigence de hauteur. Les plantes devaient atteindre quatre mètres cinquante. Classiquement, un bâtiment à étages avait ouvert ses fenêtres sur leur jardin, surplombant leur intimité sacrée. Je parle évidemment facilement, n'ayant ici que des champs et des bêtes autour. S'il advient un jour que leur configuration survienne ici, je ferai moins la maline.

Notre fournisseur de gros sujets ne lésine en général jamais sur les tailles des plantes qu'il nous livre. Quand il annonce quatre mètres cinquante à cinq mètres, les sujets dépassent souvent les cinq mètres. Pour autant, en production de plantes, une taille minimale exigée s'entend par la plus petite indiquée. Ici, quatre mètres cinquante. 

Je m'étais avancée, en promettant que les lauriers dépasseraient largement les quatre mètres cinquante. Ceux que nous avons reçus cette fois, malencontreusement, étaient justes de taille : ils atteignaient les quatre mètres cinquante, mais à peine, et encore, pour certains, juste à la flèche des dernières pousses.

En tant qu'acheteur, je ne pouvais pas porter réclamation à mon fournisseur. Ses plantes étaient à la taille, même juste, et, pour compenser, elles étaient d'une belle force, c'est-à-dire, dans notre jargon, très ramifiées depuis la base, vigoureuses et poussantes.

Pour mes clients, par contre, ils étaient déçus. J'admis leur déconvenue, j'admis aussi la mienne. J'essayai tout de même de vendre mon produit, puisque je l'avais sur les bras. Tous les arguments y passèrent, la pousse de printemps imminente, qui porterait les lauriers bien au delà en trois mois, la qualité incontestable des plantes, leur largeur, leur densité, l'impossibilité de trouver de semblables spécimens à ce prix, en ce temps de pénurie de l'offre...

Rien n'y fit, ils faisaient la moue.

Au sens strict de la relation commerciale, j'aurais pu conserver les arrhes, et tâcher de trouver un produit mieux adapté à cette foutue exigence de hauteur.

Là, le froid, les mesures répétées avec un mètre pliant qui justement pliait, avant d'atteindre la cime des lauriers, les commentaires en boucle de la petite dame obsessionnellement bloquée sur son quatre mètres cinquante, eurent raison de la patience pourtant indispensable dans notre métier.

Je brisai un peu grossièrement la transaction, les plantant là, pour les laisser à leurs réflexions, tout en leur précisant que nous fermions à 19 heures. Rien de très professionnel.

Je retournai dans ma pépinière, tâchant par quelque occupation agréable de faire passer mon agacement.

Moins de dix minutes après, les clients me revinrent : ils ne prenaient pas mes lauriers. Je devais leur en commander d'autres, ou alors, à la limite, leur consentir une bonne remise sur ceux-là. 

En d'autres circonstances, j'aurais sûrement pris cette seconde option. La marge de vente était suffisamment confortable, pour pouvoir baisser le prix. Raisonnablement tout de même, quand leur demande, elle, ne l'était pas trop. A partir de là, une négociation classique de marchands de tapis aurait pu s'ensuivre, et l'affaire se conclure favorablement. 

Eux auraient eu satisfaction, et moi, je ne serais pas restée avec mes six lauriers géants sur les bras.

Ils étaient sûrs de leur coup, en position de force. 

Et c'est là que je commis une faute commerciale. Au lieu de mener la vente à son terme, je me braquai, stupidement. Je leur fis valoir que, même avec 200 euros de moins par pièce, elles n'allaient pas gagner en hauteur. Leur demande initiale ne serait de toute façon pas honorée. Alors, autant que nous en restions là. Ca revenait à leur dire d'aller voir chez Plumo.

Ainsi, piétinant complètement toutes les bonnes règles du métier, je renonçais à la vente. Ma petite bouffée de satisfaction, pour leur avoir résisté, sur le moment, ne fit pas long feu. Dès qu'ils furent partis, je considérai mes lauriers, leur envergure, la place qu'ils prendraient, et le temps qu'il faudrait, pour trouver les clients hypothétiques pour les acheter.

Mes collègues ne me félicitèrent pas, et ils avaient raison. Les silhouettes hautes et sombres des lauriers me narguaient, dépassant insolemment, quoique de peu, comme un voyeur fourbe, la palissade de la réception. A quatre mètres, elle...

Hier, jeudi, un coup de chance fameux m'amena un couple d'allure ordinaire, certainement pas du profil de gros acheteurs. Ces braves gens tombèrent en arrêt devant mes lauriers. Eux aussi déploraient des voisins trop curieux de l'autre côté de la murette longeant leur piscine. Oui, nous faisons nos choux gras de ces voisinages insupportés. Eux, la taille leur convenait parfaitement, et le prix ne les fit pas tiquer. Non seulement ils achetaient les six lauriers, mais en voulaient deux de plus !

La vente fut rapidement conclue. Les clients payèrent sans siller. Je commandai les deux pièces manquantes, et en rajoutai trois, euphorisée par la facilité de la chose. Une erreur, sans doute. Mais bon, je pensais avoir six lauriers sur les bras, je m'en tirais bien, avec seulement trois, au pire, et un très joli panier à la clé.

La circonstance était inespérée, et faisait de ma récente défaite une jolie victoire.

Sur cette si belle lancée, je me mis à rêver d'un retour des premiers clients, dépités de n'avoir rien trouvé de mieux sur le marché. Je les aurais accueillis, désolée, vraiment, de n'avoir plus rien à leur proposer... Je n'aurais évidemment pas pris le risque de recommander pour eux, quand le plaisir de les décevoir était en plus si vif. Honte à moi...

Le pompon serait que ces premiers clients soient voisins, ou alors amis, des seconds. Là, invités pour une quelconque soirée, ou alors hissés par dessus la murette, écartant avec peine les branches de lauriers robustes et raides, complètement défaits, ils auraient demandé à leur hôte ou voisin :

 - Où avez-vous acheté ces lauriers ?

- Chez Lafitte.

- Et qui avez-vous vu là-bas ?

A ce stade, mes déconfits auraient déjà compris.

- Oh, une petite dame, qui ne ressemble à rien, un tantinet revêche, même.

Dans mes rêves, ils auraient ajouté :

- Mais efficace, vraiment.


Là, je me fais du bien. L'enthousiasme exagéré me porte bien loin d'une réalité pourtant déjà magnanime par elle-même. Ca m'arrive assez souvent. Je suis dans l'excès, on le sait.

J'ai été un tantinet longuette dans mon histoire. Je suis bien sûre pour autant de la relire avec intérêt, dans longtemps, et de retrouver à distance ce petit sentiment mesquin mais si agréable d'un épilogue à mon avantage.

Si la fin avait été miteuse, je ne l'aurais même pas relatée, évidemment, mon histoire. Je l'aurais reléguée dans ces oubliettes commodes où nous fourrageons nos petites blessures d'amour propre. Les grandes mordent déjà bien assez, pour ne pas en rajouter.


Lundi 7 février 2022 11h10


Un arrêt ici, vite fait.

Le temps est gris, tristounet. J'ai quelques travaux de jardinage en vue. Comme rien ne me presse, je vais laisser ça pour une plus belle journée. A la place, je vais cette après-midi même m'attaquer à mon Ménière.

A la réflexion, ce n'est pas tant le sujet qui me retient au démarrage. Le Ménière, je connais, je pratique, je me sens tout à fait légitime pour en disserter.

Non, c'est plutôt une chronique à l'usage des autres, qui m'intimide un peu. Mes Nouvelles sont évidemment publiques, mais leur lecteur privilégié, c'est moi. Je les écris en pensant par anticipation au plaisir que j'aurai à les relire, à distance. Je suis bien sûre d'être la seule à retourner voir dans ce fatras...

Quand j'écris, dans l'instant, je me fais plaisir aussi, d'un plaisir sensuel, à effleurer le clavier docile, à entendre dans ma tête la musique de mots agencés dans une bonne rythmique. C'est bienfaisant pour mon moral. C'est déjà beaucoup. Sans compter la petite pointe d'orgueil, à étaler ma pseudo-science, ou un talent d'écriture sûrement discutable.

Cet orgueil, quoi qu'on puisse en penser, n'est pas prédominant dans mes motivations. J'écris, par salves, sans trop me relire, sur le moment. Je rectifie quelques redites, une ou autre fautes, ou lettres manquantes, par excès de vitesse d'exécution. Quand je me relis, longtemps après, je me rends inévitablement compte de fautes, de redites, ou de lettres manquantes, qui m'ont échappées à la première lecture en diagonale, avant publication.

Si j'étais si attachée à l'effet de mes chroniques, je ne livrerais sûrement pas un travail aussi bâclé.

Par facilité, par recherche du plaisir plus que de l'image et de la performance, je ne m'astreins jamais à une relecture fastidieuse. 

Pour cet article un peu plus construit sur le Ménière, j'ai l'intention d'être un peu plus attentive. Un peu moins dans le plaisir pur d'une spontanéité libre et légère.

Ce travail de relecture et de correction est plus astreignant, bien moins agréable. 

Je l'ai pratiqué par le passé, quand "j'écrivais pour les autres". Contrainte dans l'histoire de mon "client", quand ce n'était pas dans un compte-rendu rébarbatif par sa technicité ou son ennui, j'avais moins de plaisir à écrire, et carrément forte fatigue à corriger.

A l'époque, c'était une activité à but lucratif, destinée aussi à arrondir mes fins de mois, et j'en acceptais les mauvais côtés.

Maintenant, j'écris pour moi, d'abord.

Avec ce Maudit Ménière, je vais m'adresser à d'autres, si je trouve un biais de publication satisfaisant, pour un livret que je jugerai correct. Mon potentiel public sera forcément restreint : les plus intéressés, les malades de Ménière, leur entourage, aimant lire, et comprenant le français. Ca ne va pas chercher bien loin. 

Ca n'est pas gagné. La cause me tient à cœur cependant. Donner courage et espoir à ceux qui souffrent de ce dont je souffre moi-même me paraît valoir la peine de quelques efforts.

Je serai toujours à temps de livrer ma chronique mal aboutie, dans ce seul "bloc", si j'estime qu'elle ne vaut pas mieux que le restant.

Mes projets sont devenus bien modestes, ramenés à peu. Ils suffisent à me donner le sentiment d'une vie agréable, et, peut-être, signifiante. Ca suffira pour moi, et, qui sait, ça en aidera d'autres. Je le maintiens, ça en vaut la peine.


Mercredi 9 février 2022 18h29


Une magnifique journée, résolument printanière, où, au soleil, il faisait carrément chaud.

J'ai jardiné tout l'après-midi. Dans la cuve en sortie d'étable, j'ai bêché un trou de plantation pour un de ces rosiers rugueux, si rustiques et à la fleur parfumée. TtonytaPetra ont évidemment accompagné mon ouvrage. Quand je les ai vues s'intéresser de trop près à mes seaux passe-pont, je me suis vue enfermée dans l'enclos étroit. Bienheureusement, elles se sont éloignées, voyant qu'il n'y avait rien de bon à manger pour elles, par là.

J'ai rapatrié les derniers plants de châtaigniers restés en bas. Installés dans ma bordure foutoir, ils se maintiendront, et pourront, s'il le faut, relayer un ou autre du champ, s'il défaillait, sait-on jamais. Pour le moment, tout le monde bourgeonne gentiment. Quelques journées comme celle-ci, et tout feuillerait. Un peu trop tôt, peut-être.

J'ai fait le plein de soleil, hâlé, déjà, aux rayons chauds.

Nos clients de la jardinerie vont s'exciter.


Vendredi 11 février 2022  18h10


Le frais est revenu.

J'ai travaillé l'après-midi à ma châtaigneraie. Comme il fallait s'y attendre, TtonytaPetra, frustrées de ne plus trop pouvoir jouer les aventurières, se sont rabattues là dessus. Heureusement, elles ont attaqué deux des trois noyers. Ceux là, je les avais implantés là à défaut de savoir où les mettre ailleurs. S'il faut sacrifier deux trois sujets aux caprices des génisses, autant que ce soient ceux-là.

L'une des deux victimes avait déjà essuyé les assauts des velles, et des chèvres, à l'automne, dès sa plantation. Je l'ai examinée de près, mise à nue : la tige en était sèche, et elle ne serait de toute façon pas repartie. Pour la seconde, j'ai reconstitué la protection. Si ces deux noyers rescapés reprennent au printemps, je leur adjoindrai l'automne prochain un troisième, encore en pot ici, pour le moment. S'il n'en ressort qu'un, ce sera celui là seul. Si les deux sèchent, je mettrai à leur place trois aulnes en cépée. Celui que j'avais planté fin 2020 avait été lui aussi brouté par les chèvres, et sa reprise bien difficile.

L'autre cépée de châtaigniers, un peu plus bas, paraît aussi borgne. Je ferai comme avec les noyers, puisque j'ai là aussi du plant de réserve.

Avant d'en arriver à clôturer le bosquet, pour le sauvegarder de mes diablesses TtonytaPetra, j'ai pris une première mesure intermédiaire : j'ai entouré chacun de mes arbres en devenir de fil barbelé. Les génisses devraient s'y piquer le museau, et renoncer à mignoter plus avant. C'est une parade aléatoire. Si elles sont vraiment décidées à jouer avec mes châtaigniers, quelques égratignures sur le mufle ne les empêcheront pas longtemps de les bousculer du front.

Je prends quand-même ce risque. Si je ferme l'enclos autour des arbres, TtonytaPetra auront moins de pâture. En plus, il nous faudra suivre l'entretien de cet espace, quand les velles le font très bien sans nous. 

Je vais suivre tout ça de près. Entre ces quelques châtaigniers et ces deux petites vaches, j'ai l'assurance d'un divertissement sain pour les vingt prochaines années. Ensuite, s'il m'est donné de les vivre, je pourrai admirer avec relâchement le fruit de mes soins vigilants et assidus.

Ces deux seules perspectives nourrissent mon bien-être.

Avec tout ça, mon Ménière avance, tout doucement. Une troisième voie séduisante pour moi.


Lundi 14 Février 2022  9h30






Un arc-en-ciel présage de la pluie pour bientôt.






Les façades blafardes se détachent sur le plomb des nuages bas. Le vent souffle, aplatit sur les toits les panaches de fumée bousculés.










Un temps à rester en intérieur, bêtes et gens, à sommeiller, pour la mini-meute, et s'occuper mollement, pour le restant des résidents de la ferme.

Les chiens et les vaches n'aiment pas le vent.





Je n'apprécie pas trop ces journées désordonnées, aux contrastes brutaux.

Elles me rappellent désagréablement ma cyclothymie. En l'espace d'une heure, on passe du tout à son contraire...




A la faveur d'une éclaircie, tout le monde sort prendre l'air. TtonytaPetra font des relations publiques, avec le voisinage. Tout les intéresse, ces petites.

Hier, je les ai intronisées vaches, en changeant leurs attaches. Celles à veaux les serraient un peu trop, à mon goût. Terminologie tout à fait arbitraire, puisqu'elles n'ont que neuf mois. Protocolairement, elles sont génisses : trop grandes pour être velles, et beaucoup trop jeunes pour être  mères et devenir ainsi vaches.  

Je me souviens être passée de la chaîne à veau à celle à vache bien plus tard, pour les quatre Neskaks. Elles avaient bien quinze mois. Soit je les laissais alors s'étrangler, soit elles étaient de plus petits gabarits au même âge.

Pour le caractère, Ma Ttony a très nettement pris le dessus sur Petra. Quand je l'imaginais moins fine, au départ, je me trompais. Ou elle a changé. 

Maintenant, Ttony est manifestement la décideuse, et particulièrement des mauvais coups.

Petra suit.

Et moi, je les suis toutes les deux.

Il y a ainsi tout un tas de bifurcations, dans la vie d'un élevage. Les rapports entre bêtes fluctuent. Ceux à l'éleveur se construisent sur des trames mouvantes.


Mercredi 16 Février 2022  16h


La pluie tombe en ennui mortel. Du moins, je la vois comme ça, aujourd'hui. 

Un gros rhume m'engorge les circuits, et accentue les malaises inhérents à mon système ORL dévasté.

Je ne me suis pas jetée sur le bâtonnet d'autotest. Mes symptômes sont légers, ils ne m'empêchent pas de travailler. Je suis au contraire mieux dehors, à filtrer un peu d'air humide dans mes naseaux gonflés. 

Je n'ai pas tout compris à l'histoire, mais il me semble bien que ce diable de virus se manifeste à son hôte quand il a déjà fait le plus gros du travail. Quand on ressent les signes, on a déjà plusieurs jours d'ancienneté de cohabitation avec la bête. Le test positif signe le moment où Covid, repu d'un organisme dont il s'est servi avec complaisance pour essaimer largement, ne prend plus la peine de marcher sur la pointe des pieds : il a déjà vu tout ce qu'il voulait voir, et fait ce qu'il avait à faire. Il peut faire du bruit, se faire remarquer, ça ne changera rien à l'affaire, le mal est fait. 

L'hôte malgré lui commence alors à peine à se sentir mal. Au cas où, il fait le fameux test, puisque c'est ce que le corps médical préconise, pour le moment. Là, test positif ! On lui demande instamment de s'isoler. De s'ennuyer, de profiter bassement d'une semaine de congés au frais de la société en effervescence sur le sujet, ou de tâcher de récupérer une forme malmenée, si Covid s'incruste dans les lieux, en invité indélicat. 

Vaccinés ou pas, le traitement n'est pas le même. Comme ça au moins, on est sûr de bien garder ouverte la plaie du clivage à vif. Selon qu'on travaille dans le corps médical ou pas, là encore, d'autres lois, d'autres règles.

J'admets facilement la difficulté de piloter un avion aussi fantasque.

Tout de même, à mon humble avis, qu'on ne me demande pas, j'en serais pour traiter tout le monde sur le même pied, à ce stade : les malades, Covid ou autre, suffisamment malades pour ne pas pouvoir travailler, restent au repos, et se font soigner. Les autres, ceux pour qui le Covid est un gros rhume, ils font ce qu'ils faisaient avant : ils s'arment de quatre ou cinq paquets par heure de mouchoirs lotionnés, d'une jolie plaquette de paracétamol, et vogue la galère, ils attendent que ça passe, vaillamment.

Pour tous, on jette aux orties le coton-tige. Si la maladie est décidée à nuire, elle le fera savoir sans qu'on aille la chercher là où elle passait sans faire d'histoires.

Je ne suis pas sûre que mon mode opératoire séduise les instances médicales. Je suis peut-être là encore irresponsable et scandaleusement incivile. Ou peut-être seulement en avance de quelques semaines sur ce qui se décidera en hauts lieux.

Avec ce maudit Covid, chaque décision est discutable, et chaque position, facilement culpabilisante. Le doute et l'insécurité ont bouté nos certitudes arrogantes.

La fatigue s'est installée, et la résignation avec elle.

Tout n'est pas mauvais, dans le processus. 

Je fais encore une fois l'expérience de l'inanité de mes tentatives analytiques. Ca ne m'empêchera pas d'y revenir...


Tiens, puisque décidemment le plafond gris ne se relève pas, je vais revenir à ma fameuse phrase :

"Et c'est là que naquît le malentendu, celui-là même qui mena le monde des hommes à sa perte".

Il était censé y être question du langage. 

Je ne sais pas pourquoi, là, comme ça, je me le sens moins. Je vais quand-même avancer, et voir si le sentier me plaît.


Au commencement des hommes, ils ne parlaient pas. Ils grognaient, de plaisir, de peur ou de colère. Ils étaient des bêtes. 

Ils vivaient dans la nature, parmi les plantes et les arbres. Ils ne se différenciaient du règne végétal que par leur capacité à se mouvoir, indépendamment du support où ils vivaient, et par leur propre volonté. Ils n'avaient pas besoin du vent pour être transportés, pas besoin du courant pour y être entraînés. Ils avaient des membres agiles, robustes, et se déplaçaient, courbés vers la terre, sans trop lever le regard au delà. Ils étaient autonomes, et concentrés sur leur basique : la survie.

De cette mobilité leur vint peut-être ce sentiment de supériorité sur le règne végétal. Ils le considérèrent comme leur habitat dans les forêts et leurs cavernes, et leur garde-manger en libre-service. 

Comme au début ils étaient peu nombreux sur la terre, ils s'adonnaient à ce pillage sans grande conséquence néfaste pour leur environnement.

Les ennuis commencèrent quand les hommes encore bêtes se mirent à regarder plus haut, vers le ciel. Ils se relevèrent, se tinrent debout, même voûtés, et se mirent à considérer les bêtes bêtes encore à l'horizontale comme des espèces inférieures.

Après avoir asservi le règne végétal, ils s'en prirent au règne animal. Qu'ils jugeaient arbitrairement comme un sous règne, lui aussi à leur service. Pourquoi décrétèrent-ils cette suprématie ? Leur station debout les élevait bien au dessus de certaines espèces, mais, en ce temps-là, la plupart des animaux étaient bien plus grands qu'eux, sans compter les oiseaux volant dans les cieux. 

C'était peut-être la perspective d'être au début d'une évolution grisante qui leur monta à la tête. Le passage de la position courbée à celle debout les enivra. Ils "se voyaient déjà, en haut de l'affiche".

Ils avaient goûté au sang, à la chair vivante.  Sans doute par mimétisme, en observant les bêtes se manger entre elles. De cueilleurs qu'ils étaient, ils devinrent chasseurs. Le gibier en ce temps là était de bonne taille. Pour mettre un mammouth velu à genoux, il fallait y aller !

A ce stade, les hommes encore bêtes comprirent qu'à plusieurs, ils étaient plus forts. Que, plutôt que d'essayer de se manger entre eux, ils pouvaient mieux s'en sortir en se fédérant pour manger les bêtes restées bêtes.

L'opportunisme les agrégea.

Partant de là, pour élaborer une stratégie à plusieurs, les hommes encore bêtes avaient besoin de communiquer. 

Au départ, primitifs, ils restaient incroyablement instinctifs. Les nécessités de la survie, les réflexes, leur tenaient lieu de communication. Ils n'avaient aucun besoin de débattre. Ils sentaient tous et chacun ce qu'il fallait faire, pour manger, si on ne voulait pas finir mangé. 

La pensée individuelle n'existait pas. Il y avait les exigences, bien au dessus de chaque homme, régissant les besoins du groupe. Le communautarisme était né. Le conditionnement psychologique n'émanait pas d'un gourou, d'un prophète ou d'un simili politique. Il émanait de l'environnement, et de ses lois. Les hommes bêtes n'avaient pas conscience de leur individualité. Ils appartenaient au groupe, adhéraient naturellement à une pensée de groupe, dont ils ne se demandaient pas d'où elle sortait, et d'où elle tirait sa légitimité. Ils étaient sages.

C'était l'esprit communautaire chez les hommes, régi par la communion avec son univers.

Ca dura un temps. Peu de temps. Le temps du paradis terrestre, l'imagerie naïve et idyllique en moins : dans ce monde là, tout n'était pas amour et paix. Le danger rôdait, partout, tout le temps.

L'homme n'était pas intrinsèquement bon ou mauvais. Il était bien loin de tous ces questionnements, inconscient de son identité particulière au sein du groupe. Son enveloppe corporelle ne délimitait pas un être, juste le fragment d'un tout.

Finalement, l'homme juste devenu homme était d'une spiritualité élevée.

Cette symbiose interne à l'espèce et osmotique avec l'univers exonérait l'homme d'avoir à parlementer avec ses semblables.

Je pense que son absence de langage articulé d'alors ne pénalisait pas sa survie, ni ne frustrait une aspiration inexistante à faire valoir une opinion différenciée. Puisqu'il n'en avait pas !

J'assimilerais ce système à celui du règne végétal.

On a découvert il n'y a pas si longtemps la communication chez les plantes. Dans les forêts, les arbres sont capables de donner l'alerte, afin que leurs congénères s'arment efficacement contre une attaque de destructeurs. L'information serait transmise par le biais de mycéliums, quelque chose apparenté à un champignon, pour ce que j'en ai compris. Des sécrétions végétales particulières, véhiculées par ce circuit souterrain, donneraient les indications et fourniraient les parades pour assurer la survie.

Je ne sais pas si, en dehors de situations extrêmes, les arbres se font la conversation. Si, par les après-midis tièdes ou les nuits tranquilles, ils babillent ainsi, parlant chiffons. Si leur communication est exclusivement utilitaire, ou s'ils ont eux aussi bifurqué vers la propension à échanger sans rime ni raisons, pour le simple plaisir de le faire. Ces fameux transmetteurs mystérieux pourraient être des recueils de poésie, et pas seulement des fiches techniques et des notices.

Cela sous-tendrait des personnalités différentes, ou alors des circonstances propres à chaque mode de communication. Il y aurait des espèces ou des variétés lyriques, et d'autres, pratiques. Ou alors, des périodes, dédiées à chaque genre de communication, selon l'état de l'environnement, quiet, propice au verbiage léger, ou menaçant.

J'ai plutôt le sentiment d'un échange plus général, où chaque plante ou arbre est un support parmi d'autres. La communication ne serait pas un transfert d'information d'individu à individu, ou entre groupes d'individus. La communication serait extérieure à l'entité, et l'entité y aurait accès, indépendamment de ses limites physiques, ou de sa conjoncture immédiate.

Nos hommes bêtes peuvent avoir été soumis à ces mêmes mécanismes universels.

Chacun aurait compris ce que tous voulaient partager. Ils auraient puisé à la même source. Il n'y aurait pas eu besoin de langage entre les hommes bêtes, puisque tous les hommes bêtes se seraient compris sans parler.

Ils n'auraient pas eu besoin d'essayer de se convaincre, de partager, de raisonner pour amener l'autre à les suivre. Ils auraient tous été  dans la même sphère communicatoire, comme de simples relais.

Les ennuis commencèrent quand ils se mirent à grogner de manière plus sophistiquée, pour exprimer leur ressenti du moment. Plus exactement, quand leurs grognements révélèrent une dissonance, selon qu'ils exprimaient du plaisir, de la peur, de la colère. Parce-qu'ils ne grognaient pas tous la même chose au même moment. Plus grave, leurs grognements interagissaient : la colère de l'un suscitait la peur de l'autre.

Ce fut la scission dans la grande communauté des hommes bêtes. 

Ils ne se sentirent plus particules agrégées d'un ensemble extérieur. Ils se vécurent comme indépendants, individuels, différenciés.

Pour autant, la nécessité de fédération n'était pas levée. Les différences suscitaient des conflits, mais les menaces extérieures et les besoins de la survie obligeaient à rester groupés.

Certains la jouèrent sûrement vieux loup solitaire. Et finirent  broyés dans les mâchoires d'un mégalania ou emportés comme des fétus par un vélociraptor. En ces temps là, déjà, la survie d'un homme seul n'était pas facile.

La position verticale avait rendu nos hommes bête arrogants vis-à-vis des bêtes bêtes.

La découverte de leur individualité, de leur égo, les intronisa politiques. Ils se mirent en tête de se constituer en société, hiérarchisée, pour en assurer le bon fonctionnement. 

On appelle ça la civilisation, je crois. On peut voir ça comme une avancée, ou pas.

Puisque l'instance supérieure ne leur était plus extérieure, il fallait s'accorder pour en déterminer une, parmi eux, capable de les gérer tous. 

Ainsi naquit la notion de chef. Ca commençait à sentir le roussi, dans la fraternelle communauté des hommes.

A ce degré d'évolution, il n'y a pas grande différence entre le modèle animal et celui des nos presque hommes. La seule prétention des hommes à dominer les bêtes ne suffit pas à établir une suprématie.

La théorie de l'adresse de nos hominidés, de leur capacité à fabriquer des outils, à utiliser les ressources de leur environnement pour les transformer en énergie à leur usage, s'effrite à l'observation d'une simple toile d'araignée, ou d'une nuée d'épeires à l'équinoxe. Entre beaucoup d'autres exemples, où l'animal sait se servir de ce qui l'entoure, et apprend aussi à s'adapter, à évoluer.

L'aptitude de l'homme à s'organiser en société, à s'inscrire en civilisations, montre ses limites assez régulièrement, au gré de l'histoire.

Pour y faire pendant, on peut observer un essaim d'abeilles, ou une colonie de fourmis. Et avoir du mal à départager le meilleur système dans tous ces modèles.

Le rire et la spiritualité seraient le propre de l'homme. L'animal manifeste sa joie, lui aussi, et la plante n'est pas en reste. Pour ceux qui s'attardent suffisamment à leur observation attentive. Et la spiritualité, ma foi, la spiritualité, ça ne se mesure pas facilement...

Tout à fait arbitrairement, l'homme bête devint homme tout court. Tête pensante, et dominante de la planète.

Il se sophistiqua. Sa communication se complexifia, au point qu'il fallut créer un support à toutes les abstractions qu'elle impliquait.

Désigner un objet, là, devant vous, pour une transaction simple, de "je prends" ou "je te donne", ne nécessite pas beaucoup de verbiage. Un geste, un regard, tout au plus, et l'affaire est conclue. Si la transaction n'est pas du goût des deux protagonistes, un bon coup de massue, un coup de crocs sur la main trop leste, et on se comprend tout de suite.

Elaborer une stratégie de conquête, sur un territoire lointain, avec une tactique compliquée, c'est autre chose. Le dessin, à la rigueur, ça aide bien. Le dessin, c'est déjà des signes, des représentations, de ce qui n'est pas là, concrètement. C'est une transposition. Ca demande un support, et de quoi y tracer des lignes ou des courbes. 

Nos hommes évolués s'y consacrèrent, dans la pénombre de leurs grottes préhistoriques. Gravant sur la roche les images des bisons ancestraux, et d'autres bestiaux dans le même genre, ils savaient tous de quoi il était question. De ce qui les menaçait, et les nourrissait. La plus grande de leurs préoccupations, sans doute. 

Ces dessins primitifs n'étaient sans doute pas à seule visée communicatoire immédiate. C'était plutôt des œuvres dédiées à être vues à distance temporelle, comme des témoignages pour des générations futures. Ou encore des créations artistiques, dans le but de s'approprier un environnement. On en était à l'art pictural illustratif. Les représentations des concepts abstraits n'étaient pas au goût du jour. Ca nous vint plus tard, quand l'homme se targua d'appréhender l'invisible.

Pour les échanges en direct, avec une proximité visuelle des interlocuteurs, il y avait aussi les signes, la gestuelle, le mime. Ca demandait pour l'intervenant un certain talent, et pour le destinataire du message, une capacité d'interprétation suffisamment fiable. Pour les besoins d'une communication dans l'urgence, ça n'était pas gagné !

Je n'ose imaginer la difficulté de certaines situations, où, faute de se comprendre, les hommes de l'époque s'entretuaient. C'est bien connu, ce qui ne se comprend pas, ça reste potentiellement dangereux. Et le danger, en ce temps là, on ne se risquait pas trop à prendre le temps de l'examiner. On le fuyait, ou on l'éliminait, tout simplement.

Toutes ces pistes restaient trop rudimentaires. Les hommes frustrés s'y énervaient.

A force de grogner, leur dépit, leur colère, leur peur et leurs joies, nos hommes apprirent à moduler des sons. Ca leur plut. Ils trouvaient ça agréable, mélodieux. 

Je me demande si, avant de parler, ils ne chantaient pas.

Par de simples sons, gutturaux, puis, plus élaborés, ils désignèrent, autrement que du doigt. Ca avait l'avantage de pouvoir désigner ce qui n'était pas là, ce que l'interlocuteur ne voyait pas.

Ils se transmirent cette science, au sein du groupe. Les mêmes sons désignaient pour tous les mêmes choses. C'était un grand pas en avant. On pouvait "parler" de ce que l'on avait sous la main, mais aussi évoquer tel objet ou tel sujet, hors de sa présence matérielle. Ca élargissait considérablement le champ des échanges.

L'homme s'était désolidarisé de son univers, en faisant sécession, persuadé d'avoir en lui un monde en propre. Maintenant, par ces prémisses de langage attaché à chaque groupe, les hommes firent sécession entre eux. 

Le particularisme identitaire était né. L'étranger, celui qui n'avait pas la même langue, était l'ennemi. Déjà. 

Les tribus se reniflaient, de loin, se combattaient, pour un territoire à conquérir ou un bison à dévorer, et les survivants s'en retournaient, chacun de leur côté. 

Ils n'avaient pas trop eu l'occasion de s'expliquer, de négocier une entente, un arrangement propre à satisfaire les deux tribus en conflit.

On n'avait pas encore inventé la diplomatie, et les interprètes affiliés.

Le temps passant, les hommes se multiplièrent. Ils eurent besoin de plus d'espace, de davantage de nourriture, pour assurer l'existence de leur groupe. Les hordes barbares envahissaient les contrées convoitées, et les plus barbares asservissaient les plus faibles. Quand ils ne les mangeaient pas.

Quelques phénomènes climatologiques d'envergure leur rappelaient périodiquement les forces de la nature. Sidérés, ils accusaient le coup, comme ils le pouvaient. Et repartaient, en ordre dispersé. L'esprit communautaire des origines était perdu à tout jamais.

Le langage primitif se sophistiqua. Les hommes apprirent à moduler de plus en plus de sons, à les assembler pour en faire des mots articulés. Après s'être concentrés sur la désignation de leur environnement, sur la formulation de leurs besoins essentiels, ils se risquèrent à vouloir partager leur univers intime, à faire valoir leurs opinions, à argumenter, à essayer de convaincre.

Le monde matériel ne leur était plus suffisant. Ils s'aventurèrent dans les débats d'idées.

Toute la palette des sons à leur disposition n'y suffisait plus.

Le verbal et le non verbal s'en donnaient à cœur joie. Dégager un sens clair dans ce fatras s'avérait difficile.

Là, l'homme, l'écoutant, se mit de la partie. Entendant son locuteur, il participa à l'information qu'on voulait lui transmettre, en y adjoignant son interprétation. De simple récepteur, il devint acteur, interprète.

Les sons modulés en paroles échappèrent à celui qui les prononçait, puisque celui qui les entendait pouvait en faire toute autre chose.

Et c'est là que naquît le malentendu, celui-là même qui mena le monde des hommes à sa perte.


Un bon moment, au demeurant, avec ses détours flous, où le raisonnement s'égare. Ou quand je promène dans ma tête, sans but, pour le plaisir d'enfiler des sentiers ombragés.

La destructuration ne m'inquiète pas. A ces moments, j'écris comme je pense : en désordre complet, avec un fil directeur bien souvent perdu. Retrouver un brin d'écheveau, ici ou là, me suffit, pour me dire que je tiens toujours mon sujet. Quand c'est lui qui me tient, ou me perd, suivant sa fantaisie.

J'ai accepté ce jeu là. Accepté de le partager à ceux que ça amuse.


Pendant que je babille, les chars s'apprêtent à entrer en Ukraine.

De jeunes inconscients s'amusent à la guerre, tout heureux de tenir dans leurs mains innocentes des armes lourdes. Ils semblent prendre tout ça pour un jeu. Mieux qu'une console et un écran. Des adolescents sourient, béats, complètement décalés par ce virtuel qu'ils pratiquent bien plus que le vrai.  Que feront-ils quand un tir de mitrailleuse fauchera leur bras ? Y croiront-ils, alors ?

 Tout semble surréaliste : leurs réactions, l'escalade d'une violence qu'on croyait ne jamais revoir. 

Nous avions l'impression de vivre dans un monde pacifié, sûr. 

Le Covid a déjà bien ébranlé ce sentiment de sécurité. 

Là, très bientôt sans doute, les bombes qui tombent, les chars qui grondent, les missiles qui fusent, à quelques heures de route de nous, c'est le fracas de nos systèmes civilisés pulvérisés par une force brutale et archaïque.

Les hommes politiques parlent diplomatie, dialogue. Et l'autre fou, il va envoyer les chars. Ils ne vivent plus le même monde. Les uns parlementent, et l'autre fait mine de n'avoir pas décidé. Là encore, le gros malentendu, quand l'un ne veut pas donner à entendre, et que ceux qui croient tenir une négociation n'ont dans les mains que du sable gris qui leur file entre les doigts.

Le pouvoir rend certains hommes fous. Quand la folie s'empare d'un homme, tôt ou tard, elle le fait sombrer. 

En attendant, tant que cet homme est au pouvoir, ce sont d'autres hommes, qui tombent. D'autres hommes, des femmes, des enfants, qui hurlent de terreur dans le vacarme des armes qui les tuent.

Les gouvernements refusent de se laisser entraîner dans la folie de la guerre. Les soldats morts pour rien, pour le retour de la violence là où leur présence la muselait pendant des années, sans l'éradiquer,  il y en a eu bien trop.

Comment garder son sang-froid, élaborer une stratégie économique de rétorsion, d'étranglement, quand, en face, on s'apprête à tuer, impunément ?

Le monde ne doit pas sombrer dans la folie. On veut encore croire à la solution diplomatique.

La Russie dévisse. La Chine sommeille, tapie. L'Occident s'agite, horrifié et passablement impuissant, pour le moment.

Me revient un livre lu il y a bien longtemps : "Quand la Chine s'éveillera, le monde tremblera". Alain Pierrefitte, je crois. Je n'étais pas alors plus férue que maintenant de politique. Mais ça m'est resté.

La géopolitique, c'est sûrement passionnant. Les travaux pratiques, c'est comme les expériences scientifiques avec des explosifs : dangereux.



Lundi 21 février 2022  18h30



TtonytaPetra se couchent pour ruminer paisiblement leur ration du soir.

C'est cette image de rassasiement, d'une pleine sérénité, que je préfère de tous temps dans la conduite de mon élevage.





Elles sont arrivées il y a un peu plus de sept mois, mes toutes mignonnes.
Et chaque jour de ces sept mois me les rend plus précieuses.


Lundi 28 février 2022 17h

Le grand soleil m'a trouvée dehors, à gratter la terre.

Le monde parle de guerre, et moi, je jardine.
Tous, autour de moi, et bien au delà, continuent leurs petites vies.
Covid nous a appris la mort scandée tous les jours, par centaines. Nous sommes blasés, à peine inquiétés. Quand pourtant la menace gronde...

Les images de guerre, les chars, les missiles, les façades explosées et les visages sanglants nous émeuvent déjà moins. Quand Poutine a déclaré la guerre, la sidération a semblé figer le monde. Puis, jour après jour, le monde repart, presque tranquille.

Finalement, L'Ukraine, la Russie, tout ça, c'est loin. Et puis, qu'ils s'arrangent...
Finalement, plutôt que d'exhorter de loin, au combat, à la résistance, au patriotisme, ne ferions-nous pas mieux de faire ce que l'on fait déjà si bien, si facilement, pour d'autres pays dans le monde, où la violence des hommes et leur barbarie tuent tout autant ? S'émouvoir, sincèrement, dénoncer, avec force et conviction, et puis... fermer les yeux. 

Après tout, plutôt que d'envoyer des soldats à la mort, pour rien, ou juste pour maintenir l'ordre quelques temps, et se replier ensuite en laissant la place aux régimes que l'on voulait combattre, on se demande quelle portée ont nos interventions. Et quelle légitimité ont nos offuscations.

L'homme bête s'est civilisé, croyons-nous. Il est devenu l'homme humain,  cérébralement évolué, intellectuellement sophistiqué.
En 2022, l'homme grogne encore, et brandit sa massue. Comme si les millénaires n'y avaient rien fait.